Giorgio Agamben met en exergue de son ouvrage Homo Sacer une citation de Savigny : « le droit n’a aucune existence en soi, son être est plutôt la vie même des hommes considérée sous un aspect particulier ». Cette affirmation de Savigny pourrait être de la plume de Marx. Mais alors que, chez Savigny, la vie même des hommes désigne essentiellement la vie d’un peuple et sa réalité historique, dans laquelle le droit se trouve ancré, la vie chez Marx recouvre un champ à la fois beaucoup large et plus originaire, sans se confondre toutefois avec ce qu’Agamben désigne par « la vie nue ». Le terme de vie fait de manière générale référence à une source productrice ou créatrice, qui détermine notamment la conscience et les valeurs ; il peut également désigner la « force vitale humaine » (menschliche Lebenskraft) ou la vie sociale, qui produit les moyens d’existence. Or, plutôt que de considérer l’importance accordée à la production matérielle des moyens d’existence comme le signe d’un antagonisme de la vie et du droit, soi-disant thématisé par Marx, c’est l’idée selon laquelle la vie est à la fois l’objet même du droit et le fondement de sa critique, qui peut être repérée et reprise à partir d’une étude des textes de Marx. Que le pouvoir institué puisse entraîner une dénaturation de la vie ou une aliénation ne contredit pas la possibilité de voir dans le droit l’instrument devant à la fois protéger la vie et garantir les possibilités d’existence du vivant. N’est-ce pas précisément parce que la vie est productrice de normes qu’elle peut servir de critère pour développer une critique du formalisme juridique ou du volontarisme juridique, en tant qu’ils contredisent et dénaturent la vie ?

La relation du marxisme au volontarisme juridique est d’ailleurs plus complexe qu’elle n’y paraît. Il est d’usage, dans une certaine tradition marxiste informée par Spinoza, ou parfois chez Michel Foucault et Giorgio Agamben, de voir dans la figure de Hobbes l’ennemi ou l’adversaire, le théoricien de la souveraineté et de la représentation, celui qui demande de « considérer la société comme si elle était dissoute », selon la formule du De Cive, citée elle aussi par Agamben en exergue de Homo Sacer, faisant contrepoint à la citation de Savigny. Ainsi, pour Foucault comme pour Althusser, Hobbes conçoit la fiction d’un État qui met fin à la guerre de tous contre tous, dissimulant ainsi la réalité de la loi comme instrument de domination sociale, et instituant la violence au lieu de la faire disparaître. Il est vrai que, pour Marx, la société capitaliste reconduit une guerre civile entre les classes, y compris dans des situations en apparence normalisées. De même, il est tentant de voir chez Hobbes, non seulement le théoricien de l’individualisme possessif, mais également le théoricien de l’État répressif. Comment faut-il alors expliquer que la référence à Hobbes, dans les textes de Marx, contraste avec l’accueil négatif réservé à l’auteur du Léviathan chez la plupart des auteurs d’inspiration marxiste ? Comment expliquer cette discrète admiration de Marx envers Hobbes ? On a souligné l’importance accordée à Hobbes par Marx du point de vue de l’économie politique, de la théorie de l’État, du matérialisme, ou encore de l’idéologie. La question des rapports de la vie et du droit fournit l’occasion d’une nouvelle confrontation entre les deux auteurs, afin de repenser l’articulation du marxisme et de la pensée juridique.

 

I. Force de travail et norme vitale

 

Si le travail est chez Marx source de valeur, c’est avant tout parce qu’il se développe comme activité vitale. Avant d’être objet d’aliénation, la force de travail est essentiellement l’expression de l’activité d’un individu. Au début de la Contribution à la critique de l’économie politique, Marx met en évidence la notion de « force vitale humaine » :

Les valeurs d’usage sont, de façon immédiate, des moyens de subsistance [Lebensmittel]. Mais, inversement, ces moyens d’existence [Lebensmittel] sont eux-mêmes des produits de la vie sociale [des gesellschaftlichen Lebens], le résultat d’une dépense de force vitale humaine [menschlicher Lebenskraft], ils sont du travail matérialisé. En tant que matérialisation du travail social, toutes les marchandises sont des cristallisations de la même unité. C’est le caractère déterminé de cette unité, c’est-à-dire du travail, qui se manifeste dans la valeur d’échange, qu’il nous faut maintenant étudier.

Marx donne plusieurs éléments pour définir les moyens de subsistance ou moyens d’existence : produits de la vie sociale, résultats d’une dépense de force vitale humaine, travail matérialisé. La traduction française semble introduire une nuance entre subsister et exister. En tant qu’ils dépendent des valeurs d’usage, les moyens de subsistance renvoient à la possibilité de subvenir à ses besoins en société ; mais en tant que produits de la vie sociale, ils sont des moyens d’existence, c’est-à-dire qu’ils dépendent tout simplement d’un ensemble de besoins vitaux. Les valeurs d’usage sont causes des moyens de subsistance, et inversement. La valeur d’usage du froment est un moyen de subsistance, car il permet de se nourrir, mais inversement, le froment est un produit de la vie sociale, puisqu’il suppose un travail, une culture, etc., il est travail matérialisé. La valeur d’usage nous reconduit ainsi à l’activité vitale et sociale qu’elle cristallise. Le caractère déterminé de cette unité se manifeste dans la valeur d’échange, mais pour comprendre la valeur d’échange, il faut en somme remonter à un élément antérieur, qui le fonde et qui l’explique, et qui est le travail comme dépense de force vitale, matérialisé dans la marchandise.

La définition du travail comme force vitale est un élément important pour comprendre l’importance de la notion de vie chez Marx. Le terme de vie (Leben) revient fréquemment sous la plume de Marx, qu’il s’agisse de moyens de subsistance, de vie sociale ou de force vitale. Mais les arguments qui mobilisent le concept de vie renvoient à une même évidence, qui est celle de la valeur de la vie, au sens où la vie comme durée, mouvement ou degré d’intensité d’une certaine force est à la fois condition et objet de la valeur. Qu’une telle valeur puisse être évaluée ou mesurée suppose qu’elle soit quantifiée, et cette quantification s’exprime essentiellement dans un système d’échanges, celui qui permettra, selon l’exemple de Marx, de fixer le rapport entre un volume de Properce et une once de tabac, ou entre un palais et un certain nombre de boites de cirage. Mais la valeur suppose toujours à l’origine une dépense de force vitale. Si Marx peut affirmer que le capitalisme cherche à tirer un bénéfice maximal de l’exploitation de la force de travail, c’est aussi parce qu’il se fonde sur l’évidence non questionnée et non questionnable selon laquelle une vie exploitée est une vie amoindrie ou dévaluée. On pourrait ainsi utiliser à propos de Marx la notion de « norme vitale », entendue comme la prise en compte des processus vitaux ou physiologiques dans l’évaluation des conditions de travail. C’est ce qui explique l’attention portée par Marx aux conditions de travail, mais aussi aux questions de santé et de sécurité. L’exemple du travail des enfants et l’attention portée par Marx au non-respect de l’âge légal permettent ainsi de comprendre l’importance accordée aux conditions physiologiques. Qu’il soit possible pour les employeurs de tricher avec l’âge réel des enfants apparaît comme une forme d’exploitation et comme un non-respect de la valeur de la vie. Le capitalisme réduit la vie de l’ouvrier, en exploitant sa force vitale, non seulement par le surtravail, mais aussi tout simplement en ne respectant pas les conditions physiologiques du repos comme par exemple le temps de sommeil. Ce point n’est pas directement articulé à une question de droit, c’est-à-dire que l’on ne trouve pas directement l’idée que le droit apparaît comme un certain respect de la vie, mais il apparaît néanmoins que le capitalisme viole un droit élémentaire qui est le droit d’être en vie, et de vivre sa vie aussi longtemps que la nature le permet. Par l’exploitation physique, le capitalisme dépasse ou enfreint les limites physiologiques inscrites dans l’ordre naturel du vivant.

La référence au caractère matériel et physiologique de la force de travail et à son exploitation par le capitalisme prend parfois sous la plume de Marx un tour métaphorique, lorsqu’il est par exemple question de « la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail ». Mais la métaphore se fonde sur un élément premier, qui désigne à la fois un concept et une réalité : la vie comme force ou activité rendue possible par des conditions physiologiques et naturelles. Avant d’être privation de liberté, l’aliénation est avant tout privation, amoindrissement de la vie et négation de la différence qualitative des forces vitales. En effet, c’est essentiellement la quantité de force vitale en général que la production capitaliste cherche à s’approprier, ce qu’elle ferait sans limite et sans interruption (« pendant les 24 heures du jour ») si cela n’était pas physiquement impossible, et si la force vitale elle-même ne constituait un obstacle, c’est-à-dire au fond une résistance naturelle, à l’exploitation ininterrompue.

 

II. La journée de travail normale et l’antagonisme des droits

 

La question est alors de savoir dans quelle mesure la mise en évidence de la logique capitaliste comme exténuation de la force vitale acquiert une valeur normative, en d’autres termes, comment la notion de vie peut non seulement constituer l’élément clé d’une description, mais également le fondement d’un discours critique. La mise en évidence du fait que le capital abrège la durée de vie du travailleur pourrait apparaître comme un argument établissant l’évidence de son caractère négatif. Mais le point de vue de Marx est en réalité plus complexe, comme le montre son analyse de « la lutte pour la journée de travail normale » :

Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail.

La question du franchissement des limites morales est ici présupposée comme une évidence, et de ce fait, la nature précise de l’immoralité du capitalisme et des limites morales qu’il enfreint n’est pas définie. L’objet de Marx est avant tout de montrer en quoi le capitalisme dépasse les limites physiologiques, mais puisque que le dépassement des limites physiologiques est présenté comme une étape supplémentaire ou un degré supérieur de démesure, on peut comprendre que la vie constitue le critère des limites morales aussi bien que des limites physiologiques. Le capital franchit les limites morales et physiologiques, car il ne respecte pas les conditions d’une journée de travail normale, c’est-à-dire celles qui imposent la prise en compte des éléments permettant à la force de se renouveler. La journée de travail normale suppose une norme qui est celle de la nature, et notamment le cycle du sommeil. Pourtant, l’idée d’un respect des conditions normales d’une journée de travail ne constituerait pas pour autant un élément satisfaisant. Même lorsque les limites sont présentes, soit parce qu’elles sont imposées, soit parce qu’elles sont nécessaires aux objectifs même du capital, ce ne sont pour Marx que « pure niaiserie ». La critique du capital comme épuisement de la force vitale ne signifie pas qu’une exploitation raisonnable de la force de travail, respectant les limites naturelles, serait acceptable. La fonction critique de l’analyse du capital comme exténuation de la force vitale est de mettre en évidence le non-respect de la norme vitale, mais si la norme vitale peut jouer un rôle positif dans la détermination de ce que doit être l’organisation sociale et politique, ce n’est pas en tant que critère régulateur, mais plutôt au sens où elle établit la préservation et le développement de la force vitale comme condition même du politique. En même temps, la prise en compte des conditions physiologiques normales joue un rôle déterminant dans la définition légale de la journée de travail : « le capital ne s’inquiète […] point de la santé et de la durée de la vie du travailleur », ce qui signifie que la santé et la durée de la vie du travailleur sont bien un critère pour définir ce qui constitue une journée de travail normale. La définition de la journée de travail normale se fonde sur les limites naturelles que, précisément, le capital dépasse. S’il y a dépassement des limites et travail excessif, ou encore « mort prématurée », c’est qu’il est possible de considérer le développement normal d’une vie et une activité normale. De même, le prolongement de « la journée de travail jusqu’à sa limite normale maxima, et au-delà jusqu’aux limites de jour naturel de 12 heures » auquel le capital est parvenu dans le dernier tiers du xviiie siècle amena une « perturbation violente », c’est-à-dire la modification brutale du cours normal ou raisonnable garanti par les limites naturelles (« la barrière imposée par la nature et les mœurs, l’âge et le sexe, le jour et la nuit »). La « simplicité rustique » des notions de jour et de nuit dans les anciens statuts fait écho aux arguments avancés par Marx à propos du « caractère modéré et patriarcal » de l’esclavage dans les États du sud de l’Union américaine, tant que la production « était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats ». Le caractère déraisonnable du capitalisme apparaît lorsque la vie même du travailleur ou de l’esclave se consume en raison du surmenage et de la part croissante de surtravail.

Il est évidemment difficile de tracer une limite entre l’activité normale – qui suppose néanmoins une forme d’exploitation – et la violence nouvelle introduite par le mode de production capitaliste et les « horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation ». Soit on admet une certaine forme de raisonnabilité des anciens statuts, perturbée par la violence du capitalisme, soit on considère l’antagonisme fondamental entre l’intérêt du capital et la vie ou la santé du travailleur. Le caractère modéré du « travail des nègres » n’en fait pas pour autant un phénomène raisonnable ou acceptable ; l’objet de Marx est plutôt de faire l’histoire de l’antagonisme entre l’intérêt du capital et la vie du travailleur, pour montrer que les formes modernes d’exploitation, en prolongeant « outre mesure » la journée de travail, ont poussé plus loin la négation de la vie, au point de sacrifier les populations. Si les résistances de la force vitale constituent un frein et en un sens une norme permettant de s’opposer à la violence du capital, la traduction légale ne peut être que le résultat d’une lutte :

Comme on le voit, à part des limites tout élastiques, la nature même de l’échange des marchandises n’impose aucune limitation à la journée de travail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d’un. D’autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l’acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc une antinomie droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux, qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière.

Le capitalisme a mis fin à une certaine forme de normalité, fondée sur les rythmes naturels, ce que défend le travailleur lorsqu’il soutient son droit à « restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée ». La question qui se pose est alors celle des limites de la journée de travail, du point de vue du travailleur. Du côté du capitaliste, il est évident que la demande est sans limite, et que le but du capital est d’augmenter la part de surtravail. Mais du côté du travailleur, comment définir, autrement que sous la forme d’une résistance aux excès, les bornes d’une journée de travail normale ? Comment considérer en outre les différences entre les forces vitales selon les individus ? Il s’agit tout simplement de proposer un cadre légal en fonction des différentes catégories qui sont des catégories vitales (sexe, âge). Il faut entendre par « journée de travail restreinte à une durée normalement déterminée » une journée qui n’épuise pas les forces du travailleur, mais qui, pour autant, ne met pas nécessairement en cause sur surtravail. La réglementation se présente comme une lutte entre le travailleur et le capitaliste, « droit contre droit », c’est-à-dire intérêt de classe contre intérêt de classe.

 

III. La vie, le droit et la biopolitique

 

Quelles conclusions peut-on tirer du point de vue des rapports entre la vie et le droit à partir des analyses consacrées par Marx à la journée de travail ? Il semble que l’on peut distinguer deux aspects. D’un côté, le droit encadrant la durée de la journée de travail apparaît comme l’expression d’un intérêt vital, aussi bien du point de vue du travailleur que du capital. Pour cette raison, la réglementation et le cadre légal de la journée de travail ne peuvent être que le résultat d’une lutte entre deux intérêts et le droit est l’expression d’un certain rapport de forces, à un moment historique donné. Mais, d’un autre côté, la notion de vie ne renvoie pas seulement à l’expression d’une certaine force vitale ou d’un intérêt, elle fournit les éléments d’une norme ou d’une normalisation, c’est-à-dire le modèle d’une activité normale, respectant les cycles naturels de l’activité et du repos, de la veille et du sommeil. De ce point de vue, dans l’antagonisme du travailleur et du capital, il n’y a pas de véritable symétrie, puisque l’intérêt du capital sacrifie la vie des travailleurs, alors que l’intérêt du travailleur est l’aspiration légitime de la vie à se conserver et se développer. En ce sens on peut parler de norme vitale, puisque la vie apparaît comme un concept clé permettant de faire apparaître la violence du capitalisme comme violence contre la vie, et aussi parce que les régularités naturelles du vivant constituent un modèle de normalisation pour définir des conditions raisonnables de l’activité laborieuse. Enfin, la définition du travail comme force vitale inscrit le travail comme activité au cœur même du vivant, et en fait l’expression naturelle d’un vivant pour sa propre subsistance.

Par ailleurs, l’importance de la prise en compte par Marx de la vie dans l’analyse du droit et de la politique peut être évaluée à la lumière du concept de biopolitique théorisé par Michel Foucault et repris par Giorgio Agamben. D’après les éléments que nous venons de développer, on pourrait appliquer le concept de biopolitique aux analyses de Marx, dans la mesure où la description de l’évolution du capital est interprétée comme un processus dans lequel, selon la formule de Foucault, la vie de l’homme comme être vivant est en question.

De ce point de vue, l’analyse marxiste de la force de travail ou de la force vitale a sa place dans le cadre d’une réflexion sur la biopolitique. On pourra tout d’abord remarquer que Marx n’est guère mentionné, ni par Foucault, ni par Agamben, dans les développements qu’ils consacrent à la biopolitique. Quelles que soient les raisons qui peuvent expliquer cette absence relative ou cet oubli volontaire, ce point doit en premier lieu inviter à la prudence, et semble indiquer que les rapports de la vie et du droit tels que les envisagent Marx ne relèvent pas des problématiques spécifiques de la biopolitique. L’absence de Marx n’en demeure pas moins surprenante, si l’on considère la biopolitique, au sens le plus général que lui donne Michel Foucault, comme l’intégration de la vie naturelle dans les calculs du pouvoir étatique. Si, selon Foucault, la biopolitique décrit une transformation de la politique liée au développement des nouvelles technologies du pouvoir et pratiques de gouvernement, il est tentant de voir en Marx un penseur ayant parfaitement décrit la violence des nouveaux processus de rationalisation et leur effet sur la vie des travailleurs. Tout en semblant laisser Marx de côté, ou en ne mentionnant son importance que sur le mode de l’allusion comme lorsqu’on se réfère à un auteur bien connu dont il est inutile d’exposer les thèses, Foucault reprend pourtant à son compte et sur un mode qui n’est certes pas celui de Marx l’analyse d’un processus déjà décrit par Marx dans sa critique de l’économie politique : la mise en évidence des nouvelles formes de rationalité et de violence liées au développement du capitalisme moderne, considéré à la fois comme système économique et comme système politique. De manière plus générale, la prise en compte de l’économie politique pour comprendre l’histoire des théories du gouvernement et le développement des nouvelles rationalités gouvernementales invite à considérer la proximité des travaux de Foucault et ceux de Marx, ou du moins une certaine analogie dans la démarche et le regard porté sur l’histoire politique. Seule la prise en compte de la dimension économique permet une compréhension des effets réels et concrets de la politique et du droit.

Quoi qu’il en soit, et sans pouvoir proposer ici une explication plus développée des raisons pour lesquelles Marx se trouve laissé de côté dans les considérations de Foucault sur la biopolitique, il semble difficile de ne pas considérer l’analyse de Marx comme un moment majeur dans la mise en évidence de la transformation de la politique en biopolitique, puisque les textes cités plus haut font apparaître clairement le caractère déterminant du rapport entre vie naturelle et stratégies politiques ou stratégies marchandes. Mais la force de l’analyse de Marx est précisément de mettre en évidence les effets politiques de la logique du capital, puisque l’épuisement de la force vitale n’est pas seulement critiquable du simple point de vue des conditions de travail ou, si l’on veut, du point de vue des conditions économiques ou encore des conditions matérielles d’existence. Le fait de placer la notion de la vie au centre de l’analyse des conditions de travail permet de montrer que la transformation des conditions matérielles d’existence affecte également l’être même des travailleurs et leur existence politique.

Il est certainement encore plus surprenant que Marx ne soit pas mentionné dans les développements que Giorgio Agamben consacre à la biopolitique dans Homo Sacer, d’autant que la citation de Savigny mise en exergue de l’ouvrage invite à un rapprochement avec Marx : « le droit n’a aucune existence en soi, son être est plutôt la vie même des hommes considérée sous un aspect particulier ». Chez Savigny, la formule renvoie essentiellement à l’idée selon laquelle le droit s’ancre dans une réalité historique et dans la vie d’un peuple. L’usage qu’en fait Agamben lorsqu’il reprend la formule du point de vue d’une analyse de la biopolitique et d’une théorie de l’exception s’éloigne quelque peu du sens que lui donne Savigny. La reprise de la formule de Savigny par Agamben vise à souligner « l’indistinction […] entre la vie et le droit, qui caractérise la décision souveraine sur l’exception » :

La structure « souveraine » de la loi, sa « force » particulière et originale, revêt la forme d’un état d’exception dans lequel le fait et le droit ne se distinguent pas (et doivent pourtant être décidés). La vie, qui est ainsi ob-ligée, impliquée dans la sphère du droit, ne peut l’être en dernière instance qu’à travers la présupposition de son exclusion inclusive, et donc uniquement dans une exceptio. Il existe une figure-limite de la vie, un seuil où celle-ci est, dans le même temps, à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre juridique, et ce seuil est le lieu de la souveraineté.

L’affirmation selon laquelle « la règle vit seulement de l’exception » doit donc être prise à la lettre. Le droit n’a pas d’autre vie que la vie qu’il parvient à capturer à travers l’exclusion inclusive de l’exceptio : il se nourrit de celle-ci et, sans elle, il n’est que lettre morte. En ce sens, le droit n’a réellement « aucune existence en soi, mais son être est la vie même des hommes ». La décision souveraine trace et renouvelle chaque fois ce seuil d’indifférence entre l’extérieur et l’intérieur, l’exclusion et l’inclusion, le nomos et la phusis, à l’intérieur duquel la vie est originairement excipée dans le droit. Sa décision est la position d’un indécidable.

La reprise de la formule de Savigny se justifie si l’on considère l’idée selon laquelle le droit n’est que lettre morte sans la vie dont il se nourrit, c’est-à-dire que le droit n’est que la traduction ou la normalisation d’un ensemble de faits, ou de coutumes, de pratiques et de croyances inscrites dans la vie d’un peuple et son histoire. C’est en ce sens qu’Agamben explique plus haut le rapport entre le caractère normatif du droit et le fait :

Le droit a un caractère normatif, il est « norme » (au sens propre d’« équerre ») non pas parce qu’il commande ou prescrit, mais en tant qu’il doit avant tout créer le cadre de sa propre référence dans la vie réelle, la normaliser. C’est pour cette raison – autrement dit, en tant qu’il établit les conditions de cette référence en même temps qu’il les présuppose – que la structure originaire de la norme est toujours du type : « si (cas réel, e.g. : si membrum rupsit), alors (conséquence juridique, e.g. : talio esto) » : un fait est ici inclus dans l’ordre juridique à travers son exclusion et la transgression semble précéder et déterminer le cas licite.

La conception du droit selon Agamben vise non seulement à retirer au droit une existence autonome, mais également à considérer le rapport négatif du droit et de la vie, puisque la « capture de la vie dans le droit » signifie que l’on ne trouve dans le droit qu’un ensemble de faits ou une vie réelle normalisée, mais également que la décision souveraine est aussi mise à distance de la vie et exclusion. Pourrait-on appliquer, selon ce nouveau critère, plus éloigné ici des développements foucaldiens sur la biopolitique, la formule de Savigny telle qu’elle est reprise et transformée par Agamben, aux analyses de Marx ? En quel sens le droit n’est-il pour Marx que la vie même des hommes considérée sous un aspect particulier ?

En réalité, la perspective de Marx et celle de Foucault et Agamben sont assez éloignées. Même s’il est possible de donner une place à Marx dans l’analyse de la transformation de la politique en biopolitique, les relations de la vie et du droit se présentent davantage sous une forme de proximité. Marx ne pense pas le droit dans le cadre strict d’une réflexion sur la souveraineté, et l’analyse de l’opposition entre l’intérêt du capital et le droit du travailleur permet de distinguer entre, d’un côté, les formes d’exploitation dans lesquelles la vie n’est qu’un instrument ou un moyen au service des intérêts de la classe dominante, exploitation qui peut être légitimée ou normalisée dans un droit, et, d’un autre côté, l’idée d’un droit du travailleur fondée sur le respect des normes vitales, c’est-à-dire sur le respect de régularités ou de normes antérieures à leur fixation dans le droit. De ce point de vue, Marx est à la fois le penseur des formes de violence inhérentes, non pas tant à l’institution du pouvoir en tant que tel, qu’à la logique du capital, sous ses formes anciennes ou modernes. Que le droit soit lui-même le reflet de l’antagonisme des intérêts ou de la lutte des classes ne fait pas pour autant du droit une « capture de la vie ».

La prise en compte par Marx de la différence entre les anciens statuts, respectant et fixant un certain nombre de normes naturelles, et la logique du capital, le distingue certainement de penseurs comme Foucault ou Agamben, qui concentrent leur analyse du droit sur la logique de la souveraineté. Si Foucault fait apparaître les discontinuités et les ruptures introduites par les théories modernes de la souveraineté, Agamben a tendance à voir dans l’origine du droit lui-même un état d’exception, liée à la structure souveraine de la loi. Cette analyse du rapport négatif entre la vie et le droit (au sens où l’implication de la vie dans la sphère du droit prend la forme d’une exclusion) a conduit Foucault et Agamben à présenter les théoriciens modernes de la souveraineté, en particulier Hobbes, comme des figures négatives. Pour les penseurs de la biopolitique et de l’état d’exception, l’inventeur de la science politique est avant tout un élément décisif de l’histoire de la souveraineté comme pouvoir sur la vie. Chargé de défendre le capitole de l’État lorsqu’il a été menacé, Hobbes joue ainsi en grande partie un rôle de repoussoir. Chez Agamben, l’auteur du Léviathan, penseur de la souveraineté comme « incorporation de l’état de nature dans la société », apparaît essentiellement comme le penseur de l’indistinction entre violence et loi qui « constitue la spécificité de la violence souveraine ».

Il convient pourtant de nuancer cette approche, et de repenser ainsi la relation de Marx aux théoriciens du contrat et en particulier à Hobbes. S’il est évident – et ceci d’ailleurs aussi bien pour Hobbes que pour Marx – que toute institution juridique est aussi exercice d’une contrainte et d’un contrôle, l’idée d’un droit qui fixerait les conditions permettant de préserver la vie au lieu de l’abréger dessine non seulement la possibilité d’une critique des formes de violences introduites par le capital, mais également la possibilité de fournir au droit une fonction très simple, qui est celle de normaliser les exigences vitales, en les préservant a minima ou développant et améliorant les conditions de vie. Mais la fonction du droit pour un théoricien comme Hobbes est précisément celle-là : préserver la vie ou assurer son développement. Selon Agamben, l’état de nature se trouve inclus dans la souveraineté comme pratique de l’exception. Pourtant, l’antagonisme entre état de nature et état civil repose sur la différence entre l’état précaire d’une vie brève et misérable et l’état assurant la possibilité d’une vie plus sûre et plus longue. Ce que Hobbes pense comme droit de nature n’est de ce point de vue que la possibilité pour la vie de reprendre ses droits lorsqu’elle est amoindrie dans l’état politique. Hobbes et Marx accordent l’un comme l’autre une grande importance aux rapports de la vie et du droit, et ils peuvent ainsi apparaître comme deux penseurs de la biopolitique, entendus en un sens large, c’est-à-dire comme le fait de considérer les phénomènes vitaux – ce que l’on désigne parfois, à propos de Marx, comme la réalité humaine – pour définir et orienter les règles de droit. La prise en compte des phénomènes biologiques comme définition de la biopolitique est en général présentée de manière négative par Foucault et Agamben, et le rôle attribué à Hobbes dans la constitution d’une anatomie politique est également significatif : si la vie (santé et longévité) devient un élément qui intéresse la politique, c’est pour assurer un meilleur contrôle de la population, et augmenter les forces du corps politique. On ne peut nier que cette dimension soit présente chez Hobbes, mais l’essentiel reste l’idée selon laquelle les règles de droit qui constituent et organisent le Commonwealth ont pour fonction d’assurer la préservation de la vie des individus qui la composent.

Peut-être y a-t-il dans cette proximité entre les analyses de Hobbes et de Marx concernant les rapports de la vie et du droit une explication de la discrète admiration de Marx pour Hobbes ? Quoi qu’il en soit, il est certain que si le droit n’est pour Marx que la vie même des hommes, c’est non seulement au sens négatif où il traduit les intérêts de la classe qui établit ou obtient ce droit, mais également au sens positif où la vie fournit au droit les normes pouvant être fixées dans les institutions, ou rappelées et retrouvées au prix d’une lutte qui n’est autre que celle de la vie elle-même lorsque le droit devient l’instrument d’un processus de dénaturation.

 

Éric Marquer

Éric Marquer est Maître de conférences HDR en philosophie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Auteur de Léviathan et la loi des marchands. Commerce et civilité dans l’œuvre de Thomas Hobbes (Paris, Classiques Garnier, 2012), ses recherches portent sur la philosophie de langue anglaise, la philosophie politique et la philosophie du langage.