La conception marxienne de la législation du travail a fait l’objet de peu d’études spécifiques. On pourrait ne pas s’en étonner, puisque l’existence même d’un « droit du travail » à proprement parler ne date en Europe que de la fin du xixe siècle. Pourtant, depuis la fin du xviiie siècle – et pour la France depuis la Révolution française –, il existe une riche régulation juridique des relations de travail, que Marx aborde notamment dans Le Capital en examinant la limitation légale de la journée de travail en Angleterre. Par ailleurs, certains de ses arguments, notamment au sujet du contrat de travail mais aussi du « droit bourgeois » et du « droit des producteurs » dans le capitalisme, ont été déterminants, aussi bien pour les approches philosophiques marxistes du droit que pour les approches syndicales, d’une part, et juridiques d’autre part, du droit du travail, particulièrement en France. Plus généralement, l’évaluation des enjeux politiques du droit du travail constitue pour la théorie marxiste, et particulièrement pour la critique de l’économie politique centrée sur l’analyse de l’exploitation, une question essentiellement contestée.

On trouve en effet dans le corpus des œuvres de Karl Marx (rédigées avec ou sans Friedrich Engels) trois types d’approches du droit du travail, qui sont à première vue mutuellement contradictoires. Le droit du travail peut ainsi être abordé soit, d’abord, comme une partie du droit bourgeois, dont la rationalité juridique formelle est inséparable des rapports de production capitalistes et doit faire l’objet d’une critique radicale ; soit, ensuite, comme une force de limitation du rapport salarial, exprimant les rapports de force dans la lutte des classes ; soit, enfin, comme un élément du processus de dépassement du mode de production capitaliste.

Cet article propose d’abord une reconstruction analytique de ces trois options théoriques chez Marx (et Engels) (I). Il examine ensuite la postérité de ces positions dans la théorie marxiste du droit – notamment chez Evgueni Pašukanis, Nicos Poulantzas et Karl Korsch –, ainsi que leur pertinence à la lumière de travaux juridiques et sociologiques récents au sujet de la genèse et de la dynamique du droit du travail en France (II).

 

I. Les trois approches du droit du travail chez Marx

 

Examinons d’abord les trois positions précédemment indiquées telles qu’elles se tissent et se développent dans le corpus marxien.

 

A. La critique matérialiste du droit et ses implications pour l’analyse des rapports de production

La première position relève de la critique matérialiste du droit bourgeois. La formule du Manifeste du parti communiste au sujet du droit de la propriété semble en effet devoir concerner toute législation étatique, y compris quand celle-ci concerne directement la sphère de la production : « votre droit n’est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d’existence de votre classe ». La critique du juridisme idéaliste et bourgeois fait donc du droit l’expression des rapports de production capitalistes, et considère notamment le rapport juridique du contrat comme « un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique ». Même si cette critique matérialiste du droit de propriété ne concerne jamais directement la législation du travail, il convient d’en rappeler les principaux arguments, dans la mesure où elle permet de contester les rapports juridiques du point de vue des travailleurs.

Dans la série d’articles publiés en 1842 dans la Rheinische Zeitung au sujet de la loi sur les vols de bois adoptée le 17 juin 1821 par la Diète de Rhénanie, Marx développe une analyse détaillée de la qualification de vol pour des faits (le ramassage de brindilles par des paysans pauvres) qui étaient jusque-là considérés comme relevant de leur droit d’usage. L’auteur insiste sur l’irrationalité de cette loi conçue pour les propriétaires et non pour l’intérêt universel des citoyens :

l’intérêt privé est suffisamment rusé pour pousser cette conséquence jusqu’à limiter et réglementer lui-même l’action de l’État jusqu’à sa forme la plus limitée et la plus mesquine.

C’est donc ici au nom d’un autre droit, considéré comme plus universel, le « droit d’occupation », que Marx critique le droit de propriété privée et ses conséquences pour la reproduction des conditions d’existence des paysans pauvres. Ce premier argument ouvre la voie d’une critique du droit en tant que son contenu est dominé par les capitalistes au détriment des prolétaires.

Si, dans sa Critique du droit politique hégélien, Marx reprend cette stratégie consistant à diriger l’esprit de la conception universaliste notamment hégélienne du droit contre la réalité du droit de propriété, c’est désormais la forme juridique plutôt que son contenu qui fait l’objet de la critique. Certes, Marx relève ici aussi le contenu capitaliste du droit, mais ce qui l’intéresse principalement est de caractériser la forme de « l’élément politique des États », c’est-à-dire la séparation entre l’État et la société civile bourgeoise. C’est cette forme qui fonde les contenus du droit, par exemple le majorat comme « liberté qu’acquiert le droit privé lorsqu’il se libère de toutes les entraves sociales et morales », et qui affecte directement ou indirectement les conditions de travail des prolétaires. La thèse de l’Idéologie allemande selon laquelle les rapports juridiques doivent être compris dans le cadre de la forme de l’État moderne, qui n’est « rien de plus que la forme de l’organisation que se donnent nécessairement les bourgeois, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, afin de garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts », permettra d’historiciser et de rendre plus concret ce deuxième argument. Ce dernier complète donc le premier : la forme même du droit implique une séparation des domaines de l’État et de la société, qui empêche que le point de vue des travailleurs puisse être pris en compte dans les rapports juridiques garantis par l’État.

On trouve dans Misère de la philosophie un troisième argument : si, dans le capitalisme, le droit ne peut qu’aliéner les travailleurs, c’est que « [l]a législation tant politique que civile ne fait que prononcer, verbaliser le vouloir des rapports économiques ». Il ne s’agit plus seulement de critiquer la séparation des rapports juridiques d’avec les rapports économiques, mais de soutenir que les premiers ne font qu’exprimer les seconds. Une « lettre sur Proudhon » de 1865 formule ainsi cet argument :

La nature de cette propriété ne pouvait être saisie que par une analyse critique de l’économie politique, qui embrasse l’ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique ou de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c’est-à-dire comme rapports de production.

Ce déplacement permet à Marx de formuler une double critique du droit. Il s’agit d’une part de mettre en cause la genèse du droit, comme le fera Marx, par exemple, dans l’« Avant-propos » de la Contribution à la critique de l’économie politique, où il affirme que « les rapports juridiques pas plus que les formes étatiques ne doivent être saisis par eux-mêmes, ni parce qu’on nomme le développement général de l’esprit humain, mais trouvent au contraire leur racine dans les rapports matériels qui conditionnent la vie ». D’autre part, ce déplacement permet à Marx de ne plus seulement contester le droit bourgeois du point de vue des travailleurs, mais encore d’affirmer que le droit de la propriété privée a pour enjeu fondamental la domination du travail des prolétaires. Ainsi Marx note-t-il dans l’introduction de la Contribution que « le point vraiment difficile à discuter [...] est de savoir comment les rapports de production font leur apparition en tant que rapports juridiques dans un développement inégal ». Les rapports juridiques doivent donc être compris comme des rapports de production, comme des mises en forme juridique de l’exploitation des travailleurs.

On trouve enfin dans le corpus marxien un quatrième argument, plus classique, mais que Marx revisite dans la perspective de cette critique du droit du point de vue des travailleurs : les rapports de droit ne seraient que le masque, le déguisement de rapports de force. Un article intitulé « La nationalisation de la terre », paru en 1872 dans The International Herald (et qui reprend le brouillon d’un texte de Marx), critique ainsi les arguments des « défenseurs de la propriété privée de la terre », qu’ils soient juristes, philosophes ou économistes, au nom de cet argument classique :

Je me bornerai à remarquer dès l’abord qu’ils déguisent le fait initial de la conquête sous le manteau du “droit naturel”. Que si la conquête a constitué un droit naturel pour quelques-uns, il reste au grand nombre à rassembler assez de forces pour acquérir le droit naturel de reconquérir ce qu’on leur a ôté.

Le dévoilement des rapports de force masqués par le « droit naturel » sert ici non seulement à expliquer la genèse du droit, mais encore à en démystifier la prétendue validité per se. Ainsi, l’introduction de la Contribution à la critique de l’économie politique affirme que les économistes bourgeois « oublient seulement que le Faustrecht (le droit du plus fort) est lui aussi un droit, et que ce droit du plus fort se perpétue sous une autre forme dans leur “État fondé sur le droit” ». Dans cette perspective, les rapports juridiques ne sont finalement que des instruments de la domination des travailleurs par les capitalistes.

Il est incontestable que Le Capital s’appuie sur ces quatre types d’arguments de la critique matérialiste du droit pour aborder l’analyse du contrat économique. Cependant, il faut rappeler que c’est alors pour expliquer le rapport entre les propriétaires des moyens de production, et non entre les vendeurs et les acheteurs de la force de travail. À propos des « gardiens des marchandises », Marx écrit ainsi au début du chapitre « Le procès d’échange » de la Première section :

Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés [Privateigentümer]. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, développé ou non légalement, est un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Le contenu de ce rapport de droit ou de volonté est donné par le rapport économique proprement dit. Les personnes n’existent ici l’une pour l’autre que comme représentants de marchandise, et donc comme possesseurs de marchandises.

Cependant, il importe de noter que ce type de critique des rapports juridiques ne s’applique plus tel quel lorsqu’il est question du contrat entre capitaliste et travailleur, du contrat de travail. Certes, Marx affirme que, en apparence, le contrat de travail est un contrat comme un autre :

L’échange entre capital et travail se présente d’abord à la perception exactement de la même manière que l’achat et la vente de n’importe quelle autre marchandise. L’acheteur donne une certaine somme d’argent, le vendeur donne un article qui n’est pas de l’argent. La conscience juridique ne reconnaît tout au plus ici une différence de matière qui s’exprime dans les formules juridiques équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias.

Toutefois, cette apparence, qui correspond au point de vue du capitaliste sur l’échange, doit précisément être corrigée par la prise en compte du « point de vue du travailleur », pour qui sa propre personne, son propre corps, n’est pas une marchandise comme les autres. Dans Le Capital en effet, dès lors qu’il est question à proprement parler de législation du travail, cette rationalité juridico-économique s’interrompt, ou du moins est perturbée par l’entrée en scène d’une autre rationalité, celle de la « voix du travailleur », comme le formule le chapitre VIII sur « La journée de travail » :

Le capitaliste se réclame donc de la loi de l’échange marchand. Il cherche, comme n’importe quel autre acheteur, à tirer le plus grand parti possible de la valeur d’usage de sa marchandise. Mais voici que s’élève soudain la voix du travailleur, qui s’était tue et perdue dans la tempête et le tumulte du procès de production.

Or, précisément, comme on va le voir à présent à propos de la deuxième position de Marx (et d’Engels) au sujet du droit du travail, cette voix du travailleur altère la critique du droit, et transforme la législation du travail en une arène où les intérêts des travailleurs s’opposent à ceux des capitalistes.

 

B. La législation du travail comme limitation du rapport salarial et champ de la lutte des classes

Dans le chapitre du Capital sur « La machine et la grande industrie », Marx remarque que c’est précisément l’égalité formelle promue par le capital – ce « niveleur » qui « réclame comme ses droits de l’homme intrinsèques l’égalité des conditions d’exploitation du travail » – qui constitue, paradoxalement, le biais par lequel la législation peut limiter l’exploitation et l’aliénation des travailleurs. Certes, le « premier droit de l’Homme du Capital » est bien « l’égalité devant l’exploitation de la force de travail », mais, en même temps, Marx ne confond pas ce droit capitaliste (de la propriété privée) avec le droit du travail, dans la mesure où ce dernier est une conséquence de l’irruption de la « voix du travailleur » contre le droit de propriété défendu par les capitalistes.

Que dit en effet, cette « voix du travailleur » qui intervient précisément dans le chapitre VIII du Capital sur la journée de travail ? Tout d’abord, que la marchandise « force de travail » qu’il vend n’est pas comme les autres, d’une part parce que « la marchandise [...] vendue se distingue du vulgum pecus des marchandises ordinaires en ceci que son usage crée de la valeur et une valeur plus grande que ce qu’elle coûte elle-même » et, d’autre part, parce que « ce qui [...] apparaît comme une valorisation de capital [pour l’acheteur de la force de travail] est, [du côté du travailleur], dépense excédentaire de force de travail ». Ensuite, la « voix du travailleur » déduit de ces constats deux types de conséquences. D’abord, l’exploitation doit être bornée du point de vue même de l’égalité posée en droit dans l’échange marchand : « ceci va à l’encontre de notre contrat et de la loi de l’échange marchand ». Ensuite, l’aliénation doit être limitée, du fait que « ce qui semble battre [dans la force de travail], c’est mon cœur à moi ». À la suite de ce passage, Marx traduit ces deux types de revendications dans un langage plus analytique. Premièrement, écrit-il, « il ne résulte de la nature de l’échange marchand proprement dit aucune limitation à la journée de travail, donc aucune limite de surtravail » ; autrement dit, le droit du travail n’est pas une simple traduction des rapports économiques dans les rapports juridiques, mais exprime l’exigence de leur limitation externe. Deuxièmement, poursuit-il, « la nature spécifique de la marchandise vendue implique une limitation de sa consommation par l’acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur quand il veut limiter la journée de travail à une grandeur normale déterminée ». Ce deuxième point contient lui-même deux arguments : d’une part, le droit du travail est un droit de protection contre l’aliénation de la force de travail (cette marchandise à la « nature spécifique ») et, d’autre part, il implique une limitation de l’exploitation (qui consiste donc à fixer une journée de travail « normale »).

De cette argumentation condensée résulte le deuxième type de position adoptée par Marx à l’égard du droit du travail, selon laquelle cette dernière constitue un champ spécifique de la lutte des classes entre les intérêts antagoniques des travailleurs et des capitalistes. Elle est immédiatement suivie, en effet, par ce passage, souvent cité à ce sujet :

Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe ouvrière.

Dans cette perspective, qui prédomine dans Le Capital, le droit du travail institué est donc l’expression de l’état des rapports de force dans la lutte des classes, et la partie de sa législation conquise par les luttes ouvrières constitue un principe externe à l’exploitation, susceptible de la limiter. Cette position est particulièrement claire en ce qui concerne l’analyse des luttes de la première moitié du xixe siècle en Angleterre pour la réglementation de la journée de travail.

Cette analyse apparaît déjà, quoi que de manière éparse, dans les écrits marxiens de la fin des années 1840. Ainsi, dans Misère de la philosophie, Marx remarque au sujet de « la résistance opiniâtre que les fabricants anglais opposèrent au bill de dix heures » qu’elle est due au fait qu’ils savent qu’« il est dans la nature de la grande industrie que le temps de travail soit égal pour tous », si bien qu’ils s’opposent ainsi préventivement à une diminution légale de la journée de travail des adultes. Le « Discours sur le libre échange » de 1848 ajoute que le « Bill des dix heures » constitue non seulement une limitation de l’exploitation, mais encore un frein à l’aliénation organisée par les « règlements établis dans toute fabrique », que Marx qualifie de formes de « législation domestique ». La liaison entre les enjeux économiques et politiques des luttes autour de la législation du travail n’est cependant explicitement établie que dans Le Capital :

La révolution déclenchée par la machinerie dans le rapport juridique entre acheteur et vendeur de force de travail, qui fait que toute la transaction perd jusqu’à l’apparence d’un contrat entre personnes libres, a plus tard offert au Parlement anglais la justification juridique à l’intervention de l’État dans les fabriques.

Désormais, la législation du travail est explicitement abordée comme l’enjeu d’une lutte concrète entre des classes réellement existantes.

Ainsi, le chapitre du Capital sur la « journée de travail » contient des analyses de la « limitation légale de l’exploitation » qui prennent pour objet aussi bien l’histoire de la « lutte plusieurs fois séculaire » concernant la réglementation de la journée de travail que les législations successives sur les fabriques en Angleterre de 1833 à 1864 – et à la même époque les exemples de la France, des États-Unis et du mouvement ouvrier international –, concernant notamment le travail des enfants, des adolescents et des femmes, le travail du dimanche et de nuit ainsi que les conditions de travail. Marx est attentif aux luttes ouvrières qui ont permis ces conquêtes, mais aussi aux batailles juridiques et politiques autour de l’application du droit du travail. Désormais, les analyses marxiennes de la législation du travail oscillent entre une approche qui la considère comme le lieu d’un compromis entre des intérêts antagonistes et une conception qui la présente directement comme une conquête ouvrière dans la lutte des classes.

D’un côté, la thématique du compromis est employée par Marx soit pour caractériser le processus politique conduisant à l’adoption de la loi (par exemple la Loi de fabrique additionnelle du 5 août 1850, qui constitue « un compromis entre les fabricants et les ouvriers »), soit pour souligner la contradiction réelle entre cette législation et la logique du capital :

Tant qu’il est encore à l’état embryonnaire, en devenir, et qu’il n’assume pas encore son droit d’aspirer un quantum suffisant de surtravail par la seule violence des réalités économiques, mais recourt aussi à l’aide du pouvoir d’État, le Capital a des prétentions qui paraissent encore tout à fait modestes comparées aux concessions qu’il doit faire en maugréant et à contrecœur une fois arrivé à l’âge adulte.

D’un autre côté, la thématique de la conquête permet à Marx de souligner (à propos des premières lois sur le travail en Angleterre entre 1802 et 1833) soit la « résistance » de la classe ouvrière comme les « concessions qu’elle arracha », soit l’inscription de ces lois dans un processus politique (situé dans ce passage autour de 1848 en Europe) faisant succéder aux conquêtes sociales et aux insurrections ouvrières une riposte de la classe bourgeoise, sous la forme d’une « révolte ouverte » qui, dans le cas de l’Angleterre, se dirige contre « toute la législation qui depuis 1833 cherchait à brider autant que possible la “libre” succion de la force de travail ». La lutte sociale et politique autour de la loi des 10 heures est à cet égard exemplaire du traitement marxien de la genèse et de la signification du droit du travail :

Au bout de 2 ans la révolte du capital fut finalement couronnée par la sentence de l’une des quatre plus hautes cours de justice d’Angleterre, la Cour de l’Échiquier […]. Cette décision abolissait la loi des 10 heures. Toute une masse de fabricants qui n’avaient pas osé jusqu’alors employer le système des relais pour les adolescents et les femmes s’en donnèrent à cœur joie. Mais ce triomphe apparemment définitif du capital fut aussitôt accompagné d’un retournement. Les travailleurs, qui avaient jusque-là, opposé une résistance passive, bien qu’inflexible et chaque jour renouvelée, se mirent à protester bien fort au cours de meetings menaçants […] Les inspecteurs de fabrique avertirent instamment le gouvernement que l’antagonisme de classes atteignait un degré de tension incroyable.

Finalement, les analyses les plus concrètes et détaillées de Marx au sujet de la législation du travail dans Le Capital peuvent toutes s’inscrire dans cette ligne d’argumentation cohérente : le droit du travail est le résultat de la lutte des classes menée par la classe ouvrière, et consiste en une limitation de l’exploitation et de l’aliénation des travailleurs dans le capitalisme.

 

C. La législation du travail comme levier du dépassement du capitalisme

Enfin, Marx et Engels sont parfois conduits, quoi que le plus souvent de manière incidente, à envisager une législation du travail qui serait capable non seulement de limiter, mais encore de contredire la logique de l’exploitation, voire qui pourrait contribuer à une organisation socialiste de la production. Par exemple, dans l’« Adresse inaugurale de l’association internationale des travailleurs » de 1864, Marx et Engels affirment à propos de la réduction de la journée de travail par le « Bill des dix heures » qu’elle constitue « le triomphe d’un principe : pour la première fois, au grand jour, l’économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l’économie politique de la classe ouvrière ». Au-delà de la simple mise en lumière de la limitation de l’exploitation par la législation du travail, les auteurs soulignent son affinité avec la perspective d’une planification de la production dirigée par la classe ouvrière. En effet, cette « lutte pour la restriction légale des heures de travail » doit être comprise dans le cadre de la « grande querelle entre l’aveugle loi de l’offre et de la demande, qui constitue l’économie politique de la bourgeoisie, et la production sociale dirigée par la prévision sociale, qui constitue l’économie politique de la classe ouvrière ». Le principe politique qui sous-tend les conquêtes juridiques de la classe ouvrière semble ici faire signe vers la possibilité d’une planification « socialiste » de la production.

Cette ligne d’argumentation, minoritaire dans les écrits de Marx et d’Engels – et qu’un article d’Engels et Kautsky, en 1887, « Le socialisme juridique », condamnera explicitement – est également présente dans certains passages de textes antérieurs. Ainsi, dans Misère de la philosophie, Marx affirme que l’hostilité des fabricants anglais à l’égard du Bill des dix heures est en partie due aussi à leur conscience du fait que le principe même d’une telle législation pourrait anticiper une organisation post-capitaliste de l’industrie :

Il est dans la nature de la grande industrie que le temps de travail soit égal pour tous. Ce qui est aujourd’hui le résultat du capital et de la concurrence des ouvriers entre eux sera demain, si vous retranchez le rapport du travail au capital, le fait d’une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants.

Dans le Manifeste du parti communiste, à propos de la nécessaire conquête de la suprématie politique par le prolétariat, Marx et Engels ajoutent que celle-ci doit permettre, notamment, « d’attenter despotiquement au droit de propriété et aux rapports de production bourgeois » par des mesures légales présentées comme « indispensables [...] moyens de bouleverser le mode de production tout entier ». Or, parmi la liste des mesures fondamentales pour les pays les plus avancés économiquement, sont mentionnés le « travail obligatoire pour tous » (au point 8) et « l’abolition du travail des enfants dans les fabriques, tel qu’il existe aujourd’hui » (au point 10), qui relèvent manifestement du domaine de la législation du travail. Là encore, il n’est pas question d’un droit socialiste ou communiste, mais la suite du texte permet de situer le statut politique de ces propositions au sein de la phase succédant à la conquête de l’État par le prolétariat.

Toutefois, c’est principalement dans la Critique du programme de Gotha que Marx examine le problème d’un possible rapport positif entre droit (du travail) et socialisme. Dans le Programme du Parti Ouvrier Allemand de 1875, Marx critique en effet « l’idéologie juridique » qui sous-tend par exemple la proposition selon laquelle « tous les membres de la société peuvent bénéficier par droit égal à l’intégralité de l’apport du travail ». Si cette critique relève, d’une manière générale, de la critique matérialiste du droit bourgeois, il n’est cependant pas question pour Marx de s’opposer aux propositions de législation du travail avancées dans les lignes conclusives du Programme de Gotha, et qui s’y trouvent présentées comme des mesures « pour protéger la classe ouvrière du pouvoir du capital dans la société actuelle ». Il s’agit plutôt de rappeler que tant que les rapports de production sont capitalistes, le droit ne peut être que bourgeois et inégalitaire :

À égalité de travail fourni et donc à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit de fait plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces dysfonctionnements, le droit, au lieu d’être égal, devrait bien plutôt être inégal. Mais ces dysfonctionnements sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’organisation économique et que le développement civilisationnel qui y correspond.

Il importe de distinguer ici trois arguments différents. D’abord, d’un point de vue concret, le droit du travail, tant qu’il prend place dans le mode de production capitaliste, ne peut fournir aucune forme d’égalité réelle entre les travailleurs. De ce fait, les droits favorables aux travailleurs doivent être conçus comme des droits non pas égaux mais inégaux, permettant de compenser les inégalités économiques réelles. Ensuite, d’un point de vue abstrait, le droit du travail, pas plus que toute autre forme de droit, ne peut excéder l’organisation économique contemporaine et effective d’une société donnée. C’est pourquoi la stratégie politique consistant à faire précéder, dans la lutte des classes, le droit sur le rapport de force, est erronée. Enfin, d’un point de vue qu’on peut qualifier de prospectif, Marx est conduit par son argumentation à distinguer entre une première phase, qualifiée ultérieurement de « socialiste », dans laquelle le droit du travail serait nécessairement encore inégalitaire, et une deuxième phase de « la société communiste », dans laquelle le droit serait égalitaire parce que les rapports de production le seraient déjà. Marx n’affirme donc, ni (comme les socialistes du xixe siècle) que le droit social est le principal fondement de l’égalité sociale ni (comme certains communistes après lui) que l’instance du droit devrait disparaître dans une société communiste. Il soutient ici une position intermédiaire : la conquête d’un droit du travail favorable aux intérêts des travailleurs constitue un moment important, non seulement pour limiter l’exploitation, mais aussi dans le processus de dépassement du capitalisme.

Cet argument apparaît clairement dans un passage du chapitre « La machinerie et la grande industrie » du Capital, à propos des rapports entre la généralisation des lois sur les fabriques et la transformation des rapports de production. D’une part, la législation du travail ne peut être déconnectée du développement du capitalisme :

Si la généralisation de la législation sur les fabriques est devenue inévitable comme moyen de protection physique et morale de la classe ouvrière, comme nous l’avons déjà suggéré, d’un autre côté, elle généralise et accélère la transformation de procès de travail dispersés et minuscules en procès de travail combinés à une grande échelle, à une échelle sociale, donc la concentration du capital et l’hégémonie du régime de fabrique.

Mais, d’autre part, le droit du travail doit lui-même être analysé dans le cadre des contradictions internes du mode de production capitaliste :

En même temps que les conditions matérielles et la combinaison sociale du procès de production [la généralisation de la législation sur les fabriques] porte à maturité les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, et donc à la fois les éléments constitutifs d’une nouvelle société et les moments du bouleversement de l’ancienne.

Ces formulations suggèrent donc que le droit du travail, y compris dans la forme limitée d’une simple protection physique et morale de travailleurs, constitue une des modalités du processus conduisant vers une société post-capitaliste.

En quoi précisément le droit du travail peut-il constituer un facteur de bouleversement de l’ancienne société, et à quelle forme de législation pense Marx lorsqu’il envisage que celle-ci pourrait toujours jouer un rôle dans une société post-capitaliste ? D’une part, Marx envisage les effets transformateurs du droit du travail non seulement dans l’atelier et l’usine, mais aussi dans d’autres domaines de la vie sociale, particulièrement au sein de la famille. À propos de « la réglementation de ce qu’on appelle le travail à domicile », il note en effet que celle-ci constitue moins une « ingérence dans les droits d’exploitation du capital » qu’une « immixtion directe dans la patria potestas, c’est-à-dire, interprétée de façon moderne, dans l’autorité parentale ». Il faut remarquer cependant que l’efficace du droit du travail est ici seconde par rapport à celle des transformations économiques, et que le Parlement anglais ne fait ici que « reconnaître » les effets de ces dernières sur l’institution familiale. D’autre part, en ce qui concerne la forme du droit, on rappellera le passage souvent commenté du Capital dans lequel Marx oppose le modèle de la Magna Carta à celui de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour limiter de manière générale la journée de travail :

Pour se “protéger” du serpent de leurs tourments, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre, eux et leurs espèces, à la mort et à l’esclavage. Le pompeux catalogue des “inaliénables droits de l’homme” sera ainsi remplacée par la modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi qui ‘dira’ enfin clairement quand s’achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient. Quantus mutatus ab illo !

Ce passage permet d’aborder la question de la forme juridique positive d’un droit du travail favorable aux travailleurs, et aussi de récapituler les principaux éléments permettant de reconstituer cette troisième position de Marx à l’égard de la législation du travail. Il s’agit d’abord de mettre en avant le caractère concret (détaillé et précis) de la Magna Carta contre les principes abstraits des droits de l’homme. Ensuite, une telle législation du travail est considérée par Marx comme une conquête dans la lutte des classes des ouvriers, permettant de constituer un « obstacle social » au rapport salarial. Enfin, cette comparaison suggère qu’il est pour Marx nécessaire de conquérir, au-delà de la loi sur les fabriques existante, une législation du travail plus avancée. Si la question demeure de savoir s’il est pertinent, d’un point de vue marxien, d’envisager une forme juridique permettant véritablement de « dépasser l’horizon borné du droit bourgeois », il est manifeste que Marx défend la perspective d’un droit du travail radicalement favorable aux ouvriers, et suggère qu’il s’agirait là d’un moment important dans le processus progressif de dépassement du capitalisme.

 

II. Postérité et actualité de l’approche marxienne

 

L’examen de ces trois positions permet d’éclairer la postérité des analyses marxiennes de la législation du travail dans les théories marxistes du droit, ainsi que leur pertinence pour concevoir le contenu du droit du travail en France aujourd’hui.

 

A. Trois modèles marxistes de l’analyse du droit du travail

En ce qui concerne la première position, celle d’une critique radicale de toute forme de droit bourgeois, y compris le droit du travail, l’ouvrage de référence demeure La théorie générale du droit et le marxisme d’Evgueni Pašukanis. L’auteur y développe une théorie marxiste du droit et une critique des concepts juridiques selon lesquelles le contenu et la forme du droit constituent tout autant un fétiche que celle de la marchandise dans l’économie politique. Le droit constitue donc dans les sociétés capitalistes une arme de la classe des exploiteurs, et on peut affirmer que

[] dans la société bourgeoise, à l’opposé des sociétés édifiées sur l’esclavage et le servage, la forme juridique acquiert une signification universelle, que l’idéologie juridique devient l’idéologie par excellence et que la défense des intérêts de classe des exploiteurs apparaît, avec un succès sans cesse croissant, comme la défense des principes abstraits de la subjectivité juridique.

Ce n’est certes pas à proprement parler ici la critique de l’exploitation, mais ce que Lukács a appelé la réification (qui visait aussi notamment « la rationalité formelle du Droit ») qui permet ici de contester les rapports juridiques : l’individu y devient en effet, précise Pašukanis, une « simple incarnation du sujet juridique abstrait, impersonnel, un pur produit des rapports sociaux ».

Cependant, Pašukanis voit bien que l’évolution historique du droit « ne s’est pas accomplie de manière aussi linéaire et conséquente que cette déduction logique ». C’est ce point que Nicos Poulantzas, dans sa thèse Nature des choses et droit. Essai sur la dialectique du fait et de la valeur, cherche à rectifier, afin de « respecter les structures spécifiques internes d’un ordre juridique et [d’]étudier ses rapports avec l’infrastructure ». Dans cette perspective, on ne peut en effet ignorer, selon Poulantzas, l’ensemble de la construction du Code du travail et des droits sociaux conquis dans la France d’après-guerre :

On sait que le travail est aujourd’hui, dans les pays économiques développés, à la base de certains droits dits sociaux et qui visent à sa protection : ces droits positifs sont en France notamment le principe de la liberté syndicale, le droit de grève, le principe du contrôle ouvrier dans l’entreprise, le droit à la négociation collective des conditions de travail.

C’est pourquoi le droit du travail, en tant qu’il oppose le principe du travail à celui du capital, ne peut être soumis à la même critique que les droits de l’homme par exemple : il contient une dimension proprement sociale, centrée sur le travail, qui en fait un contre-pouvoir aux rapports de production capitalistes.

La deuxième position, celle d’une analyse du droit du travail comme enjeu et instrument de la lutte des classes, a été développée notamment par Karl Korsch dans Arbeitsrecht für Betriebsräte (« Droit du travail pour les conseils ouvriers »). Le philosophe et juriste marxiste y présente à la fois des arguments généraux au sujet de la fonction du droit dans la lutte des classes et des propositions concrètes, inspirées de l’expérience des conseils ouvriers en Allemagne en 1919 et 1920, pour l’élaboration d’un droit du travail adéquat au projet de « démocratie industrielle » qu’il défend.

En ce qui concerne le droit en général, il s’agit tout d’abord pour Korsch de « ne plus se contenter d’affirmer d’une manière abstraite que tout droit spécifique dans les sociétés capitalistes est un droit de classe […], mais de finalement concevoir, y compris d’un point de vue méthodologique, l’ensemble du domaine juridique dans sa totalité concrète du point de vue de la lutte des classes ». C’est dans cette perspective qu’il analyse le droit du travail comme un outil transitoire dans la lutte des classes, comme une manière pour les travailleurs de s’approprier progressivement le pouvoir politique, dans la mesure où il doit permettre que « le prolétariat se transforme en acquérant la fonction historique d’opérateur de la positivité du droit ». Il s’agit ici de ce qu’on peut appeler une lutte des classes dans le droit, opposant le droit privé (du propriétaire), qui conçoit les relations de travail comme un échange libre entre propriétaires, au droit social (du travailleur), qui conçoit les relations de travail comme un rapport social fondé sur la coopération au travail. Pour Korsch, l’exemple de la législation des Conseils ouvriers montre qu’il ne s’agit pas là d’une activité purement juridique, mais bien d’une lutte des classes qui englobe la dimension juridique. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la proposition d’instituer, dans une nouvelle forme de droit du travail, la participation du travailleur, comme membre de l’entreprise, aux décisions concernant la réglementation et les choix industriels de son entreprise.

Dans Arbeitsrecht für Betriebsräte, Karl Korsch propose ainsi un ensemble de mesures législatives concrètes, dont on ne mentionnera ici que celles qui concernent les « droits immédiats des travailleurs membres de l’entreprise ». L’essentiel dans le projet de démocratie industrielle de Korsch est la participation des travailleurs aux diverses instances de décision qu’il appelle de ses vœux : les conseils d’entreprise, les comités d’entreprise et les assemblées d’entreprise. Ainsi, « le principal droit constitutif du statut de l’employé est le droit de décision dans les “instances représentatives de l’entreprise” ». Il est complété par d’autres droits de décision, par exemple concernant les embauches et les licenciements. On peut considérer que ces propositions de Korsch se situent ainsi à la frontière entre le deuxième et le troisième types de position précédemment examinés, dans la mesure où le droit du travail y constitue à la fois une étape dans la lutte des classes menée par les prolétaires, et la promesse d’un nouvel ordre social, la « démocratie industrielle accomplie », qui doit émerger pour remplacer l’ancien État.

La troisième option défend explicitement la perspective d’un droit du travail ouvrier, qui devrait être capable de réaliser le socialisme au niveau juridique. On s’en tiendra à quelques remarques au sujet de la réalisation pratique du « droit socialiste » en URSS, indissociablement liée au contexte spécifique du stalinisme (son principal promoteur, Andreï Vychinski, fut ordonnateur lors des procès de Moscou, dont Pašukanis fut l’une des victimes). Dans la perspective soviétique, le droit doit devenir l’ensemble des règles de conduite établies par l’État, et le droit du travail est théorisé comme le résultat objectif des formes de travail qui reposeraient désormais sur ses propres bases. Ainsi, dans la Constitution de l’URSS de 1936, l’État a l’obligation de fournir du travail à tous les citoyens (article 118), et le salaire est constitutionnellement défini comme la partie du produit du travail qui ne va pas à la propriété collective et l’investissement, selon le principe constitutionnel « À chacun selon le travail fourni ». On ne mentionnera ici que l’exemple de la mobilité professionnelle en rapport au « livret de travail », tels qu’ils sont exposés dans Droit du travail en U.R.S.S., un manuel juridique de 1949 publié sous la direction de Nikolaï Alexandrov. D’une manière générale, l’employeur ne peut exiger de la personne embauchée qu’elle effectue un travail qui ne se rapporte pas à l’activité explicitement indiquée dans le livret de travail, et le travailleur ne peut être muté d’une entreprise à une autre sans son consentement. Mais on note à cet égard deux exceptions remarquables : les mutations provisoires vers un autre établissement de travail requises par la planification de la production, et celles qui sont imposées comme sanctions disciplinaires. En outre, comme le stipule un décret de 1940, une autorisation du directeur de l’entreprise ou du chef de l’administration publique est obligatoire en cas de mutation, sauf dans les cas d’entrée dans un établissement de l’enseignement supérieur ou de la mutation du conjoint dans une autre localité. Pour résumer, on peut considérer que dans ce droit du travail soviétique, c’est le travail qui a des droits plutôt que les travailleurs (qui ont plutôt des devoirs), l’essentiel des droits des travailleurs consistant dans des exceptions aux principes fondamentaux du droit du travail.

 

B. À propos des principes de la législation du travail en France

Ces trois positions peuvent en retour être interrogées à la lumière de travaux sociologiques et juridiques récents au sujet de la genèse et des principes de la législation du travail en France.

Dans Critique du droit du travail, le juriste Alain Supiot objecte frontalement à la théorie marxiste du droit du travail, en la réduisant à l’alternative entre la première option : la critique « du droit bourgeois qui s’ajuste au travail », et la troisième option : la construction sur les bases juridiques existantes d’un « droit, d’intérêt démocratique et populaire ». La première, note l’auteur, est incorrecte du point de vue de la logique juridique, car « sa rationalité matérielle place le droit du travail dans une participation conflictuelle avec l’ordre juridique civiliste : il y participe par sa “raison juridique” mais s’y oppose par sa “raison sociale”. » La troisième, de son côté, constituerait un contresens, dans la mesure où le droit du travail a pour vocation initiale de limiter l’exploitation, et non de l’éliminer : « l’opinion selon laquelle le “droit socialiste” n’est que l’épanouissement du droit du travail, son extrapolation finale, est un total contresens ». Cependant, l’ensemble de l’ouvrage défend nettement la deuxième option, sans la référer à la perspective marxienne : « Le droit du travail a eu et a toujours pour première raison d’être, de pallier ce manque, c’est-à-dire de “civiliser” le pouvoir patronal, en le dotant d’un cadre juridique là où il s’exerce, c’est-à-dire dans l’entreprise ». Au-delà de cette omission, on s’intéressera ici à deux arguments de Critique du droit du travail, qui l’inscrivent dans un débat critique avec l’approche marxienne du droit du travail.

D’une part, Supiot rappelle que le droit du travail français situe le travail entre deux conceptions extrêmes : d’un côté le travail comme bien, chose négociable, dont le cas limite est l’esclavage où le travailleur est appréhendé comme une chose ; d’un autre côté, le travail comme un élément de la personne, qu’on ne peut traiter comme une marchandise, et dont l’exemple type est le travail familial, féodal ou monastique, par nature indissociable des liens personnels. Dans son analyse des évolutions positives du droit du travail et du droit social au xxe siècle, Alain Supiot insiste alors sur la centralité des revendications concernant le statut juridique du corps du travailleur dans la relation de travail, qui permet de sortir progressivement d’une définition patrimoniale du travail comme louage de service, dans lesquels « le travailleur ou le salarié sont du travail ou du salaire personnifié ». C’est pourquoi « l’antinomie » entre le « postulat contractuel, dont il faut bien prendre acte, puisque la relation de travail y demeure soumise en droit positif, et le postulat de la non-patrimonialité du corps humain, dont il faut assurer le respect », constitue en dernière instance « le lieu de conception du droit du travail ». Dès lors, l’erreur des théories marxistes serait, selon l’auteur, de penser que le droit du travail constitue fondamentalement un renfort ou une force d’opposition à l’exploitation au sens économique (la production de la survaleur), alors que celui-ci a en réalité pour principal objet l’exploitation au sens courant, à savoir l’usage violent du corps d’autrui, qui peut se dire en termes de réification ou d’aliénation. Chez Marx, au contraire, comme en attestent les arguments de la « voix des travailleurs » du Capital, l’analyse des limitations juridiques de l’exploitation et de l’aliénation sont indissociables.

Ce premier argument critique d’Alain Supiot doit être cependant réinscrit dans le cadre d’une approche renouvelée des enjeux juridiques de la lutte des classes, telle que permet de l’envisager l’analyse sociohistorique de l’émergence et de la construction du droit du travail en France développée par le sociologue Claude Didry dans L’institution du travail. À la lumière d’une reconstitution du tableau général des pratiques économiques en France au xixe siècle, l’auteur remet en cause l’un des préjugés courants des raisonnements à ce sujet, selon lequel le rapport salarial aurait opposé, dès l’époque de l’émergence du droit du travail, deux groupes nettement distincts, la classe ouvrière et la classe des patrons :

La césure entre ouvriers et patrons se trouve également ébranlée par le constat d’un marchandage généralisé, c’est-à-dire une forme de sous-traitance en cascade dans laquelle des ouvriers engagent d’autres ouvriers, en associant également des membres de leur famille à la réalisation d’un ouvrage ou de pièces commandés par un négociant ou directeur d’usine.

La mise en relief de cette hétérogénéité économique conduit ainsi à une autre vision des pratiques d’exploitation que cherchent à encadrer les premiers éléments de la législation du travail en France. Elle permet une lecture différente de l’émergence et du développement d’un Code du travail dirigé contre le louage d’ouvrage :

Mais alors, si le xixe siècle se caractérise moins par l’exploitation patronale des ouvriers que par une entr’exploitation ouvrière inhérente à la concurrence entretenue par le marchandage auquel conduit le louage d’ouvrage, que signifient l’élaboration, puis l’adoption progressive d’un Code du travail ?

Dans cette perspective, qui trace la ligne d’argumentation générale de ce livre, c’est donc moins la subordination juridique qui constitue un progrès dans le Code du travail que le fait que « le contrat de travail institue le travail comme activité spécifique d’un individu – le salarié lié à un employeur – qui entre ainsi dans la collectivité de ceux qui sont liés au même employeur » et engage donc en principe la « responsabilité du chef d’entreprise à l’égard de ses salariés découvrant, par le travail, leur entreprise ». Cette analyse permet de relativiser l’argument d’Alain Supiot : ce qu’a visé à limiter la construction française du Code du travail est, certes, l’aliénation plutôt que l’exploitation, mais l’aliénation au sens non seulement de la diminution du corps des travailleurs, mais aussi au sens de la dépossession de la maîtrise collective de leur travail.

Critique du droit du travail aborde encore des questions liées à la conception marxienne à l’occasion de l’analyse d’une autre tension interne aux principes du droit du travail : l’opposition entre les critères de subordination hiérarchique et de dépendance économique. L’auteur rappelle qu’en France la conception de la dépendance qui qualifie juridiquement le travailleur salarié a fait l’objet d’un débat important jusque dans les années 1930 : le critère devait-il être la dépendance économique ou la subordination hiérarchique ? La première position « dite de la dépendance économique, retient une définition fonctionnelle de la dépendance, c’est-à-dire qu’elle vise à ajuster le champ d’application du droit du travail sur les catégories économiques les plus faibles ». Une telle approche tendait à faire implicitement du concept économique d’exploitation le fondement de la définition juridique du travail salarié; et explicitement du niveau et de l’origine des ressources du travailleur le critère principal du salariat : si les ressources d’un individu dépendent quasi exclusivement de celui qui tire profit de son travail, alors il faut y voir un salarié. Cependant, ce n’est pas ce critère qui a été retenu, mais celui de la subordination du travailleur aux ordres de l’employeur. Comme l’énonce Alain Supiot, « la caractérisation du contrat de travail n’est pas à chercher alors dans le couple “profit/dépendance économique” mais dans le couple “autorité/subordination” ».

Cette primauté du critère de la subordination par rapport à celui de la dépendance économique pose cependant problème aujourd’hui, notamment du fait de nouvelles pratiques économiques d’exploitation telles que la sous-traitance à la chaîne et le travail « intermédié » par les plateformes numériques en ligne (les sociétés Uber, Deliveroo, etc.). Or, pour concevoir les apports de ce critère de la dépendance, Alain Supiot souligne l’intérêt des travaux du juriste Paul Cuche, mais ne mentionne pas ceux de la perspective marxienne. Pourtant, la conception marxienne du droit du travail entendu comme limitation de l’exploitation et de l’aliénation a le mérite d’être ancrée dans une analyse approfondie de la « dépendance économique de la partie faible ». C’est une des raisons pour laquelle la deuxième option marxienne semble devoir demeurer aujourd’hui un cadre de référence incontournable, permettant de pallier les insuffisances des théories économiques dominantes comme de la législation du travail aujourd’hui, voire d’inventer des instruments juridiques adéquats pour limiter les nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation.

 

Conclusion

 

L’examen des différents positionnements marxiens à l’égard du droit du travail, de même que l’étude de sa postérité et de sa pertinence dans le contexte contemporain, plaident ainsi pour un renouvellement de l’intérêt pour la deuxième option.

D’une part, il apparaît manifestement que les arguments les plus précis et nombreux de Marx à ce sujet sont convergents : le droit du travail est d’abord un instrument de limitation de l’exploitation et de l’aliénation des travailleurs. Cependant, cette thèse ne doit pas être déconnectée des deux autres positions, la critique matérialiste du droit bourgeois et la perspective d’une législation du travail inscrite dans un processus de dépassement du capitalisme. D’un côté, la prise en compte des arguments de la première position permet d’éviter l’écueil d’une approche « juridiciste » du socialisme ou du communisme, qui les ferait reposer principalement sur une nouvelle architecture juridique, et négligerait la centralité des rapports de production. D’un autre côté, le rappel de la troisième position permet de questionner le sens concret de la deuxième position : que signifie au juste que le droit du travail puisse favoriser, mais en aucun cas suffire, à une organisation post-capitaliste de la production ? Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’approche marxienne du droit du travail, nous espèrons avoir montré qu’elle ne consiste nullement en une évolution linéaire depuis une critique de toute forme et contenu juridiques vers une conception unilatérale d’un droit du travail socialiste, mais qu’elle relève plutôt d’un ensemble d’arguments dispersés, parfois contradictoires dans le détail, dont la cohérence d’ensemble ne fait pas de doute : pour Marx, le droit du travail est d’abord un enjeu politique de la lutte des classes.

D’autre part, comme cela a été suggéré, il semble que cette approche marxienne soit pertinente à l’heure où la construction juridique de la législation du travail en France est menacée, d’un côté par de nouvelles stratégies gestionnaires d’entreprises qui proposent des services intermédiés par des plateformes numériques ; d’un autre côté, par les réformes du droit du travail et des dispositifs sociaux portés par les organes de l’Union Européenne. Elle permet en effet d’inscrire les principes et les évolutions de la législation du droit dans l’histoire de la lutte des classes, mais aussi d’examiner les enjeux, les apports et les limites des propositions de contre-réformes progressistes du droit du travail. S’il est vrai, comme l’affirme Alain Supiot, que « le droit du travail est plus que jamais parcouru par des forces contradictoires, d’unification d’un côté, et de fragmentation de l’autre », les analyses de Marx demeurent des références fondamentales pour en expliquer les évolutions récentes et en éclairer les possibles transformations.

 

Alexis Cukier

Maître de conférences en philosophie à l’Université de Poitiers, membre du laboratoire Métaphysique Allemande et Philosophie Pratique (MAPP, EA 2626), directeur du programme « Travail et démocratie » au Collège International de Philosophie. Il est l’auteur, notamment, de (sous la direction de) Travail vivant et théorie critique. Affects, pouvoir et critique du travail, Paris, PUF, 2017 ; Qu’est-ce que le travail ?, Paris, Vrin, 2018 ; Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.