Selon la distinction classique entre la liberté des Anciens et celle des Modernes – dont on attribue la paternité à Benjamin Constant alors qu’elle revient davantage à Sismondi – ce qui caractériserait la seconde est la volonté de protéger à travers la loi une sphère privée, avec ses prolongements que sont la liberté de l’esprit (ou le rapport individuel aux fins dernières, la liberté d’expression), l’affranchissement du corps (habeas corpus) et la propriété (ou le rapport à la souveraineté domestique et à la terre), contre les intrusions de l’État et d’autrui. Cette prétention se fait au risque de renoncer au moins en partie à la liberté comme participation politique directe. Au contraire, les Anciens voient la liberté comme une participation des citoyens à la souveraineté mais ne prétendent guère à la liberté conçue comme une séparation entre le privé et le public : la religion est publique, l’État peut entrer dans la chambre à coucher des citoyens, transformer la communauté politique, comme à Sparte, en « vaste couvent », accepter sans difficulté l’esclavage, etc. Le citoyen de l’Antiquité est, dit Constant, « esclave dans tous les rapports privés ».

Pour Sismondi et Constant, la liberté adaptée aux peuples modernes se conçoit comme une protection ou un rempart, que doit offrir la loi à l’individu contre l’envahissement de l’État et l’intrusion d’autrui. Cette liberté « passive » (Sismondi) va de pair avec une conception de l’espace et de sa partition telle que l’individu souverain doit pouvoir régner en maître et en souverain à l’intérieur d’un périmètre qui est celui de sa sphère privée. Bref, une communauté politique conçue comme une mosaïque de principautés individuelles. Cependant, l’image de la mosaïque pourrait être utilisée pour décrire par exemple le système féodal, comme un agglomérat de seigneuries assez indépendantes ou « souveraines ». Mais il y a une différence décisive, que Constant perçoit nettement d’ailleurs : la sécurité. Pour les Modernes, la question de la défense est portée aux frontières, l’espace étatique intérieur est en principe un espace sécurisé et pacifié. Dans les périodes qui précèdent le XVIe siècle, deux modèles doivent être distingués. Celui de la Cité (de l’antiquité mais aussi notamment les républiques italiennes de la fin du Moyen Âge) où ces Cité-États ou petits États sont perpétuellement menacés quant à leur existence même, d’où l’idée que chaque citoyen soit, avec tous les autres, garant de la liberté du pays, liberté entendue comme antonyme d’esclavage. La frontière existe sans doute, mais le peuple souverain est toujours « en armes ». Le second modèle est celui de la féodalité. L’insécurité y est aussi permanente, les frontières n’y sont guère dessinées, et la guerre n’est pratiquée que par une caste, celle des chevaliers, tandis que les autres bénéficient de cette (relative) sécurité au prix d’une exclusion de la participation politique.

La liberté passe chez ces Modernes par une partition de l’espace dans laquelle les comportements ne sont pas juridiquement normés à l’intérieur de la sphère privée, domestique ou domiciliaire. L’on peut y faire tout ce que notre volonté individuelle nous dicte de faire, et cela en bénéficiant de la protection de la loi. (Pour autant, cette sphère privée n’est pas anormée, elle n’est simplement pas normée par l’État, c’est-à-dire par la norme juridique étatique : les auteurs libéraux estiment en général que la norme religieuse, morale ou naturelle s’impose.) Au contraire, chez les Anciens et chez les Médiévaux, il n’y a pas de frontière spatiale à la norme : celle-ci oblige le particulier toujours et partout. Dans le monde antique, le citoyen spartiate, le métèque athénien ou l’esclave à Rome, voit son comportement dicté en permanence par la loi de la Cité, qui ne sanctuarise guère des lieux dans lesquels pourraient se déployer son libre arbitre. De même, dans le monde médiéval, le seigneur féodal, le moine cistercien ou l’artisan urbain se voient dicter des comportements en permanence et en tous lieux, notamment par le biais de la norme religieuse qui s’impose comme un droit positif (ou en « vigueur »). En revanche, toutes ces personnes ne se voient pas dicter le même comportement, à cause des privilèges.

Le critère de la liberté des Modernes est spatial tandis que celui de la liberté des Anciens et les Médiévaux est social. Le citoyen, le métèque et l’esclave n’obéissent pas à la même loi. La liberté n’est pas donnée à tous : elle est reconnue au citoyen, concédée sous condition à l’étranger, refusée à l’esclave. Le seigneur, l’artisan ou le marchand, ou encore le laboureur ne vivent pas sous l’empire du même privilège, au sens technique du terme d’une norme qui ne s’adresse pas à tous (privatae leges), mais tous considèrent que l’autonomie des corps et des communautés appartient au registre des libertés. A contrario, pour les Modernes, il n’y a plus de frontières sociales face à la norme à cause de l’égalité.

 

La partition juridique de l’espace, propre à la Modernité, ne se conçoit pour autant pas comme une bipartition qui épouserait la bipolarité sphère privée/sphère publique. Elle est plus complexe : on a en réalité affaire à une tripartition. À partir de la nature des normes juridiques qui les régissent, on peut identifier : 1/ la sphère privée comme lieu de l’intime et de sa protection par la loi ; 2/ la sphère étatique comme lieu de l’effacement de l’individu singulier (uniforme, devoir de réserve), de l’exaltation de la communauté politique (oriflamme ou drapeau commun, etc.) et de l’obligation légale ; et 3/ entre ces deux sphères, un espace public, qui n’est ni le lieu de l’intime ni celui de l’effacement de la singularité, que l’on désigne parfois comme le lieu de l’« extime » et qui, sur le plan normatif, est aussi un lieu de liberté. Mais une liberté qui est protégée les mœurs et l’usage, c’est-à-dire par des normes de civilité, de bienséance ou d’urbanité, et non par la loi. Ces normes qui obligent dans l’espace public ne sont pas de nature morale ou religieuse, mais sociale ou civile. En outre, elles sont compatibles avec la liberté parce qu’elles sont en permanence approuvées par le consensus, lequel est évidemment parfaitement mouvant et évolutif. La liberté du vêtement en est assurément une illustration topique. Lorsque le consensus n’existe pas, il se peut que les mœurs évoluent (le port du pantalon pour les femmes) ou que le législateur intervienne, comme ce fut le cas récemment à propos du voile intégral. On peut donc suggérer que plus la civilité est partagée, et moins l’État a à régir, c’est-à-dire à policer, la société.

Cette partition juridique de l’espace propre à la Modernité est aujourd’hui assez largement battue en brèche par les nouvelles technologies : il y a quelques années, les téléobjectifs très puissants ; aujourd’hui, les caméras miniatures, les réseaux sociaux, les « mouchards » qui permettent de visiter à distance l’ordinateur d’autrui, etc. ; demain les drones photographiques pas plus volumineux qu’une mouche (RoboBee). L’on entend s’interroger sur les conséquences, en termes de protection juridique des libertés, de cette déspatialisation ou de cet effacement des frontières. Va-t-on repenser cette notion de protection de la vie privée de manière moins territoriale, un espace dont le périmètre ne s’épuiserait pas dans sa dimension physique mais en conservant une protection légale du comportement libre ? Va-t-on au contraire voir se dissiper certaines libertés à la faveur de cet effacement des frontières pour renouer avec des normes juridiques de comportements objectivant le bien et le mal, sous couvert de possible et d’impossible ?

 

 

I. La constitution des espaces de liberté

 

Pour rendre compte de la naissance, à la fin du Moyen Âge, d’espaces de liberté individuelle, c’est-à-dire d’espace à la fois hors de portée de la norme juridique prescriptive et protégés par la norme juridique garantissant le libre arbitre du sujet, on suivra une démarche pragmatique et descriptive. Il s’agit de montrer comment le droit qui s’appliquait en fonction de critères sociaux va trouver à s’appliquer en fonction de critères spatiaux.

 

 

A. Partition sociale et partition spatiale

 

À l’époque féodale, l’espace est organisé selon différents critères dont le plus important est sans doute celui de la sécurité. Faute d’État en mesure de garantir à chacun l’intégrité territoriale (du royaume) et physique (des personnes), chaque communauté doit s’organiser pour la satisfaire. L’espace est donc structuré à partir des édifices de défense (le château fort ou la ville fortifiée) ou autour d’espaces de paix dans lesquelles les armes sont interdites (les abbayes, les « sauvetés » dans le Midi). Hors de ces lieux, le niveau de sécurité dépend du moment (menace d’attaque, conflit imminent).

Faute de maîtrise de l’espace, les monarques vont tenter, après l’Église, d’avoir une emprise sur le temps de conflit avec les systèmes de paix ou de trêves « du roi », reprenant à certains égards le mouvement des paix « de Dieu ». Cette insécurité permanente structure les relations sociales de manière telle que l’on remet sa liberté dans les mains de celui qui protège : le combattant, le seigneur, le noble. De la même façon, dans l’espace urbain, le groupe a une emprise sur la vie et sur les biens des particuliers pour la défense de la ville (le service de guet, par exemple). On pourrait faire la même remarque à propos des cités antiques, dans la logique développée par Constant : perdre la guerre, c’est perdre tout, c’est-à-dire la liberté, car les cités vaincues sont réduites en esclavage. L’investissement de l’individu dans le politique est nécessaire puisqu’il en va de sa propre sécurité (intégrité physique) et de sa liberté.

L’ascendant progressif de la monarchie, et partant, les progrès de l’État moderne vont modifier de fond en comble cette organisation. D’une part, la guerre va être portée aux marches puis aux frontières du royaume, le rapport à la sécurité devient spatial et non plus social. C’est la fin de la spécificité du chevalier ou du noble en tant que garant de la sécurité, détenteur du monopole du port d’arme. La sécurité cesse d’être une affaire privée (relation vassalique d’homme à homme) ou communautaire (dans les villes) pour devenir une affaire territoriale : l’intérieur toujours en paix (à l’exception du cas de l’« invasion »), la frontière toujours menacée par l’extérieur (sauf le temps de l’alliance). Et pour tracer la limite entre les deux, une frontière clairement dessinée comme une ligne de front (l’étymologie du mot frontière le dit) qui se traduit par une « ceinture de fer » chère à Vauban (des places fortes aux marches du royaume) et des protections résultant de l’inhospitalité du milieu (les fameuses « frontières naturelles » : mers, rivières, montagnes). Le monopole de la guerre du roi déplace l’hostilité aux frontières et désarme les seigneurs comme les villes. Elle dépolitise le noble et le prive de sa spécificité sociale, comme elle dépolitise la ville en cherchant à exercer une tutelle sur les communautés urbaines.

L’espace intérieur sécurisé qui surgit devient un « espace public » dans lequel l’individu qui n’est pas investi des fonctions étatiques régaliennes (sécurité, justice) peut se mouvoir sans se préoccuper de sa propre sécurité ou de celle de son entourage – ce qui n’interdit pas la prudence – sans être pour autant un lieu fermé, délimité par quelque mur ou façade. Pour assurer l’ordre à l’intérieur, l’État se dote d’un personnel et de bâtiments. Le personnel de l’État doit rendre visible ses fonctions : uniformes, costumes, insignes, mais aussi obligation de neutralité, etc. Les bâtiments de l’État doivent être identifiables : oriflammes, drapeaux, signes, plaques, etc.

À l’autre extrémité, on assiste à la naissance de l’intimité et de la vie privée proprement dite. À l’époque féodale, au château, au monastère, dans l’atelier de l’artisan qui est aussi son domicile, tout le monde ne vit pas sous la même norme, mais l’on vit ensemble, de manière largement « communautaire ». Le château est un lieu familial mais aussi un lieu politique de défense et de justice, doté d’un personnel domestique (de la « maison ») dont le rôle administratif et politique peut être important. Le monastère est peuplé d’un abbé titulaire d’un bénéfice, de moines, de convers (ou « frères lais »), de pauvres soignés, de veuves et d’orphelins accueillis, de voyageurs hébergés : espace de prière (collective), espace économique, espace savant (bibliothèque), espace de soin où cohabitent des personnes aux statuts et régimes très différentes. Enfin la maison, qui fait office autant d’atelier que de boutique en milieu urbain, dans laquelle le maître, sa famille et les apprentis vivent et travaillent dans les mêmes pièces, tout en faisant déborder les activités de production comme les affaires commerciales à l’extérieur, dans la rue. L’indistinction entre le privé et le public (ou le social) est considérable. Mais ici aussi une frontière spatiale entre le privé et le public va surgir, matérialisée par la porte de la maison, la fenêtre fermée, la spécialisation des pièces à l’intérieur de la maison, une distinction entre le professionnel et le familial, etc. L’une des raisons est sans doute que le seigneur ou la communauté ne pouvant plus exiger un assujettissement de la totalité d’un être au groupe pour la nécessité de sa défense, chacun est en mesure de considérer son domicile comme un asile, un sanctuaire inviolable – « A man’s house is his castle » diront les Anglais. L’espace extérieur à cette bâtisse se conçoit comme l’autre extrémité de l’espace public.

Cet espace public est donc un « entre-deux » : un périmètre non intime et non insécurisé ou, pour l’écrire autrement, un espace non étatique ou non politique, mais aussi non privé ou non secret.

 

Cette évolution coïncide avec l’apparition de l’État moderne caractérisé par la souveraineté, mais aussi l’égale sujétion de tous les hommes sous le souverain, ce qui conduit à gommer les distinctions sociales (les ordres, les corps et les communautés) et les particularismes régionaux (les coutumes). Sous le souverain, il n’y a que des sujets, égaux quant à cette sujétion. Ce même souverain se charge de garder les frontières extérieures, de sécuriser l’espace intérieur (l’espace public) et de protéger l’intégrité du domicile et bientôt de la propriété de chacun.

La substitution du spatial au social quant à l’appréhension des objets juridiques s’accompagne de l’émergence d’une garantie, elle aussi spatiale, des libertés.

 

 

B. La partition spatiale des libertés

 

Ces trois univers – sphère étatique, espace public et sphère privée – font l’objet de types de normativités distinctes qui, toutes, ont à voir avec la liberté ou avec sa négation. La sphère étatique est le lieu des normes d’obligation, de prescription et d’interdiction ; la sphère privée est l’objet de normes de protection, de préservation, de garanties ; l’espace public est le territoire des normes de civilité ou de police.

Dans la sphère étatique, l’on voit disparaître l’individu derrière la fonction grâce aux insignes et aux uniformes, les bâtiments doivent afficher leur identité par des oriflammes ou des signes distinctifs, les agents sont tenus à un devoir de retenue et de réserve, invités à parler la langue de l’intérêt général, sorte de langue officielle du serviteur de l’État. On voit toute singularité détruite car l’agent « incarne ». Le paroxysme de cette incarnation est atteint avec la figure du militaire en uniforme, précisément parce qu’il est chargé de la sécurité, ce qui permet le déploiement des libertés à l’intérieur de la frontière territoriale. De même, la sphère étatique doit afficher une certitude unique, ce qui se traduit soit par une religion d’État, soit par une neutralité, mais ce qui est visible doit être reconnaissable et certain. Cette construction s’accomplit sous l’Ancien Régime et se renforce postérieurement : distinguer l’État du roi, imposer des uniformes, faire disparaître l’individu derrière l’agent de l’État, etc. Cette question a rejailli depuis une vingtaine d’années en France à propos de la difficile conciliation entre la neutralité des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions et le respect de leur liberté de religion, notamment à propos des signes d’appartenance ostensible à tel culte. La norme qui concerne la sphère étatique s’énonce à l’impératif, elle décrit, prescrit, s’efforce d’encadrer fermement la volonté, d’imposer une certaine réserve, de limiter le pouvoir discrétionnaire, de rendre l’État visible et invisible l’individu qui le sert.

Dans la sphère privée, la norme a vocation à protéger les choix singuliers des individus en formant un rempart de protection contre les immixtions de l’État et d’autrui. Cela se traduit par une conception de la propriété du sol comme un pouvoir absolu, l’inviolabilité du domicile, la protection de l’intime, spécialement l’« intimissime », c’est-à-dire la chambre à coucher et la nuit. C’est le lieu, parce qu’il est invisible de l’extérieur, où l’autonomie est la plus aboutie, lieu du secret, de la dissimulation légitime. L’autonomie du sujet dans sa sphère privée n’est jamais absolue, car la loi pénale peut évidemment y pénétrer (maltraitance d’enfants, séquestration, etc., avec les difficultés d’enquête et donc d’administration de la preuve qu’une telle protection induit). La question s’est posée dans des situations-limites telles que le sadomasochisme violent entre adultes consentants et nullement prosélytes. Si la partition de l’espace est déjà assez aboutie au XVIe siècle, les normes de protection de la vie privée, sans être absentes avant la Révolution, notamment grâce à l’action des parlements, progressent surtout à la Révolution et au XIXe siècle. Les normes juridiques relatives à la sphère privée visent surtout à brider les agents de l’État afin de faire du maître de tel lieu un souverain, quasiment assujetti à nulle autre règle que celle que lui dicte sa conscience, et protégé dans sa liberté par l’efficacité de lois libérales.

L’espace public, au plan normatif, est caractérisé par la dualité. On voit en effet apparaître une concurrence, fondamentale pour le libéralisme moderne, entre normes de police, qui sont des lois ou des règlements étatiques (ou positifs), et normes de civilité, qui sont des usages approuvés par le fait même qu’ils sont pratiqués.

La norme policière, celle par laquelle le pouvoir politique tente de policer les comportements sociaux, apparue au XIVe siècle dans l’univers urbain, est aussi, par définition, celle par laquelle le sujet est considéré comme un mineur dont on peut façonner la manière d’être en société. Il ne s’agit plus d’une emprise sur les hommes dans leur totalité – toujours et partout – comme à l’époque antique ou féodale, mais de la volonté bienveillante – un « pouvoir pastoral » aurait écrit Foucault – de veiller sur son urbanité par la surveillance de l’espace public. L’État ne se contente pas de sécuriser l’espace public (même si cette préoccupation demeure), il veut hisser ses membres à un niveau de savoir-vivre en commun qu’il juge adéquat.

Pour contrer cette montée en puissance de la police, la notion de civilité se singularise au XVIe siècle à la suite du livre qu’Érasme consacre à l’éducation des enfants : une norme destinée à l’espace de la relation, en particulier dans l’espace public, qui n’est pas façonnée par le pouvoir mais par les citoyens eux-mêmes. Cette civilité est aussi la composante non-politique de la citoyenneté, telle qu’entendue par le législateur lorsqu’il conçoit le « stage de citoyenneté » comme accessoire ou substitut à la peine pour les auteurs d’in-civilités, précisément. La civilité s’inscrit dans une perspective libérale en ce qu’elle postule l’autonomie de la société par rapport à l’État. Elle est en outre nécessaire au libéralisme, car elle est la condition d’une coexistence pacifiée dans l’espace public sans intervention normative de l’État.

En définitive, sphère privée et espace public sont des lieux de la liberté des Modernes car l’État s’abstient, autant que faire se peut, de dicter des comportements par la loi ou le règlement. La question que l’on peut poser peut être formulée ainsi : l’affaiblissement des frontières et la tendance à la dé-partition de l’espace risque-t-elle (ou non) d’affaiblir, de transformer voire d’annihiler la conception moderne de la liberté ?

 

 

II. La métamorphose des espaces de liberté

 

L’affaiblissement de plusieurs frontières est à considérer. Celle qui sépare les États entre eux n’entre pas en considération dans cette contribution même si, évidemment, cette frontière ne revêt plus l’importance qui était la sienne aux XIXe et XXe siècles. Elle a quasiment disparu parfois, comme dans l’Union Européenne où les États ont renoncé au contrôle de l’entrée et de la sortie des personnes et des marchandises en son sein. De manière symptomatique, sécurité intérieure et sécurité extérieure sont confrontées de plus en plus à des problématiques communes dont la moindre n’est pas le terrorisme.

Les frontières qui bornent l’espace public, faisant face soit à la sphère étatique soit à la sphère privée, sont nettement affectées ou redessinées à la faveur de plusieurs technologies nouvelles et de comportements inédits.

 

 

A. Des frontières dessinées par les sujets

 

En premier lieu, la sphère privée est moins délimitée par un critère spatial qu’auparavant. L’intérieur des domiciles est visible grâce à des webcams ou à des lunettes infrarouges qui permettent une vision nyctalope, les espaces privés à l’air libre (jardin d’une propriété, pont d’un yacht…) sont susceptibles d’être à portée de téléobjectifs puissants, voire de drones (avions sans pilote) équipés de caméras, des conversations peuvent être interceptées par des moyens très sophistiqués, les scènes de la vie de chacun peuvent être exposées sur des pages des réseaux sociaux en photo ou en vidéo : la frontière public/privé est affectée tant de manière subie que de manière volontaire ou consentie.

Puisque le juriste doit néanmoins tracer une frontière entre les normes protectrices de la vie privée et l’espace dans lequel cette protection ne saurait intervenir, le juge, impuissant à utiliser un critère spatial objectif, prend pragmatiquement en considération le comportement ou les intentions des acteurs, qui, ainsi, tracent eux-mêmes les frontières de leur espace susceptible d’être protégé. Lorsqu’il s’agit d’évaluer le dommage subi par la victime d’une atteinte à la personnalité, le juge prend en considération son comportement antérieur : si la personne s’est montrée tolérante voire complaisante à l’égard de ceux qui, auparavant, passaient les bornes de sa vie privée sans qu’elle ait eu à s’en plaindre ou qu’elle ait bénéficié d’une image positive grâce à ces intrusions, le préjudice sera jugé moindre que si la personne s’était montrée toujours particulièrement sourcilleuse à cet égard, même si « l’éventuelle complaisance n’infère que sur l’appréciation de l’étendue du préjudice subi et non pas sur l’existence de l’atteinte à la vie privée ».

De même, la stricte définition spatiale du lieu privé n’est pas sans poser quelques difficultés concrètes pour les juridictions. La définition généralement retenue est celle d’un périmètre « où personne ne peut pénétrer sans le consentement de l’occupant » (Hervé Pelletier) : le critère n’est donc pas strictement spatial ou objectif : il dépend de la volonté subjective de celui qui l’occupe. Une piscine privée reste un lieu privé même si des personnes autres que le propriétaire et sa famille la fréquentent, l’important étant que ceux-ci aient consenti à la partager avec des invités, et donc à partager cette vie privée. De même, le pont d’un bateau au large d’une plage ou d’un port, et éloigné de toute autre embarcation, donc hors de portée d’un regard dépourvu de téléobjectif, a été considéré comme un lieu privé.

La frontière de la vie privée est de plus en plus tracée par les acteurs eux-mêmes : elle n’est pas ce qui est caché aux yeux (et éventuellement aux oreilles) des autres, mais ce que chacun entend cacher.

L’incertitude liée à la délimitation de la sphère privée affecte évidemment l’autre côté de la frontière, à savoir l’espace public. Cet espace public a été identifié comme un espace de liberté en ce qu’en principe l’État n’y dicte pas les comportements, mais également un espace normé parce que régi par les règles de civilité et d’urbanité. Si des personnes se comportent dans l’espace public comme si elles étaient dans la sphère privée, c’est-à-dire en ignorant les manières d’être propres à ce type de lieu, le législateur peut être tenté de vouloir le « policer ». Pour le dire autrement, la perte de conscience de cette notion de frontière entre sphère privée et espace public conduit à altérer le consensus – sans doute toujours fragile – sur ce que doivent être les comportements idoines dans chacun de ces périmètres, tant pour protéger la licence légitime du premier que la civilité du second.

L’autre frontière de l’espace public, celle qui jouxte la sphère étatique est, elle aussi, malmenée par les nouvelles technologies et les nouveaux comportements qu’ils peuvent générer. Dans la sphère étatique, sphère de la neutralité et de la laïcité, la forme la plus aboutie de l’invisibilité de l’individu privé se manifeste par le port de l’uniforme et par un devoir de réserve plus ou moins strict. Dans une affaire récente, une photographie de soldat en uniforme dissimulant son visage par un foulard marqué par une tête de mort dans le cadre d’une opération extérieure au Mali a été diffusée sur des réseaux sociaux puis dans la presse. Une telle image montre que cette frontière-là aussi est altérée. Le militaire en uniforme représente l’État et doit ne laisser apparaître aucun signe distinctif, fût-il ici un signe qui à la fois dissimule son visage et en montre une effigie morbide, car il n’est pas libre et ne peut se prévaloir d’un quelconque respect dû à sa vie privée ou à sa liberté dans l’espace public. Ce respect ne réapparaît que lorsqu’il ôte son uniforme, cessant dès lors de représenter l’État, pour « redevenir » un citoyen. Le paradoxe tient ici dans le fait que c’est en dissimulant son visage, chose interdite dans l’espace public depuis la loi de 2010, que le soldat transgresse la règle de la quasi-disparition du citoyen singulier par l’uniforme lorsqu’il est au service de l’État. L’exigence de l’engagement et de la disponibilité permanente du militaire en opération l’enferment dans la sphère étatique, emmurée d’obligations multiples et ignorant les libertés qui sont réduites au strict minimum : la barrière territoriale (de la caserne, du camp) marquait nettement la frontière avec l’espace public, les nouvelle technologies conduisent à en brouiller les contours.

La volonté d’exposer à la vue du public des photographies postées sur tel réseau social affaiblit autant la partition spatiale de l’espace que le désir frénétique de se procurer et de publier des clichés de personnalités dans leur intimité. Le souhait de se revêtir de costumes religieux jugés radicaux immédiatement identifiables remet autant en cause la délimitation entre le public et le privé que le refus de montrer son visage dans l’espace public, comme si celui-ci était une sorte d’excroissance de la sphère privée susceptible de bénéficier du même niveau de protection. La frontière territoriale s’efface au profit d’une multitude de frontières subjectives difficiles à protéger juridiquement.

La question posée est donc celle de la permanence du modèle moderne et territorial de la protection des libertés.

 

 

B. Menaces sur la liberté des Modernes ?

 

La remise en cause des frontières entre les trois périmètres – étatique, public et privé – fait-elle peser une menace sur la conception moderne des libertés et, ce faisant, sur la protection juridique dont jouissent les sujets de droit ? Deux pistes peuvent être envisagées : celle de la persistance de la liberté des Modernes sans la spatialisation, et celle d’une véritable mutation et de leur disparition progressive.

La première orientation consiste à considérer que le périmètre du « privé », donc de l’autonomie du sujet, est parfaitement compatible avec une déspatialisation du droit des libertés. Les notions de sphère et d’espace peuvent être réinventées : elles ne seraient plus définies à partir d’un critère territorial, mais à partir de ce que chaque acteur décide de verser ou de mettre dans tel ou telle catégorie : « privé », « public » (ou « social ») et « étatique ». Le « privé » peut être pour tel acteur une exhibition de son corps dénudé ou de ses épanchements intimes, pour tel autre, une extrême pudeur et une garde extrêmement avancée jusqu’à l’isolement ou à l’érémitisme. L’« étatique » (la neutralité, la laïcité) voit également son périmètre varier en tenant le plus grande compte de la subjectivité de l’agent au service de l’État : prise en considération de sa religion, de ses habitudes alimentaires, etc., dans la limite d’« accommodements raisonnables » (Bouchard et Taylor). Si le privé et l’étatique sont affectés d’un fort coefficient l’élasticité ou de viscosité pour tenir compte des subjectivités différenciées, cela ne remet pas en cause ces notions par elles-mêmes : elles ne sont simplement plus définies en vertu d’un critère principalement spatial. Entre ces deux sphères aux apparences désormais passablement baroques, l’espace public resterait normé par l’usage, la civilité, l’urbanité, dont les contours incertains s’adapteraient en permanence à ceux, non moins incertains, des deux sphères qui l’entourent.

Cette présentation optimiste rencontre toutefois un obstacle qui est propre au domaine juridique : l’exigence d’un minimum de stabilité pour offrir un niveau incompressible de sécurité juridique. La complaisance avec laquelle telle personnalité publique laisse exposer sa vie privée dans les journaux à scandale réduisent drastiquement – ainsi en décident les juges – sa capacité à s’offusquer soudainement lorsqu’est évoquée telle affaire déplaisante pour son image. La stabilité du comportement est mère de la sécurité juridique.

La seconde piste, moins optimiste, consiste à suggérer que si les frontières spatiales cessent de protéger la sphère privée comme le sanctuaire de l’autonomie et l’espace public comme le lieu de l’usage et de la civilité, on risque de voir éclore des règles « continues » de comportements, c’est-à-dire des principes, maximes et prescriptions qui dictent les manières d’agir dans tous les moments et dans les espaces de la vie. De même que le moine cistercien, au Moyen Âge comme aujourd’hui, est soumis à une règle en permanence et dans tous les périmètres dans et hors de sa clôture, le citoyen post-moderne se verrait soumis à des règles lui prescrivant un comportement (quel qu’il soit) dans l’intimité de son couple, dans ses relations avec ses proches ou ses collègues, dans la rue, dans ses réactions sur la toile, etc. Ces règles pourraient parfaitement être adoptées de manière honnête et honorablement démocratique, elles n’en demeureraient pas moins illibérales en ce qu’elles remettraient en cause la stricte auto-nomie du sujet dans sa sphère privée. La prolifération des chartes, des règles « de bonne conduite », des exigences déontologiques, qui se passent de toute partition spatiale, que certains voudraient voir envisagées par le législateur et sanctionnées par le juge, est un indice significatif du recul de la liberté des Modernes. Le recours à des concepts qui traversent le mur de l’autonomie du sujet tels que la dignité humaine ou l’ordre public immatériel en sont des prolongements manifestes. Autant de règles avec lesquelles les juristes soucieux des libertés sont mal-à-l’aise, car elles informent principalement sur ce que tel juge considère à un moment donné comme le « bien » ou comme le « mal ». Bref, une post-modernité faisant bon marché de la Modernité et de l’une de ses grandes inventions : la partition de l’espace comme garantie de la liberté.

 

 

 

 

 

Cette partition spatiale née au XVIe, qui a prospéré sur les décombres des distinctions sociales chères à l’Antiquité (citoyen, étranger, esclave) et au Moyen Âge (clerc, noble, laboureur) est-elle en train de disparaître ? L’effacement des frontières lié notamment aux nouvelles technologies invite à le penser.

La conception spatiale des libertés sur laquelle repose notre conception des droits fondamentaux peut-elle résister à cet affaiblissement des frontières spatiales ? Dans une version optimiste, on peut y voir une simple évolution : les espaces demeureraient, mais les frontières seraient dessinées subjectivement par les acteurs, ce qui fragilise toutefois la sécurité juridique. Dans une version pessimiste, on peut appréhender une véritable mutation : les espaces disparaitraient et les libertés modernes avec eux, laissant place à des règles de comportement continues, assises sur une morale objective.