I. La rencontre avec Marx

 

Il n’y a pas si longtemps, les Éditions Donzelli publiaient certains écrits inédits de Norberto Bobbio (1909-2004) sur le marxisme théorique et sur le jeune Marx – textes qui ont été rédigés, presque sans interruption, entre 1946 et 1991.

Nous voudrions commencer par mentionner certaines analyses du penseur libéral et laïc formulées au cours de différentes journées d’études et qui ont ensuite été pour partie résumées dans sa Préface aux Manuscrits de Karl Marx. Lors d’un exposé donné à l’Institut philosophique de Turin en janvier 1949 −, Bobbio s’arrête sur une suggestion de son collègue Nicola Abbagnano concernant le sens culturel et philosophique du romantisme. Abbagnano soutenait que le romantisme est un mouvement caractérisé par le rôle métaphysique de la « révélation », ainsi que par la « tradition ». Dans le cadre de cette discussion, Bobbio rappelle non seulement que la pensée marxiste se situe dans un horizon post-romantique, mais encore que, en raison de sa conception fondamentalement matérialiste de l’histoire – pour citer le célèbre philosophe marxiste italien Galvano della Volpe −, Marx se propose de mettre « fin à la philosophie ».

D’après Bobbio, la doctrine marxiste constitue l'une des plus radicales glorifications du « fini » (finito). Le philosophe turinois y insiste : pour Marx, « il ne peut pas y avoir d’identité entre le fini et l’infini, puisqu’il manque un de ces deux termes », étant donné que sa philosophie constitue un acte de réduction de tout le réel à l’espace naturaliste de la finitude. Comme il arrive à H. Kelsen de l’affirmer – Kelsen dont Bobbio était un lecteur attentif −, Bobbio croit que le jeune Marx se situe en partie dans le sillage du droit naturel, revisité toutefois dans une perspective dialectique, par opposition aux intentions métaphysiques du dernier romantisme, qui soutiendrait la thèse d’une absorption de l’être dans la pensée.

Pour Marx, selon Bobbio, l’histoire doit être revue. L’histoire réelle n’est autre qu’une histoire imparfaite indigne de l’homme ; une « préhistoire » qui sacrifie les derniers, autrement dit les plus faibles. Bobbio donne à penser que les « Lumières marxistes » – ce qu’il nomme « illuminismo marxista » – se nourrissent de la méthode hégélienne, en la libérant cependant de son caractère mystique. Bien plus tard, dans un ouvrage de 1997, Bobbio affirmera dans le même sens que ces Manuscrits « représentent avant tout la libération de la conscience critique relativement au vice hégélien de l’abstrait, produit de la dialectique spéculative ou idéaliste ».

Mais il s’agit là également de l’adhésion convaincue à une méthode, à la dialectique de la négativité comme principe moteur et générateur. Cela revient à dire que « le ressort de l’histoire est la négativité », un processus dont le rythme est identifiable dans le passage de l’aliénation à la suppression de l’aliénation – en somme, un rythme dialectique. Ce que Marx critique chez Hegel, ce n’est pas le « mouvement », mais le résultat. L’anti-romantisme de l’auteur du Capital consiste autant dans sa « critique de Hegel » que dans l’affirmation de la conviction que le philosophe idéaliste allemand a découvert le mouvement de l’histoire. Lisant Marx, Bobbio ajoute que, chez Hegel, le mouvement de l’histoire deviendrait mouvement de la conscience de soi : elle serait dialectique de la pensée pure ayant pour objet l’homme en tant qu’auto-conscience. Or, selon Bobbio, le point le plus fascinant des Manuscrits réside dans la tentative marxiste de convertir la dialectique mystifiée en dialectique réelle, autrement dit dans la recherche d’une nouvelle conception de l’homme abolissant la philosophie. En somme, l’homme théorétique de Hegel se trouverait remplacé par l’homme réel : un homme qui « pose des objets » et qui est en même temps « posé par des objets ». Un homme qui n’est pas encore un homme, mais qui serait en phase d’humanisation si l’actuelle préhistoire (gouvernée par la « métaphysique capitaliste » et par l’hégémonie bourgeoise) était abolie, et si la personne aliénée se réappropriait sa propre humanité.

Bobbio écrit que Marx, dans son œuvre de 1843, prenait déjà ses distances par rapport à la méthode spéculative de Hegel qui consistait à « transformer une proposition empirique en une proposition métaphysique ». Marx hérite de Hegel le thème de l’aliénation, lequel est central dans la réflexion marxiste : le travail est aliéné, et cette aliénation – à la base de toute autre aliénation − provoque l’aliénation totale de l’homme. Le travail aliéné appartient au propriétaire. De ce fait, la libération de l’homme est la libération par la propriété. Puisque la propriété est l’aliénation de l’homme, l’émancipation des ouvriers (c’est-à-dire des non-propriétaires) correspond à l’émancipation totale de l’homme, la reconstitution de l’homme dans sa totalité. En définitive, rappelle Bobbio, le communisme est la réappropriation totale de l’homme, le retour de l’homme à lui-même, par l’élimination de l’aliénation du travail générée par la propriété privée des moyens de production. En termes hégéliens, ce processus correspond à la négation de la négation. Cependant, ce n’est pas un dépassement dans l’idée, mais bien dans la réalité : la synthèse d’une dialectique non plus mystifiée, mais réelle. Et Bobbio de clore son propos en ajoutant que Marx propose deux réorientations importantes : le renversement de la théorie en pratique et le matérialisme historique en vertu duquel « la religion, la famille, l’État, le droit, la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des moyens particuliers de la production qui relèvent de sa loi universelle ».

Pour clore cet aperçu de la lecture du « jeune » Marx par Bobbio, prenons acte du fait qu’il adopte une position critique envers le marxisme : il n’a jamais accepté la conception « eschatologique » de l’histoire et le messianisme révolutionnaire qu’il pensait y déceler. Toutefois, cette critique ne l’a pas empêché de reconnaître sa dette envers le marxisme. Comme il le souligne dans Politique et culture (1955), Bobbio a appris en effet, grâce à lui, à « voir l’histoire du point de vue des opprimés ». Beaucoup plus tard, il approuvera la pensée de Jon Elster, selon laquelle s’il est « impossible d’être aujourd’hui moralement et intellectuellement marxiste au sens traditionnel du terme », il est en revanche « possible d’être marxiste d’un point de vue plutôt différent », dans la mesure où « la critique de l’exploitation et de l’aliénation reste essentielle ». Bobbio s’est toujours montré sensible à la « question ouvrière », et il ne s’est jamais senti à l’aise avec le grand récit de l’économie libérale que les Italiens qualifient de libériste. C’est probablement aussi pour ces raisons qu’il a ressenti le besoin, dès les années 1950, de se confronter aux plus éminents intellectuels italiens de la gauche communiste. Il partageait avec eux la même indignation concernant la question sociale, même s’il n’approuvait pas, comme nous le verrons, leur façon de la résoudre.

 

 

II. La confrontation avec les marxistes dans les années 1950

 

La position philosophico-politique de Bobbio, basée sur une approche empirique, ressort progressivement des pages de Politique et culture. Ce « texte exemplaire de philosophie civile » représente la première tentative sérieuse de dialogue avec la Weltanschauung des intellectuels communistes, alors influents, comme Bianchi Bandinelli, Galvano Della Volpe et Palmiro Togliatti, alias Roderigo di Castiglia.

On peut soutenir que, vingt ans avant John Rawls – dont il appréciera la pensée −, la perspective dite « lexicale » de la hiérarchie des principes était déjà soutenue par Bobbio et exprimée en style libéral, en conférant priorité au principe d’égales libertés par rapport au principe qui règle les inégalités économiques et sociales. Cette perspective fut interprétée par Bobbio comme une sorte de rempart inspiré des Lumières face à une lecture philosophique de l’histoire à sens unique alors dominante.

Bobbio s’inspire ici, avant tout, du contenu de deux appels lancés par la « Société européenne de la culture » au cours de la première Assemblée générale ordinaire qui s’est tenue à Venise en 1951. Il s’appuie notamment sur l’opposition de deux options : d’un côté, l’idée d’une culture politisée (asservie aux caprices des politiques) et, de l’autre, l’idée d’une culture apolitique (c’est-à-dire indépendante du contexte historique et social dans lequel elle s’exprime, l’homme cultivé se consacrant à une activité vide et abstraite, spéculative et non positive). Ces deux options suggèrent à Bobbio l’élaboration d’un de ses couples d’oppositions les plus célèbres centré sur le rapport entre la politique de la culture (il théorise par là sa forte réticence vis-à-vis de toute forme de subordination intellectuelle au pouvoir politique) et la politique culturelle (considérée quant à elle comme nuisible envers la culture même, telle une fermeture inhumaine envers l’autre et ce qu’il pourrait dire).

La première, la politique de la culture, se nourrit de la liberté comprise comme « non-empêchement », à savoir une absence d’empêchements externes : une culture libre signifie alors une culture non empêchée. La deuxième, la politique culturelle, serait viciée par les logiques de l’empêchement ou de l’interdiction, et par une orientation partisane qui opprime la liberté et nuit à l’idée même d’esprit critique. En ce sens, on peut dire que Lénine a délibérément fourni un exemple d’antithèse à l’esprit critique : en menant une guerre acharnée contre le « social-réformisme bourgeois » représenté par Edvard Bernstein, il identifie dans le nouveau souffle réformateur au sein du socialisme, non pas l’application de la « liberté de critique », mais « une nouvelle forme d’opportunisme ». Quant à la politique de la culture, elle se déploie parallèlement à la politique ordinaire ; elle n’est pas neutre au sens nihiliste ou désintéressée, mais impartiale. Cela s’éclaire à partir du moment où nous ne sommes pas prêts à renoncer à « l’aiguillon du doute », à la « volonté de dialogue », à l’« inquiétude de la recherche », au « scrupule philologique », à la reconnaissance du « sens de la complexité des choses ». La politique de la culture naît donc de la rencontre dialogique entre des personnes mues par le même souci de compréhension mutuelle.

L’approche de Bobbio, qui se situe dans le sillage de la tradition des Lumières – et que l’on ne peut assimiler sérieusement à un certain « fanatisme du désenchantement » –, a été critiquée non seulement par la gauche, mais également par la droite intellectuelle. La gauche marxiste, cela est su, considérait la « liberté civile » comme une « liberté bourgeoise ». C’est ainsi que Della Volpe et Bianchi Bandinelli soutenaient que cette « liberté » est liberté de la nouvelle classe bourgeoise émergeante et se résume en la liberté d’entreprendre et en l’essor de la nouvelle image du self-made man contre les institutions féodales, le caractère théocratique et omniprésent de l’État absolu, et ce dans l’espoir d’universaliser un principe d’humanité. En d’autres termes, la liberté civile ne serait en réalité rien d’autre que l’invention d’un nouveau privilège, d’un ultime argument qui assoirait la domination de l’homme sur l’homme. Selon les mots mêmes de Della Volpe,

 

… les libertés civiles revendiquées par la doctrine libérale prétendaient représenter des valeurs universelles, alors que ce sont des valeurs de classe, représentant l’idéologie individualiste ainsi que les intérêts économiques égoïstes de la classe bourgeoise.

Pour le citer encore :

La liberté de l’individu de classe est illusoire, puisque celle-ci est une « jouissance occasionnelle », c’est-à-dire (et c’est une véritable contradiction en soi) : […] une liberté de hasard.

 

Or, selon Bobbio, il apparaît au contraire que l’identification entre la doctrine de l’État libéral et l’idéologie bourgeoise est inappropriée. Cette dernière introduit une liberté qui constitue comme un fruit mûr de la civilisation, « une des conquêtes que l’humanité devra intégrer et enrichir, qu’elle ne devra pas laisser se disperser, car revenir en arrière signifie barbarie ». Précisons que, pour Bobbio, la liberté est « Liberté » avec un « L » majuscule, car elle est encadrée par la Raison. Il réactualise la signification rationaliste des Lumières (la liberté libérale) qui ne forme qu’un avec l’esprit critique. Cette réactualisation a pour fond la tension inévitable du chemin de l’idéal et celui, parallèle, du réel, approximativement entendue selon le sens que lui donne Giovanni Sartori dans son grand ouvrage classique Démocratie et définitions. Bobbio ne pouvait accepter la position marxiste qui donne pour lieu unique de la liberté la volonté collective d’une classe qui commanderait à l’exclusion de toute autre.

En outre, à cet autre communiste qu’est Bianchi Bandinelli – qui lui objectait la condition de privilègiés dans laquelle se trouvent les nouveaux libéraux −, Bobbio répond de façon cohérente que les libéraux d’aujourd’hui ont oublié d’être libéraux mais sont au contraire devenus des conservateurs et qu’ils pourraient sans problème être remplacés, alors que la valeur « universelle » de la liberté des Modernes reste en revanche irremplaçable. Chez Bobbio, cependant, toute distinction entre progressisme et conservatisme s’estompe à l’aune du bien suprême qu’est la Liberté comme non-empêchement. Si l’on entend la liberté selon son acception libérale, il n’est pas concevable – affirme Bobbio – qu’un groupe d’hommes ou un foyer de pouvoir puisse en mobiliser le potentiel ou en épuiser la valeur. La liberté, dans la pensée de Bobbio, est aspiration à une continuelle reconnaissance de la dignité humaine. À l’époque moderne, la contribution historico-théorétique du « bourgeois » ne peut donc pas être oubliée. En bref : si le bourgeois contemporain porte un vêtement pré-moderne de l’Ancien régime correspondant à l’époque, on ne peut pas en rendre le libéralisme coupable, ni même les pères fondateurs.

Concernant cette fois la critique de « droite », on peut évoquer en particulier Girolamo Cotroneo et sa ligne ouvertement « historiciste », mais libérale (un libéralisme ayant comme présupposé épistémologique une orientation reprise à Benedetto Croce). Vingt ans après la célèbre discussion que l’on vient d’évoquer, Cotroneo reprochera à Bobbio d’avoir dialogué trop et inutilement avec les communistes et d’avoir argumenté à un niveau pour le moins abstrait, en partant d’une conviction erronée concernant l’« existence d’un plan de valeurs universelles et définitives, d’un “devoir-être” séparé du plan historique de l’“être” ». Cotroneo accuse même Bobbio d’avoir affronté timidement l’idéologie communiste comme s’il avait été « dominé par l’envie et la volupté de se convertir ». Enfin, il lui reproche également de ne pas avoir utilisé des instruments conformes au libéralisme moderne, en se soumettant dangereusement au noyau normatif de la perspective marxiste. Or, contre les critiques de Cotroneo, on peut soutenir que le libéralisme de Bobbio, modelé par le contenu « négatif » de la liberté, ne devrait pas être confondu avec une forme de soumission idéologique, doctrinale ou même psychologique, vis-à-vis du progressisme de gauche. Au contraire, son attitude d’ouverture était inscrite dans une forma mentis sensible, d’une certaine manière, aux valeurs substantielles professées par le communisme doctrinal.

Chez Bobbio, en effet, la justice sociale n’est pas un « mirage » au sens du néolibéralisme de Friedrich Hayek. Pour le philosophe turinois, le minimal State, que ce soit dans l’ancienne version (« gardien de nuit » à la Herbert Spencer) en tant que droit d’ignorer l’État, ou dans la nouvelle version (l’État minimal de Nozick), est non seulement contre-productif sur le plan social, mais encore inacceptable sur le plan humain. Le critère en la matière réside chez Bobbio en un tournant lexical qui permet de hiérarchiser les « différentes conceptions de la liberté » : une hiérarchie qui permet à la liberté libérale (la liberté par rapport à) d’avoir un caractère prioritaire sans perdre pour autant de vue les autres formulations. Pensons, par exemple, à la compréhension démocratique (chère au Jean-Jacques Rousseau de Della Volpe) de la liberté, à savoir dit « le pouvoir de se donner à soi-même des règles et de ne pas obéir à d’autres règles qu'à celles que l’on s’est à soi-même données », ou encore à la formulation de la liberté comprise comme pouvoir (que préféraient Roderigo di Castiglia et tous les communistes), c’est-à-dire la liberté de, celle du faire, tournée vers l’augmentation des opportunités plutôt que vers la réduction des obstacles : Bobbio ne repousse ni la liberté démocratique (autonomie), ni la liberté socialiste (pouvoir). Au contraire : il veut les tenir ensemble ou les concilier dans un scénario constitutionnel idéal, qui permettrait de placer au centre l’imprescriptibilité des droits « négatifs » (l’aspect libéral), ainsi que les techniques et les méthodes, tout en ayant promouvant l’autonomie législative (la dimension démocratique) et le pouvoir sans cesse révisé d’être libre au sens socialiste (ce que nous pourrions appeler la dimension socialiste).

Une possible synthèse de la pensée politique de Bobbio ressort de ces analyses : elle apparaît comme une pensée libéral-démocratique à tendance sociale qui entre dans le cadre idéologique défini par le mouvement que les Italiens appellent « actioniste », c’est-a-dire issu du Parti d’Action (Partito d’Azione). Le noyau normatif du libéralisme de Bobbio ne plonge pas ses racines dans une réalité de fait et ne laisse pas enfermer dans les mailles désormais conservatrices de la bourgeoisie ou d’une classe quelconque. De manière provocatrice, on pourrait dire qu’il présente une approche que l’on peut désigner comme « métapolitique », très éloignée, par conséquent, du libéralisme ironique du philosophe pragmatiste américain Richard Rorty, pour lequel le projet rationaliste et universaliste du libéralisme moderne est circonscrit dans une tradition culturelle contingente. Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus confondre la vision « métapolitique » du philosophe turinois avec la religiosité spiritualiste du libéralisme de Croce.

L’approche de Bobbio devrait être comprise, selon nous, sous un angle que l’on peut qualifier d’anti-romantique dans ses principes fondamentaux (liberté négative comme non-empêchement / politique de la culture), tout en se différenciant très nettement, par exemple, de la « troisième voie » du New Labour de Tony Blair et de son théoricien, le sociologue Anthony Giddens. Elle devrait également être lue de manière historiciste et ouverte sur le plan des valeurs, qu’il jugeait comme étant lexicalement ordonnées (liberté démocratique comme non-obligation et liberté positive comme pouvoir).

Son libéralisme, en somme, est un libéralisme éthique et du devoir-être, situé non pas tant dans le cadre des distinctions du libéralisme de Croce mais dans un horizon kantien et, nous l’avons vu, fort éloigné du contenu révolutionnaire d’une liberté dite « virile » au sens communiste. Bref, sa politique de la culture se pose comme ayant une valeur a priori, valeur qui doit être confirmée dans un arrangement institutionnel et juridique. Il s’agit d’une valeur individualiste que la « raison des modernes » a découverte et qu’elle a transmise à des héritiers qui portent plus ou moins dignement cet héritage.

 

 

III. La Confrontation avec les marxistes dans les années 1970

 

Nous en arrivons au troisième et ultime moment du rapport controversé de Bobbio avec le marxisme, qui commence à partir de la moitié des années 1970 avec son célèbre essai intitulé : Quel socialisme ?

Cette étape est peut-être la plus « désenchantée », surtout comparée aux positions exprimées vingt ans auparavant, encore pleines d’espoir et de possibilités ouvertes. Plus précisément, cette période est celle où Bobbio défend la thèse de l’inexistence d’une théorie marxiste ou marxienne de l’État. Pour autant, il ne serait pas exact d’affirmer que cet épisode n’a aucun rapport avec les analyses qu’il avait formulées dans les années 1950. L’essai intitulé « Encore du stalinisme : quelques questions de théorie », publié en 1956, contenait déjà sans doute des éléments du débat ultérieur, avec des arguments solides. Un évènement historique et politique d’une énorme importance offrait alors l’opportunité à Bobbio de reprendre d’un point de vue analytique la thèse du caractère unilatéral de la philosophie de l’histoire d’inspiration marxiste. En effet, le Secrétaire Général Khrouchtchev, dirigeant communiste autorisé à instiller de la vérité à l’intérieur de la science marxienne, avait soudain dévoilé, selon Bobbio, un fait connu de tous, excepté des communistes, à savoir que la dictature du prolétariat qui, dans les textes officiels ne s’envisageait pas comme une forme de tyrannie (mais comme la dissolution progressive des contraintes et violences faites aux hommes au bénéfice d’une paix sur terre imminente), s’était, dans la pratique stalinienne, transformée en barbarie et, à proprement parler, en tyrannie. L’utilisation du critère empirique, introduit par Khrouchtchev, a créé de la confusion et un embarras compréhensible. Bobbio en conclut à un premier échec de la doctrine : la tyrannie présente lors de la phase transitoire de la dictature du prolétariat n’est pas pensée dans la théorie marxiste. L’utopisme révolutionnaire, la légèreté du procédé déductif marxiste qui en découle en lien avec le postulat d’une extinction progressive (et donc anti-bakounienne) de l’État, de son monopole de la force militaire et des structures politiques gouvernementales – toutes ces limites poussent Bobbio, dans les années 1950 déjà, à déclarer l’insuffisance de la théorie politique marxiste. Pour lui, il y a en effet deux grands thèmes classiques de la théorie politique : d’une part, la façon de conquérir le pouvoir et, d’autre part, la façon de l’exercer. Si le marxisme a concentré son attention sur le premier aspect, il est passé à côté du second.

Revenons donc à l’essai de 1976, Quel socialisme ?. Sa nouveauté tient à un contexte politique et idéologique en partie inédit : la nouvelle génération communiste est disposée à dialoguer de façon critique avec les convictions libérales-démocrates de Bobbio. L’écart entre le philosophe de Turin et ses interlocuteurs se réduit donc : les intellectuels marxistes qui reconnaissent que la dictature du prolétariat et la théorie de l’extinction de l’État demeurent valides sont beaucoup moins nombreux que dans les années 1950.

Le point en débat, on l’a déjà suggéré, est celui du traitement de l’exercice du pouvoir au sein de la doctrine marxiste. En effet, la conception réaliste de Marx et de Engels, mais aussi, en un sens, celle de Lénine, n’aborde pas la question – toute aussi importante que celle de la conquête du pouvoir – du mode de gestion et d’exercice du pouvoir recherché. Le marxisme rendrait donc prioritaire la question de savoir « qui » gouverne relativement à celle de savoir « comment » gouverner. Pour Marx, la dimension du « politique » est en soi négative : une classe commande et elle commande toujours en obéissant exclusivement aux intérêts de ses propres membres. Tel est le politique selon cette conception dite réaliste. Afin de dépasser le politique, il faut collectiviser les moyens de production et, en même temps, accomplir des actes « politiques » et révolutionnaires qui puissent provoquer la dissolution de l’État. Ce point manifeste pour Bobbio que la conception réaliste, chez Marx, est liée de façon originale à une utopie révolutionnaire, celle-là même qui rend la théorie marxiste de l’État insuffisante, lacunaire, voire véritablement inexistante.

Concernant les contributions au débat, retenons ici, parmi d’autres, les contributions de Cerroni, Settembrini , Diaz, Vacca et Ingrao, intéressantes pour comprendre le contexte des interventions de Bobbio, et la manière dont il précise son diagnostic sur le marxisme.

Umberto Cerroni − dont personne, souligne Bobbio, « ne peut douter de [l’]intransigeance marxiste et de [l]a fidélité au parti », même si ses critiques à son égard sont loin d’être marginales – partage amplement les thèses du philosophe turinois, en identifiant lui aussi parmi les causes principales de l’inexistence d’une science politique marxiste, en premier lieu « l’aplatissement économiste subi par le marxisme » et, en second lieu, « la réduction politique-pragmatique qu’il a enregistrée par la suite ». La conséquence de ces lacunes, ajoute-t-il, se mesure à l’indifférence de la culture marxiste envers la théorie politique et la théorie du droit. Cerroni, pour sa part, défend un modèle de démocratie centré sur une combinaison entre dimension « représentative » et dimension « directe » afin d’accroître toutes les libertés offertes à l’homme. Cette tentative de socialisation du pouvoir s’accompagnerait d’un processus menant à la collectivisation des moyens de production. Sur ce point, Cerroni voit dans les argumentations de Bobbio une conversion du fait empirique (« la constatation qu’à travers la méthode démocratique le socialisme n’a jamais été atteint démontre de graves limites de la démocratie politique ») en une prescription normative, destinée à interrompre le rythme et les changements potentiels de l’histoire.

L’essai de Domenico Settembrini quant à lui a plutôt pour objectif de trouver les racines anthropologiques du socialisme marxiste et d’en désapprouver les conséquences. L’auteur souligne qu’à la base de chaque idéal politique se trouve une conception de l’homme. Selon lui, l’idée d’un « socialisme libéral » qui améliorerait sur un mode réaliste les conditions des personnes démunies se fonde sur une anthropologie sceptique, ou « la possibilité que l’homme en tant qu’espèce ne puisse jamais larguer les amarres de la base animale dont il provient pour s’élever vers un transhumanisme, une palingénésie totale ». Traduit politiquement, cela signifie, selon Settembrini, que si un libéralisme, même très imparfait, est possible sans démocratie ni socialisme, en revanche la démocratie et le socialisme sans libéralisme sont absurdes. Si, pour appliquer le libéralisme, il faut « socialiser » les libertés bourgeoises et maintenir une perspective de socialisme libéral, il est vrai également qu’en faisant abstraction de ces dernières, on ouvre la voie aux régimes totalitaires. Le socialisme marxiste veut donc bouleverser la nature humaine et la transformer, changer radicalement l’homme et son histoire. Le socialisme libéral recherche le consensus des intéressés en procédant progressivement. Le socialisme révolutionnaire, « la plus dangereuse négation de l’homme », correspondrait à un moment totalisant mené par quelques hommes qui auraient la prétention de connaître le bien du peuple.

Quant à Furio Diaz, il soutient que le modèle de démocratie représentative défendu par Bobbio, bien qu’il se présente comme une élaboration intellectuelle globalement plus solide, plus cohérente et plus apte à garantir certaines exigences fondamentales de liberté politique et civile, comporte aussi des limites : il faudrait veiller à ne pas en cristalliser les formes, à ne pas en faire un mythe. Diaz conclut que la voie à suivre serait l’utilisation d’un empirisme rationnel dont le but serait de remplir de nouveaux contenus (notamment sociaux) ce à quoi renvoyaient les vieilles formules.

Un autre protagoniste important de ce débat autour du marxisme est le spécialiste de Gramsci Giuseppe Vacca. Même s’il partage largement les thèses de Bobbio, il critique tout d’abord sa « conception technologique de la démocratie, qui fait abstraction de l’histoire », et souligne en outre l’impossibilité de concilier la forme libérale-démocrate avec la forme marxiste (intégralement « politique ») de l’État.

Enfin, un autre acteur important de la mouvance marxiste, Pietro Ingrao, conduit également Bobbio à préciser ses vues, en lui faisant remarquer que, entre le patron et l’ouvrier des usines Fiat, il n’y a pas vraiment d’égalité de vote. En effet, Ingrao soutient que pour mettre sur le même plan patrons et ouvriers Bobbio a dû faire abstraction de leur position respective dans le mécanisme productif : il a dû les « considérer dans leur rôle abstrait de citoyens ». Ingrao met de plus en question la légitimité de garantir des conditions égales à ceux qui détiennent le pouvoir social et sont en réalité cause d’inégalité, d’exploitation et accentuent les limites mêmes de la démocratie politique. Il interroge également la possibilité d’un changement de régime social.

Revenons à Bobbio. En référence à son Quel socialisme ?, il analyse trois perspectives fondamentales de la méthode démocratique comme autant d’éléments à privilégier : la perspective « éthique », la perspective « politique » et, enfin, la perspective « utilitariste ». Il s’efforce de montrer que ces trois approches sont d’autant plus valides dans une société socialiste. Si la perspective éthique de la méthode démocratique consiste en cette liberté qui veut que chacun doit obéir à la loi qu’il s’est prescrite, c’est-à-dire la liberté en tant qu’autonomie, tout cela est « d’autant plus vrai » dans une société socialiste qui recherche l’émancipation de l’homme par rapport à toutes ses servitudes historiques. La perspective politique consiste quant à elle à reconnaître dans la méthode démocratique la solution la plus sûre par rapport à l’abus de pouvoir. Cela est aussi, selon Bobbio, « d’autant plus vrai » dans une société socialiste, où économie collectivisée rime avec économie d’État. Les abus de pouvoir, en effet, sont plus faciles, soutient-il, lorsque le pouvoir est concentré dans peu de mains. Pour finir, la perspective utilitariste selon laquelle la démocratie est préférable à l’autocratie parce que l’on considère que les meilleurs interprètes de l’intérêt collectif sont ceux qui sont eux-mêmes concernés constitue une perspective « d’autant plus » prometteuse dans une société qui se nourrit du sens de l’horizontalité et de l’égalitarisme.

Les titres de chacun des essais contenus dans Quel socialisme ? se terminent tous par un point d’interrogation. La question chez Bobbio prend une importance philosophique égale à celle que le philosophe tchèque Jan Patočka développe dans son interprétation particulière de Socrate : si, comme l’écrit Patočka, « la question naît du non-savoir, parce que dans le savoir achevé il n’y a pas de questions », il est clair que le discours de Bobbio témoigne d’une quête de vérité, qui s’exprime dans une formulation méthodologique faisant de l’incomplétude la réponse pluraliste aux manifestations unilatérales du « certain » et de ce qu’il faut penser. Toutefois, presque simultanément à la publication de Quel socialisme ?, Bobbio se risque à une très brève réponse sur le sens idéologique du socialisme. Il soutient, en effet, que « le socialisme, dans toutes ses incarnations différentes et contrastées, signifie avant tout une chose : plus d’égalité ». Et il va jusqu’à considérer l’idéal socialiste supérieur à l’idéal libéral, ce qui ne manqua pas de susciter de multiples polémiques.