L’objectif de cette étude est de mieux cerner la pensée politique et juridique de Noberto Bobbio dans le courant à la fois doctrinal et militant dont il se réclamait, celui du « libéralsocialisme » (liberalsocialismo) et du « socialisme libéral ». Universitaire, spécialiste de philosophie du droit, le jeune Bobbio fut aussi un membre précoce de l’éphémère (1942-1947) Parti d’Action (Partito d’Azione), ce parti atypique, constitué de nombreux intellectuels et universitaires, qui réunissait toute une nébuleuse antifasciste. Un très grand nombre de sensibilités s’y exprimaient, depuis des « libéraux » plus ou moins inspirés de Benedetto Croce jusqu’à des républicains jacobins. Ses matrices doctrinales les plus originales étaient toutefois représentées par plusieurs courants antifascistes antérieurs très spécifiques : d’abord, les proches, disciples ou héritiers de Piero Gobetti – un « libéral » inclassable, ami d’Antonio Gramsci et turinois comme le sera Bobbio – réunis dès les années 1920 autour de la revue La rivoluzione liberale ; ensuite, le groupe « Giustizia e Libertà » actif à Paris dans les années 1930 autour du socialiste en exil Carlo Rosselli, l’auteur de Socialisme libéral ; enfin, le groupe dit du « libéralsocialisme » qui s’était constitué indépendamment de « Giustizia e Libertà », au cœur de l’Italie fasciste, singulièrement à Pérouse et surtout à Pise autour des philosophes Guido Calogero et Aldo Capitini. Le jeune Bobbio, engagé dans la résistance à Turin après quelques flottements, connaissait Calogero et Capitini, ainsi que d’autres protagonistes du mouvement. Mon objectif ne sera pas toutefois ici de faire œuvre d’historien ou de sociologue de ces mouvements de résistance en général, et de la trajectoire biographique de Bobbio en particulier. Le propos sera plutôt d’essayer de comprendre comment sa pensée juridico-politique s’est construite dans cet horizon pour inventer finalement, au fil du temps et à l’épreuve de l’histoire, une position spécifique. Je montrerai que si Bobbio s’est toujours voulu en un sens fidèle aux idéaux du libéralsocialisme, qui entendaient articuler et promouvoir ensemble la « liberté » et la « justice », il a cependant cherché à tracer une voie propre, que l’on peut dire plus réaliste et désenchantée.

 

Bobbio, Calamandrei et la conception juridico-politique du « libéralsocialisme »

 

Bobbio a écrit de nombreux bilans du libéralsocialisme et des doctrines du Parti d’Action, qui sont autant de façons d’avancer ou de suggérer sa propre vision juridique et politique. À l’occasion du 50e anniversaire de la revue Il Ponte, fondée en 1945 par le philosophe et juriste Piero Calamandrei, revenant sur son passé, il souligne qu’il s’agissait là de « notre revue », c’est-à-dire de la revue « de ce groupe du Parti d’Action qui avait donné vie au mouvement libéralsocialiste ». Il rappelle en ce sens que dans un des tout premiers fascicules était paru l’essai du philosophe Calogero, « La licorne ou les deux libertés », écrit trois années auparavant et diffusé clandestinement. Il s’agissait là du « texte fondamental du mouvement », celui du libéralsocialisme, parce qu’il marquait une claire prise de distance vis-à-vis du libéralisme de Croce, en proposant un « libéralisme plus avancé » en ce qu’il « n’aurait plus dû dissocier l’idéal de la liberté et l’idéal de la justice ». Une telle articulation ou intégration des idéaux de liberté et de justice était de fait au cœur de l’ambition de la doctrine libéralsocialiste, suscitant un certain scepticisme de Croce, qui ne croyait pas en cette construction, et une polémique avec Calogero. En outre, Bobbio rend plus encore hommage à cette autre figure majeure qu’était Calamandrei, non seulement parce que celui-ci avait été le fondateur de Il Ponte, mais encore et surtout parce qu’il le considérait comme un de ses maîtres. Calamandrei faisait même partie à ses yeux des plus grands inspirateurs de la constitution républicaine d’après-guerre dans ce qu’elle présentait de meilleur en termes de justice sociale. Mieux qu’aucun autre, insiste Bobbio, c’est Calamandrei qui avait posé les bases les plus solides au plan juridique pour « notre mouvement ». En un sens, Calamandrei poursuivait certes le courant du « socialisme libéral » dans laquelle il disait voir « la formule essentielle de notre temps », et il se réclamait naturellement de Rosselli, parce que personne plus que l’auteur de Socialisme libéral « avait su indiquer dans la liberté individuelle la force vivificatrice du socialisme ». Reste que Bobbio ne minimise pas la spécificité de la pensée de Calamandrei, qui à ses yeux réside précisément dans son orientation nettement plus juridique, singulièrement dans sa justification des droits sociaux qui n’était pas au cœur du discours « socialiste libéral » de Rosselli.

Sur cette question cruciale des droits sociaux théorisés dans l’horizon « libéralsocialiste », Bobbio relève ainsi que, dans une page de son Journal datée du 20 février 1943, Calamandrei avait écrit : « Je crois que l’on doit franchement affirmer que la liberté ne veut pas seulement dire liberté juridique négative (de conscience, de publication, de réunion, de religion, etc.), mais veut dire aussi liberté économique positive (droit au travail, droit au logement, droit à l’assistance médicale, droit à l’assistance vieillesse, droit à l’école) ». Cette conceptualisation à la fois négative et positive de la liberté et de ses garanties juridiques trouve une autre formulation dans le commentaire par Calamandrei du livre Droits de liberté (Diritti di libertà) de Francesco Ruffini, réédité en 1946. Dans ce texte qui résonnait comme un hommage au professeur de droit et à la figure universitaire de l’antifascisme qu’avait été Ruffini – celui-ci avait refusé de jurer fidélité au régime fasciste –, Calamandrei affrontait avec clarté, souligne Bobbio, « le problème du nécessaire, et devenu urgent, greffage (innesto) de la tradition socialiste sur la tradition libérale », et il énonçait rigoureusement, ajoute-t-il, « le principe d’une nouvelle constitution qui aurait dû protéger non seulement les droits de liberté, mais aussi les droits sociaux ». Voilà pourquoi Calamandrei apparaît décidément bien à Bobbio comme un des fondateurs du libéralsocialisme dans sa version juridico-politique, et parmi ses propres inspirateurs intellectuels et politiques : « Nous devons substantiellement à Calamandrei la thèse qui, selon moi, est à la base de la pensée libéralsocialiste, selon laquelle les droits sociaux non seulement répondent à l’exigence de donner réalisation à l’idéal de solidarité qu’il faut poser à côté de l’idéal de liberté, mais constituent la condition même de plein exercice des droits de liberté ». La thèse libéralsocialiste de l’indissociabilité entre liberté et justice, chère à Calogero, trouve ici une traduction dans la conséquence qu’en tire Calamandrei, à savoir que les droits de liberté et les droits sociaux sont étroitement liés entre eux. Et Bobbio de suggérer, en ce milieu des années 1990 – soit quelques années après la chute du Mur de Berlin –, que cette leçon, loin d’être périmée, reste plus que jamais d’actualité : « Il s’agit d’une thèse à réaffirmer chaque fois que la gauche de notre pays, tirée et désorientée par l’écroulement du système de “socialisme réel’’, semble l'avoir oubliée. » Il faudra revenir sur cette pique lancée par Bobbio à la gauche de son temps. Après l’effondrement du communisme, certains avaient parlé de la fin de l’histoire, de la dissolution de la critique du capitalisme portée par Marx. Or, le vieux Bobbio, lui, montre qu’il ne croit pas en cette fin de l’histoire : ce qu’il craint, c’est une dissolution du projet égalitaire de la gauche, inséparable de son combat pour les droits sociaux.

Cet hommage est aussi l’occasion pour Bobbio de mentionner sa première contribution à Il Ponte, en la situant dans le sillage pour ainsi dire physique de Calamandrei. L’article du jeune Bobbio était apparu en effet dans le fascicule d’août 1946, la seconde année de la revue, et se trouvait précédé d’un « bel article », se souvient-il, de Calamandrei sur le « privilège de l’instruction », qui soutenait qu’un tel privilège se traduisait aussi en un privilège politique, confirmant de la sorte sa thèse de fond selon laquelle « la reconnaissance d’un droit social est la condition nécessaire pour rendre les citoyens plus libres ». Quant à Bobbio, son article intitulé « Société close et société ouverte », sur lequel on reviendra bientôt, était consacré à un commentaire du célèbre ouvrage de Karl Popper qui venait de paraître, La société ouverte et ses ennemis. Le livre, rappelle le vieux Bobbio, est devenu un des « textes fondamentaux de la théorie démocratique » ; on pourrait ajouter qu’il s’agit aussi d’un des ouvrages majeurs de la pensée libérale du XXe siècle. Or, non seulement Bobbio persiste ici à revendiquer ses affinités avec Popper, mais encore il suggère que son combat pour la liberté cher à certains libéraux reste là aussi d’actualité, y compris en 1994, quand le philosophe des sciences, son contemporain, venait de disparaître : « En remémorant cet article à l’occasion de la mort du philosophe, j’ai évoqué à nouveau les batailles d’alors et je n’ai pas pu faire moins que de souligner que ce sont les batailles d’aujourd’hui. » De fait, la bataille pour la liberté des « libéraux », c’est aussi un des combats que mène alors Bobbio, moins du côté de la gauche cette fois, à laquelle il reproche surtout l’oubli de la question de la justice sociale, que du côté de la droite, alors qu’il juge que la droite italienne de Berlusconi constitue une grave anomalie, et qu’elle n’est pas libérale à strictement parler – on y reviendra. Enfin, on va voir bientôt pourquoi la conclusion de son témoignage est elle aussi éloquente, en hommage à la revue Il Ponte, c’est-à-dire Le Pont : « Nous sommes toujours sur ce petit pont. Mais qu’il est difficile de passer sur l’autre bord. » Le thème de la « difficulté » est justement au cœur de toute la pensée juridico-politique de Bobbio, dont il constitue un signe de fabrique singulier : difficulté d’accomplir les promesses de la démocratie, mais aussi – et, en un sens, indissociablement – difficulté d’accomplir les promesses de la gauche et de réaliser les aspirations légitimes du « libéralsocialisme ».

 

Quelle synthèse doctrinale pour le Parti d’Action ?

 

En un sens, on peut dire que Bobbio a été conscient très tôt de la difficulté de réaliser cette belle conciliation entre liberté et justice dont le « libéralsocialisme » était porteur. Mais il est vrai également que dans sa jeunesse, au temps de ses années militantes du Parti d’Action, il montrait plus d’optimisme quant à la possibilité de concrétiser cette synthèse. Un des textes les plus éloquents qui témoigne d’une prudence précoce est son compte-rendu du livre d’Augusto Monti qui prétendait éclairer la « réalité » du Parti d’Action, Realtà del Partito d’Azione. Bobbio aura toujours de l’estime pour Monti, disciple fervent de Gobetti, qui incarnait une forme complexe de « libéral-communisme ». Comme il le rappellera plus tard dans un hommage, Monti se voulait fidèle à « l’hérésie » libérale de Gobetti, croyait en une « démocratie des conseils » et même après la Seconde Guerre mondiale se disait à la fois « libéral » et partisan du Parti communiste italien. Si Bobbio ne fut pas un « libéral-communiste », mais un « libéralsocialiste » lucide, c’est à travers sa discussion précoce avec Monti, dès 1945, qu’il met en garde contre les facilités des synthèses plus théoriques que concrètes.

Dans cette recension – publiée dans « GL », c’est-à-dire « Giustizia e Libertà », le quotidien du Parti d’Action –, le jeune Bobbio explique que Monti s’est montré trop littéralement fidèle à la « fameuse formule crocéenne », qui veut que « le libéralisme comme principe éthique se détache du libéralisme comme facteur économique, et s’allie – ou mieux, pourrait aussi s’allier – avec une société à structure économique antilibérale (antiliberistica) ». Cela pourrait ouvrir la possibilité au moins théorique d’une conciliation entre libéralisme éthico-politique et communisme économique. Or, tout comme Calogero, le jeune Bobbio se méfie de cette approche du libéralisme de Croce reprise par le libéral-communiste Monti. Il la juge même « pleine de pièges », justement dans la mesure où « cette liberté qui plane sur la matière de l’économie pour s’attaquer au ciel des valeurs, n’est plus la liberté du libéralisme historique, de la Déclaration des Droits, et le communisme réduit au statut de système économique fongible n’est plus le communisme du Manifeste, qui a une tout autre substance qu’économique et une tout autre inspiration qu’utilitariste ». Alors que Monti veut définir la « réalité » du Parti d’Action, Bobbio lui objecte que sa reprise des catégories crocéennes ne lui permet pas de cerner celle-ci, et conduit même de façon dommageable, suggère-t-il, à des positions plus verbales que concrètes, bien éloignées du terrain de cette « réalité ». Par exemple, Monti prône une synthèse en affirmant que « dans la double adaptation à cette double inévitabilité, des libéraux aux communistes, des communistes à la liberté, gît le secret de la renaissance de demain ». Or, pour Bobbio, cette synthèse témoigne d’un effort avorté et d’un certain malaise, tout comme les deux formules complémentaires de Monti au plan politique : la première, qui parle d’un « communisme avec des méthodes libérales », n’irait guère plus loin que le « réformisme », tandis que la seconde, faisant du Parti d’Action la « voix de la conscience » du Parti communiste, transformerait l’organisation chère à Bobbio en un « club », la réduirait à une « prédication » d’intellectuels et de professeurs, quand son but devrait être de devenir au contraire une organisation de masses.

Mais alors, comment comprendre le Parti d’Action, et quelle devrait être sa devise ? Force est de constater que la réponse de Bobbio lui-même est alors assez nébuleuse, mais elle témoigne de son effort de construire une nouvelle synthèse dans la pratique elle-même :

 

Le Parti d’Action, en tant que parti, ne peut être une synthèse théorique : il est, pratiquement, une rencontre d’hommes qui ont compris les erreurs, ou peut-être plus simplement l’anachronisme (et voilà que réapparaît l’historicisme) de la démocratie bourgeoise, socialiste et libérale, ni libérale ni socialiste, et qui se retrouvent pour lutter sur le terrain même d’une démocratie qui ne soit pas formelle, mais réelle, socialiste et libérale en même temps ; et qui sont confortés, plus que jamais, dans cette expérience qui est la leur par l’expérience analogue accomplie par le communisme, qui est parti d’une tout autre côte et qui est arrivé aujourd’hui au même port.

 

Les communistes eux-mêmes aspireraient non plus à la « dictature du prolétariat », mais à une « démocratie progressive », rejoignant ainsi à cet égard les aspirations du Parti d’Action : « Non pas une révolution de classe, disons-nous, nous les actionnistes, mais révolution démocratique. » Ainsi, ces deux « compagnons de voyage » que sont le Parti communiste et le Parti d’Action partageraient une commune volonté de promouvoir, sur les ruines du fascisme, une transformation démocratique radicale, et c’est sur ce terrain-là qu’une vraie synthèse pourrait se penser et se réaliser.

 

 

La réalisation du libéralsocialisme par la révolution démocratique et le fédéralisme

 

De fait, les textes du jeune Bobbio « actionniste » sont centrés sur l’impératif d’une révolution démocratique de l’Italie, qui permettrait d’articuler la liberté des libéraux – au sens de la protection et de la garantie des droits – et la liberté démocratique entendue comme participation civique à tous les niveaux. Manifestement, c’est là pour Bobbio que gît alors la clé d’une authentique synthèse entre libéralisme et socialisme. L’objectif pour lui est d’inventer une voie démocratique pour l’Italie qui rompe définitivement avec le culte de l’État propre au fascisme devant lequel l’individu n’était plus rien. La démocratie devra donc, dit-il, être « réelle » et non pas « formelle », ce qui signifie qu’elle devra transformer radicalement l’État en sorte que les citoyens soient eux-mêmes directement impliqués dans sa gestion : « Démocratie veut dire gouvernement du peuple : le peuple ne gouvernera jamais tant qu’il n’y aura pas les organes aptes à faire pénétrer le peuple dans le gouvernement, à faire participer les citoyens à l’administration de la chose publique. » Si le Bobbio de jeunesse ne prône pas un programme anarchiste comme avait pu le faire Rosselli dans certains textes anti-étatistes de Giustizia e Libertà des années 1930 – alors que l’étatisme triomphait sous sa forme fasciste ou stalinienne –, il n’en appelle pas moins à une démocratisation profonde de l’État : « Démocratie veut dire aujourd’hui, avant tout, donner l’État aux citoyens, combler autant que possible l’écart entre l’individu et l’État, faire descendre en somme l’État au niveau des hommes, en portant le citoyen au gouvernement, à l’administration non seulement dans les communes mais aussi dans les usines, dans les professions, dans l’école, etc., en donnant à la plus grande partie des individus directement, et non pas seulement indirectement, les obligations et les responsabilités du citoyen. » Dans le modèle démocratique participatif radical et « personnaliste » du jeune Bobbio, s’il faut défendre plus que jamais l’individu, c’est à condition de comprendre son action et sa responsabilité civique selon d’autres catégories que le jusnaturalisme du libéralisme classique. La nouvelle démocratie devra en effet se donner comme tâche l’éducation des citoyens à la liberté, ce qui supposera de rompre avec certaines illusions de la tradition du droit naturel :

 

Seul l’homme libre est responsable ; mais l’homme ne naît pas libre, sinon dans les abstractions des hommes des Lumières : l’homme devient libre dans un environnement social dans lequel les conditions économiques, politiques, culturelles sont telles qu’elles le conduisent, même malgré lui, à acquérir la conscience de sa propre valeur d’homme, et donc de ses propres possibilités et de ses propres limites dans le monde des autres hommes.

 

C’est dans ce cadre que le Bobbio du Parti d’Action réaffirme sa profonde fidélité au projet fédéraliste du grand penseur et protagoniste républicain du Risorgimento, Carlo Cattaneo, auquel il consacre en 1945 une anthologie précédée d’une introduction. Cattaneo avait prôné une autre voie pour le républicanisme italien que celle de Giuseppe Mazzini, attaché avant tout à la construction d’un État-nation centralisé. De toute évidence, Bobbio se sent plus proche de Cattaneo, non seulement parce que le républicanisme mazzinien a été instrumentalisé par le culte fasciste de l’État-nation, mais encore parce que, selon lui, c’est plutôt le théoricien du fédéralisme qui a nourri les idéaux du libéralisme antifasciste puis du Parti d’Action. Mais il tient à ajouter que le fédéralisme, interne et externe – Cattaneo avait prôné à la fois une Italie fédérale, sur le modèle américain, et l’instauration des États-Unis d’Europe – n’a rien à voir avec un anti-étatisme radical qui serait hostile à toute volonté collective et nationale du peuple. Pour Bobbio, comme déjà pour Cattaneo, le fédéralisme ne se dissocie pas d’un idéal de participation démocratique. Or, ajoute-t-il, les véritables progrès de la démocratie tiennent moins à la seule « extension purement quantitative du suffrage » qu’à la « multiplication des institutions d’autogouvernement ». C’est en ce sens que, selon lui, il existe bien une profonde articulation entre le fédéralisme, compris comme « théorie de la liberté », et la « démocratie nouvelle » qu’il appelle de ses vœux avec le Parti d’Action. En même temps, Bobbio ne cesse d’y insister, le fédéralisme tel qu’il l’entend ne consisterait pas en une désintégration de l’État national. D’après lui, il s’agit plutôt de promouvoir par ce moyen une « démocratie articulée » qui serait le signe de la vitalité de l’État nouveau, et non le prétexte à un « démembrement dissolvant ». On pourrait dire, en un sens, que les références alors répétées de Bobbio au fédéralisme de Cattaneo sont typiquement républicaines, dans la mesure où précisément ce penseur du Risorgimento était un théoricien du républicanisme. Cependant, comme le vieux Bobbio le soulignera dans un dialogue avec Maurizio Viroli, la référence républicaine n’était pas alors centrale dans sa pensée politique – et elle ne le sera jamais vraiment. Déjà, il voit surtout en Cattaneo un des inspirateurs du libéralisme de Gobetti et de sa revue, La rivoluzione liberale.

 

 

L’attraction du renouveau libéral anglophone

 

Pour notre propos, cette relation du jeune Bobbio au libéralisme est d’autant plus intéressante qu’elle excède le cadre italien, celui des grands libéraux comme Croce, ou encore celui des figures de la nouvelle génération, comme l’hétérodoxe Gobetti ou le libéral-social Guido De Ruggiero, figure importante du Parti d’Action dont il avait lu précocement l’histoire du libéralisme européen. Au nombre de ses sources de réflexion, sinon d’inspiration, on trouve en effet des penseurs libéraux anglophones de son époque. Son article déjà évoqué ici, publié en 1946 dans Il Ponte, reprend à son compte les catégories du libéral Karl Popper – autrichien naturalisé anglais – pour opposer les « sociétés ouvertes », c’est-à-dire les démocraties libérales, aux « sociétés closes » ou totalitaires. Point significatif, Bobbio cite également le livre de Walter Lippmann, The Good Society, paru en 1937 aux États-Unis et publié ensuite par l’éditeur de gauche – et même communiste – qu’était Einaudi. Entre l’ancien progressiste qu’avait été Lippmann, devenu ensuite libéral, et l’« actionniste » de sensibilité socialiste qu’était alors Bobbio, la distance était en réalité considérable. Mais cette distance rend d’autant plus sensible l’attrait que représentait alors pour lui la critique du totalitarisme :

 

L’État totalitaire, comme cela apparaît toujours plus évident aujourd’hui, après l’évènement, et comme l’avait souligné avant l’évènement avec une certaine facilité audacieuse Walter Lippmann dans un livre connu, et connu également de nous aujourd’hui, est essentiellement une organisation militaire et guerrière, qui ne se justifierait pas, et qui serait même monstrueuse, si son but ultime n’était pas représenté par la préparation et la conduite de la guerre. Il trouve ses racines dans ces mêmes motifs psychiques et sociaux qui ont présidé au surgissement des organisations étatiques primitives, nées précisément pour la défense du groupe vis-à-vis de la permanente menace des autres groupes. C’est pourquoi l’État totalitaire est une société close : à sa base, il y a un groupe qui se croit isolé ou qui s’isole volontairement, et qui conçoit toute la vie sociale en fonction de la défense ou de l’attaque vis-à-vis des autres groupes.

 

La réflexion du jeune Bobbio sur le concept poppérien de « société ouverte », opposée aux sociétés guerrières et closes décrites également par Lippmann – et on sait que l’auteur de La société ouverte et ses ennemis se réclamait favorablement de The Good Society –, reconduit Bobbio vers sa propre conception d’une démocratie fédéraliste et participative, d’inspiration personnaliste, qui accorderait un rôle crucial à cette responsabilité individuelle que l’étatisme fasciste avait voulu éclipser :

 

Derrière le suffrage universel, la garantie des droits de l’individu, le contrôle des pouvoirs publics, l’autonomie des entités locales, la tentation d’organisation internationale des États, il y a, bien visible pour qui ne veut pas fermer les yeux, la conviction que l’homme n’est pas un moyen mais une fin, et que donc une société est d’autant plus haute et civile qu’elle accroît et revigore, au lieu de l’avilir et de le mortifier, le sens de la responsabilité individuelle.

 

Ainsi la leçon libérale de Popper se trouve-t-elle ici intégrée à la vision « actionniste », tout comme d’ailleurs celle de Lippmann. Car c’est sans doute en référence à The Good Society que Bobbio insiste enfin, pour esquisser un programme adapté au Parti d’Action, sur la vocation anti-monopolistique de la nouvelle société démocratique à bâtir :

 

En d’autres termes : derrière la démocratie comme ordre juridique, politique et social, il y a la société ouverte en tant que société qui rompt l’esprit exclusiviste de chaque groupe, et qui tend à faire émerger de dessous les brumes des superstitions sociales, l’homme, l’individu singulier, la personne dans sa dignité et dans son inviolabilité. Contre la société close, c’est-à-dire contre la morale de la puissance, l’autarcie économique, le monisme juridique, la religion magique, la démocratie s’inspire d’une morale fondée sur la responsabilité individuelle, elle revendique une économie anti-monopolistique, elle est hostile aux privilèges de groupes, elle a besoin d’une structure qui ne soit pas moniste mais pluraliste du droit, elle exige une religiosité intérieure qui jaillisse de la conscience.

 

On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi Bobbio se méfiait de synthèses trop verbales comme celle de Monti qui croyait possible un « libéralisme » compatible avec une économie antilibérale, selon ses visées « libérales-communistes ». Le projet économique du Parti d’Action, que défend alors Bobbio lui-même, prône sans doute un haut degré de socialisations et de nationalisations, selon un programme d’économie à « deux secteurs » ou mixte. Mais celles-ci sont conçues dans une perspective démocratique et antibureaucratique, autogestionnaire dirait-on aujourd’hui, et tout indique que pour le jeune Bobbio un modèle économique souhaitable supposait d’intégrer cet esprit anti-monopolistique qu’il avait repéré notamment dans le libéralisme de Lippmann et de Popper.

 

 

Le Bobbio de maturité : un regard « désenchanté » sur la démocratie et le socialisme ?

 

Revenant en 1996 sur ses textes des années 1940 dans lesquels il assignait alors comme tâche au Parti d’Action de promouvoir une Italie radicalement démocratique diffusant partout les pratiques d’« auto-gouvernement », Bobbio revendiquera à la fois une constance dans les préoccupations normatives et une forte évolution personnelle quant au jugement sur la viabilité même de ce projet. Il donne ainsi à comprendre que le Bobbio des années 1980, celui de la définition procédurale de la démocratie – inspiré directement de la philosophie du droit de Hans Kelsen –, était à la fois semblable et différent du Bobbio des années 1940 qui avait publié son article sur les voies d’un auto-gouvernement démocratique :

 

J’avais complètement oublié cet écrit, quand en 1984, quarante années après, dans un des essais qui composent une de mes œuvres les plus connues [Il futuro della democrazia], j’écrivais que l’extension de la démocratie consisterait à donner une réponse non seulement à la question : « qui vote ? », mais à cette question ultérieure : « Où vote-t-on » ?

 

Constance, donc, dans la question, mais inflexion sensible dans la réponse, tant il est clair que le Bobbio de maturité, mettant en avant une conception procédurale de la démocratie et tenant compte des échecs historiques des projets de démocratisation, ne croit plus tout à fait en la possibilité de réaliser pleinement ce beau projet d’autogouvernement, aussi souhaitable soit-il :

 

Le premier problème, disais-je, est désormais résolu, mais tant que – soutenais-je avec quelque hésitation, me rendant compte de la difficulté qu’aurait rencontré la réponse à la seconde question – on ne sera pas parvenu à la solution du second problème, le problème de démocratisation initié avec les étapes successives de l’élargissement du suffrage ne pourra être considéré achevé.

 

Reste à savoir s’il pourra l’être un jour aux yeux mêmes du dernier Bobbio, et si, donc, la synthèse « libéralsocialiste » ou « socialiste libérale », qui en était à ses yeux inséparable, a quelque chance de concrétisation future. La « difficulté » est là, et elle n’est pas mince pour le Bobbio de maturité et de vieillesse, converti à une conception procédurale et réaliste de la démocratie.

De même que les promesses du libéralsocialisme restent indéterminées et difficiles à concrétiser, de même Bobbio, qui dans sa jeunesse au Parti d’Action avait cru ardemment en une démocratisation radicale de la société et de l’économie, deviendra dans ses textes de maturité et de vieillesse de plus en plus attentif à cerner les échecs de la démocratie et de la démocratisation. Dans les années 1980, singulièrement dans Il futuro della democrazia que l’on vient d’évoquer, il défend une idée « procédurale » de la démocratie, centrée sur les « règles du jeu » – thème déjà présent chez Rosselli lui-même, mais qui se réclame surtout donc de Kelsen – devant guider les choix collectifs en garantissant la participation des citoyens à la formation de ces choix et la solution pacifique des conflits politiques ou sociaux. Ces règles sont le suffrage universel, le principe majoritaire, le droit d’expression publique, le respect des droits des minorités, etc. On a parfois critiqué cette théorie « minimale » de la démocratie qui se réduirait aux procédures d’élection d’élites concurrentes. Ce serait oublier cependant l’exigence de participation qui sous-tend le bilan désenchanté de Bobbio sur les « promesses non tenues de la démocratie ». Les raisons de ces déceptions sont nombreuses. D’abord, la faiblesse du citoyen face aux grosses organisations pesant sur les choix publics selon des intérêts souvent corporatistes. Ensuite, le pouvoir administratif grandit de façon inédite : l’« État social », face aux demandes légitimes de protection, croît sans cesse. En outre, la complexité des sociétés modernes exige des expertises porteuses de dérives technocratiques. Au delà, la démocratie n’a pas aboli les « oligarchies » : la domination des « élites » perdure. Ici, Bobbio reprend la sociologie politique « élitiste » de Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto – des auteurs qui déjà avait marqué Gobetti, puis d’autres figures du libéralisme italien, et qui suscitent chez lui une attention croissante – pour lesquels tous les régimes, mêmes « démocratiques », sont dirigés par des « élites » organisées. Une autre cause de malaise est « l’espace limité » : la démocratie, réduite à la sphère politique, a très peu pénétré des lieux décisifs restés hiérarchiques comme l’entreprise, et reste absente de lieux de socialisation comme la caserne ou l’école. Il y a aussi le « pouvoir invisible » : alors que la démocratie exige la transparence (condition du jugement des citoyens), l’opacité politique perdure. Enfin, la démocratie, défendue comme une école de la citoyenneté, a déçu là aussi, comme en atteste l’apathie et la manipulation de l’opinion. Sans doute ces déceptions sont-elles d’ordre différent. Ainsi, le poids des organisations et de la technocratie était en partie inévitable. Quant au maintien des « oligarchies », il demande un diagnostic nuancé. Comme les sociologues « réalistes », Bobbio juge le « fait oligarchique » inévitable. Mais tout dépend en quel sens : les « élites » peuvent être divisées en groupes concurrents ou former une caste homogène, tirer leur légitimité par consentement démocratique ou non, être « ouvertes » ou « fermées ». Bobbio avance une version démocratique de la sociologie des « élites », favorable à un pluralisme des « élites » légitimées démocratiquement et ouvertes le plus possible aux nouveaux venus. À cet égard, les démocraties ont déçu faute d’un fort renouvellement des « élites ». Enfin, « l’espace limité » n’est pas vraiment une « promesse non tenue » : le régime représentatif ne promettait pas de transformer l’entreprise ou l’école. Pour le Bobbio de maturité, cette exigence du socialisme est légitime, fondamentale même, et cependant très difficilement réalisable. En tout cas, la démocratisation de la société civile et de l’entreprise ne résultera pas selon lui d’une « démocratie directe » utopique, mais de la pénétration progressive du modèle de la démocratie représentative dans l’entreprise, l’hôpital, l’école et l’armée. Quant à « l’éducation du citoyen », elle est indispensable mais irréalisable dans un monde dominé par les médias commerciaux. Ainsi, une société où les citoyens sont manipulés par les divertissements de masses ne peut être pour le vieux Bobbio, observateur de l’Italie de Silvio Berlusconi, que de « droite », c’est-à-dire incapable de remplir les promesses égalitaires de la démocratie.

Durant la même période, il porte un regard bienveillant sur l’expérience historique et présente de la « social-démocratie » – en dépit de ses difficultés et de sa « crise » croissantes, ainsi que des critiques qu’elle subit tant du côté de la gauche communiste que de celui des « néolibéraux ». Son Introduction à la traduction italienne du livre de deux jeunes figures intellectuelles liées à la « deuxième gauche », Bernard Manin et Alain Bergounioux, La social-démocratie ou le compromis, est intéressante pour notre propos. Ici, Bobbio se veut moins le théoricien fidèle d’une synthèse « libéralsocialiste » que l’observateur attentif et lucidement réaliste d’une social-démocratie comprise comme pratique concrète, dans les luttes sociales, du compromis entre les forces du capital et les forces du travail. Et la vision procédurale de la démocratie, reprise une fois encore à Kelsen, inspire aussi sa défense de la social-démocratie :

 

On ne dira jamais assez que la démocratie et la méthode du compromis s’appellent mutuellement. On doit surtout à Hans Kelsen, un des plus grands et des plus raffinés théoriciens de la démocratie en ce siècle, la thèse selon laquelle la méthode du compromis appartient à la nature de la démocratie, quand le compromis est entendu correctement comme la conclusion d’une négociation qui n’est pas totalement favorable aux intérêts d’une partie ni totalement favorable aux intérêts de l’autre.

 

Contre les critiques de gauche de la social-démocratie, il souligne que la renonciation des deux parties à obtenir tel ou tel bénéfice est compensée par le bénéfice, sur lequel les deux parties sont d’accord, d’une « solution pacifique du conflit », aussi provisoire soit-elle. L’éloge de la social-démocratie par Bobbio, quels que soient ses échecs et imperfections, est alors indissociable de l’éloge de la démocratie comprise selon le modèle procédural des « règles du jeu » :

 

Ceux qui critiquent la social-démocratie d’un point de vue de gauche en l’accusant d’avoir fait du compromis un but final, alors qu’il s’agit seulement d’un moyen pour obtenir certains résultats, ne font pas attention à ce que le fait de contracter est quelque chose de plus qu’un moyen, c’est une règle du jeu qui caractérise le régime démocratique, avec la règle de la majorité, vis-à-vis des différentes formes de despotisme.

 

Certes, Bobbio concède volontiers que la social-démocratie a connu des échecs et se porte mal en ce début des années 1980, mais il croit en son avenir, beaucoup plus qu’en une hypothétique « troisième voie » entre capitalisme et socialisme bureaucratique, à laquelle avaient cru certains intellectuels communistes italiens après le Printemps de Prague.

 

 

Validité, limites et indétermination du « libéralsocialisme »

 

Dans l’introduction d’août 1981 à La social-démocratie ou le compromis, il n’est plus question des idéaux du Parti d’Action. Au reste, en conclusion, l’organisation politique à laquelle Bobbio fait allusion est le Parti communiste italien. Passé par le « compromis historique », celui-ci ne pourrait-il pas incarner une social-démocratie à l’italienne, quand bien même il ne le dit pas – et au fond peu importe, suggère Bobbio, tant la pratique compte ici davantage que les mots et les doctrines ? Bien sûr, cela ne signifie pas que Bobbio a renoncé aux idéaux du « libéralsocialisme » et du Parti d’Action. Mais le temps est décidément venu d’un bilan sinon critique, du moins désenchanté, sans pour autant aller jusqu’au reniement ou à la rupture. C’est une forme de « libéralsocialisme » réaliste et sans illusions, désenchanté en quelque sorte, que le Bobbio de maturité et de vieillesse semble essayer de redéfinir.

Que sa pensée politique se déploie alors sous le signe de la « difficulté » et même de l’échec au moins partiel, c’est ce dont témoigne précisément son bilan répété du Parti d’Action, qui entend tirer les leçons de son échec, singulièrement de son incapacité à se constituer une base sociale solide – contrairement, on vient de le voir encore, au Parti communiste. Ce point apparaît notamment dans une communication de 1982, publiée en 1986, où il rend hommage à l’une des figures de la pensée libéralsocialiste, et socialiste tout court, Tristano Codignola, qui fut dans sa jeunesse un proche ami. Ce bilan montre la dimension politique et même sociale du « libéralsocialisme » tel que l’entend Bobbio et qui suppose un choix en faveur des milieux qu’on dirait aujourd’hui « populaires » et une orientation résolument à gauche par rapport aux tentations du « juste milieu ». Le vieux Bobbio évoque en particulier une lettre de Codignola envoyée dans les années 1940, qui est selon lui « exemplaire » en ce qu’elle exprimait bien « ce qui était une préoccupation très diffuse parmi nous, les actionistes » : « le souci d’un parti qui ne se résignait pas à être le parti des classes moyennes et à être situé au centre ». Ce souci, précise-t-il, caractérisait justement les actionnistes qui venaient du mouvement libéralsocialiste et qui voulaient sauver le caractère socialiste du parti tout en gardant foi dans les valeurs de la tradition libérale, que le Parti communiste avait abandonnées. À un parti qui, comme le Parti d’Action, avait levé le drapeau de la « révolution démocratique », il ne pouvait arriver « pire disgrâce », selon Bobbio et ses amis, que celle consistant à être « attiré par le marécage des classes moyennes, qui avaient été la masse de manœuvre du fascisme et qui étaient alors en train de donner vie au mouvement de tout un chacun », le mouvement « qualunquista » du libéral Guglielmo Gianinni. En tant que nouveau parti socialiste démocratique, le Parti d’Action aurait dû, selon Bobbio, faire concurrence au Parti communiste, qui était encore marxiste, et même marxiste-léniniste. Et ce d’autant plus, se souvient-il, que « le marxisme était donné alors pour mort », du moins parmi ses proches, inspirés par « deux thèses de critique du marxisme qui étaient d’orientation socialiste et libérale » : Socialisme libéral de Rosselli, mais aussi La méthode de l’économie et le marxisme de Calogero. Reste que le Parti d’Action, parti en vérité d’intellectuels – contrairement, on l’a vu, aux souhaits précoces de Bobbio lui-même et de Codignola –, n’a pas su convaincre et se maintenir, miné par des divisions internes et par son incapacité à attirer les masses populaires et laborieuses. Et cet échec du Parti d’Action, pour Bobbio, signe l’échec durable de toute la gauche, notamment du Parti socialiste. L’histoire de ces années aurait démontré en effet qu’il n’y a jamais eu l’espace politique pour un parti de ce genre, ni alors ni ensuite. De fait, les tergiversations du petit Parti d’Action ne furent pas très différentes de celles du Parti socialiste que rejoignirent ensuite nombre d’actionnistes, dont le destin aura été de ne « jamais pouvoir rester à la même place ».

Malgré tout, dans ce retour sur les échecs du Parti d’Action, Bobbio persiste à juger que la formule du « libéralsocialisme » continue de garder toute sa portée philosophique et doctrinale. Il croit même alors voir – nous sommes toujours en 1986 – dans des perspectives aussi différentes que celle de John Rawls (La théorie de la justice) et plus tardivement d’André Gorz (Adieux au prolétariat) deux manières de prendre acte de l’échec du communisme tout en renouant avec des exigences de liberté et de justice sociale qui étaient, selon lui, celles-là mêmes du libéralsocialisme. Il inclura plus tard dans cette liste la pensée économique et éthique d’Amartya Sen. Philosophiquement et doctrinalement, le combat de Rosselli, de Capitini ou de Calamandrei garderait donc un sens :

 

Je pense que l’on peut faire un discours complètement différent dans un espace idéal. Je ne sais pas à quel point est légitime cette distinction entre espace politique et espace idéal. Mais je crois que l’on comprend ce que je veux dire quand je soutiens que n’est pas affaiblie la force directrice d’un mouvement qui serait en même temps libéral et socialiste, qui ne répudie pas la grande tradition libérale des droits de l’homme et qui la prolonge dans la bataille continue et jamais terminée en faveur de l’émancipation des non-libres et de l’égalisation des non-égaux.

 

Après la fin de toute illusion sur la signification des régimes qui se sont inspirés de l’idéal du socialisme – au temps du « socialisme dans un seul pays » –, force est de constater, et l’on peut s’en réjouir selon Bobbio, que « l’affirmation de l’importance des droits de l’homme pour tout vivre-ensemble civil a repris une extraordinaire vigueur ». Plus que jamais, il est maintenant acquis qu’un mouvement pour l’émancipation humaine, comme l’a été le mouvement socialiste dans toutes ses formes historiques, ne peut pas ne pas reprendre à son compte « l’idée des Lumières » et « l’idée libérale des droits de l’homme ». En ce sens, il y a bel et bien une victoire posthume, au moins au plan des idées, du « libéralsocialisme » et des idéaux du Parti d’Action.

Cette foi dans le « libéralsocialisme », qui restera toujours son horizon normatif, Bobbio la réaffirmera ensuite, mais avec des doutes manifestes ou, en tout cas, avec une claire conscience de l’ampleur des défis à surmonter. En témoigne notamment sa correspondance de 1988 avec Perry Anderson. Le directeur de la New Left Review, qui incarne une gauche néo-marxiste, se montrait alors à la fois intéressé et sceptique concernant cette tradition du socialisme libéral dont Bobbio était à sa manière le dernier grand héritier. Dans sa réponse, Bobbio répond à une sorte de reproche que lui faisait Anderson, celui de promouvoir une combinaison fort instable entre libéralisme et socialisme, sans doute en raison de sa vision très « réaliste » de la société et de la politique qui rendait cette synthèse d’autant plus délicate. Dans un premier temps, Bobbio reconnaît cette instabilité et revendique même ce réalisme, mais c’est pour ajouter aussitôt un point qui reste à ses yeux important dans sa discussion avec la gauche marxiste et néomarxiste, à savoir son attachement intransigeant aux libertés libérales :

 

Du point de vue idéologique, je crois que la principale raison de l’opposition entre nous réside dans mon libéralisme initial et jamais abandonné, entendu, comme je l’entends, pour le dire une fois pour toutes, comme la théorie qui soutient que les droits de liberté sont la condition nécessaire (même si elle n’est pas suffisante) de toute démocratie possible, même celle socialiste (si jamais elle est possible).

 

L’arrière-plan biographique et national, celui de l’antifascisme et des pathologies politiques jamais entièrement surmontées de l’Italie, est clairement assumé, Bobbio reconnaissant volontiers que cette « idée fixe » dépend probablement du fait qu’il appartient à une génération « qui est arrivée à la politique en combattant une dictature et continue de vivre dans une société où les tentations autoritaires ne se sont jamais affaiblies ». Nul relativisme dans ce propos, puisque de cette expérience Bobbio pense pouvoir tirer des leçons universellement valides qui lui donnent raison face à un Perry Anderson toujours marxiste :

 

Vous pouvez m’objecter qu’en restant fermement attaché à la démocratie libérale, on n’accèdera jamais au socialisme. Je réponds, comme j’ai toujours répondu en ces années aux communistes, qu’en prenant le raccourci vers le socialisme, on n’est jamais retourné aux droits de liberté.

Le « réalisme » qu’Anderson paraît lui reprocher, Bobbio l’assume comme la seule bonne manière d’affronter le « problème de la gauche aujourd’hui », celle des années 1970. Un problème dont il souligne que la « gauche traditionnellement marxiste » a échoué à offrir une solution, ce qui était logique tant il est clair que les « seules analyses marxistes » s’avèrent ici une impasse. À cet égard, s’il concède volontiers à Anderson que « le libéralsocialisme est seulement une formule », et s’il précise même être « le premier à le reconnaître », Bobbio ajoute que cette formule « indique une direction », qui est à ses yeux la bonne.

En même temps, combien est significative de son scepticisme sa conviction que la supériorité du libéralsocialisme sur toutes les formes de marxisme et de néomarxisme ne résout en rien les problèmes de fond à affronter. Dans un entretien de la même époque, à son interviewer qui reconnaît que « l’échec du socialisme sans liberté » a apporté une vérification éclatante à la « thèse » de Bobbio sur les impasses du marxisme, celui-ci répond modestement que cette relative victoire de son point de vue ne saurait pour autant le satisfaire. Car si la vision libérale du socialisme prônée par le « libéralsocialisme » a été validée par l’histoire, son exigence égalitaire de justice sociale, non moins centrale, est très loin d’avoir trouvé une véritable concrétisation :

 

D’accord, l’échec du socialisme sans liberté a confirmé l’importance des droits de liberté, mais pas pour autant l’avenir du socialisme, parce que partout où se sont développés les droits de liberté, y compris – et ce n’est pas facile à comprendre dans une perspective socialiste – le droit de propriété, on parvient inévitablement à une lutte des intérêts, dans laquelle certains se battent pour le dépassement des inégalités, une lutte qui a donné naissance aux partis socialistes démocratiques.

 

On aurait certes pu croire que cette ouverture du jeu de la liberté démocratique aux forces socialistes allait s’avérer favorable à leur combat, que Bobbio partage, en faveur de la justice sociale et de l’égalité. Or, là aussi, le constat d’un relatif mais réel échec est indéniable. Car ces partis socialistes ont réussi, au mieux, « non pas à renverser mais seulement à corriger la société des privilèges ». Et il faut prendre acte du fait que, « dans ce parcours des pays qui ont des institutions démocratiques, ce sont souvent ces citoyens qui jouissent de ces droits qui repoussent par leur vote même les propositions modérées, réformistes, graduelles». C’est en ce sens que Bobbio estime qu’il faut reconnaître la « faiblesse du socialisme », et, plus largement, de toute la gauche.

Ce sentiment d’inachèvement, on le retrouve dans son ouvrage Libéralisme et démocratie, où il concède même cette fois un véritable échec du « socialisme libéral » face à l’offensive néolibérale. Certes, historiquement, pour sortir du conflit entre libéralisme et socialisme, il y a eu des tentatives louables de synthèse, rappelle-t-il, comme celle de Rosselli dans Socialisme libéral ou comme celle du Parti d’Action. Cependant, force est de constater que « l’antithèse est demeurée », et s’est peut-être même encore rigidifiée au cours des deux dernières décennies à la suite de « deux phénomènes historiquement très importants » : d’une part et dans un premier temps, « l’antilibéralisme manifeste des régimes où fut tentée pour la première fois une transformation socialiste de la société » et, d’autre part, dans un second temps, « l’émergence d’aspects antilibéraux dans les régimes où la mise en œuvre de l’État-providence a été la plus avancée ». Bobbio n’est pas très clair ici sur ce second volet. S’il est toujours resté un défenseur de l’État social, on sait qu’il a pu porter aussi un jugement assez sévère, au début des années 1980 notamment, sur la difficulté de la gauche à sortir de certaines impasses bureaucratiques dont ont profité les forces néolibérales. En tout cas, cet antilibéralisme de la gauche a renforcé son sentiment que « le socialisme libéral (ou libéral-socialisme), ou bien est resté jusqu’ici un idéal doctrinaire abstrait, aussi séduisant en théorie que difficilement traduisible en institutions, ou bien constitue une des formules, mais non la seule, qui servent à définir le régime où la tutelle de l’appareil étatique s’est élargie des droits de liberté aux droits sociaux. » En même temps, alors que « la conjugaison du libéralisme et du socialisme s’est révélée jusqu’à ce jour aussi noble que velléitaire », force est de noter que « l’identification progressive du libéralisme avec le libre-échange est un fait incontestable ». Il y a bien eu, dans les années 1920, un fameux débat entre Croce – qui opposait, on le sait, le « libéralisme » éthico-politique, au « libérisme » économique – et l’économiste Einaudi, qui récusait ce clivage. Cependant, ajoute Bobbio – et sans doute ne s’en réjouit-il pas – si l’on considère le sens prédominant du mot « libéralisme » en se référant aux différents courants dits « néolibéraux », il faut admettre que c’est Einaudi qui a « eu raison » et qui a triomphé.

Dans une autre contribution plus tardive à l’histoire du « libéralsocialisme », en 1994, Bobbio va jusqu’à reconnaître des faiblesses théoriques à cette école de pensée, sans parler de son échec programmatique et politique – qui en découle d’ailleurs en partie –, tout en continuant pourtant à s’en réclamer. Il souligne que l’on parle parfois, pour essayer de cerner le « libéralsocialisme », d’un « oxymore » ou d’une « synthèse », alors que dans la démocratie réelle c’est le mot « compromis » qui s’impose – et on a vu plus haut que Bobbio évoque lui-même positivement cette notion de compromis à propos de l’histoire concrète de la social-démocratie. D’où vient donc, décidément, cette difficulté pour le libéralsocialisme à se concrétiser ? La réponse est tellement sévère qu’elle peut surprendre : « Je crois qu’il faut chercher la réponse dans le fait qu’aussi bien le socialisme libéral que le libéralsocialisme sont des constructions doctrinales artificielles faites sur du papier, plus verbales que réelles. » Comme lorsque jadis, dans les années 1940, il reprochait à Monti une synthèse verbale entre libéralisme et communisme, et cherchait pour sa part davantage une convergence sur le terrain des luttes réelles entre Parti d’Action et Parti communiste, Bobbio se méfie de ces constructions théoriques, aussi sympathiques soient-elles. Certes, le socialisme libéral et le libéralsocialisme avaient une signification historique indéniable : ces synthèses ou compositions exprimaient une juste réaction sur deux fronts, d’un côté un « libéralisme asocial », de l’autre un « socialisme illibéral ». Pour autant, la « valeur théorique » de cette synthèse n’en était pas moins « faible », ce qui expliquerait le flou de ses préconisations :

 

Que le libéralisme et le socialisme ne soient pas incompatibles ne dit encore rien sur les formes et sur les moyens de leur possible conjugaison. Plus de libéralisme, ou plus de socialisme ? Libéralisme, dans quelle mesure ? Socialisme, dans quelle mesure ? Cela dépend de celui qui fait la recette et des différents ingrédients.

 

Quel avenir pour une gauche « libéralsocialiste » ?

 

Si Bobbio reconnaissait quelque chose de l’esprit du « libéralsocialisme », on l’a vu, dans les constructions théoriques de Rawls ou de Sen, lui-même n’a jamais cherché à faire œuvre de théoricien de cette manière-là. Sans doute son réalisme politique et son scepticisme lui interdisaient-ils des démarches de ce type. Pour autant, il n’était pas non plus un relativiste, et ses engagements politiques et intellectuels de ses ultimes années témoignent d’une fidélité aux idéaux « actionistes » du libéralsocialisme.

Son combat contre la droite de Silvio Berlusconi, contre son antijuridisme, son affairisme et son cynisme politique, témoigne de sa volonté de faire vivre les idéaux du libéralisme politique. Le vieux Bobbio allait jusqu’à souligner que cette droite-là, celle de Berlusconi et de ses alliés, n’était pas « libérale » et n’avait rien à voir avec des figures historiques comme Croce et Einaudi. La droite berlusconienne défendait la « sécurité » au sens des néoconservateurs américains : « Il y a une sécurité tout autre, qui est de gauche, qui est la sécurité du travail et dans le travail, tandis que la sécurité dont Berlusconi se fait le garant correspond à la typique demande Law and Order, dans la tradition de la droite la plus étroite. » En outre, sous le berlusconisme, soulignait-il, cette droite-là était une droite des conflits d’intérêts généralisés, du mélange des genres et des sphères d’activité. Dans un article de La Stampa du 10 février 1994 intitulé « Séparation comme art libéral » – puis, dans une réédition, « Séparatisme libéral » –, il insiste surtout sur la régression historique que constitue l’expérience de la droite Italienne au pouvoir par rapport aux idéaux libéraux d’une société libre vivifiée par des contre-pouvoirs. L’histoire de la pensée politique, explique-t-il, consiste principalement dans la réflexion sur les instruments institutionnels destinés à faire en sorte que celui qui possède un pouvoir, quel qu’il soit, ne soit pas en condition d’en abuser. Le remède fondamental a toujours été la lutte contre la concentration de plusieurs pouvoirs dans les mains d’un seul individu ou d’un seul groupe. Citant Michael Walzer, Bobbio souligne dans cette perspective que « la nature spécifique du libéralisme peut être comprise seulement quand on le considère comme un instrument capable de prévenir l’usage tyrannique du pouvoir ». Or, ajoute-il, il n’y a pas de précédent dans des pays démocratiques plus matures que l’Italie d’une aussi grave tendance à l’unification du pouvoir politique avec le pouvoir économique et avec le pouvoir culturel, à travers de surcroît le très puissant instrument de la télévision, incomparablement supérieur à celui des journaux qui toutefois furent appelés le quatrième pouvoir.

Ces critiques répétées d’une droite qui se dit « libérale » mais qui en fait est devenue politiquement antilibérale et antijuridique ne conduisent pas pour autant Bobbio à défendre sans nuances la gauche italienne qui connaît alors elle aussi une mue considérable – c’est la période où le Parti communiste italien s’auto-dissout, avant que certains de ses dirigeants ne s’orientent vers des positions de centre-gauche. Avant même cet évènement, dès 1994, Bobbio publie un de ses ouvrages les plus célèbres, Destra e sinistra, qui connaîtra plusieurs rééditions augmentées, dans lequel il souligne que la gauche se distingue de la droite par un plus grand attachement à l’égalité, son « étoile polaire ». Loin de marquer la fin de l’Histoire et le triomphe du capitalisme, la chute du Mur de Berlin marque tout au plus l’effondrement du totalitarisme communiste que Bobbio avait toujours combattu. Mais les problèmes du capitalisme et de l’inégalité demeurent – ceux-là mêmes que le jeune Bobbio avait mis en avant au temps du Parti d’Action. Durant toute cette période des années 1990, le vieux Bobbio s’inquiète alors de plus en plus que la gauche n’en vienne à délaisser, sous le poids de la vague néo-libérale, les valeurs constitutives de son identité, qui sont aussi pour lui les valeurs originelles du libéralsocialisme et du Parti d’Action. C’est ce qui ressort singulièrement de sa correspondance privée, dans laquelle il fait part à un ami, dès 1995, de son scepticisme devant l’orientation centriste assumée par l’ex-communiste Massimo d’Alema. Devenu Président du Conseil à partir de 1998, celui-ci soutenait de plus en plus un projet de modernisation de la gauche inspiré du New Labour de Tony Blair. Or, ce choix ne convainc décidément pas Bobbio, qui y voit une forme de reniement :

 

Je ne cesse de répéter que le vieux et toujours actuel thème de la gauche est celui de la justice sociale, à l’intérieur de chaque État, et, aujourd’hui plus que jamais, dans le système international. Dans le discours de d’Alema, ces deux mots, si je ne me trompe, ne sont jamais apparus. Des droits sociaux, qui en sont venus à faire partie de la Constitution grâce à l’influence des partis de gauche, on parle le moins possible pour ne pas offenser les libéraux (liberisti) triomphants.

 

On sait que cette thématique des « droits sociaux », Bobbio l’avait singulièrement trouvée jadis chez son maître Calamandrei, dont la formulation à la fois politique et juridique du socialisme libéral ou du libéralsocialisme l’avait tant séduit. Précisément, avec la modernisation de d’Alema, c’est quelque chose de cet esprit « socialiste libéral » des idéaux de la Résistance qui se perdrait définitivement selon lui.