Dans les années soixante-dix, alors que le projet d’une loi générale sur la protection de la vie privée commençait à naître en Angleterre, certains auteurs anglais ont commencé à s’interroger sur une définition unitaire de ce que pourrait être la vie privée (« privacy ») en droit anglais et plus particulièrement en common law. Constatant un vide conceptuel surprenant et surtout hostiles à trouver une telle définition, certains juristes anglais ont justifié cette impossibilité et cette absence de pertinence (toute entreprise de définition serait stérile) par le fait que chacun, en fin de compte, définit pour lui-même ce qui relève de sa vie privée ou au contraire, ce qu’il souhaite mêler au public. Il était en conséquence impossible de définir, en tant qu’essence, cette vie privée alors même qu’un auteur comme D. Seipp montre bien que les juristes anglais n’avaient que l’embarras du choix parmi les définitions américaines. Au sein de ces dernières, l’article de référence de 1890 écrit par Samuel D. Warren et Louis D. Brandeis publié dans la Harvard Law Review intitulé « The Right to privacy » aurait pu servir de source d’inspiration ou, du moins, apporter les justifications nécessaires à l’édiction d’une loi générale protégeant la vie privée.

Il est d’autant plus intéressant de constater l’existence de cette lacune en droit anglais qu’un auteur comme J.S. Mill, par exemple, avait formulé certains présupposés d’une partition de l’espace en relation avec la liberté puisque l’on retrouve dans De la liberté (1859) trois notions ou trois expressions qui peuvent être considérées comme essentielles à cette partition de l’espace en lien avec la protection de la liberté : celle de « vie privée » ou de « comportement privé » , de « cercle », ainsi que celle de « sphère ». Il est en conséquence très surprenant de constater que, jusqu’à l’incorporation du droit de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales en 1998 par le Human Rights Act et son article 8, aucune définition conceptuelle unitaire n’existait en droit anglais. Cela a été déploré par la suite par d’autres auteurs. Depuis cette date et l’incorporation de l’article 8 de la CEDH qui stipule que « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance » et qui prévoit ensuite les conditions dans lesquelles une autorité publique peut légalement interférer avec ce droit « dans une société démocratique », la vie privée peut être vue comme une sphère avec laquelle les autorités publiques peuvent interférer si cette intervention est prévue par la loi et justifiée. C’est ainsi que l’un des Lords Justice au Queen’s Bench a pu donner une définition en termes d’espace de cette vie privée en 2001 dans une affaire concernant la BBC :

 

Je souhaite insister sur l’intensité du lien de dépendance entre le langage et le but de cette loi particulière, car en général, je trouve que le concept de vie privée d’une société (company) est difficile à saisir. À mon sens, la vie privée d’un être humain désigne à la fois « l’espace » personnel dans lequel l’individu est libre d’être lui-même, et la carapace, la coquille, ou l’abri, peu importe la métaphore, qui protège cet espace des intrusions. Un empiètement sur la vie privée est une atteinte à la personnalité, qui est affectée à la fois par sa violation et par la démonstration que l’espace personnel n’est pas inviolé. Le concept est difficile à définir mais cela donne bien l’idée de la difficulté de l’appliquer à une personne morale qui n’a pas de sensibilité à blesser, et pas d’individualité à protéger.

 

Ici, la vie privée est nettement envisagée comme espace. La vie privée comme espace de liberté, d’autonomie, est donc aujourd’hui présente en droit anglais mais c’est principalement en vertu de l’incorporation de la CEDH. Et, plus largement, la polarité entre le « public » et le « privé » semble gagner du terrain en droit anglais des libertés avec, par exemple, la section 6 qui dispose en effet que les autorités publiques doivent agir de manière compatible avec les droits contenus dans la Convention (section 6, 3b) et fait allusion à des activités de « nature publique ».

Avant la fin des années 1990, rien de tel ne se retrouve en droit anglais et c’est en tous cas d’autant plus surprenant que l’on se représente souvent les XVIIIe et XIXe siècles anglais comme des siècles romantiques, protégeant l’intimité et le secret. Différents pans de la vie privée étaient protégés mais seulement par des actions éparses en common law ou par des lois particulières. Mais la common law dont la maxime « A man’s house is his castle » fait partie est demeurée hermétique à cette idée que le droit, et en particulier le droit des libertés, puisse être déterminé par une partition de l’espace, une division entre la sphère privée comme lieu « d’exercice de la liberté » et la sphère publique comme « lieu d’une obligation de neutralité » ou encore au sens du domaine public d’Hannah Arendt, c’est-à-dire de la participation à la vie politique. Ces deux sphères sont parfois vues comme étant closes sur elles-mêmes. La question est alors non seulement de tenter de comprendre en partie pourquoi mais également de tenter de déterminer si, en cette absence de spatialisation du droit des libertés, certains éléments de l’histoire de l’adage « A man’s house is his castle » ne viendraient pas éclairer le contexte ou les conditions d’émergence d’un espace public, « espace tiers », en tant qu’il viendrait remettre en cause la dichotomie classique entre sphère publique et sphère privée.

L’adage « A man’s house is his castle », qui est intraduisible parce qu’il est polysémique, est à l’origine, du moins formellement, du IVe amendement à la Constitution américaine et a une dimension très largement mythique en droit anglais, tout comme l’habeas corpus. Des formules telles que celle de W. Pitt the Elder : « tout homme est chez lui comme dans une forteresse ; si les vents du ciel peuvent la traverser, le roi d’Angleterre ne peut pas y entrer » (« Every man’s house is his castle ; even though the winds of heaven may blow through it, the king of England cannot enter it ») le prouvent assez bien. Il ne s’agit pas ici de s’attarder sur cette dimension mythique qui n’est pas dénuée d’intérêt pour le sujet, mais de montrer que cet adage n’est pas étranger à ce qui a longtemps été l’état du droit anglais en matière de protection de la vie privée. Cette maxime prend en effet ses origines dans la littérature juridique anglaise du XVIe siècle et elle semble avoir fait son entrée en droit positif au moment des grands conflits de la première moitié du XVIIe siècle entre l’absolutisme royal et l’idéologie de la common law. Cela signifie qu’elle est revendiquée au moment des grands conflits portant sur la liberté politique et que la question de la détermination du bien public – qui constitue le cœur des conflits constitutionnels anglais du XVIIe siècle – se pose en même temps que cette question de la « franchise » ou « privilège » que délimite la maxime de common law. Cependant, loin de permettre l’émergence d’une sphère publique opposée à une sphère privée, les rapports qui sont établis par cette maxime concernent prioritairement l’intérieur et l’extérieur, qu’elle sépare de manière étanche. Elle trace la frontière entre deux mondes isolés. Cette étanchéité empêche l’émergence, d’une part, d’une définition unitaire de la « privacy » en common law et, d’autre part, d’une sphère publique en tant qu’elle serait portée par un projet politique collectif, substantiellement défini. Ainsi, l’étude historique ici très schématique de cette maxime de common law, montre que pour qu’il y ait émergence d’une partition de l’espace en termes de droit des libertés, il faut au préalable qu’existe un lien, une articulation voire une circulation de l’intérêt personnel et de l’intérêt commun, et la formation d’un projet collectif par uniformisation des projets individuels.

Le contexte anglais est quant à lui parfaitement inverse : l’adage « A man’s house is his castle » dessine l’isolement juridique de deux mondes. Les conditions de cette ségrégation seront envisagées dans un premier point (I), alors que seront envisagées dans un second point les implications de cet isolement à la fois pour la protection de la vie privée et pour la définition du bien public (II).

 

 

I. A man’s house is his castle : l’isolement de deux royaumes

 

Il s’agit ici de montrer que cet adage repose sur l’idée d’une séparation étanche entre l’extérieur et l’intérieur qui correspondent à deux domaines dont il est presque possible de dire qu’ils s’ignorent réciproquement (A), puis de comprendre que ces deux domaines reposent sur une analogie entre la « maison forteresse » et la République et non sur des règles dont la signification serait opposée (interdiction/préservation) (B).

 

 

A. Intérieur et extérieur : deux points de vue exclusifs l’un de l’autre

 

Il est tout d’abord important de situer l’adage de manière plus précise. Selon un auteur comme B.H. Rosenwein, « A man’s house is his castle » est apparu dans la littérature juridique anglaise aux alentours de 1500. Concernant la common law, c’est dans les Year Books d’Henri VII que l’adage aurait fait son entrée en droit positif, dans une affaire de 1506 dont voici un extrait cité par B.H. Rosenwein :

 

Si quelqu’un est dans sa maison et voit que quelqu’un d’autre veut rentrer dans sa maison pour se battre avec lui, ce dernier décidera probablement de rassembler certains de ses amis et voisins pour lui prêter main forte et l’aider à protéger sa personne. Mais si quelqu’un le menace d’une bagarre alors qu’il revient du marché ou d’ailleurs, dans ce cas, il ne peut pas rassembler des gens pour lui prêter main forte et aller là-bas pour protéger sa personne. Car rien ne l’oblige à aller là-bas, et il peut avoir des remèdes pour être assuré de sa protection. Mais la maison d’un homme est sa forteresse et sa protection (« defense ») et le lieu où il se trouve de bon droit etc..

Notons immédiatement qu’ici le terme de « castle » ne signifie pas exactement « château » mais renvoie à l’idée de « forteresse ». En outre, l’adage signifie – et il garde cette signification au moins jusqu’au XVIIIe siècle – qu’il existe deux contextes, l’intérieur et l’extérieur, qui se distinguent, non par deux régimes juridiques différents, mais bien par la possibilité de faire justice soi-même ou non. Il s’agit donc bien de deux « mondes », de deux royaumes dans ce contexte de l’Angleterre prémoderne.

L’adage est ensuite repris par les auteurs classiques de common law au premier rang desquels figure Sir Edward Coke (1552-1634). Ce juriste cite en effet l’adage dans la cinquième partie de ses Reports – qui renferment un ensemble de commentaires d’affaires ayant été jugées entre la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle – alors qu’il commente le Semayne’s case de 1604. Dans cette affaire, Semayne et Beriford possédaient en commun une maison. Beriford est mort avec ses biens dans la maison. Le défunt avait des dettes à l’égard de Semayne et ce dernier voulait récupérer son dû sur le fondement de son statute-staple, c’est-à-dire un bon d’enregistrement devant le gouverneur de la circonscription en vertu duquel un créancier a le pouvoir de saisir les terres du débiteur en cas de non remboursement. C’est ainsi qu’ayant obtenu un writ pour garantir le remboursement de cette dette, le shérif partit saisir les biens chez l’héritier de Beriford qui refusa d’ouvrir sa porte. À l’occasion de son commentaire, Coke explique que « la maison de quiconque est à son égard comme sa forteresse aussi bien pour sa protection contre les souffrances et la violence que pour son repos et sa tranquillité ». Cela implique selon Coke qu’il faut distinguer entre deux situations : le cas dans lequel une personne en tue une autre pour sa défense ou par malheur. Dans ce cas, il y a crime (« felony ») et tous les biens du criminel sont saisis « parce que la vie est précieuse et privilégiée en droit ». En revanche, si un homme tue un voleur alors qu’il se défend ou défend sa maison, il ne s’agit pas d’une « felony » : « tout homme a le droit de rassembler ses amis ou voisins pour défendre sa maison contre la violence (mais il ne le peut pas s’il va à la foire ou au marché) ». Il s’agit donc là d’une immunité : celui qui tue parce qu’il défend son refuge ne peut pas être poursuivi en justice, son acte échappe à toute sanction. Au-delà de la maxime et du droit romain appelé en renfort par Coke, l’idée qui justifie cette immunité est l’indifférenciation de la maison, du lieu, de l’immeuble et de la personne. Nous retrouvons bien la séparation entre deux mondes : la maison est un espace d’autonomie absolue précisément parce qu’il est intérieur alors que l’extérieur est soumis à la règle minimale qui veut qu’on ne tue pas impunément son voisin.

De la même manière, lorsque Blackstone cite cette maxime de common law dans ses Commentaires des lois d’Angleterre (1765-1769) au chapitre 16 du livre 4 portant sur « les délits commis contre les habitations des individus » (livre 4 : « Public wrongs ») et plus précisément à propos du burglary, c’est-à-dire du crime de pénétrer par effraction de nuit dans une maison avec l’intention de commettre un crime grave ou un vol, ce n’est pas pour tracer une distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Son ambition est moindre : il s’agit de rappeler la définition de ce crime et la règle en vertu de laquelle personne ne peut forcer les portes d’une maison y compris en exécution de poursuites civiles, sauf lorsque l’on se trouve dans une exception :

 

… le droit d’Angleterre a une tendresse particulière pour la franchise de la maison d’un homme, qu’il appelle sa « forteresse » (castle) et il ne permettra jamais qu’elle soit violée en toute impunité[.] Pour cette raison, aucune porte ne peut être forcée dans le cadre d’une affaire civile ; ce qui n’est pas le cas pour les poursuites pénale car la sécurité publique prime le privé.

 

Blackstone rappelle néanmoins que lorsqu’il doit défendre sa maison ou se défendre contre ceux qui écoutent secrètement une conversation aux fenêtres par exemple, le sujet peut « rassembler des personnes de manière légale (si l’assemblée ne dépasse pas onze personnes) sans danger de provoquer une émeute ou d’être à l’origine d’un rassemblement illégal […], dans le but de protéger sa maison, ce qui n’est pas permis dans d’autres cas ». Une fois de plus, l’intérieur et l’extérieur correspondent à deux mondes isolés, séparés de manière étanche. La justification de cette séparation est ultimement que la maison est envisagée comme une sorte de carapace et qu’elle ne peut pas être détachée de l’individu. Une « personne » en common law au XVIIe siècle correspond en effet à l’ensemble qu’il forme non seulement avec sa maison, mais aussi avec sa famille, ses biens, ses terres et d’autres « choses ». C’est d’ailleurs bien ce que recouvre la Property de Locke : l’ensemble composé de la vie, la liberté, la propriété, tout ce qui ne peut pas être enlevé à un homme sans son consentement ; « ce avec quoi il décide de mêler sa personnalité », dont fait partie la « maison-forteresse ».

 

 

B. La « maison – forteresse » et la République : deux « lieux » au fonctionnement analogue

 

Alors que l’intérieur et l’extérieur relèvent de deux logiques complètement incompatibles, la « maison » et la forteresse entretiennent un rapport analogique avec la République. C’est par exemple l’idée exprimée par R. Braithwaite : « De même que la maison de tout homme est sa forteresse, de même, sa famille est une République privée » (« As every man’s house is his Castle, so is his family a private Commonwealth »). D’un côté, un homme gouverne en effet sa maison comme le roi gouverne la République, ce qui explique les rapports de ségrégation entre l’intérieur et l’extérieur : les deux gouvernements peuvent coexister parce que leurs compétences respectives sont clairement délimitées. Cette idée peut encore être illustrée par l’exemple que donnent les auteurs à propos des femmes qui ont tué leur mari et qui ne sont pas jugées pour homicide mais pour crime politique. Mais, d’un autre côté, lorsque les juristes évoquent la maxime, elle signifie toujours également que le shérif doit pouvoir, en respectant certaines formes, ouvrir les portes d’une maison en raison de « l’intérêt public » et de poursuites pénales.

Un exemple peut encore être tiré de ce que conclut Coke dans le Semayne’s case. Coke distingue en effet la question de l’étendue de la « franchise » de l’individu vue plus haut du cas dans lequel le roi est « partie » : une arrestation ou en application de poursuites lancées par le roi. Dans cette hypothèse, l’ensemble des règles applicables change, car, face au roi, « la liberté ou le privilège de la maison ne tient pas » selon Coke. Le shérif, et seul le shérif (c’est-à-dire non un officier qui lui serait inférieur comme le bailiff) peut alors forcer l’ouverture de la maison ou même en défoncer une partie, mais avant il doit s’assurer que les portes ne sont pas ouvertes, ou demander les clés et signifier la raison de sa venue. Le shérif doit alors détenir un writ de non ommittas propter aliquam libertatem, formule qui l’autorise à passer outre la protection de la « liberté » en cause. Ce pouvoir est justifié par deux raisons selon Coke : quand il s’agit d’appréhender un criminel, la common law admet qu’un officier royal enfonce des portes, car il le fait pour le commonwealth. Ensuite, dans tout crime le roi a un intérêt (concrétisé par ce writ de non ommittas propter aliquam). Coke résume enfin que la maison d’un individu n’est une forteresse que pour lui-même et qu’il ne doit pas permettre à quelqu’un d’échapper à la justice, mais l’action royale est tout de même justifiée par le bien public et concrétisé par le writ. Si jamais le shérif entre ou force une maison sans ce writ, son occupant aura alors une action contre ce shérif. Ici, la possibilité de forcer des portes ne peut être justifiée que par le bien public ou l’ordre public : c’est la signification du writ qui crée très précisément un espace, une distance entre le sujet et le pouvoir, c’est-à-dire la distance nécessaire au gouvernement.

Ces quelques développements succincts mettent bien en avant l’idée qu’il existe deux contextes, deux royaumes qui coexistent en common law : l’un est gouverné par le maître de maison et la common law lui reconnaît le droit d’utiliser la force privée pour défendre son intérieur contre une agression. En revanche, en dehors des enceintes de cette forteresse, cette « franchise », « immunité » ou encore « liberté » cesse. L’autre domaine est gouverné par le roi – il s’agit de la République – mais ce dernier ne peut pas forcer les portes de l’autre royaume, sans soumettre ses agents à une procédure particulière. Ces deux royaumes sont donc clos sur eux-mêmes et la moindre « intrusion » de l’action gouvernementale dans la maison doit être justifiée et encadrée par la common law. C’est ainsi que les rapports entre les deux royaumes sont essentiellement formels, au sens où seules des procédures – au demeurant efficaces – organisent la coexistence de ces deux domaines mais non leur articulation. Il s’agit en conséquence de deux sphères isolées, qui interagissent très peu entre elles et qui n’entretiennent même pas un rapport d’opposition dans le droit de l’Angleterre prémoderne. En raison de cette absence d’interaction, ni la vie privée (« privacy »), ni une conception substantielle du bien public n’a pas pu émerger en common law, car ces dernières ne peuvent, à nos yeux, se définir que dans une relation réciproque d’exclusion. Cela implique un éclatement de l’unité de la liberté au lieu d’une partition de l’espace qui nous paraît avoir perduré longtemps en common law anglaise. Autrement dit, ultimement, s’il n’existe pas d’accord sur un sens unitaire de la liberté, il ne peut pas véritablement exister de projet collectif par uniformisation des projets individuels, et sans un projet collectif défini substantiellement ou encore sans consensus, il ne peut pas y avoir d’opposition entre une sphère publique et une sphère privée.

 

 

II. Des deux royaumes aux trois sens de la liberté

 

La signification de l’adage en question emporte avec elle des conséquences sur la conception juridique de la vie privée et du bien public (A). Ces conceptions juridiques constituent un obstacle durable à l’établissement d’une interaction entre les projets individuels et un projet collectif, ce qui fait que le droit des libertés n’est que très peu spatialisé en Angleterre, du moins jusqu’en 1998. Cette absence de circulation a fait émerger trois sens de la liberté liés au projet libéral qui sont susceptibles d’éclairer en partie le brouillage des frontières entre sphère publique et sphère privée ainsi que les conditions d’apparition de cet espace « tiers » (B).

 

 

A. Conception formelle du bien public et diversité des conceptions de la « vie privée »

 

Concernant la formation du bien public, il ne reçoit pas non plus de définition substantielle en droit. L’important pour le constitutionnalisme anglais, et l’adage « A man’s house is his castle » y participe également, est que l’action gouvernementale soit contrainte de respecter, formellement, le bien public. Ainsi, l’adage encadre cette action gouvernementale : non seulement l’autorité publique doit respecter la « franchise » de la maison-forteresse, mais, en plus, quand elle ne la respecte pas, elle doit le faire dans l’intérêt collectif qui se résume en l’occurrence à assurer la sécurité publique. Il s’agit d’une conception formelle du bien public, d’une forme vide, dont le contenu est à déterminer parce qu’il fait face au caractère unique de chacun des projets individuels qui appartiennent au royaume intérieur de chacun. Comme l’a écrit D. Baranger en des termes différents, le comportement privé et le pouvoir exécutif (ou la législature) sont en confrontation permanente, « ce qui permet de dissocier l’intérêt public de la volonté gouvernementale » ou encore « le législateur définit à certains moments le bien commun, mais cette définition législative n’est pas investie de la même infaillibilité par le principe de souveraineté du Parlement que par le principe de la “loi, expression de la volonté générale” ». Cette conception formelle ne peut pas porter, de son côté, une sphère publique entendue comme espace de la vie politique. L’action gouvernementale (l’État) est entre un espace d’opacité (le royaume individuel) et l’espace « civil » (espace de confrontation et d’articulation des autonomies individuelles). Cette structuration de la vie politique britannique est paradoxalement le fruit, comme le soulignent également P. Lake et S. Pincus, de l’encadrement par le droit d’un État à l’origine extrêmement puissant. Il s’agit en effet du fruit de l’encadrement de la Prérogative royale et du pouvoir des agents du roi par la common law au XVIIe siècle.

Cette absence de définition substantielle du bien public présuppose, d’une part, que l’individu ne soit pas pris en charge par le droit ou qu’il ne se trouve pas au fondement du droit et, d’autre part, qu’il n’existe pas d’accord – qui serait lui aussi au fondement du droit – sur une définition unitaire ou plutôt minimale de la liberté. À partir du moment où, en effet, l’individu ne se trouve pas au fondement du droit, il paraît difficile de définir le bien public par uniformisation des projets individuels puisque ne coexistent alors que des points de vue subjectifs isolés. Cet état de fait constitue un obstacle à la recherche d’une base minimale commune. Cette absence d’accord ou, envisagée positivement, cette prise en compte par le droit de la diversité des points de vue intérieurs, explique que la vie privée n’ait jamais reçu de définition conceptuelle en common law et n’ait pas fait l’objet, pendant très longtemps, d’un corps de règles spécifiques. Comme le démontre D. Seipp dans son article consacré à la reconnaissance par les cours anglaises d’un droit à la vie privée, le droit de la vie privée est composé d’extensions des vieilles actions de common law.

Cette absence d’opposition entre un domaine privé et un domaine public a été relativisée par certains auteurs pour la période prémoderne, notamment chez les familles de l’élite anglaise. Mais cette remise en cause consiste à démontrer que, précisément, la famille était le lieu de rencontre entre la sphère privée et la sphère publique. Un auteur comme L. Pollock affirme en effet qu’il ne faut pas concevoir la famille anglaise de l’époque prémoderne comme relevant de l’intimité, ou comme expression de l’intimité. L’auteur démontre ainsi que la famille était « dans le domaine politique aussi bien que dans celui des sentiments […] perçue comme étant au centre d’une fusion entre le public et le privé » et que les élites faisaient bien la distinction entre ce qui relevait du public et ce qui relevait du privé, mais dans un sens différent du sens actuel. Cette famille, « lieu de rencontre et d’influence réciproque » du public et du privé, s’inscrivait effectivement dans une société de « seigneurs » ou de chefs de famille où les intérêts public et privé s’entremêlaient, une société encore largement marquée par la féodalité. Cette conception de la famille renforce deux idées. D’une part, l’individu n’existe pas en tant que seul et unique sujet de droit et il ne peut se comprendre que dans les relations qu’il entretient non seulement avec les personnes mais aussi avec les « choses ». D’autre part, l’État ne peut pas parfaitement correspondre à la sphère publique puisque la famille, et donc l’intérieur, est déjà politisée ou publicisée. Ces présupposés de la common law ont constitué des obstacles durables à une spatialisation du droit.

 

B. Des obstacles durables à la partition de l’espace

 

Le droit anglais, aussi longtemps que la common law est le seul droit qui protège la vie privée – c’est-à-dire jusqu’au Human Rights Act de 1998 au moins –, porte en conséquence cette absence de spatialisation claire du droit puisque la famille ou la maison ne correspondent pas parfaitement à la sphère privée et l’État est loin de concorder avec une sphère publique. La vieille maxime de common law « A man’s house is his Castle » et ses présupposés sont passés dans le droit anglais des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Concernant le droit américain, étant donné la différence de contexte, cette dernière a changé de sens et a très largement inspiré le IVe amendement à la Constitution des États-Unis. S’agissant du droit anglais, ce sont les actions de common law qui ont été étendues à la protection de la vie privée, ce qui n’a pas permis l’émergence d’un corps de règles qui seraient sous-tendues par une signification particulière ou qui trouveraient leur origine dans une idée fondatrice et directrice de « préservation ». Selon D. Seipp, qui retrace l’évolution d’un droit à la vie privée en droit anglais aux XVIIIe et XIXe siècles, il faut distinguer trois domaines : la protection de la propriété privée, la protection de la confidentialité des communications et la protection des informations personnelles. Très schématiquement, tout au long du XIXe siècle, c’est le droit du « trespass » (action of trespass) protégeant à l’origine la propriété privée qui a été étendu et adapté à la protection de certains pans de la vie privée. La maxime est encore utilisée dans certaines affaires et ce, jusque dans les années 1980. La maxime est effectivement citée dans l’affaire de 1980 Thermax Limited v. Industrial Glass Limited Ltd qui est une affaire de propriété intellectuelle dans laquelle a été prise l’équivalent d’une commission rogatoire pour fouiller et saisir les preuves concernant l’affaire. Alors que cette commission est contestée, la maxime est citée : « la mise en œuvre de cette commission implique un empiètement sur les droits de la vie privée: dans la mesure où la compétence est exercée, elle est incompatible avec la vue selon laquelle un Anglais est chez lui comme en une forteresse ». D’autres exemples sont donnés par les auteurs, l’idée étant ici de montrer que la maxime a longtemps fait partie du droit positif anglais. Il est en conséquence difficile d’identifier une sphère privée et une notion de « vie privée » en droit anglais, de même qu’il est difficile de considérer qu’il y existe une sphère publique ou encore un bien public substantiellement défini ou à propos duquel il existe un consensus minimal. Il s’agit maintenant de soutenir que cette structuration de la common law en deux royaumes intérieurs, obstacle à toute circulation ou interaction véritable entre les projets individuels et un projet collectif commun, se retrouve dans la philosophie d’un libéral comme J.S. Mill et qu’elle aboutit non à une bipartition de l’espace, mais à une tripartition de la liberté.

L’idée est ici de proposer que le passage de la bipartition à une tripartition de l’espace est en partie à comprendre à l’aune d’une redéfinition des rapports entre le droit et la liberté, et non nécessairement sur le fondement d'une redéfinition de l’espace. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une tripartition de l’espace, chacun des espaces étant associé à un régime juridique particulier des libertés, mais d’une tripartition du sens de la liberté elle-même qu’il s’agit de faire coexister. Cette tripartition trouve son expression et son point d’aboutissement dans le projet libéral radical. Le droit anglais parle de « branches » de la liberté. La liberté au sens libéral est en effet une liberté qui porte en elle ses propres limites. Comme l’écrit P. Bouretz dans sa préface à la traduction française de De la liberté, « pour Mill, […] la notion de liberté contient en elle-même ses propres limites, sous la forme de la réciprocité […] ». Dès lors, la description complète de la liberté s’entend en trois dimensions logiquement articulées. Ces trois dimensions sont exposées par J.S. Mill dans On Liberty. Il s’agit tout d’abord du domaine de la conscience, et nous retrouvons ici une trace du royaume intérieur (« inward domain of consciousness ») dont il a été question plus haut : c’est la liberté au sens de l’autonomie individuelle. Ensuite, Mill explique que la liberté humaine recouvre la liberté « de tracer le plan de nos vies, d’agir suivant notre caractère, d’agir à notre guise et de risquer toutes les conséquences qui en résulteront, et cela sans être empêché par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, même s’ils trouvaient notre conduite insensée, perverse ou mauvaise […] » (« liberty of tastes and pursuits »). Enfin, il faut ajouter la liberté d’association entre individus (« freedom to unite »). Ainsi, le premier sens qui correspond à l’autonomie individuelle pourrait correspondre à l’espace intime. La seconde, parce qu’elle suppose une « certaine civilité », serait l’espace civil et l’autonomie y serait alors limitée. La dernière, parce qu’elle implique une certaine coopération et, comme l’indique P. Bouretz, l’idée de médiation serait la sphère de l’État réduite à une activité et à l’action gouvernementale. En conséquence, ce très rapide historique de l’adage « A man’s house is his castle » montre qu’en common law et plus largement dans la culture juridique anglaise, il est difficile de considérer qu’il existe une partition de l’espace en fonction des libertés. Il s’agirait plutôt d’une partition de la liberté qui s’est réalisée en raison de la préexistence de deux espaces, de deux royaumes.