À la fin de sa vie, Norberto Bobbio, interrogé sur l’avenir de la philosophie, affirmait que cette dernière est désormais continuellement devancée par la science. La science occupe un espace de plus en plus vaste de la connaissance, alors que l’espace de la philosophie se réduit progressivement. Que reste-t-il alors à la philosophie ?

 

Il reste le doute. Il reste le doute critique. Il reste l’esprit critique. Si le terme « philosophie » désigne l’attitude critique, le fait de ne jamais accepter les vérités comme des dogmes mais de sans cesse essayer de les revoir, de les redécouvrir, de les reformuler, alors je crois que la philosophie a un avenir.

 

L’avenir que le penseur turinois entrevoit pour la philosophie n’est pas un pis-aller, une sorte de fonction résiduelle qui demeurerait vive alors que l’essentiel aurait disparu. Bien au contraire, cet avenir apparemment réduit peut également être considéré comme la limitation de l’activité philosophique à sa fonction première, l’exercice du doute. Ce cantonnement fait apparaître la philosophie comme une nécessité, c’est-à-dire une condition sine qua non, de l’activité scientifique. « La zététis devient moteur de la recherche et, en ce sens, comme dirait Hegel, le négatif travaille », écrivait Jean-Paul Dumont. Le relativisme « devance la science en la réfutant et, sitôt étonné de sa réfutation, entreprend de se réfuter lui-même », donnant vie à un cycle infini.

Norberto Bobbio a rarement développé les questions relatives à la théorie de la connaissance. Ses écrits n’abordent généralement pas frontalement les problèmes épistémiques, même si la question du fondement de la connaissance traverse l’ensemble de son œuvre. Lecteur de Ludwig Wittgenstein et admirateur de Bertrand Russell, il pouvait difficilement en être autrement. Or si, à l’instar de ce dernier, Norberto Bobbio a pris parti dans de nombreuses controverses politiques, s’il a participé durant toute sa longue existence à des événements politiques sans jamais donner l’impression de retenir sa plume, c’est bien le doute qui est la force motrice de sa pensée – un doute qu’il a su dompter afin d’en faire le moteur de la construction de l’une des œuvres intellectuelles les plus hétéroclites et pléthoriques du XXe siècle, mais qui a également nourrit son inquiétude, puis sa mélancolie.

Les traces du scepticisme de Norberto Bobbio transparaissent lorsqu’il affirme son credo positiviste (1). Elles révèlent leurs effets lorsqu’il refuse de s’engager pleinement pour des causes qui semblent pourtant être les siennes (2). Pourtant, si son œuvre s’inscrit dans la tradition classique de l’école sceptique (3) et que sa pratique confirme cette orientation philosophique (4), il ne tire aucun réconfort de l’exercice du doute qui, lorsqu’il n’est plus fécond, se mue en inquiétude (5).

 

 

I. Les définitions sceptiques du positivisme de Norberto Bobbio

 

Afin d’enquêter sur les croyances et les fondements philosophiques de la pensée de Norberto Bobbio, c’est-à-dire de s’interroger sur les opinions ou croyances qui sous-tendent son travail de chercheur, on peut renvoyer à la célèbre formule par laquelle il illustre la polysémie des termes « positivisme » et « naturalisme » :

 

Sur le plan idéologique où aucune tergiversation n’est possible, je suis jusnaturaliste. Sur le plan de la méthode, je suis positiviste avec autant de conviction. Enfin, sur le plan de la théorie du droit, je ne suis ni l’un ni l’autre.

 

Deux choses sont ici affirmées : la première, relative à la manière dont Norberto Bobbio envisage la question de la connaissance du droit, consiste à distinguer trois « points de vue », autonomes les uns par rapport aux autres ; la seconde concerne les positions de l’auteur au regard de ces trois points de vue : il est à la fois naturaliste, positiviste et « sceptique ».

Norberto Bobbio décompose la question de la connaissance du droit en trois problèmes. En premier lieu, la question idéologique, à laquelle il est possible d’apporter deux réponses – « on doit obéir aux lois en tant que telles » (position positiviste) ou « on doit obéir aux lois uniquement lorsqu’elles sont justes » (position naturaliste) ; ensuite la question de la théorie du droit, qui oppose deux conceptions, l’une volontariste (et positiviste) – le droit comme acte de volonté –, l’autre essentialiste (et naturaliste) – le droit comme ensemble de normes issues de la nature humaine, constante, immuable, uniforme – ; enfin, la question méthodologique, qui traite de la manière dont il convient d’étudier ou d’approcher le droit et à laquelle il est possible d’apporter deux réponses : soit le droit est ce qui est, c’est-à-dire le droit posé, et il convient de l’étudier sans jugement de valeur a priori, soit le droit est limité au droit « juste », c’est-à-dire le droit compatible avec tel ou tel ensemble de valeurs, et étudier le droit signifie distinguer, au sein du droit posé, le véritable droit (juste) du droit injuste et donc illégitime, qui n’est finalement pas du droit.

Norberto Bobbio, pour répondre à la première question, se fonde sur une croyance selon laquelle il est préférable de considérer que l’homme est doté d’un libre arbitre qui lui permet de mesurer le caractère juste ou injuste d’une règle et de décider de la suivre ou non. Il n’y a pas d’élément rationnel ou empirique qui permette de trancher définitivement cette question, mais il est possible de se forger une opinion en observant l’histoire et le développement des sociétés humaines. La réponse à cette question dépend également de l’opinion que l’auteur se fait de l’homme ou, plus exactement, de la nature humaine. Or, dans ce cas, le naturalisme ne repose pas sur un humanisme optimiste, mais bien sur un choix du moindre mal qui découle d’une vision pessimiste de l’humanité et qui révèle le peu de confiance que Norberto Bobbio accorde à l’homme et à l’exercice de la raison. En effet, ce qui gouverne son choix est une inquiétude, la peur d’un monde orwellien gouverné par une prétendue raison, froide et abstraite, donnant naissance à un droit que les individus ne sauraient contester et qui réglerait leur conduite dans les moindres détails. Le rêve d’une société parfaitement régulée, où chaque individu, totalement conditionné, suivrait la norme afin d’agir de manière prétendument juste est, pour Norberto Bobbio, un cauchemar inhumain car, précisément, le « juste » absolu demeure hors de portée de la raison humaine. En ce sens, si la liberté est un bien suprême, son corollaire est nécessairement la tolérance :

 

Le grand principe auquel je crois est la tolérance […]. Si je dois en ajouter deux, j’ajouterai des corollaires : le respect de la vérité des autres et la renonciation à la croyance de posséder une vérité absolue.

 

Le positionnement de Norberto Bobbio est donc une conséquence directe de ses doutes en la capacité de l’homme à se doter de règles parfaites et de la nécessité sociale de préserver et valoriser l’esprit critique de chaque individu. Son naturalisme masque une incroyance envers ce qui constitue habituellement la racine du naturalisme, c’est-à-dire l’existence d’une morale universelle absolue, d’origine religieuse ou métaphysique.

Au sujet de la question de la « théorie du droit », qui concerne la nature volontariste ou essentialiste du droit, Norberto Bobbio admet ne pas savoir répondre, ou plutôt il considère que la réponse ne peut dépendre d’une « opinion » ou d’une croyance, car elle est formulée comme une question scientifique. Incapable de trancher la question dans l’absolu, il suspend, comme souvent, son jugement. Cette position peut s’interpréter comme le refus de donner une définition de l’essence du droit, de préciser ce que serait la nature en soi du droit. Norberto Bobbio s’inscrit dans la démarche du « philosophe méthodologue » qu’il a décrit en 1963 et qui, confronté à deux conceptions opposées du monde, « analyse les arguments adoptés par chacune des parties, les compare et les classe, étudie leur structure et leur origine, enquête sur leurs effets ». Il refuse cependant de donner une réponse qui relève de la croyance et donc, in fine, d’un choix de valeur, à une question dont la réponse devrait être scientifique, c’est-à-dire reposer sur l’observation objective des faits.

Enfin, au regard de ce que Norberto Bobbio appelle la question méthodologique, il affirme avec force se ranger du côté des « positivistes », c’est-à-dire de ceux qui considèrent que l’étude et la connaissance scientifique du droit suppose d’appréhender le droit tel qu’il est et non d’étudier ou d’affirmer ce qu’il devrait être.

Si ces trois réponses illustrent la diversité des significations possibles de la notion de positivisme, elles sont également un signe qui révèle les racines sceptiques de la pensée bobbienne. En effet, pour chacune des questions, l’auteur se range du côté de la position qui présuppose le plus faible degré de croyance a priori, c’est-à-dire la position qui paraît la moins dogmatique. Concernant la question du « juste », il accueille la solution qui repose sur une approche fortement subjective et individuelle, faisant du « juste » une valeur relative, soumise à l’appréciation personnelle du sujet. Concernant la méthodologie, il rejette avec force l’idée d’un système de valeur supérieur susceptible de permettre d’évaluer le droit posé et se range du côté de ceux qui considèrent le droit comme un objet, certes difficile à cerner et aux contours parfois flous, mais pouvant être appréhendé en ignorant radicalement les idéologies qui sous-tendent sa formation et qui pourraient fonder sa critique. Enfin concernant la théorie, Norberto Bobbio, renonce à trancher car chacune des solutions renvoie à la « nature » ou l’essence du droit, c’est-à-dire quelque chose qui, dans la plus pure tradition sceptique, n’est pas susceptible de connaissance et découle nécessairement d’une approche dogmatique.

 

 

II. La découverte d’un sceptique

 

L’intuition d’être confronté à un penseur sceptique s’est imposée progressivement, au fur et à mesure que grandissait mon intérêt pour l’œuvre de Norberto Bobbio. J’ai en effet découvert sa pensée d’abord à travers ses ouvrages de science politique, en particulier ses écrits sur la question internationale. Avide lecteur d’Altiero Spinelli, j’étais à l’époque fortement impliqué dans les mouvements fédéralistes européens, au sein desquels militaient plusieurs de ses collègues de l’Université de Turin, parfois d'anciens élèves, comme Lucio Levi, Luigi Majocchi ou Sergio Pistone. Les écrits de Norberto Bobbio m’ont immédiatement marqués par leur clarté, caractéristique de la pensée et du style du chercheur turinois. Toutefois, ils suscitaient également en moi un sentiment de frustration, car l’auteur tranchait rarement de manière définitive, il n’adoptait pas le style péremptoire, affirmatif et militant que j’attendais. Si ses textes illustraient parfaitement les raisons de la crise de l’État-nation et la nécessité d’adopter de nouveaux modèles de gouvernance, je cherchais en vain une exhortation et une stratégie pour dépasser le nationalisme et intimant d’aller vers le fédéralisme européen puis mondial. Je demeurais déçu et déconcerté par ses fréquents silences et sa capacité à ne pas conclure. Cette sensation été confirmée par les échanges et les discussions avec ses anciens disciples qui avaient clairement pris parti, se considéraient militants, et qui cachaient mal cette même déception face à la prudence dont avait souvent fait preuve le maître de Turin.

Quelques années plus tard, j’ai redécouvert Norberto Bobbio lorsque je me suis intéressé à Hans Kelsen et au positivisme juridique. Cette nouvelle rencontre a été marquée par un sentiment similaire. Le juriste turinois était, à mon sens, bien plus convaincant que ne l’était Hans Kelsen dans la présentation des thèses normativistes : plus clair, plus pédagogique, la qualité de ses exposés dépassait à mes yeux ceux du maître autrichien. Pourtant, s’il apparaissait meilleur kelsenien qu’Hans Kelsen lui-même, sa plume me semblait parfois rester comme suspendue. Alors que le théoricien autrichien voulait imposer ses idées, Norberto Bobbio les exposaient sans paraître prendre parti, en se limitant à présenter un point de vue qui n’était peut-être pas le sien, mais qu’il défendait parfois mieux que son auteur. Il déplorait ainsi la « fureur anti-sociologique de Kelsen », mais la justifiait précisément par la nécessité pour l’auteur de la théorie pure du droit de se démarquer radicalement de ses ennemis et d’imposer sa méthode. Or, une lecture attentive des propositions kelséniennes laisse clairement entrevoir le fait que le point de vue sociologique est très largement compatible avec le normativisme. Il constitue même son complément naturel et presque nécessaire.

De manière similaire, Norberto Bobbio critiquait Hans Kelsen pour avoir indiqué aux juristes ce qu’il convenait de faire, c’est-à-dire qu’il précisait la méthode à utiliser pour étudier le droit, plutôt que de se limiter à décrire ce qu’ils faisaient effectivement. Il donnait ainsi une dimension prescriptive à une théorie prétendument exclusivement descriptive et scientifique. Si je comprenais la prudence bobbienne, elle me laissait néanmoins perplexe : j’étais en effet alors certain de l’intérêt qu’il y avait à faire du positivisme un combat, convaincu de la nécessité d’imposer cette approche scientifique afin de lutter contre les dérives historiques du naturalisme.

Dans les deux cas, qu’il s’agisse du fédéralisme ou du normativisme, j’avais appris en lisant deux auteurs qui avaient forgé mes certitudes. Je découvrais ces mêmes idées, présentées avec une clarté qui manquait parfois aux exposés auxquels j’avais jusqu’alors accès, mais sans le ton péremptoire habituel. Bien au contraire, Norberto Bobbio n’hésitait pas à analyser et critiquer ces deux édifices intellectuels que je pensais inébranlables. Sans les rejeter et toujours avec bienveillance, le turinois instillait le doute, il interrogeait la parfaite cohérence des propositions, leur scientificité même. D’abord gêné et mal à l’aise, j’en venais progressivement à admirer sa constance. Je comprenais petit à petit que la clarté qui m’avait séduite était en réalité la conséquence de sa méthode analytique, qui le conduisait à un examen critique systématique auquel ne pouvaient évidemment pas échapper les idéologies et les théories qui paraissaient pourtant le séduire et le convaincre, ou me séduire et me convaincre. J’éprouvais le sens de l’aphorisme de Ludwig Wittgenstein : « L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance ».

 

 

III. Le scepticisme classique de Norberto Bobbio

 

Avant de poursuivre plus avant la présentation des raisons de considérer Norberto Bobbio comme un penseur sceptique, il convient de préciser le sens de la notion de « scepticisme », puisque ce terme est utilisé de multiples façons, notamment dans le cadre de la philosophie ou de la théorie du droit. Ainsi, le terme « scepticisme » sert parfois à désigner l’approche développée par certains réalistes américains, comme Oliver Wendell Holmes Jr ou Jérôme Frank, qui s’opposent à l’idéalisme et au normativisme. Il s’agit en réalité d’un usage discutable du terme puisque la position réaliste est une position dogmatique au même titre que le normativisme, et ne peut être assimilée au scepticisme tel qu’il est classiquement défini.

Le premier paragraphe du premier livre des Hypotyposes de Sextus Empiricus a pour objet la distinction entre trois formes de philosophie :

 

S’il est vrai que l’on peut soit trouver ce que l’on recherche soit nier que l’objet de la recherche puisse être trouvé, soit se borner à poursuivre cette recherche, on obtient trois écoles philosophiques distinctes : les Dogmatiques, comme par exemple Aristote, Épicure et les Stoïciens ; les Académiciens, comme Clitomaque et Carnéade ; enfin les Sceptiques. 


Ainsi, contrairement à une idée trop répandue, être sceptique ne signifie pas croire à l’idée que toute connaissance est impossible. Cette position, que Sextus Empiricus attribue aux Académiciens, est en soit paradoxale puisque penser la connaissance impossible, c’est accepter l’idée que l’on sait la connaissance impossible et donc admettre un dogme. Le sceptique se contente de suspendre systématiquement son jugement, y compris au sujet de la question de la possibilité de la connaissance. Il ne dit pas « je ne peux pas connaître », mais « je ne sais pas si je peux ou non connaître ».

Jean-Paul Dumont a parfaitement expliqué au lecteur contemporain le lien entre l’approche scientifique et la posture sceptique. Plus encore peut-être que la question du phénomène, ce qui permet de lier la science au scepticisme c’est évidemment la pratique du doute systématique :

 

En réalité, la science la plus achevée demeure sceptique, c’est-à-dire inachevée, et fait comme si la question de la nature en soi de son objet pouvait n’avoir aucune importance. […] Chez Descartes, le scepticisme n’éteint pas la science, il sert simplement à écarter ce qui troublerait le plus l’entendement, et Descartes est un savant sceptique, puisqu’il se contente de ne pas chercher à savoir ce qu’il ne peut pas savoir. De la même façon, aujourd’hui le physicien contrôle le fonctionnement des appareils électriques et connaît l’effet magnétique, l’effet chimique de l’électrolyse et l’effet Joule de l’échauffement d’un conducteur, mais son pyrrhonisme consiste à ne pas chercher à faire ce qu’eût entrepris un stoïcien ; imaginer la nature en soi de l’électricité, pour en avoir une représentation compréhensive.

 

Force est d’admettre la proximité entre cette représentation du rôle du scepticisme en science et l’engagement scientifique, presque militant, dont a pu faire preuve Norberto Bobbio. Rejetant l’idée d’une science essentialiste susceptible de saisir l’essence ou la nature des choses au profit de l’approche analytique et de l’atomisme logique, il déclarait en 1955, alors qu’il découvrait la logique déontique :

 

Toute la science moderne naît de l’effort de se libérer de la conception de la nature comme « unité vivante », elle nait de la recherche patiente de petits domaines d’étude, de l’abandon des intuitions générales, de la substitution graduelle des visions universelles gratuites par des vérités partielles contrôlées. Voulons-nous continuer à jouer les « visionnaires » dans le domaine des sciences de l’homme? Voulons-nous étouffer les résultats des recherches ou empêcher la fécondité de nouvelles techniques en leur opposant de nouvelles formules générales qui expriment uniquement nos inquiétudes et nos espérances ?

Au-delà du choix de la méthode scientifique, le scepticisme de Norberto Bobbio se révèle par l’observation de sa pratique : « le sceptique se définit d’abord par son activité, certes encore indéterminée, plutôt que par une doctrine ».

 

 

IV. La pratique sceptique de Norberto Bobbio

 

La pratique sceptique peut être illustrée en se référant à trois activités ou caractéristiques propres à la plupart des penseurs se réclamant de ce courant : l’érudition, l’argumentation et un rapport particulier au langage conduisant à la pratique courante de la formulation ou reformulation. Pour mener une véritable investigation au sujet de la pratique sceptique de Norberto Bobbio, il faudrait procéder à la recherche méthodique de l’ensemble des preuves de son scepticisme. Elles sont vraisemblablement très nombreuses et mériteraient d’être rigoureusement recensées. Je me contenterai d’en énumérer quelques-unes pour ensuite me concentrer sur l’une d’entre elles en particulier : la posture du méthodologue et du médiateur.

L’érudition de Norberto Bobbio est une évidence pour quiconque est entré en contact, même brièvement, avec son extraordinaire production intellectuelle. La bibliographie impressionne par sa taille et sa diversité, mais également par l’intérêt que portait Norberto Bobbio à l’œuvre des autres. Il a traduit, introduit, présenté, analysé, critiqué, un nombre impressionnant d’œuvres, d’auteurs, de philosophes, de juristes, de sociologues, de politiques, etc. Sa propre production est rarement « systémique » et ses ouvrages sont le plus souvent des recueils d’articles ou des notes de cours, plus ou moins réorganisés. Il rejoint ainsi les nombreux penseurs se réclamant du scepticisme, de Sextus Empiricus à Bertrand Russell, en passant par Michel de Montaigne, Pierre Bayle ou David Hume, dont la diversité des œuvres et la profusion du savoir ont souvent désorienté les lecteurs au point que l’intérêt spécifique de leurs travaux philosophiques fut parfois négligé. Il est ainsi impossible d’attribuer à Norberto Bobbio une idée, une théorie en particulier, ou d’en faire le chef de file d’un courant spécifique. Il affirmait que son œuvre n’avait aucun fil rouge susceptible de regrouper et donner un sens à ces divers « fragments de desseins qu’il est impossible de superposer les uns aux autres et qui sont tous incomplets ».

En revanche, ce qui caractérise avec évidence et constance toute l’œuvre du Maître de Turin, c’est le style, qui révèle la formidable aptitude de l’auteur pour l’argumentation. Luigi Ferrajoli a ainsi identifié

 

… deux aspects uniques de son style de pensée : d’un côté la méthode empirico-analytique des distinctions conceptuelles et des redéfinitions des principales catégories théoriques, expérimenté d’abord dans le domaine de la théorie du doit puis en politique ; de l’autre l’« histoire analytique de la pensée politique », comme Bobbio l’avait baptisée, c’est-à-dire l’approche historiographique de l’analyse des catégories similaires utilisées par les auteurs classiques, mais également des multiples connexions et oppositions entre les différentes conceptions, théories et institutions au sein desquelles ces catégories ont été mises à l’épreuve.

 

Norberto Bobbio déconstruit puis reconstruit, il décompose pour recomposer, il déstructure avant de restructurer, il découpe, recoupe, assemble la matière pensée, les concepts et les théories afin de les scruter parfaitement, d’en connaître les moindres détails, d’identifier les points forts et les faiblesses, de démasquer les impostures et, au-delà des postures, des affichages ou des étiquettes parfois hâtivement distribuées, il montre les oppositions et les points communs.

Il ne se contente pas de commenter et souvent de critiquer ceux qui ont écrit avant lui, il encourage également des orientations de recherche sans se priver, ensuite, de critiquer les résultats des recherches qu’il a parfois suscités. Il en est ainsi, par exemple, concernant l’analyse fonctionnelle du droit suscitée, qu’il promeut dans un premier temps, estimant que l’analyse structurelle proposée par Hans Kelsen doit être complétée par une théorie fonctionnaliste à même de cerner les évolutions profondes du droit contemporain et en particulier le développement de l’usage des sanctions positives et de la fonction promotionnelle du droit. Quelques années plus tard, il critiquera sévèrement toutes les orientations « fonctionnelles » sans pour autant abandonner complètement l’idée de la possibilité de construire une théorie fonctionnaliste convaincante. Il est également des exemples moins déceptifs et qui ont donné lieu à des développements convaincants, comme son intérêt précoce pour la sociologie juridique ou pour la théorie analytique. Ainsi, son article fondateur « La science juridique et la science du langage », inaugure la longue tradition des études juridiques analytiques en Italie.

Lorsqu’il paraît prendre parti, il n’abandonne jamais pour autant son esprit critique, qui tempère généralement son enthousiasme. Ainsi, quand il évoque sa préférence pour le « pacifisme institutionnel », il reconnaît la nécessité

 

… de ne pas abandonner les voies du pacifisme éthico-religieux. Ce dernier n’est d’ailleurs pas incompatible avec le pacifisme institutionnel. Il en est même le fondement moral, comme l’illustrent les paroles du préambule de la Chartes des Nations Unies qui font reposer le salut des générations futures sur la réaffirmation de « la foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine ».

 

Son discours sur la démocratie a des accents similaires. Ses adhésions se justifient in fine par des croyances et s’assimilent à des actes de foi qui, nécessairement, se muent le plus souvent en déceptions :

 

Je suis un déçu chronique, un déçu presque, oserais-je dire, par tempérament, par vocation et sans doute aussi un peu du fait des expériences de ce demi-siècle de vie démocratique vécue avec une certaine passion. Durant tout ce temps, il m’est arrivé d’avoir quelques illusions, pas plus de trois ou quatre fois, mais j’étais dupe de moi-même et elles ne duraient pas longtemps. Une fois une illusion tombée, il faut un peu de temps avant de s’abandonner encore une fois à une nouvelle illusion.

Cette propension à l’inquiétude et au pessimisme qu’il développe à de nombreuses occasions, sa difficulté à vivre avec ses doutes, constituent des traits atypiques pour un penseur sceptique. Toutefois le scepticisme de Norberto Bobbio n’est pas choisi ou revendiqué ; s’il est la source de sa pensée il est également ce contre quoi elle se dresse, l’ennemi qu’elle cherche à détruire mais qui réapparaît inlassablement au moment même où il semble défait.

Le rapport au langage offre une démonstration ultérieure de son scepticisme inquiet. Le problème qu’entretient le sceptique avec le langage est connu : les mots, porteurs de significations, sont nécessairement dogmatiques alors que leur sens peut être discuté, puisqu’ils désignent des entités dont il est impossible d’avoir aucune certitude quant à leur existence. Le sceptique, pour communiquer, adopte donc un langage qu’il sait dogmatique, il fait comme s’il savait. Toutefois, si Norberto Bobbio partage avec les sceptiques la conviction que « la plupart des troubles du monde sont d’origine grammairienne », il croit en l’idée que « la philosophie est une bataille contre l’ensorcellement de l’intelligence par le langage » et qu’elle peut être gagnée, ou du moins fait-il semblant d’y croire. En science politique comme en science juridique il essaiera donc, avec plus ou moins de succès, de promouvoir l’élaboration d’un dictionnaire afin de clarifier et parfois d’évacuer le problème du langage des discussions scientifiques.

Chez Norberto Bobbio, les trois pratiques sceptiques, l’érudition, l’argumentation et la réflexion sur le langage, s’épanouissent dans le cadre de l’activité de méthodologue et de médiateur qu’il affectionne et qui le soulage, parfois, de son inquiétude sans cesse grandissante.

 

 

V. Le méthodologue inquiet

 

Norberto Bobbio se qualifie souvent de méthodologue et de médiateur. Il regroupe sous ces vocables essentiellement trois attitudes : il ne prend pas parti ; il observe et analyse sans a priori ce que proposent les auteurs ; il s’efforce de révéler, au-delà du langage et des postures, les divergences, mais surtout les points communs entre les différentes approches, afin, généralement, de réduire la conflictualité des débats. Pour parvenir à ses fins, il mobilise différentes techniques d’argumentation qui peuvent être ramenées aux procédés analytiques.

Toutefois, œuvrer comme médiateur ne suppose pas d’abandonner toutes ses convictions, en particulier dans le domaine qu’il nomme « méthodologie ». Le choix positiviste de Norberto Bobbio, c’est-à-dire sa volonté d’observer le droit de manière non évaluative – tel qu’il est et non tel qu’il devrait être – repose sur l’idée qu’il est possible d’établir une séparation entre le sujet observant et l’objet observé. Cela suppose de reconnaître une certaine réalité à l’objet observé, susceptible d’être étudié en tant que tel. Alors, l’observation peut se faire de différents points de vue, sous différents angles, notamment subjectifs. Si le positivisme méthodologique de Norberto Bobbio suppose une certaine adhésion à une théorie positiviste du droit – qu’il a d’ailleurs parfois admise – cette adhésion permet d’établir un référant afin de procéder à l’analyse et à la critique des théories concurrentes. Il s’agit également de la théorie qui permet, potentiellement, la meilleure coexistence avec d’autres théories, puisqu’une fois établie l’existence de l’objet observé, il est possible de l’observer avec différentes méthodes. Ainsi, dirait le méthodologue positiviste, la construction d’une théorie naturaliste ou d’une théorie sociologique n’est possible que grâce à la théorie positiviste qui permet de définir l’objet observé. L’alternative, c’est-à-dire l’adoption d’une épistémologie purement positiviste n’est, comme le remarque Pierre Brunet, guère praticable :

 

Le positiviste qui voudrait s’en tenir à une position purement épistémologique serait condamné à une paraphrase des théories des uns et des autres mais ne pourrait même pas réfuter la théorie de la validité d’un jusnaturaliste car une telle théorie n’est pas contestable d’un point de vue théorique, elle l’est seulement d’un point de vue épistémologique.

 

La critique, la décomposition, l’analyse même des théories supposent qu’elles puissent être confrontées à un ensemble d’idées auxquelles le méthodologue accorde une certaine valeur de vérité. Pour mettre en œuvre une médiation, le médiateur également part nécessairement armé de quelques convictions. En effet, faire le médiateur, ce n’est pas arbitrer entre deux positions conflictuelles ni juger deux parties, mais bien réduire la conflictualité en introduisant, au cœur de la relation, un élément tiers susceptible de désamorcer le conflit. Il s’agit souvent, chez Norberto Bobbio, d’un élément d’ordre langagier. Ce moyen n’est évidemment pas neutre, puisqu’il consiste en général à proposer une nouvelle définition, nécessairement également dogmatique, mais susceptible d’aplanir les différences. Norberto Bobbio est comme le sceptique qui, pour s’exprimer, se voit obligé d’utiliser le vocabulaire dogmatique de ses semblables :

 

Je voy les philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler : car il leur faudrait un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies.

 

Il use alors des mêmes techniques que ses prédécesseurs. Il s’efforce, le plus souvent, de préciser exactement la manière dont il faut entendre tel ou tel terme, il use de la définition prescriptive afin de construire ces argumentations mais surtout, il choisit habilement son vocabulaire, afin de rendre moins brutales les oppositions et les prises de position. « J’aime ses mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : A l’Avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense et semblables » écrivait Montaigne. Cette propension à « l’amollissement » des positions culmine avec l’éloge de la « mitezza », « la plus impolitique des vertus ». Au-delà de la tolérance, qui suppose une certaine réciprocité, il y a la « mitezza », cette vertu individuelle, qui s’exerce unilatéralement et qui consiste à accepter l’autre, son mode de vie, ses idées. Il est difficile de ne pas entrevoir, derrière cette vertu, l’ataraxie sceptique, l’absence de trouble qui résulte de la suspension de jugement. Pourtant, si Norberto Bobbio loue la « mitezza », il admet volontiers qu’il n’est pas doté de cette vertu qu’il aime chez les autres : « Je suis bien trop souvent en proie aux furies (je dis “furies” et non “fureurs héroïques”) pour me considérer un homme doux ». Chez Norberto Bobbio, le doute ne produit son effet libérateur que parce qu’il engendre de nouvelles recherches, la construction de nouveaux édifices qui seront inexorablement écornés et parfois détruits. Avec l’âge, la volonté de reconstruire diminue, le doute ne produit plus qu’inquiétude et mélancolie. À presque 90 ans, il répond au journaliste venu l’interroger sur le bilan de sa vie :

 

Le bilan est, du moins pour moi, dans mon état d’âme, le bilan d’un homme qui a essayé de creuser mais qui n’est pas parvenu à creuser jusqu’au fond, qui est resté en surface, qui réfléchit donc à ce qu’il est et pense avec une certaine mélancolie que désormais, la vie est finie et qu’il n’a plus le temps pour atteindre les objectifs qu’il s’était fixés.