De l’intérêt du témoignage et des analyses de Bobbio

 

Pourquoi, au sein de la vaste littérature consacrée au fascisme, à ses origines, à sa conquête et à son exercice du pouvoir, s’intéresser aux textes de Norberto Bobbio ?

La majeure partie de l’œuvre de Bobbio n’est pas consacrée à ce thème. Mais nous pouvons justifier cet intérêt d’au moins trois façons différentes. La première justification a trait à la vie même de Bobbio et à son expérience intime du fascisme ; la seconde, à la qualité de ses analyses, qu’il tire de ses propres observations, mais aussi de leur confrontation avec l’histoire des idées ; la troisième est liée aux comparaisons que l’on peut établir entre ses conclusions et celles de l’historiographie moderne sur le fascisme.

Afin d’introduire le témoignage de Bobbio sur le fascisme, nous commencerons donc par rappeler quelques éléments de sa biographie et de ses recherches, avant d’aborder plus spécifiquement sa réflexion sur l’idéologie fasciste. Cette dernière peut être divisée en trois grands thèmes, qui suivent de près l’histoire du fascisme : ses sources, sa constitution, sa postérité. En effet, Bobbio s’est intéressé aux intellectuels qui ont inspiré l’idéologie fasciste, mais aussi à la confrontation de cette idéologie avec l’exercice du pouvoir, et enfin à la question de l’existence d’une culture fasciste – question à laquelle il a répondu par la négative. Mais nous nous contenterons, faute de temps et d’espace, d’évoquer ici les origines intellectuelles du fascisme, et de situer, en conclusion, la position de Bobbio dans le débat autour de l’idéologie fasciste.

 

I. Fascisme et antifascisme : la double éducation de Bobbio

 

Né en 1909, Bobbio a treize ans lorsque Mussolini marche sur Rome. Sa famille est représentative de la bourgeoisie urbaine qui a pris parti pour le fascisme. Son père, Luigi Bobbio, en tant que libéral, et même humaniste en un sens, était effrayé par la violence des chemises noires. Mais il craignait bien davantage encore la Révolution russe, dont il était convaincu de l’importation prochaine par la gauche italienne, qu’elle soit socialiste ou communiste. Ainsi Bobbio peut-il expliquer, dans son autobiographie, que l’engagement de ses parents en faveur du fascisme était essentiellement opportuniste : ils y voyaient un mal nécessaire pour éviter la remise en cause de la propriété, et étaient persuadés qu’une fois les contestations sociales étouffées, le fascisme ne ferait pas long feu.

A contrario, au lycée Massimo d’Azeglio de Turin, entre 1919 et 1927, Bobbio a reçu de ses professeurs, notamment le romancier Augusto Monti, une éducation nettement antifasciste. Conjuguée à l’influence de ses camarades de lycée, en particulier Leone Ginzburg, elle contribua à le faire « sortir, peu à peu, du philofascisme familial ». En 1927, cette formation se poursuivra à l’Université de droit de Turin, où il recevra l’enseignement de ces maîtres de l’antifascisme que furent Piero Calamendrei, Francesco Ruffini, Luigi Einaudi, Gioele Solari, et le célèbre auteur du Manifeste des intellectuels antifascistes, Benedetto Croce.

À cette époque, Bobbio soutenait ses amis résistants, mais n’était pas, à proprement parler, un militant. Il souhaitait avant tout poursuivre sa carrière universitaire. Or, il fut arrêté en 1935, pour sa participation à la revue La cultura de Leone Ginzburg et ses liens avec le groupe antifasciste Justice et Liberté, avec d’autres militants ou sympathisants du groupe. Ces derniers reçurent plusieurs coups sévères pendant ces années. L’un de ses fondateurs, Mario Andreis, a été condamné à huit ans de prison en 1931. Deux membres fameux, Sion Segre et Leone Ginzburg, comparurent devant le Tribunal spécial fasciste en 1934. Voyant certains de ses amis proches sévèrement sanctionnés après la rafle, et craignant pour sa carrière, il rédigea, sur les conseils de sa famille, le 8 juillet 1935, une lettre de protestation à l’adresse de Mussolini. Dans cette lettre, Bobbio fait acte de contrition, rappelle qu’il a toujours rempli ses devoirs envers le régime, et proclame que seule la recherche fondamentale l’occupe, non l’activisme politique. Jusqu’à la fin de sa vie, Bobbio ne cessera pas de s’adresser des reproches à ce sujet. Dans son autobiographie, il déclare ainsi que « La dictature corrompt l’âme des personnes. Elle contraint à l’hypocrisie, au mensonge, à la servilité. Et celle-ci était une lettre servile. »

En 1939, alors qu’il enseigne à Sienne, Bobbio fréquente les antifascistes du Mouvement Libéralsocialiste, fondé par Guido Calogero et Aldo Capitini. En 1942, le groupe Justice et liberté, qui était parvenu à maintenir, malgré les attaques du régime, une activité constante, donna naissance au Partito d’Azione. Bobbio s’y engage sans réserve, en créant et dirigeant la section vénitienne.

Mussolini est écarté du pouvoir en juillet 1943. Deux mois plus tard, avec l’aide de la Wehrmacht, il fonde la tristement célèbre République sociale italienne. Le 6 décembre 1943, Bobbio est arrêté pour ses activités antifascistes à Padoue, qui se trouve alors sous le contrôle de la République de Salò. Il est emprisonné pendant trois mois. L’ultime incarnation du régime fasciste italien, la RSI, durera, quant à elle, jusqu’en avril 1945.

À propos de cette expérience, profondément marquante, de la Résistance, Bobbio écrira dans son autobiographie que : « Au cours des vingt mois qui séparent le mois de septembre 1943 du mois d’avril 1945, je suis né à une nouvelle existence, complètement différente de la précédente, que je considère comme une pure et simple anticipation de la vie authentique, initiée avec la Résistance, à laquelle je participais comme membre du Partito d’Azione ».

En somme, la biographie de Bobbio est traversée par des influences contradictoires. Élevé dans une ambiance familiale favorable aux fascistes, il fut attiré, un temps, par l’idéalisme italien de Giovanni Gentile, qui a fourni au régime une part importante de son idéologie. Il rompra progressivement avec ces influences, pour se tourner vers un antifascisme autant pratique, avec la résistance, que théorique, en tant qu’il s’adossait aux principes du socialisme libéral – décrit par Serge Audier dans un ouvrage éponyme – et que ce mouvement prétendait opérer la synthèse précisément inverse de la synthèse fasciste.

Tout au long de sa carrière, Bobbio a été fréquemment sollicité, en tant qu’ancien résistant et penseur de la politique, pour écrire sur le fascisme. Ces contributions sont à présent rassemblées dans plusieurs ouvrages. Deux, en particulier, doivent retenir notre attention. Le premier est Dal fascismo alla democrazia, qui recueille des essais publiés entre 1964 et 1992 sur l’idéologie fasciste, l’histoire du régime, les principales figures intellectuelles du fascisme et de l’antifascisme, ainsi que des analyses de la guerre de libération et de la restauration de la démocratie en Italie. Le second est un texte original dans la bibliographie de Bobbio : Profilo ideologico del novecento italiano. Écrit en 1968, puis augmenté de plusieurs chapitres à chaque réédition, il ne rassemble pas des essais ou des cours, mais constitue un texte assez long qui ambitionne de refléter les mouvements d’idées en Italie dans leur relation aux événements, sur une période qui s’étend de la fin du XIXe jusque dans les années 1980. La réflexion sur les sources et l’histoire intellectuelle du fascisme y tiennent, évidemment, une place majeure. Enfin, ajoutons à ces deux livres deux essais de 1973 et 1975, le second, Se sia esistita una cultura fascista, se présentant comme une réponse aux polémiques nées du premier, Cultura e fascismo. En s’interrogeant sur la postérité des productions intellectuelles des fascistes, ces deux essais concluent une histoire qui commence dans le bouillonnement d’idées de la fin du XIXe siècle, au moment où les transformations sociales dues à la révolution industrielle deviennent particulièrement visibles.

 

 

II. La réaction spiritualiste au positivisme italien

 

Bobbio qualifie la première décennie du XXe siècle, sur le plan des idées, d’« ère de la restauration », par opposition à l’ère du « réveil », comme l’appelaient ceux qui y ont contribué. Cette restauration avait pour ambition de remettre de l’ordre dans ce que le positivisme, dans la période précédente, avait prétendument défait. Le positivisme, héritier de la philosophie des Lumières, s’était donné pour tâche d’accompagner l’entrée des États européens dans la modernité. Il resta cependant très modestement enraciné dans la culture italienne, en dépit de la contribution précoce et brillante de Carlo Cattaneo. Durant sa courte existence, il réussit néanmoins à provoquer une véritable révolte intellectuelle : « Malgré la grande coalition antipositiviste des premières années du siècle, le positivisme était mort avant de naître : la réaction contre le positivisme fut une tempête déchaînée afin d’abattre une brindille ». D’après Bobbio, cette réaction, dans l’histoire des idées, n’eut rien d’unique ni de surprenant : « Ce n’était pas la première fois qu’en Europe, et également en Italie, l’énorme effort intellectuel nécessaire au passage d’une culture de type littéraire et sacerdotal à une culture scientifique et technique était destiné à susciter une riposte de type spiritualiste, un retour à l’intériorité, un rappel aux profondeurs de l’âme contre la présomption de l’intellect ».

Le positivisme s’appuyait sur une philosophie évolutive de l’histoire : l’accroissement des connaissances, des moyens techniques et des échanges économiques, était le résultat du progrès inexorable de la raison scientifique dans l’histoire. Les lois de ce développement historique étaient indépendantes des volontés humaines, l’unique tâche des individus étant d’accompagner ce « passage d’une société militaire à une société industrielle, d’une société d’ordres contrôlés par des prêtres à une société de classes libres en lutte entre elles, régulée par le savoir scientifique ». Le positivisme, sous sa double forme du libéralisme agressif de Spencer d’un côté, et du socialisme d’un Marx darwinisé de l’autre, était bien conscient qu’un déterminisme social puissant, dont les lois étaient encore largement ignorées, s’exerçait sur les individus. Il savait que les maux dont souffrent les sociétés seraient extrêmement difficiles à résorber. Néanmoins, il croyait en une politique guidée par la raison, permettant l’émergence progressive des masses éduquées, pacifiées et productrices, par leur travail, de leur propre bien-être matériel.

L’antipositivisme, de son côté, s’est toujours présenté comme une réaction d’ordre spirituel à un naturalisme déshumanisant, à un rationalisme abstrait, à un matérialisme corrupteur de toutes les vertus. Mais ses motivations, d’après Bobbio, étaient au moins autant politiques que spirituelles. Ses critiques philosophiques se doublaient toujours d’attaques « contre les idées de réforme qui secouaient le vieil ordre, contre l’avènement redouté d’un élargissement démocratique de la base du pouvoir, contre l’ascension de nouvelles classes sociales, en un mot contre la démocratie et le socialisme ». L’antipositivisme italien du début de ce siècle traduisait, plus encore qu’un rejet de la philosophie positive, une peur du socialisme et une haine de la démocratie.

Or, ce mouvement de restauration a réuni les figures intellectuelles les plus diverses : des philosophes idéalistes comme Croce et Gentile, un sociologue et économiste héritier du positivisme comme Pareto, un nationaliste comme Enrico Corradini ou encore un écrivain irrationaliste comme Giovanni Papini. Ces figures, qui pouvaient faire autorité aussi bien dans la philosophie, la sociologie, la politique que la littérature, se connaissaient, participaient occasionnellement à des publications communes, et ont toutes salué, en 1922, l’accession de Mussolini au pouvoir. Toutefois, malgré cette apparence de front commun, il est impossible de confondre leurs pensées, leurs œuvres, ainsi que les arguments qu’ils emploient et les critiques qu’ils adressent au positivisme, au socialisme et à la démocratie. Pour saisir la diversité des courants qui ont pu alimenter l’idéologie fasciste, il convient d’opérer des distinctions.

 

 

III. Classification des courants antidémocratiques

 

Dans un essai de 1975 intitulé L’ideologia del fascismo, Bobbio propose de distinguer cinq axes empruntés par la critique italienne de la démocratie au cours des deux premières décennies du XXe siècle : (1) philosophique, (2) éthique, (3) historique, (4) scientifique et (5) politique. Il importe de distinguer d’emblée, dans chacune de ces perspectives, deux approches, conservatrice et subversive. En effet, même si tous ces courants se rejoindront ensuite pour former l’idéologie fasciste, les deux approches, conservatrice et subversive, se maintiendront dans l’exercice fasciste du pouvoir ; parfois elles collaboreront, parfois elles se feront concurrence, mais, insiste Bobbio, elles ne fusionneront jamais véritablement.

Ce qui permet de distinguer ces critiques les unes des autres est l’aspect chaque fois particulier de la culture démocratique qu’elles ciblent par leurs attaques. Ce qui distingue, à l’intérieur de chaque critique, les conservateurs des subversifs, sont les principes à l’aide desquels ils motivent leurs attaques.

(1) La critique philosophique de la démocratie concentre son feu sur le rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles et sur l’idée de progrès. Mais la critique des conservateurs se distingue cependant de celle des subversifs en ce qu’elle s’appuie sur historicisme hérité des hégéliens de droite, quand celle des seconds fait fond sur un irrationalisme et un vitalisme d’origine nietzschéenne.

(2) La critique historique de la démocratie a pour objet le Révolution française et sa prétention à l’universalité. Mais tandis que les conservateurs la jugent dépassée et la dévalorisent au profit d’une apologie de la révolution nationale, les subversifs y voient l’introduction du mal dans le monde, et s’érigent en adversaire de toute la modernité.

(3) La critique éthique de la démocratie s’afflige de la victoire de la morale des esclaves, c’est-à-dire du nivellement produit par l’idée d’égalité et par le mercantilisme. Tandis que les conservateurs opposent à ce nivellement l’apologie des vertus héroïques et le renouveau spirituel, les subversifs se répandent essentiellement en invectives contre le troupeau, en adoptant une posture aristocratique et en prônant un vitalisme radical.

(4) La critique scientifique de la démocratie conçoit l’idée d’égalité entre les hommes comme une aberration. Dans une première version, conservatrice, tirée de la théorie des élites, la démocratie, dans la mesure où tout gouvernement est oligarchique, est un leurre, qui plus est nuisible à l’intérêt général. Mais, lorsque la science en vient à vouloir absolutiser certaines inégalités historiquement contingentes, alors nous sombrons dans le racisme, forme subversive de la critique scientifique de la démocratie.

(5) Enfin, la critique plus proprement politique de la démocratie, centrée sur le rejet des institutions, et plus particulièrement du parlement, rassemble à la fois les partisans de l’autoritarisme en lutte contre la nouvelle classe des politiciens, et les extrémistes annonciateurs des surhommes, nationalistes exaltés et décadentistes. Une nouvelle fois, nous aurons reconnu là une division entre conservateurs et subversifs.

Nous pourrions nous étonner de ne pas trouver dans cette liste de mention d’une critique économique de la démocratie. Cette absence, néanmoins, n’est pas contingente. Elle est, pour Bobbio, consubstantielle à la nature de ces mouvements antidémocratiques :

 

… dans une conception spiritualiste de l’histoire, il n’y a pas de place pour les forces matérielles, ou, tout au moins, ces dernières sont subordonnées aux forces de l’esprit, et, par conséquent, ont, au mieux, une fonction instrumentale ; l’économie n’est pas déterminante mais déterminée ; toute forme économique est bonne, du moment qu’elle est consacrée aux objectifs de puissance à l’extérieur et d’ordre à l’intérieur, que toute classe dominante digne de ce nom doit se proposer de rejoindre.

 

Est-il vrai qu’il n’existe pas d’« économie réactionnaire » ? Cette thèse mériterait probablement d’être nuancée, mais nous pouvons laisser cette question en suspens pour le moment.

Il reste que cette classification proposée par Bobbio, aussi schématique soit-elle, permet de donner une certaine cohérence au paysage antidémocratique confus du début du XXe siècle en Italie. Mais, plutôt que de la reprendre point par point, il pourrait être intéressant de creuser la thèse sur laquelle elle s’appuie : l’idée que les courants préfascistes étaient unanimes dans l’objet de leur haine, la démocratie, mais divergeaient quant aux buts qu’ils poursuivaient et aux moyens qu’ils souhaitaient mettre en œuvre. Cette hétérogénéité est illustrée par l’opposition, jamais surmontée d’après Bobbio, entre conservateurs et subversifs.

Ces derniers se fréquentent, s’influencent réciproquement et, souvent, s’apprécient. Mais plusieurs caractéristiques les opposent : l’ambition, le style, la production conceptuelle. Les conservateurs, dans les courants préfascistes, et jusque, pour certains, dans l’exercice du pouvoir au sein du régime mussolinien, souhaitent la mise en place d’un État autoritaire afin de restaurer l’ordre. Ils veulent s’appuyer sur l’État pour étouffer les oppositions à l’intérieur de la nation. Les subversifs souhaitent la mise en œuvre d’une politique réactionnaire, s’appuyant sur la nation afin de conquérir l’État et d’instaurer un ordre nouveau. Ils seraient révolutionnaires si cet ordre, soi-disant « nouveau », était autre chose qu’une pure négation de toutes les valeurs de la modernité. Comme les conservateurs, ils sont contre-révolutionnaires ; mais ils le sont non parce qu’ils s’opposent de toutes leurs forces à la révolution communiste, mais parce que, tout en prétendant accomplir une révolution concurrente, ils ont pour unique projet de rétablir des inégalités abolies par toutes les révolutions européennes depuis deux siècles.

Conservateurs et subversifs s’opposent de façon très nette dans le style, dans l’écriture. Par exemple, Giuseppe Prezzolini, un subversif du courant irrationaliste, a revendiqué l’héritage du conservateur Gaetano Mosca dans un article de la sinistre revue « Il regno ». Dans sa théorie des élites – qu’il nommait volontairement « théorie des aristocraties » –, il reconnaissait « le génie latin » illustrant avec talent « l’italianité de la pensée nationaliste ». Or, dans les mêmes pages de cette revue, un véritable nationaliste comme Enrico Corradini pouvait écrire « contre cet ignoble socialisme, […] gigantesque tumulte de nouvelles forces mondiales débouchant sur quelques saturnes nains qui ont fait leur propre saturnales avec leurs excréments », ou encore contre « la bourgeoise italienne » qui donne « tous les pires signes de la décrépitude putride des gens dégénérés », etc. Bobbio relève alors que « des phrases comme celles-ci ne seraient jamais sorties de la bouche du théoricien des classes politiques ».

On conçoit aisément, dès lors, que si Bobbio rappelle souvent l’intérêt que l’on peut prendre à relire des auteurs conservateurs comme Benedetto Croce, Gaetano Mosca ou Vilfredo Pareto, en revanche, aucun subversif des courants préfascistes ne semble avoir laissé à la postérité une œuvre digne d’intérêt. Les irrationalistes se sont contentés, selon lui, de répéter l’œuvre de Gabriele D’Annunzio. Leur plus illustre représentant, Giovanni Papini, « a donné naissance à l’idéologie la plus aboutie de l’impuissance de l’intellectuel déraciné, qui ne parvient pas à s’insérer dans les luttes sociales de son propre pays, et fuit le choc douloureux d’une nouvelle culture tournée toujours plus vers l’étude des faits sociaux par la prédication extemporanée d’un renouvellement intérieur ».

Néanmoins, cette distinction atteint ses limites lorsque l’on traite le cas des « subversifs de gauche », les syndicalistes révolutionnaires. Ces derniers ont, tout d’abord, d’après Bobbio, laissé derrière eux des œuvres notables. Mais, de plus, dans la mesure où Bobbio renvoie tous les courants préfascistes du côté de la contre-révolution, mais conserve pour ces subversifs de gauche le qualificatif de révolutionnaires, comment comprendre alors leur accointance avec les courants préfascistes, notamment les nationalistes, ainsi que leur participation, rien moins que négligeable, au régime de Mussolini ? Faudra-t-il faire du fascisme une doctrine révolutionnaire ou du syndicalisme révolutionnaire un avatar de la contre-révolution ? Pour éclairer cette distinction problématique entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, reprenons le fil de l’opposition, chez les seconds, entre conservateurs et subversifs.

 

 

IV. La critique conservatrice de la démocratie

 

Du point de vue philosophique, la démocratie était accusée, par les conservateurs comme par les subversifs, de nier l’histoire, la réalité concrète, la tradition. Le résultat de ces multiples négations, c’est, selon la distinction de Charles Maurras dans Réflexions sur la révolution de 1789, la transformation de la « société naturelle » en « libre association » ou, en d’autres termes, de la communauté des êtres naturellement inégaux en société des égaux. D’après ses critiques, cette philosophie du « désordre » – une expression qui fut très en vogue en France chez les intellectuels non conformistes des années 1930 – renverse toutes les valeurs en faisant primer la partie sur le tout, en atomisant des êtres considérés, dès lors, d’un point de vue strictement quantitatif, en défaisant leurs liens, et en envisageant leurs rapports sous un angle strictement mécaniciste. À ce désordre il faut opposer une philosophie qui restaure l’État, conçu comme un organisme qui intègre les individus dans une communauté spirituelle. Du rétablissement des liens de solidarité fondés sur leurs qualités concrètes dépendra, pour les hommes, la renaissance d’un véritable sentiment d’appartenance à la nation.

Toutefois, passé cet accord sur la condamnation des Lumières et la nécessité d’une restauration spirituelle, il est possible, d’après Bobbio, de distinguer très nettement les conservateurs des subversifs dans les craintes que leur inspirent la démocratie, les critiques qu’ils lui adressent, et les fins qu’ils estiment désirables.

Les premiers, sous l’égide des néo-idéalistes, ont revendiqué un historicisme dérivé, dans les termes de Bobbio, d’une « interprétation conservatrice de Hegel ». Il a pour cible principale le libéralisme des Lumières, qu’il accuse de nier la réalité concrète de l’histoire en lui substituant des abstractions mathématisantes et anhistoriques. Le résultat de ces abstractions est de donner à la société des buts erronés car irréalistes, comme celui de tendre vers l’égalité des citoyens. Cette tendance à l’égalitarisme s’oppose à des inégalités fondées en raison, en tant qu’effets du développement de l’Esprit dans l’histoire. La démocratie, parce qu’elle fait violence à l’histoire, doit inévitablement se changer en terreur.

Qu’au début du XXe siècle on puisse reprendre, sans y ajouter la moindre nouveauté, la critique que Hegel adressait à des philosophes comme Hobbes ou Locke a de quoi surprendre. Des penseurs comme Alexis de Tocqueville ou Benjamin Constant n’avaient-ils pas, à l’intérieur du libéralisme, « élaboré une conception du droit et de l’État, non pas selon une méthode rationnelle, […] mais à travers une constante réflexion historique ou sociologique sur les profondes transformations advenues dans la société civile suite à la première révolution industrielle » ? La réponse à cette incongruité se trouve dans l’œuvre du principal représentant de cette critique conservatrice de la démocratie : Giovanni Gentile.

C’est toujours avec un certain malaise que Bobbio aborde l’œuvre de Gentile. Rappelons que ce dernier a apporté un soutien indéfectible au régime fasciste, depuis l’accession de Mussolini au pouvoir, en passant par l’assassinat de Matteotti, l’instauration progressive de la dictature, la proclamation des lois raciales et jusque dans la République de Salò. Il fut également ministre de l’Instruction publique et idéologue officiel de la première décennie du fascisme, dont il a justifié théoriquement l’exercice du pouvoir.

Or, Giovanni Gentile a exercé, en Italie, une véritable fascination sur les jeunes esprits du XIXe siècle finissant, jusqu’à la fin des années 1920. Or, pour Bobbio, cette fascination n’était pas méritée. Il qualifie ainsi Gentile de « philosophe de l’indistinction » :

 

À peine se trouve-t-il face à un concept à éclaircir, qu’il semble que son irrésistible exigence soit celle d’éliminer toutes les connotations spécifiques, pour arriver à la conclusion que « ceci » n’est rien d’autre que « cela » parce que ceci et cela sont pour lui équivalents, ou bien que l’un n’est rien d’autre que l’autre, et l’autre n’est pas non plus autre chose que l’un.

 

Nous savons que la méthode de Bobbio, dans ses écrits juridiques comme politiques, repose sur l’art de la distinction. De ses écrits sont absents toute trace de jargon, de verbiage. Pour Bobbio, la tâche de la philosophie est d’abord d’éclaircir les concepts. À cet égard, Gentile se voit érigé en véritable contre-modèle. En outre, cette tendance à l’indistinction se retrouve, par excellence, dans ses écrits politiques.

On fait généralement remonter la contribution de Gentile au débat politique italien à sa conférence de 1914, intitulée La filosofia della guerra. Mais Bobbio, avec d’autres intellectuels comme Dario Faucci, voit dans son célèbre discours sur l’école laïque, tenu durant un congrès à Naples en 1907, un texte déjà pleinement politique. S’opposant alors à Gaetano Salvemini, pour qui la laïcité était davantage une méthode qu’une doctrine, un état d’esprit critique plutôt qu’un dogme, Gentile soutint la thèse que l’école laïque devait enseigner une véritable foi. Bobbio en tira la conclusion que

 

L’interprétation […] de Gentile, qui pourtant utilisait encore le terme « démocratie » en un sens positif, contenait en germe le principe de l’État autoritaire, de l’État qui est aussi Église (parce que les hommes sans Église, c’est-à-dire sans religion, ne peuvent vivre).

 

Sept ans plus tard, le 11 octobre 1914, alors que l’Italie s’interrogeait sur son éventuelle participation à la guerre, Gentile prononçait son fameux discours, La filosofia della guerra, dans lequel il érigeait la question de l’unité nationale au rang d’enjeu politique suprême. Cette unité est celle du tout, dans laquelle toutes les contradictions sont censées se fondre. D’autres articles viendront, pendant la guerre, prolonger cette réflexion. Dans l’un d’entre eux, daté du 1er janvier 1915 et dont le titre, « Disciplina nazionale », est, comme le remarque Bobbio, lourd de sens, Gentile développe sa thèse principale : l’État n’est État qu’à partir du moment où « le conflit des partis et tous les contrastes internes se réconcilient durablement dans la volonté commune, unique, dans laquelle s’actualise l’individualité nationale ».

Ce concept d’État, autrement appelé « État éthique », dans lequel toutes les contradictions se résolvent, est directement inspiré de Hegel. Mais ce transfert va de pair avec un considérable appauvrissement. La richesse du concept d’État chez Hegel, tel qu’il apparaît dans la Philosophie du droit, tient au fait qu’il contient, tout en les surmontant, les moments qui en précèdent l’exposition – la famille et la société civile –, qu’il est limité, en tant qu’État, par la présence des autres États, et en tant qu’Esprit objectif, par l’Esprit absolu. Or, d’après Bobbio, toutes ces nuances s’évanouissent chez Gentile. Le dépassement devient proprement suppression, de telle manière que la famille c’est l’État, la société civile c’est aussi l’État, et la conscience de soi à travers l’État fait aussi de lui une forme de philosophie.

Une fois posé cet État qui amalgame les contraires, tous les autres problèmes de la philosophie politique s’évanouissent d’eux-mêmes. Que faire lorsque l’État promulgue des lois injustes ? Un tel État n’est pas un État, car le véritable État achève le moment éthique. Que faire lorsque la nation ne se reconnaît pas dans l’État ? Une telle nation n’est pas encore nation, car c’est l’État qui fait la nation, laquelle doit alors nécessairement se reconnaître en lui.

L’hégélianisme rudimentaire de la philosophie politique de Gentile peut surprendre. Il s’explique mieux lorsqu’on sait que ce dernier ne le tire pas de Hegel lui-même, mais de l’école hégélienne de Naples, et surtout de son plus célèbre représentant : Bertrando Spaventa. Cela fait dire à Bobbio que « outre d’être pauvre en contenu, et vide, la philosophie politique de Gentile est également peu originale ». Les principes fondamentaux des hégéliens de Naples se retrouvent tels quels chez Gentile : l’idée que la véritable liberté est soumission à la loi, que l’État doit être fort et qu’il accomplit l’éthique. Armé de ces principes, qui n’avaient pas la même signification chez des Napolitains sincèrement libéraux, Gentile a donc mené bataille contre la prétendue atomisation de la société par la démocratie, à laquelle il fallait substituer un État conçu comme une totalité organique, donnant une existence morale à ses parties : les Italiens. Malgré la prétention de Gentile d’accomplir, avec le concept d’État éthique, le véritable projet libéral, il paraît évident que la perte de sens des mots masque une réalité bien plus prosaïque : la crainte des revendications égalitaristes des masses à laquelle on oppose le principe de l’ordre, et du progrès des libertés individuelles auxquelles on oppose le principe de l’autorité. En ce sens Gentile est bien, comme le rappelle Bobbio, un conservateur au sens le plus traditionnel du terme, mais un conservateur qui cumule les vices d’une pensée politique indigente, source de confusion, ignorante des traditions libérale autant que conservatrice, et qui se mettra, par la suite, au service d’un régime honni.

 

 

V. La critique subversive de la démocratie

 

Le second groupe à développer une critique philosophique de la démocratie est mû par un irrationalisme d’inspiration nietzschéenne :

 

À la raison abstraite, « mathématisante » de la philosophie des Lumières, [l’irrationalisme oppose] la puissance et donc le primat de la non-raison, ou encore des forces vitales, des instincts primordiaux, des grandes passions créatrices jusqu’aux impulsions souterraines du sang et de la race.

 

Tenir un discours rationnel sur un courant de pensée qui en rejette les principes élémentaires est une gageure. Pour un irrationaliste, se contredire n’est pas une tare, c’est un devoir. Mais pour Bobbio, ces bravades cachent mal la vacuité de cette production intellectuelle largement inspirée de l’œuvre de Gabriele D’Annunzio.

Cette œuvre, qui met en scène des personnages « grotesques », contient en germe tous les principes des laudateurs des « forces de l’irrationnel », à l’instar du patricien qui résiste à la décadence de sa caste dans Les vierges aux rochers, et déclame : « Ne croyez qu’à la force tempérée par la longue discipline. La force est la première loi de la nature, loi indestructible et inabrogeable ». De ce roman poétique, Bobbio ne retient que cet extrait. Mais tout le passage concerné est du même acabit. D’Annunzio y dénonce « le dogme de 89 », « le souffle populaire » qui pollue les « cours seigneuriales », la collaboration avec les « banquiers juifs » ; il enjoint ensuite les « dominateurs sans domination » à s’affermir, se fortifier, se discipliner « dans l’attente de l’événement » : la revanche sur la masse des esclaves, qui permettra de « réduire le troupeau à l’obéissance », car c’est un principe intemporel que « Les plèbes restent toujours esclaves, parce qu’elles ont un besoin inné de tendre leurs poignées aux chaînes ».

Malgré l’apparente profusion d’expressions chez D’Annunzio, toute sa pensée politique peut se réduire à cette peur panique devant l’entrée des masses sur la scène de l’histoire. Et si les productions de ses épigones, Giuseppe Prezzolini et Giovanni Papini en tête, n’ont rien ajouté à cette pensée, c’est qu’ils partageaient exactement la même angoisse. Du même coup, l’analyse de l’irrationalisme peut, tout entière, tenir dans une sociologie des irrationalistes. Ce fatras de références innombrables et contradictoires à l’individualisme, au paganisme, au personnalisme, à l’idéalisme, etc., est le résultat de la panique morale « d’une petite bourgeoisie intellectuelle incapable de comprendre les problèmes d’une société en transformation ». En témoigne un article de Prezzolini, paru dans le Leonardo et cité par Bobbio, dans lequel l’idéologie purement négative du groupe, reprise presque mot pour mot quelques décennies plus tard par Mussolini, est exposée sans fard : « Nous sommes unis ici dans le Leonardo plus par les haines que par les fins communes ; le meilleur ciment en vérité ; et les forces de l’ennemi nous rapprochent plus que les nôtres ». Or, « les haines » sont bien mieux identifiées que « les fins communes » : les irrationalistes exècrent, par la voix de Prezzolini, « la sueur populaire », c’est-à-dire, dans les termes de Bobbio, « la révolte ouvrière » ; « le crissement des machines », c’est-à-dire « l’industrie naissante » ; et le « positivisme » identifié avec « les variantes bourgeoise et collectiviste de la démocratie ».

La désignation explicite des ennemis permet néanmoins de distinguer deux phases dans la production des irrationalistes. La première est celle du Leonardo, la tristement célèbre revue fondée en janvier 1903. Dans celle-ci, les exaltations de la nation contre la démocratie, de la guerre contre la paix, se font jour, mais elles n’atteindront leur paroxysme que pendant la seconde phase, une fois le Leonardo enterré en 1907, et le Lacerba inauguré en 1913 : alors « les temps seront mûrs pour remplir les boursouflures philosophiques avec des jugements, ou plutôt des rancœurs, des ressentiments, des épanchements de nature politique ». Tout se passe comme si la recherche des valeurs spirituelles, constamment invoquées par les irrationalistes, mais jamais clairement définies, n’avait été qu’un prétexte – auquel certains ont pu croire sincèrement –, pour justifier une guerre acharnée contre la démocratie. Et une fois le rapport de force devenu favorable, cette caution spirituelle apparut pour ce qu’elle était réellement : une idéologie.

Ainsi, nous pouvons avancer que la notion de « spiritualité », chez les irrationalistes italiens comme chez les non-conformistes français des années 1930, a une valeur essentiellement polémique. Elle est invoquée contre la conception mécaniciste du monde issue des Lumières, contre la valeur accordée à l’expérience par les empiristes et les positivistes, contre le matérialisme marxiste, contre l’égalité formelle que la démocratie reconnaît entre les individus. Aux idéaux de liberté, de bonheur, de jouissance, la spiritualité irrationaliste oppose les instincts vitaux, l’exaltation de la violence, du sacrifice. À la réduction de la morale à l’intérêt chez les utilitaristes, et au principe de non-nuisance envers autrui chez Mill, la spiritualité irrationaliste oppose la discipline de fer, l’endurcissement, le devoir envers soi. Par définition, ne pouvant être comprise que par des Maîtres et non par des Esclaves, la notion de spiritualité n’a pas besoin d’être justifiée. En revanche, elle constitue la source vive d’où les irrationalistes, à l’image, de nouveau, des non-conformistes, puiseront leur inspiration afin de produire leurs imprécations et leurs interminables diatribes.

Pressés de réussir et convaincus d’être à l’orée d’un moment historique, les irrationalistes ne pouvaient échapper à la superficialité que seul un travail approfondi permet d’éviter. À ce titre, les jeunes futuristes, que Bobbio ramène à la mouvance irrationaliste, ont donné de cette impatience et des confusions qu’elle engendre une illustration exemplaire :

 

Les futuristes étaient pour la plupart de très jeunes gens acerbes et culturellement provinciaux, auxquels le machinisme, le progrès technique, la déesse vélocité avaient fait perdre le nord. Parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de cerveau pour comprendre la signification et la direction de ce qui se produisait sous leurs yeux, ils se laissèrent monter la tête par ce qui changeait en superficie et échangèrent l’éphémère avec l’historiquement décisif.

 

La sociologie des futuristes est à mettre en regard de celle des irrationalistes : là où les jeunes bourgeois florentins, rédacteurs du Leonardo, étaient pris de frayeur devant la sueur des prolétaires et les crissements des machines, les jeunes provinciaux de bonne famille du mouvement futuriste se laissaient aller à un enthousiasme tout aussi irrationnel devant les produits de l’industrie. Et Bobbio de conclure, de façon lapidaire :

 

Ils voulaient créer l’Italien nouveau, mais ils ne firent que reproduire une copie fidèle du vieil italien qui confond la virilité avec la masculinité, la décision révolutionnaire avec la grimace d’Arlequin, la puissance avec l’arrogance. Et ils y ajoutèrent, outre une très mauvaise rhétorique, une bonne dose de charlatanisme.

 

Pour revenir au courant irrationaliste proprement dit, Bobbio prend bien soin de distinguer ses deux représentants majeurs (le troisième, Corradini, prendra place dans notre exposé du côté des nationalistes). Le premier, Prezzolini, est qualifiée dans plusieurs textes par Bobbio d’« éternel agité ». Tout au long des deux premières décennies du XXe siècle, il fait feu de tout bois, mais ne produit rien de décisif. À lire Bobbio, il semble que son engagement dans ce mouvement ait quelque chose de superficiel, de velléitaire. De l’irrationalisme, il passe progressivement à une position crocéenne. Puis, à un mois de l’arrivée des fascistes au pouvoir, il défend dans une lettre publiée par La rivoluzione liberale l’idée d’une Società degli apoti, une société de « ceux à qui on ne la fait pas » : une sorte de retraite d’intellectuels désabusés qui refusent de prendre parti, et souhaitent entretenir des valeurs, une culture, un patrimoine, en dehors de l’agitation de la vie politique. Ce rappel biographique est à mettre en relation avec ce commentaire de Bobbio à son sujet : « il s’est assagi précisément au moment où en Italie on a commencé à danser ». En effet, en 1925, profitant d’un poste offert comme représentant de l’Italie auprès de l’« Institut international de coopération intellectuelle », organe de la Société des Nations, il s’établit à Paris, puis, en 1929, à New York, après avoir obtenu un poste à la Columbia University. Le fait d’être l’auteur d’innombrables invectives contre les francs-maçons, les démocraties et les socialistes, notamment dans les pages de la revue nationaliste le Regno, apparue en 1903, ne semble pas avoir nui à sa carrière. Pourtant, commentant les articles des contributeurs du Regno, Bobbio relève « les similitudes d’idées, de langage, de diatribes entre eux et les fascistes, frères mineurs ».

Mais le véritable théoricien de l’irrationalisme n’est pas Prezzolini ; « le mauvais génie de cette littérature de révolte » est sans conteste Giovanni Papini. Malgré l’aversion de ce dernier pour toute méthode, il faut lui reconnaître un minimum de conséquence dans l’ordre de ses attaques : d’abord la logique, puis l’étude de la nature, et enfin l’étude de l’homme. Papini commence, dans le Leonardo, par rejeter avec virulence les règles minimales du discours rationaliste, comme la vérité et la cohérence. Il balaye ensuite d’un revers de la main les sciences positives et l’étude des faits. Quant aux recherches sur l’homme, il souhaite les réorienter : à l’étude sérieuse, désintéressée ou à visée philanthropique, il faut substituer « le même amour qu’un joueur a pour ses cartes ou ses pièces », à moins que ce ne soit « encore trop pour des ombres ».

Convaincu que la philosophie avait fait son temps, Papini souhaitait, d’après Bobbio, la remplacer par « une théorie de l’action ou pragmatique », la fin ultime de l’homme supérieur étant le pouvoir, et non le savoir. Mais, en tant qu’écrivain, il lui fallait bien continuer à produire des discours. L’altra metà, en 1911, lui a donné l’occasion d’esquisser une « philosophie du négatif, du rien opposé à l’être, du divers, de l’impossible », et s’achève dans « l’éloge de la morale héroïque de l’inutile ». Comment ramener ces divagations nihilistes dans le champ du pragmatisme ? C’est que Papini revendique une forme singulière de pragmatisme : le pragmatisme magique, celui des « esprits plus aventureux, plus paradoxaux, plus mystiques » – car les irrationalistes, comme les non-conformistes, n’ont jamais été avares en éloges adressés à eux-mêmes. Papini semble alors en quête d’une révélation. Il produit des efforts considérables pour sortir de lui-même et se singulariser. Sa quête le conduit à renverser les rôles que le rationalisme, puis le marxisme, avaient attribués aux intellectuels : non pas interpréter le monde, ni le changer, mais s’en emparer : 

 

Nous voulons plutôt nous servir du monde que le connaître, nous voulons plutôt le refaire selon notre bon plaisir que le traduire en fantasmes gris.

 

Pour Bobbio, toute l’affaire de l’irrationalisme se résume à cette déclaration qu’il interprète ainsi :

 

L’irrationalisme convertit […] le principe d’une philosophie révolutionnaire en principe d’une théorie possessive statique, intimement réactionnaire de la réalité et du faire humain, orienté non pas vers le changement mais vers l’appropriation.

 

Ne parvenant ni à la révélation, ni à l’appropriation, cette pensée frappée d’une impuissance congénitale a débouché sur des apologies complètement délirantes de la guerre. Marinetti avait ouvert la voie avec sa célèbre formule tirée de son manifeste : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde ». Les irrationalistes suivront en développant les thèmes de la régénération dans le sang, de la violence comme phénomène esthétique – thèmes qui, encore une fois, étaient déjà présents chez D’Annunzio. Ainsi, les spécialistes autoproclamés des valeurs spirituelles se sont montrés en même temps les promoteurs de la brutalité la plus crue. Avec eux, conclut Bobbio, « Le coup de poing était devenu (comme le sera par la suite la bastonnade) l’acte suprême de la pensée politique et littéraire ».

En résumé, les irrationalistes furent des jeunes gens en révolte contre la modernité, mais aussi en rupture avec une tradition qui n’avait pas su empêcher cette modernité d’advenir. Ils brûlaient d’envie d’être reconnus comme une élite, mais étaient dans le même temps incapables de faire écho à la moindre aspiration populaire. Ils étaient certainement convaincus de leur propre génie, et d’être sur le point de produire une pensée immortelle. En réalité, ils ont enfanté « l’idéologie la plus aboutie de l’impuissance de l’intellectuel déraciné », pour reprendre la formule de Bobbio. En d’autres termes, ils ont démontré l’inutilité de la pensée, et appelé ainsi la venue de véritables hommes d’action. Les fascistes, héritiers de leur rhétorique, ont su en faire l’instrument d’une politique. L’engagement de Marinetti et de Papini en faveur du régime témoigne de ce passage de témoin. Et si les discours méritent d’être distingués des actes, ils ne peuvent, pour autant, être relevés de toute responsabilité.

 

 

VI. Révolutionnaires et contre-révolutionnaires

 

Le nationalisme italien plonge ses racines dans l’œuvre d’Alfredo Oriani (1852-1909). Auteur de référence du fascisme au pouvoir, tombé en disgrâce après la guerre, il a été redécouvert, au cours des années 1970, par l’intermédiaire des travaux d’Eugenio Ragni et Giovanni Spadolini. Malgré ce regain de popularité, Bobbio se montre peu généreux avec la pensée politique d’Oriani, qu’il réduit à son interprétation nationaliste du Risorgimento et à son inspiration romantique assez frustre. L’interprétation nationaliste du Risorgimento peut se résumer à l’idée selon laquelle l’Italie aurait pour mission de réaliser son unité jusqu’à Trieste. Le romantisme d’Oriani repose tout entier sur l’opposition entre le matérialisme de la civilisation industrielle à la simplicité des mœurs des sociétés du passé. Cette apologie, typiquement réactionnaire, d’un temps révolu, ne pouvait faire d’Oriani l’annonciateur de l’Italie future. Le penseur nationaliste s’est donc raccroché aux moyens qui auraient pu redonner cette splendeur passée à son pays : l’État fort et le colonialisme. Ces deux principes seront repris, sans modification notable, par ses successeurs.

Ce n’est que sous l’influence du mouvement syndicaliste révolutionnaire que le nationalisme, après Oriani, saura se renouveler. Enrico Corradini fait partie de ces figures nationalistes sur lesquelles la doctrine syndicaliste révolutionnaire a fait une très forte impression. D’un point de vue strictement négatif, le nationalisme de Corradini partageait avec le syndicalisme révolutionnaire une même aversion pour le parlementarisme et la méthode démocratique en général. Ces deux courants érigeaient, de plus, la violence régénératrice en mythe fondateur de leur théorie politique. Fasciné par l’œuvre de George Sorel, le fondateur du syndicalisme révolutionnaire, Corradini, entre 1909 et 1910, s’intéressa au concept de “nation prolétaire”. Il fut séduit par l’idée d’une dissolution de l’individu dans la communauté, par l’éthique du sacrifice et par la justification de la violence prônées par le syndicalisme révolutionnaire. Mais il ne pouvait cependant adhérer au principe d’un antagonisme irréductible entre les classes à l’intérieur de la nation. Comment, dès lors, dans le contexte italien, mettre au service d’un nationalisme exalté ce concept de “nation prolétaire” ?

Il a suffi, à Corradini, comme le relève Bobbio, de substituer à l’opposition entre exploités et exploiteurs l’opposition entre nations pauvres et nations riches :

 

Par conséquent, la violence historique juste est celle qui permet aux nations pauvres de se soustraire à la dépendance des nations riches : la véritable lutte pour la libération de l’humanité est celle qui met les unes en face des autres, non pas les classes, mais les nations.

 

Le nationalisme de Corradini est un prolongement du socialisme privé de sa vocation universelle. Il prétend compléter le socialisme en faisant pour la nation ce que le socialisme, dans l’esprit de Corradini, voulait faire pour le prolétariat : lui donner une revanche et lui rendre sa dignité, le racheter. Ainsi définit-il le nationalisme de la même façon que le socialisme, comme une « tentative de rédemption ». Ailleurs encore, il qualifie le socialisme d’« impérialisme de classe » pour le rapprocher de « l’impérialisme des nations » qu’il valorise. Pour Corradini, comme toujours dans la pensée des antidémocrates subversifs, il s’agissait d’opposer aux révolutions venues de l’étranger, incompatibles avec l’esprit italien, une révolution nationale ; il s’agissait d’expurger de la culture italienne le libéralisme anglais, le républicanisme français, et le socialisme allemand, pour leur substituer l’impérialisme. Le syndicalisme révolutionnaire, pour Corradini, ne dénotait pas avec l’esprit italien, et pouvait contribuer à la révolution nationale.

Le mouvement syndicaliste révolutionnaire, de son côté, est né, d’après Bobbio, d’une insatisfaction face à la faiblesse théorique et la pratique conciliante avec le capitalisme du socialisme réformiste. Reprenant à leur compte un argument classique, les syndicalistes révolutionnaires traitaient le réformisme comme un conservatisme : négocier avec la bourgeoisie revient à reconnaître la légitimité de sa domination. Mais le syndicalisme révolutionnaire rejetait également la stratégie de Lénine : que le mouvement révolutionnaire doive s’incarner dans un parti leur semblait une survalorisation du moment politique, et donc de la superstructure, au détriment du moment économique, dont le syndicat était le représentant le plus légitime.

Les syndicalistes révolutionnaires italiens, faisant feu de tout bois pendant une courte période historique, ont produit des œuvres, d’après Bobbio, qui restent dignes d’intérêt : en 1904, Riforma e rivoluzione sociale d’Arturo Labriola ; en 1906, Problemi del socialismo contemporaneo d’Angelo Oliviero Olivetti ; en 1907, Il socialismo giuridico de Sergio Panunzio et L’azione diretta d’Alceste De Ambris ; ou encore La revisione del marxismo d’Enrico Leone, en 1909. Ces œuvres avaient, d’après Bobbio, une qualité plutôt rare en Italie : elles incarnaient un véritable effort de réflexion sur l’économie.

Il est frappant de constater que de nombreux syndicalistes révolutionnaires ont assumé des fonctions importantes dans le régime fasciste : Angelo Oliviero Olivetti et Sergio Panunzio, pour les auteurs cités précédemment, mais aussi Paolo Orario, ou encore Amilcare De Ambris, le frère d’Alceste. Leur plus illustre représentant, Arturo Labriola, exilé en France au début du fascisme, est revenu en Italie après avoir manifesté son soutien à la guerre d’Éthiopie. Il a écrit, à cette occasion, une lettre à Mussolini contenant un éloge de ce dernier et a passé la fin de cette période à participer à la revue de Nicola Bombacci, La verità, qui avait pour but d’alimenter la réflexion sur le socialisme national. Enfin, Mussolini lui-même, grand admirateur des Réflexions sur la violence de Georges Sorel, avait une grande proximité avec les thèses du syndicalisme révolutionnaire. Cette collaboration entre nationalistes et syndicalistes révolutionnaires, à l’intérieur du régime, a été rendue possible par le rapprochement idéologique que les deux mouvements ont connu pendant les deux premières décennies du XXe siècle.

En effet, les syndicalistes révolutionnaires ont manifesté autant d’intérêt pour les idées nationalistes que Corradini en avait manifesté pour les leurs. Il est vrai que les deux mouvements méprisent la « médiocrité démocratique », pour reprendre l’expression d’Oriani, pour deux raisons qui, en apparence, illustrent le caractère réactionnaire de l’un et révolutionnaire de l’autre :

 

Tandis que pour les subversifs de droite, médiocrité est synonyme de nivellement par le bas, de « vulgarité de la multitude », de décadence des antiques aristocraties, pour les subversifs de gauche la démocratie est médiocre parce, au contraire, en nivelant elle a suffoqué avec de petites concessions économiques l’élan idéal du prolétariat, et donc retardé l’avènement des nouvelles aristocraties ouvrières.

 

Mais déjà nous voyons poindre, dans leur pensée, la valorisation de l’idée d’aristocratie, qui s’accompagne d’un même vocabulaire moral faisant la part belle à l’héroïsme, l’abnégation, le sens du sacrifice, la rigueur, la discipline de fer et, plus généralement, le devoir envers soi.

Un même basculement s’opère autour de l’idée de violence. Condamnant la démocratie en tant que méthode de résolution pacifique des conflits, nationalistes et syndicalistes révolutionnaires lui opposent l’action directe, le volontarisme, la rupture radicale avec les institutions et l’usage de la violence comme moyen de régénérer les forces morales et d’établir un ordre nouveau. Passé cet accord initial sur la valorisation de la violence, les deux mouvements, en apparence, s’opposent. Les syndicalistes révolutionnaires reprochent parfois aux nationalistes de ne pas distinguer la violence révolutionnaire et innovatrice, de la violence conservatrice et destructrice. Ainsi, Diritto, forza e violenza de Panunzio, est entièrement dédié à cette distinction. Mais, comme le remarque Bobbio :

 

Une fois acceptée la violence comme méthode de lutte politique, il était difficile, dans le cas concret, de distinguer la violence juste de l’injuste, pour la simple raison que pour chaque parti la cause juste est la sienne. Qui se met sur cette route risque de se laisser entraîner par la fascination de la violence quels que soient le lieu et la façon dont elle éclate.

 

À ce titre, l’affaire de la guerre en Lybie (1911-1912), bien plus que la Première Guerre mondiale, a marqué un tournant. Impressionnés par la ferveur patriotique que le conflit avec les Turcs fit naître en Italie, de nombreux syndicalistes révolutionnaires y virent une école de la révolution capable de réveiller un prolétariat endormi par les avancées de la sociale démocratie. Bobbio rappelle ainsi les paroles de Labriola, alors qu’il militait en faveur de l’affrontement avec les Turcs : « Oh mes compagnons, savez-vous pourquoi le prolétariat d’Italie n’est pas bon à faire une révolution ? Parce que, justement, il n’est même pas bon à faire une guerre ». Cette position belliqueuse se poursuivra, chez les syndicalistes révolutionnaires, par un activisme en faveur de l’engagement dans la Première Guerre mondiale, qui les fera, une fois de plus, rejoindre une grande partie des nationalistes.

Or, Bobbio interprète la complicité et l’inspiration réciproque entre syndicalistes révolutionnaires et nationalistes comme l’effet de contingences historiques. Malgré l’antiparlementarisme, le volontarisme et l’apologie de la violence qui les rassemblent, il maintient l’idée qu’entre les deux passe une frontière qui oppose le progressisme à la réaction, la révolution à la contre-révolution. Certains points de passage, en particulier le rapport à la violence, les auraient conduits à marcher quelques temps côte à côte. En fin de compte, certains syndicalistes révolutionnaires, attirés par l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme et l’idéologie de l’action du régime fascisme, s’y seraient fourvoyés.

Mais cette interprétation n’est pas satisfaisante. Désireux de maintenir à tout prix une opposition stricte entre révolution et contre-révolution, Bobbio ne semble pas reconnaître la contribution intellectuelle majeure du syndicalisme révolutionnaire à l’idéologie fasciste. La pensée de Sergio Panunzio est, à ce titre, particulièrement instructive. Constatant l’impossibilité de pousser le prolétariat italien à l’engagement révolutionnaire, à l’abnégation, à l’adhésion totale dans le syndicat, que l’on peut expliquer, certes, par la faible industrialisation de l’Italie, mais aussi, et surtout, par les progrès de la social-démocratie, il découvrit avec enthousiasme la force du mythe national, qui pousse les travailleurs aux plus grands sacrifices. Cette découverte transparaît particulièrement clairement dans deux ouvrages écrits en 1917, Il concetto della guerra giusta et Principio e diritto di nazionalità. Sous l’effet du nationalisme, de la pensée de Sorel, qui avait moralisé le concept de lutte des classes, mais aussi du néo-idéalisme italien de Gentile et de Croce qui avaient entrepris de réveiller les forces spirituelles, Panunzio s’est éloigné du marxisme traditionnel.

En effet, le marxisme n’a jamais été étranger au projet progressiste des Lumières de libération de l’individu. Mais ce que, peu à peu, les syndicalistes révolutionnaires dont Panunzio se sont mis à chercher, était précisément l’inverse : la dissolution de l’individu dans la communauté. Devant l’échec de la tentative d’élever le syndicat au statut de totalité organique, capable d’exiger de l’individu un sacrifice intégral, Panunzio, avec d’autres, s'est tout naturellement tourné vers la nation. Il n’en reste pas moins que l’idée, profondément contre-révolutionnaire, d’en finir avec l’individu en l’absorbant dans une communauté organique, et donc de rétablir le principe selon lequel le tout prime sur les parties, est devenue le cœur du projet syndicaliste-révolutionnaire. La pensée économique du syndicalisme révolutionnaire, désireuse de mettre un terme aux antagonismes et, par là même, à la politique en intégrant les travailleurs dans un système corporatiste hiérarchisé, dirigé par une aristocratie ouvrière, semble témoigner du fait qu’il existe bien une économie réactionnaire, contrairement l’idée que Bobbio défendait.

 

 

En conclusion

 

Pour Bobbio, l’idéologie fasciste est fondamentalement tournée contre la démocratie – c’est pourquoi l’antifascisme ne peut être mis sur le même plan que l’anticommunisme, l’idéologie communiste ayant toujours prétendu (même contre les faits) réaliser une forme supérieure de démocratie : la démocratie substantielle. La critique de la démocratie a pris bien des formes, nous l’avons vu. Mais au-delà de ces formes, c’est au projet, conservateur ou subversif, qui sous-tend ces critiques, que nous devons porter notre attention.

La critique conservatrice de la démocratie peut avoir, pour Bobbio, une légitimité. Elle a donné naissance au néo-machiavélisme de Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Robert Michels. Même si la peur de l’émergence des classes populaires pour Mosca et Pareto, et la désillusion pour Michels, alimentent aussi leur critique de la démocratie, elle demeure rationnellement fondée, et vise avant tout la connaissance. Bobbio aurait peut-être pu insister sur les armes théoriques que ce courant, malgré tout, a fournies aux antidémocrates, mais son intérêt scientifique pour les œuvres de ces auteurs l’a, semble-t-il, toujours retenu.

Il en va de même pour Benedetto Croce, dont les positions peu favorables à la démocratie paraissent avoir été largement rachetées par l’antifascisme courageux et intransigeant dont il a su faire preuve au moment opportun. Pourtant, Croce est bien l’un des grands instigateurs de cette « ère de la restauration », au tournant des XIXe et XXe siècles, de laquelle l’idéologie fasciste émerge progressivement.

Reste alors la responsabilité de Giovanni Gentile, dont la philosophie semble bien, pour Bobbio, inséparable de son action en tant qu’idéologue officiel de la première décennie du régime. Cette philosophie inspirée d’un hégélianisme de seconde main, méconnaissant l’histoire complexe du libéralisme, représente bien, d’après Bobbio, ce que le spiritualisme italien a produit de pire : des jeux de langage vides de sens en eux-mêmes, mais destinés à éblouir les auditoires et à offrir des mots au pouvoir politique, à l’instar de Mussolini déclarant que « L’État fasciste a une conscience et une volonté qui en fait un État “éthique” ». Le jugement de Bobbio sur Gentile est-il objectif ? « De l’État fasciste, il s’était fait, comme c’est bien connu, le théoricien et le soutien, jusqu’à affirmer que l’État totalitaire était le vrai État libéral. Et quand celui-ci s’écroula, il paya d’une mort cruelle sa cohérence obstinée et désespérée ». Il n’en reste pas moins que la charge qu’il lui fait porter, en tant qu’inspirateur du fascisme conservateur, semble un peu lourde en comparaison de l’acquittement dont les intellectuels cités précédemment semblent profiter.

La question change radicalement de sens lorsque nous nous penchons sur le cas des inspirateurs du fascisme subversif. En effet, aucun irrationaliste ne trouve grâce aux yeux de Bobbio. Eux aussi ont donné des mots au fascisme : ses références au vitalisme, son dégoût affiché du parlementarisme, son apologie de la violence, ou encore son désir d’esthétiser le peuple :

 

Le fascisme rapporte le style dans la vie du peuple, c’est-à-dire une ligne de conduite ; c’est-à-dire la couleur, la force, le pittoresque, l’inattendu, le mystique : en somme tout ce qui compte dans l’âme des multitudes. Nous, nous sonnons la lyre sur toutes ses cordes : de celle de la violence à celle de la religion, de celle de l’art à celle de la politique.

Discuter rationnellement des thèses irrationalistes est toutefois une entreprise absurde.

En revanche, expliquer leur genèse, comme le fait Bobbio, est beaucoup plus utile. L’irrationalisme est l’expression d’une jeunesse favorisée, en révolte contre les concessions faites par leur propre classe aux classes populaires, et en panique devant l’ascension de ces dernières. Leur peur panique – ou leur enthousiasme délirant – du monde en train d’émerger n’avait d’équivalent que leur mégalomanie, c’est-à-dire leur conviction de porter en eux les germes d’une révolution qui devait à la fois surpasser les précédentes, et prendre leur contre-pied. En réalité, leur programme, intimement réactionnaire, singeait les mots d’ordre révolutionnaires des mouvements progressistes, tout en ne proposant que le rétablissement d’inégalités abolies depuis longtemps déjà. Cette petite bourgeoisie provinciale constituera, quelques années plus tard, une bonne partie des troupes des chemises noires.

Pour Bobbio, le fascisme est impensable sans ces deux composantes : l’autoritarisme des institutions d’un côté, les bastonnades dans la rue de l’autre ; l’unification de la société par le haut, la revendication de contrôle du pouvoir coercitif en bas – l’État et l’anti-État, en quelque sorte. Par de jeunes fascistes venus perturber les cours de Gaetano Salvemini, auxquels il reprochait de mêler l’université aux activités politiques du parti, Piero Calamandrei s’est vu rétorquer : « Ce que vous dites serait exact si le fascisme était un parti ; mais nous, fascistes, nous sommes l’État ». D’après Bobbio, la première décennie du fascisme a vu la domination des conservateurs, tandis que la seconde a été marquée par la montée en puissance des subversifs. Les deux courants n’ont jamais pu se fondre l’un dans l’autre, et contrairement à ce qui s’est produit en Allemagne, les subversifs n’ont jamais pu ni monopoliser le pouvoir, ni pénétrer toute la société italienne. Pour autant, cela ne signifie pas que les subversifs ont porté l’essence même du fascisme. L’idéologie fasciste reste une synthèse originale de ces divers courants de pensée.

Or, ce que Bobbio démontre, c’est à quel point cette synthèse était idéologiquement bien constituée plusieurs décennies avant la conquête de l’État par Mussolini. À ce titre, il partage plusieurs des thèses que Zeev Sternhell a magistralement développées dans Ni gauche, ni droite. Par exemple, à la question de savoir si l’idéologie fasciste a ses racines en France, ses analyses peuvent nous apporter une contribution décisive. Lorsqu’il s’agit d’identifier le père spirituel de la pensée ultra-nationaliste, c’est à l’œuvre de Charles Maurras, « dans [laquelle] se rencontrent, avec une exaspérante monotonie et avec une insolence virulente, tous les topoï de la littérature antidémocratique », que Bobbio fait le plus souvent référence. Quant à l’introducteur déterminant pour comprendre la formation de l’idéologie fasciste, des thèses du syndicalisme révolutionnaire en Italie, il s’agit sans aucun doute, pour Bobbio, de George Sorel. Enfin, l’ennemi commun de tous les penseurs qui ont inspiré l’idéologie fasciste, « l’antagoniste par excellence, le personnage contre qui se concentrent les plus féroces et implacables attaques de la littérature antidémocratique est Jean-Jacques Rousseau ». Le pays de la Révolution est donc également celui de l’idéologie contre-révolutionnaire, terreau dans lequel a poussé le fascisme italien. Quant à la place de Grande guerre, pour Bobbio comme Sternhell, il semble bien qu’elle n’ait eu, d’un point de vue idéologique, pratiquement aucune influence (ni positive ni négative) sur l’idéologie fasciste. Bien plus déterminante fut la guerre de Lybie, qui a converti définitivement nombre de syndicalistes révolutionnaires au nationalisme.

À ce titre, nous avons là l’une des principales insuffisances des travaux de Bobbio. Ce dernier reconnaît bien l’importance de la participation des syndicalistes révolutionnaires au régime fasciste, mais semble considérer leur contribution à l’idéologie fasciste comme accidentelle. Irrationalistes, nationalistes et syndicalistes se seraient simplement retrouvés autour d’une certaine apologie de la violence. Suite à l’avènement du fascisme, la doctrine des syndicalistes révolutionnaires aurait été dévoyée par quelques représentants charismatiques recrutés par le nouvel État ; mais en elle-même, elle demeurerait éminemment progressiste. Partant du principe que « dans une conception spiritualiste de l’histoire, il n’y a pas de place pour les forces matérielles », Bobbio n’est pas parvenu, selon nous, à reconstruire le lien qui unit le syndicalisme révolutionnaire au fascisme. Ce lien, Zeev Sternhell l’a bien montré, passe par le corporatisme et la planification. À l’égard du corporatisme, Bobbio semble penser qu’il fut en contradiction avec les principes économiques du régime. Ainsi, dans « Cultura e fascismo », il rappelle que lorsque Hugo Spirito, éminent représentant de l’école des gentiliens de Pise, avança le concept de « corporation propriétaire », il rencontra une véritable vague d’indignation. Quant à la planification, il est extrêmement significatif que Bobbio s’étonne encore, plusieurs décennies plus tard, « du succès disproportionné et de mauvais aloi » de « l’œuvre d’Henri de Man, Au-delà du marxisme, consacrée par Croce ». Peut-être est-ce là précisément l’« économie réactionnaire » dont Bobbio affirmait l’absence. Ainsi, la participation des syndicalistes révolutionnaires au régime fasciste fut-elle accidentelle ou n’est-elle que la conséquence logique de la contribution déterminante qu’ils ont apportée à la formation de l’idéologie fasciste ? Dans le premier cas, avec Bobbio, il nous faudra parler de « conservatisme subversif » pour qualifier le fascisme, dans le second, avec Sternhell, de véritable idéologie révolutionnaire.