Monsieur Jourdain et Dorante font assaut de politesse, chacun refusant de mettre son chapeau devant l’autre. Le bourgeois gentilhomme cède en premier, il se couvre le chef avec cette réplique : « J’aime mieux être incivil qu’importun ». L’antithèse est bien balancée, sonore à souhait. Elle compte pourtant au nombre des réparties qu’on saute sans explication. Les élèves ne comprennent pas et les professeurs non plus. Où donc est passée la sottise de M. Jourdain ? Le jeu de scène s’éternisait, la réplique qui l’interrompt paraît à la fois opportune et fine, dans le goût des distinguos qu’on admire chez les moralistes classiques. Où est l’erreur ? En quoi consiste ici la bévue du bourgeois ?

L’erreur est d’ouvrir une alternative qui n’a pas lieu d’être : entre l’incivilité et l’importunité, il faut refuser de choisir à moins d’être un malappris, car la civilité, la vraie, n’est jamais importune. Elle plaît ou elle n’est pas. En les opposant, M. Jourdain met, une fois de plus, les pieds dans le plat. Il y a les arabesques de la politesse, il y a la pesanteur de l’importunité. L’homme poli, comme un bon danseur, est celui qui sait faire oublier la pesanteur.

On le sent sur cet exemple : la politesse classique a perdu son évidence. Elle ne nous est plus naturelle, il y faut des notes en bas de page. Sans doute a-t-elle toujours requis des efforts sur soi, elle demande à présent des efforts intellectuels. C’est un champ de réflexion qui nous est devenu quelque peu étranger, et c’était une question presque tombée en désuétude, en dehors du milieu des dix-septiémistes, quand Philippe Raynaud lui a consacré un article pionnier. « Les femmes et la civilité : aristocratie et passions révolutionnaires » remonte à 1989. Son auteur y ouvrait déjà les perspectives de compréhension politique que la suite de ses travaux allait approfondir, et que La Politesse des Lumières vient magistralement couronner. Ce n’est pas que la civilité française ait jamais été entièrement oubliée du grand public : elle vivotait, et vivote encore, comme un élément du patrimoine, entre les traités de self help et les arts de la table. C’est tout autre chose de lui donner, ou plutôt de lui rendre, le statut de question intellectuelle qui était le sien quand l’Europe parlait français. Durant vingt-cinq ans, Philippe Raynaud aura œuvré pour rendre sa légitimité à un secteur de la recherche qui n’était pas exactement tombé dans l’oubli mais dans le discrédit. Nous sommes plusieurs à avoir bénéficié des ouvertures qu’il a permises et des relectures qu’il a proposées. Ma propre dette est considérable. Philippe Raynaud fut l’inventeur d’un sujet dont il propose aujourd’hui un traitement si raisonné, si compréhensif et si profond qu’on peut craindre qu’il n’épuise pour longtemps ce domaine qu’il avait arpenté en premier. Le champ est à découvert, désormais, et chacun peut le parcourir mais il reste peu à glaner.

Philippe Raynaud accomplit cette opération dans une langue qui n’est pas surannée, mais dont la richesse et l’ampleur ne manquent pas de surprendre. Agréable surprise : une capacité de la langue reparaît à neuf, celle de la phrase longue. On la croyait disparue comme les chapeaux ou les autobus à plateforme. Quel soulagement que ce passé existe activement, et non pas sur le mode du souvenir et du regret ! C’est une aptitude qui renaît, une ressource qu’on retrouve, c’est une puissance expressive qu’on recouvre avec un sentiment de justice et de bonne fortune : c’est mon bien, je n’y pensais plus.

Cette langue riche et profuse emprunte peu au XVIIIe siècle : il n’y a pas de contamination du texte commenté au commentaire, pas le moindre effet de mimétisme stylistique. La phrase fait plutôt penser à la France de la IIIe République, cette France de Thibaudet qui donnait un si profond sentiment de richesse et de confort culturel. Cela vient du fait que Philippe Raynaud, dont la culture est si vaste et si étonnamment compréhensive, écrit tranquillement, largement, comme s’il ne risquait pas d’être incompris, avec cette confiance qu’existe un lectorat intelligent et lettré qui est encore capable d’apprécier le balancement d’une symétrie bien faite, et de reposer son attention sur les accoudoirs des subordonnées. L’auteur ne quête pas la connivence mais la compréhension, c’est pourquoi il prend le temps d’expliciter sa pensée, avec ses réserves et ses attendus. Ce sens du développement, il faut avouer que nous l’avons perdu : les journalistes, parce qu’ils courent après la phrase orale, et plus encore la phrase télévisuelle, importent à l’écrit ces formulations brèves, sans coordination ni subordination, qui miment le phrasé du prompteur. Ce style haché et lisse est partout copié. Le but n’est pas de faire vivant mais de faire moderne, et les phrases nominales parce qu’elles sont une garantie de modernité envahissent la prose, même savante. Nous vivons une période de très grande maigreur stylistique. À côté de la phrase de Philippe Raynaud qui a le moelleux et l’ampleur d’un canapé Chesterton, les formulations journalistiques ont l’air de tabourets en bois. Relever cet aspect ne relève pas seulement d’un plaisir esthétique : cette manière d’écrire rend possible la subtilité du verbe comme la largeur de vue.

Le volume se présente sous la forme d’une suite de chapitres, consacrés à de grands auteurs, de Voltaire à Tocqueville. C’est autour du triptyque formé par Hume, Rousseau et Kant que la réflexion s’était d’abord amorcée, mais nombre de grands penseurs s’y sont adjoints depuis. Parmi eux Montesquieu est capital, lui qui fournit le sous-titre du livre. Par la trilogie des lois, des mœurs et des manières, qu’il a imposée à la réflexion, et par son attention aux conséquences des divers régimes sur les libertés des femmes, c’est lui qui a fixé, pour le siècle à venir, les termes de la discussion. La chronologie choisie par Philippe Raynaud mord sur le XIXe siècle, car les Lumières ne se sont pas éteintes à jamais sous la Terreur. Les termes du débat sont toujours là, et le fil de la réflexion se prolonge ou se renoue par-delà la Révolution et l’Empire. Mme de Staël, Stendhal et Tocqueville se meuvent dans les repères du siècle précédent, même si tous prennent acte, chacun à sa manière, de la coupure révolutionnaire. Il est possible de lire indépendamment chaque chapitre, mais l’examen des positions individuelles, quels qu’en soient l’intérêt, la valeur ou le charme, frappe moins, au bout du compte, que l’intercompréhension générale. La reconstitution de chaque position a beau être savante et judicieuse, précise et fouillée, la perspective n’est pas doxographique. Ce que Philippe Raynaud a voulu faire renaître, c’est la conversation de ces grands esprits autour d’un sujet qui fut commun mais qui a cessé de l’être. Ce qu’il restitue, c’est une communauté que nous avons perdue. Car avant d’être révolutionnaires, les Lumières furent polies, et conscientes de l’être. C’est à cette conscience qu’il nous introduit, offrant un accès inédit à l’intelligence d’un monde.

Étudier la politesse au XVIIIe, c’est travailler in medias res. Le phénomène est pris à son apogée. Son instauration s’est produite plus tôt, dans les cours princières de l’Europe du sud, à partir du XVIe siècle ; sa pétrification aura lieu plus tard, au XIXe siècle, dans les codes de bonnes manières qui les répandent au prix de les fossiliser. Philippe Raynaud choisit de se placer au temps de leur règne, quand s’est épuisée la controverse ancienne entre l’idéal mondain et l’idéal religieux — entre l’honnête homme et le chrétien parfait. C’est le temps de leur autorité la plus grande, quand les plus libertins eux-mêmes ne cherchent pas à s’en émanciper, eux qui secouent tant de jougs et foulent au pied tant de contraintes.

L’avantage de se placer à l’acmé du phénomène, c’est que l’hégémonie des manières permet leur saisie objective. La politesse française est alors une donnée de fait pour les observateurs et les penseurs, avec ce qui lui fait cortège : la prééminence des femmes et l’art de la conversation, mais aussi la raillerie, le badinage permanent, une légèreté qui confine au libertinage dans les mœurs, à la frivolité dans les choses de l’esprit. Dès les Lettres persanes, Montesquieu a dégagé l’importance de ce domaine d’expérience pour lui reconnaître un caractère irréductible. La façon de traiter les femmes tient fondamentalement au régime politique, elle ne relève pas de la volonté individuelle — le despotisme est assorti au sérail, et Usbek, si bonhomme soit-il par ailleurs, est condamné à rester ce qu’il est : il est libre de réfléchir à l’Occident qu’il découvre, il n’est pas libre de cesser d’être le maître de son harem. Par ailleurs, le sentiment national s’attache aux manières au moins autant qu’aux mœurs. Montesquieu définit pour longtemps les termes de l’équation qui relie les manières au régime politique et qui assigne au despotisme la cruauté et la crainte, aux monarchies la politesse la plus raffinée, aux peuples républicains de bonnes mœurs et de moins bonnes manières.

Il faut accepter de lire innocemment ces textes où il va de soi que la France est la nation polie tandis que l’Angleterre est la nation libre. Il faut oublier les préventions qui sont les nôtres contre l’essentialisme et l’impressionnisme, pour ce qui est de la méthode, contre le caractère des peuples, pour ce qui est du champ d’étude. Ce que Philippe Raynaud fait voir, ce qui est sans doute le plus déconcertant pour nous, c’est que ces deux qualités, être poli ou être libre, ont pu sembler en concurrence et que de grands esprits ont pu mettre en balance les avantages de l’une et l’autre. Que le raffinement des manières ait pu apparaître comme un enjeu de civilisation, au même titre que le développement des libertés, voici de quoi nous étonner. Notre difficulté tient au fait que nous avons perdu les harmoniques de la politesse aristocratique, en particulier la valorisation galante des femmes et l’élaboration d’une sociabilité idéale. C’est pourtant ainsi que la politesse demande à être comprise : ce fut un but collectif, et ce fut la pratique d’une société jeune qui prenait plaisir à la mixité polie et ne s’attendait pas à disparaître.

Pour envisager la politesse dans ses propres termes, Philippe Raynaud devait se séparer de l’actualité immédiate, où la question de la civilité, lorsqu’elle est évoquée, est toujours écrasée par les troubles sociaux et le besoin de les apaiser. Ce qui domine l’actualité, à ce propos, c’est le problème de la socialisation des nouveaux venus dans le monde – les jeunes et les immigrés. Dès lors la réduction des incivilités, pour employer l’euphémisme en vigueur, est le seul objectif concevable. L’ambition d’un perfectionnement de la politesse n’est plus à l’ordre du jour, non plus que l’excellence, celle d’un type humain ou celle d’une nation. Il s’agit seulement de limiter la casse. La politesse ainsi conçue n’est que l’huile dans les rouages. Elle n’est plus le rouage. Elle n’est pas tenue pour superflue, mais pour accessoire ; elle a cessé d’être un but en soi.

Il faut ajouter que l’excellence n’est plus comprise pour ce qu’elle était. Elle n’apparaît plus comme un but honorable, mais comme une prérogative de caste – un avantage indu, plutôt qu’un effort sur soi. Pour ce qui est du caractère national, outre qu’il reste peu de traces observables de la politesse classique dans la France contemporaine, le thème même de l’identité est suspect de charrier un racisme latent. Il faut entièrement changer d’optique pour aborder des textes où la politesse française est une évidence, le caractère national une donnée parmi d’autres, entre le climat et les productions du sol, les rites religieux et le régime politique. Il faut envisager que la perfection de la sociabilité ait pu être un idéal partagé, et que la nation ait pu cultiver, à côté des vertus guerrières, cette douceur de vivre qui se gagne par la délicatesse des manières. Une telle conversion du regard n’a toujours pas eu lieu dans certains secteurs de l’opinion. Pour nombre de contemporains, parler de civilité revient immanquablement à stigmatiser ceux qui en manquent. La polarisation politique est telle qu’il faut se hâter de choisir son camp. Se déclarer pour ou contre les fauteurs de trouble, c’est le seul point. Sur la politesse elle-même, il n’y a rien à ajouter : tout discours passe pour un faux fuyant. C’est ainsi que l’urgence de la cause permet le rétrécissement notionnel. La définition étriquée semble d’ailleurs correspondre à la réalité du pays moderne, où la politesse est minimale et compte peu. On est loin du temps ou sa maîtrise promettait le succès dans la carrière et le bonheur dans les amours. L’agrément n’est plus la clef du monde où nous vivons. Dans son fameux monologue, Figaro marque son dépit contre la prérogative nobiliaire. On l’a évincé d’un poste pour lequel il se sentait des aptitudes : « il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. » De nos jours Figaro a cause gagnée ; les danseurs ont cessé d’être surestimés hors de leur champ de compétence, et les calculateurs n’ont plus aucune raison de se plaindre : ils occupent les postes. L’agrément de la grâce ou celui de la politesse n’ouvrent plus guère de portes – car la politesse est une danse ; c’est ce que Monsieur Jourdain ne comprenait pas, et nous sommes ses descendants. La danse en question a cessé de fasciner.

Cela veut-il dire qu’elle soit sans effet ? La grâce personnelle n’a pas grande importance dans les domaines de la science, de la technique ou du sport, là où comptent avant tout les résultats chiffrés. La base de l’évaluation, ce sont des données mesurables, vérifiables et donc partageables par une communauté. La bonne grâce en revanche continue d’avoir une incidence considérable sur tous les terrains où l’opinion importe, comme l’art ou la mode, la politique ou l’univers médiatique, partout où l’on est dépendant de l’effet produit sur autrui. Partout où il existe des phénomènes de cour, partout où des promotions dépendent de la décision d’un seul, l’agrément continue de jouer son rôle : la nouveauté est qu’il le joue en secret et honteusement. Il est courant que les personnes les plus agréables à vivre, c’est-à-dire les plus fines et les plus attentionnées, affectent les dehors rugueux du résistant ou du rebelle. On ne compte plus les Che Guevara de cour. C’est que la politesse, désormais, s’avance masquée. Rudesse et brusquerie sont de parfaits masques et les provocations de façade couvrent et dédouanent une suavité des manières qui persiste sans s’assumer. En régime démocratique, le facteur de l’agrément personnel doit impérativement être dissimulé : soit il est décrié comme flagornerie, soit il est indûment sexualisé, comme si l’on supposait collectivement que le charme n’a de légitimité que dans la visée érotique. Ailleurs, il gêne. Par un paradoxe qui nous est propre, coucher est permis mais plaire est devenu scabreux : ailleurs que dans la quête du plaisir physique, l’effort de plaire relève de la prostitution de soi.

 

Philippe Raynaud fait revivre un autre monde, où le différend intellectuel lui-même était empreint de politesse. La saisie des traits nationaux pouvait aller de pair avec un désintéressement très libre à leur égard. Rien de moins chauvins que ces regards sur la nation : Voltaire fait l’éloge des libertés d’outre-Manche, quand Hume prône la conversation à la mode française.

Aujourd’hui hésiter entre la France et l’Angleterre, entre la monarchie civilisée et la quasi-république, n’est évidemment plus concevable. La liberté est devenue la valeur inconditionnelle des sociétés modernes, tandis que la politesse, dont nous avons perdu le sens plein, fait pauvre figure : méconnue dans sa réalité effective, elle est synonyme de perte de temps, bonne pour les nostalgiques et pour les vieilles gens, entièrement inadaptée à l’âge de la vitesse, de la communication de masse et de la mondialisation. Ce n’est pas sans raison que nous avons délaissé nombre des anciens usages. Les Anglais sont occupés, disait Montesquieu, ils n’ont pas le temps d’être polis. Nous sommes tous devenus des Anglais à ce compte. Homo oeconomicus n’a pas de temps à perdre en courbettes, il a bien autre chose à faire.

À vrai dire cet argument, souvent mis en avant, n’emporte pas entièrement la conviction : dans la société française, minée par le chômage de masse et convertie aux loisirs (à moins qu’elle ne soit convertie au chômage et minée par les loisirs), le temps passé devant la télévision ne cesse de s’allonger, et le secteur des jeux vidéo résiste très bien à la crise, signe qu’on parvient encore à trouver du temps pour en perdre. Reste qu’on ne perd pas son temps de la même manière quand on veut le perdre à sa guise et sans façon : que ce soit dans l’hyper-concentration ludique ou dans l’avachissement passif, l’égard pour autrui est toujours ce qui disparaît. La politesse a fait son temps, et ce temps n’est plus le nôtre. Entre le premier terme de la devise républicaine et cette complication surannée, nulle hésitation n’est possible, nulle gradation n’est pensable.

Pour redonner du sens à ce choix qui a cessé d’en avoir au point de nous paraître absurde, il fallait faire crédit aux penseurs du passé. Sans un rapport actif aux textes de pensée, une telle compréhension eût sans doute été hors d’atteinte. Comment comprendre qu’un philosophe comme Hume ait pu préférer la conversation française à l’exposition savante ? Cela n’est possible qu’à entrer dans son argumentation. On y apprend en quoi la conversation des femmes importe au savoir lui-même et quel est le gain, non pour le plaisir mais pour le savoir, de la compagnie des femmes. Celles-ci permettent la diffusion de la pensée. Ce n’est pas un témoignage isolé. D’autres que Hume avaient dépeint ces Françaises qui ont cessé de s’adonner au commérage parce qu’elles ont cessé d’être des commères, étant devenues ces femmes d’esprit, capables d’entrer dans tous les sujets et de faire dialoguer entre eux des hommes sans rapport, des hommes qui pratiquent différents métiers, appartiennent à différents états, de la roture à la noblesse, de la robe à l’Église, la finance ou l’épée, et qui sans les femmes ne se parleraient pas. Les plus subtiles font régner chez elles une espèce de féérie égalisatrice. C’est cet art de liaison que Marivaux a décrit, évoquant l’effet d’une maîtresse de maison : « Il n’était point question de rangs ni d’état chez elle ; personne ne s’y souvenait du plus ou moins d’importance qu’il avait ; c’était des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons l’emportaient sur les plus faibles ; rien que cela ». Il n’y a pas que des raisons frivoles pour préférer la compagnie des femmes, c’est-à-dire la voie française.

Faire réapparaître ces partis, ce n’est pas s’y ranger. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de choisir entre la république commerçante et la société de cour, comme entre l’utile et l’agréable. L’un des mérites de ce grand livre, c’est de rendre tout binarisme dérisoire. Philippe Raynaud a l’art d’entrer dans la pluralité des pensées, de toutes les pensées, y compris les plus hostiles au phénomène qu’il considère.

Ceux qui rejettent la politesse française, en lui reprochant d’exprimer le rapport des courtisans serviles et du monarque asservissant apprendront qu’ils ne font que reprendre les termes de la vulgate anti-française du XVIIIe siècle. Ils en découvriront les origines anglaises. Il existe une tradition de dénigrement, fort bien acclimatée de ce côté-ci de la Manche, qu’on peut suivre de Montesquieu à André Suares lorsque ce dernier traite Louis XIV de Turc chrétien. Une fusion s’est produite entre les thèmes de la propagande whig, le libéralisme, toujours méfiant à l’encontre de l’absolutisme, et le rejet global de la société d’ancien régime. L’incandescence du moment révolutionnaire a pu conduire à ce point de fusion, et produire la confusion de registres nettement distincts à l’origine : même si Montesquieu était inquiet de la concentration des pouvoirs par Louis XIV, il ne jetait pas pour autant le discrédit sur les manières de l’aristocratie française.

Le volume fait songer à cette image de Mallarmé, d’un éventail, dont chaque lame s’ouvre elle-même en éventail. Ce qui frappe, au-delà de l’étendue du savoir, que chaque chapitre déploie, c’est l’équanimité et la bienveillance : c’est particulièrement clair dans le chapitre consacré à Rousseau. Surmontant l’irritation anti- rousseauiste, qui était sa position première, le commentateur parvient à une restitution aussi fine qu’exacte. L’irritation vient du poncif. Rousseau est le seul des auteurs considérés dont les arguments sont immédiatement audibles par nos contemporains. Il faut expliquer Montesquieu, il faut détailler Hume, Rousseau est dans l’air du temps. L’appel à la sincérité, la dénonciation de l’hypocrisie, le soupçon de domination jeté sur les formes de la civilité aristocratique : nous sommes apparemment entrés avec lui dans le rejet démocratique des formes. Rousseau l’intransigeant aurait fait basculer du monde aristocratique à la société moderne. Selon une formule de Guillaume Barrera, « il a fait pour les manières ce que La Rochefoucauld avait fait pour les vertus : les rattacher à l’amour-propre ». Il en a aussi montré le pouvoir uniformisant et déshumanisant, puisque les hommes et les femmes, sous leur emprise, deviennent des marionnettes, que les convenances font agir de manière prévisible et mécanique.

Cependant, si radicale soit la critique, Philippe Raynaud ne traite pas son auteur comme le vilain de la pièce ou le fossoyeur d’un monde. Au contraire, il l’inclut dans la conversation. Il a raison de le faire parce qu’une incartade enrichit la conversation du moment qu’elle est susceptible d’être écoutée, reprise, évaluée. Or, à suivre l’analyse de Philippe Raynaud, c’est précisément ce que Kant s’est attaché à faire : comprendre Rousseau, le prendre en compte et lui répondre. Rousseau, ce n’est pas celui qui a cassé la baraque, c’est celui qui a donné un nouveau jeu d’arguments avec lesquels s’expliquer. L’éventail tient ensemble : de l’un à l’autre auteur, les arguments se développent, s’infirment et se répondent. Il est d’ailleurs évident que l’exigence de vérité dans les rapports entre les hommes, dont Rousseau s’est fait le héraut, n’est pas une question dont la civilisation polie puisse se débarrasser : elle n’a pas intérêt à le faire.

Si Kant a pu commercer avec la critique rousseauiste, c’est aussi que Rousseau, le « subtil Diogène », fut un ennemi de l’intérieur de la civilité française. Il la connaît parce qu’il est d’abord allé à bonne école, auprès de sa bienfaitrice, Madame de Warens, qui pendant plus de dix ans lui a inculqué le bon ton. Avant de la rencontrer, il se définit comme un « Orgueilleux avorton » à « la fierté burlesque ».

 

À peine à ses regards j’avois osé paroître

Que de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs

Je sentis le besoin de corriger mes mœurs.

Qu’entendait-il par « corriger ses mœurs » ? Quel sens donne-t-il à cette expression entre 1734 et 1738 (ou en 1742, date d’achèvement de cette épître en vers) ? La suite du poème le dit en clair, se corriger, c’est oublier Genève :

 

J’abjurai pour toujours ces maximes feroces

Du préjugé natal fruits amers et précoces

Qui dès les jeunes ans par leurs acres Levains

Nourrissent la fierté des cœurs Républicains.

J’appris à respecter une Noblesse illustre

Qui même à la vertu sait ajoûter du lustre.

Il ne seroit pas bon dans la société

Qu’il fût entre les rangs moins d’inégalité.

 

Avant d’être l’auteur du second Discours, Rousseau a commencé par renier Genève et par approuver l’inégalité. Il a voulu entrer dans les bonnes maisons de Chambéry. Il a porté l’épée et pris des cours de danse. Bref il a commencé par se polir avant de se hérisser. Et il s’est poli, comme on faisait en ce temps-là, par amour, ou du moins par tendresse pour une femme. C’est pourquoi il ne peut pas rompre absolument avec la civilité aristocratique : il y tient par son rapport aux femmes, qui pour lui est essentiel. Il y tient jusqu’à esquisser une entreprise étrange, consistant à faire entrer la politesse dans le ménage. Un des propos du dernier livre d’Émile est de l’ôter des salons pour la mettre à la maison. Rousseau veut moins éradiquer la politesse aristocratique que l’arracher aux sociétés qui l’ont vu naître pour l’acclimater dans l’intimité. Est-ce une chimère ? Peut-il exister une familiarité polie ou une politesse familière, ce n’est pas le lieu de trancher. Rousseau n’a pas seulement réprouvé la politesse formelle au nom de la politesse du cœur — une opposition familière à l’âge classique, qu’on trouve avant lui chez Nicole ou chez La Bruyère. Il a aussi mis au jour les effets pervers de la politesse aristocratique, qui pousse à la faute ceux qu’elle est censée stimuler tandis qu’elle paralyse ceux qu’elle est censée mettre à l’aise. L’homme s’épanouit par l’amour et les passions douces, non par cette fiction de la politesse, capable de s’avérer en fin de compte aussi cruelle qu’elle semblait tout d’abord enchanteresse. Ainsi la relation amoureuse hérite-t-elle chez Rousseau des grâces de la vie mondaine : ce qui est visé, ce n’est pas une abolition, mais une domestication des égards. Remarquable est le traitement du rapport amoureux selon l’auteur de Julie, que Philippe Raynaud décrit à juste titre comme une inégalité sans domination assortie d’une égalité sans concurrence.

Se rattacher au passé, ce n’est pas chercher, plus ou moins vindicativement, à le réinstaurer. Enseigner la politesse, cela ne consiste pas à s’évertuer à l’inculquer : enseigner la politesse, c’est comprendre ce qui l’inspirait, pour avoir chance d’y aspirer soi-même. L’essentiel est d’entrer dans la conversation. Philippe Raynaud a ramené dans son filet des distinctions sorties de la mémoire collective. En s’appuyant sur l’Encyclopédie, il a rappelé la différence entre la politesse accomplie et la civilité, plus basique. À n’en pas douter, son livre atteint le charme de la première dont il a si bien retrouvé l’esprit, même s’il nous invite à nous contenter du minimalisme de la seconde. Sans jamais se raidir ni s’arcbouter, il montre comment se rattacher au passé : non pour le défendre ni pour l’encenser, mais avant tout pour le comprendre, ce que permet, par tous les temps, le commerce des meilleurs esprits.