Si Hart a organisé en 1968 son remplacement à la chaire de Jurisprudence d’Oxford (qu’il tenait depuis 1952) par un Ronald Dworkin qu’il avait brièvement connu en tant qu’étudiant, Joseph Raz est l’un des doctorants avec lesquels il a partagé les liens les plus étroits – tant sur un plan intellectuel qu’affectif. Bien que le premier lui ait opposé de formidables objections, on perd parfois de vue que le second est également l’un des grands critiques du juriste d’Oxford. Aussi Hart prévoyait-il, dans la seconde partie du « Postscript » publié (à titre posthume) dans la deuxième édition de The Concept of Law, de répondre à toutes les objections qui s’accumulaient contre les thèses qu’il avait formulées dans son grand ouvrage de 1961. Malheureusement, les éditeurs chargés du manuscrit ont jugé que seules les notes de la première partie, développant sa réponse aux attaques répétées de Dworkin, se trouvaient en état de publication. Il semble cependant au-delà de tout doute raisonnable que Raz aurait figuré au rang des critiques dont les remarques exigeaient réponse de la part de Hart. Aussi disposons-nous de quelques éléments qui permettent de commencer à tracer les contours de ce qu’aurait pu constituer une telle réplique structurée. Cette question devra cependant être traitée ailleurs. Il s’agit ici de se concentrer sur la lecture que Raz propose de son mentor, non l’inverse.

Bien plus, nous n’examinerons pas ici tous les rapports d’influence (et de distanciation) entre Raz et le juriste oxonien – qui constitue pendant un temps un point de référence aussi constant qu’implicite de la pensée de Raz. Nous proposons plutôt d’étudier sa lecture croisée des travaux de son directeur de thèse et de ceux d’un juriste central dans notre propre culture juridique : Hans Kelsen. À ce sujet, Nicola Lacey rapporte que ce serait avec Raz que Hart aurait eu l’occasion de partager des discussions quotidiennes sur le Maître de Vienne – qui avait alors trouvé refuge à Berkeley. Il semblerait ainsi que la lecture des œuvres de Kelsen ait joué un rôle déterminant dans la genèse des idées du jeune Raz. L’ouvrage Concept of a Legal System, tiré de sa thèse de doctorat (soutenue en 1967), consacre de longs chapitres à l’étude du système kelsénien, chose alors très inhabituelle dans le monde anglo-saxon. Son recueil d’articles The Authority of Law non seulement revendique explicitement l’influence de Kelsen à de nombreux endroits – ce sera l’objet de cette contribution –, mais comprend un article « Kelsen’s Theory of the Basic Norm » (initialement publié en 1974), entièrement consacré à l’étude critique ainsi qu’à la diffusion des doctrines centrales du Viennois de Berkeley. Dans le même esprit, la seconde édition du recueil sera augmentée d’un article « The Purity of the Pure Theory », paru en 1981.

Pour Hart comme pour Raz, la lecture de Kelsen est essentiellement structurée par l’ouvrage paru en 1945 dans son édition originale en langue anglaise General Theory of Law and State. Cependant, ils connaissent également l’ouvrage Théorie pure du droit, dont le texte original paraît en langue française (notamment dans la seconde édition parue chez Dalloz en 1962), ainsi qu’une traduction anglaise augmentée de la seconde édition de Reine Rechtslehre (1960), publiée en 1967 sous le titre Pure Theory of Law. Raz accorde également beaucoup d’attention aux conférences What Is Justice?. Il se révèle en outre un lecteur assidu des très nombreux articles que Kelsen publie en langue anglaise. Parmi ceux-ci, signalons en particulier « On the Pure Theory of Law » (1966), dans lequel le Viennois introduit pour la première fois l’évolution complète de la notion de norme fondamentale comprise comme « fiction ». En somme, contrairement aux idées reçues, on a affaire à des lecteurs réguliers et informés de Kelsen – quoique l’on pense du degré de sympathie qu’ils lui réservent ou de l’usage qu’ils en font.

À ce titre, il peut paraître surprenant que Raz puise dans la Théorie pure du droit pour corriger ce que l’on en est venu à percevoir comme les insuffisances du Concept of Law – que les Anglo-Saxons considèrent aujourd’hui comme un temps zéro dans la philosophie du droit d’après-guerre. Bien qu’il ait été inspiré par la philosophie de Kelsen (et qu’il est donc bien plus qu’un simple lecteur enthousiaste), Raz ne semble pas pour autant avoir été affecté par le besoin d’en reprendre l’ensemble des éléments, et n’a donc pas subi la pression de la doctrine de l’unité scientifique du système kelsénien. En d’autres termes, il semble n’avoir éprouvé aucune difficulté à scinder le système, pour n’en importer que certains aspects – qu’il reprend néanmoins, chose surprenante, presque tels quels.

Nous ne nous contenterons nullement au cours de cette étude d’examiner l’interprétation razienne du Maître de Vienne, mais chercherons au contraire à partir des textes de Kelsen afin de montrer que l’interprétation de Raz est bien disponible. Bien entendu, Raz lit la Théorie pure sans partir de la tradition allemande ou normativiste, ce qui lui permet la liberté d’une lecture candide d’un grand auteur. Les résultats peuvent être surprenants.

Nous verrons notamment que ses emprunts très spécifiques à la Théorie pure entrent en tension avec son rapport ambivalent aux thèses du Concept de droit. Ainsi, si la notion hartienne de « règle de reconnaissance » coutumière lui convient globalement – après quelques ajustements – (III), il se montre très critique à l’égard de l’explication hartienne de la normativité du droit, et de la possibilité pour sa théorie de se doter des énoncés capables de saisir celle-ci (II). Plus lui plaît l’exposé qu’il trouve chez Kelsen de la validité du droit (I). Il s’agira, pour chacune de ces questions, de tâcher d’apporter un peu de clarté.

 

I. Une conception kelsénienne de la validité au cœur de la théorie razienne

A. L’emprunt du concept de validité, le rejet de l’explication de la structure de l’ordre juridique

Raz distingue deux catégories de problèmes. D’une part, (i) ceux liés à l’explication de la normativité des règles et leur validité, pour l’analyse desquels la philosophie de Kelsen apporte des outils précieux. D’autre part, (ii) il identifie – et distingue des précédents – les problèmes liés au droit, qui relèvent de l’explication de l’existence et de la structure de l’ordre juridique. Ces dernières questions ont une grande spécificité, et la philosophie de Kelsen ne lui est d’aucun secours. Raz est parfaitement conscient que la doctrine kelsénienne, pour ce qui la concerne, doit traiter ces deux catégories de questions comme un même ensemble étroitement interdépendant. On ne peut lui reprocher de n’avoir pas compris ce point. Néanmoins, la théorie des normes de Kelsen entretiendrait une ambiguïté en ce que toutes ses conclusions seraient portées par le concept unique de « norme fondamentale », ce dont Kelsen ne se cache, au demeurant, pas du tout. (ii’) Raz se montre très critique quant à la doctrine de la norme fondamentale comme solution au problème de l’unité et de la structure de l’ordre juridique. Nous dirons quelques mots à ce sujet plus loin, mais notons dès à présent que la critique est dure : la norme fondamentale est presque entièrement dispensable pour une analyse rationnelle de la structure de l’ordre juridique. Par contre, (i’) c’est sur l’explication de la normativité du droit que Kelsen aura une influence déterminante sur Joseph Raz.

Il montre en effet qu’il faut distinguer ces questions trop souvent confondues. La norme fondamentale n’est pas une simple conséquence des relations systématiques entre normes : elle ne se réduit pas à un principe d’origine de l’ordre juridique et de la remontée au sommet de la cascade de validité, que l’on peut très bien penser en termes hartiens, voire sans s’appuyer sur le concept de règle (en termes austiniens, par exemple). Il faut ici souligner que Raz avait à sa disposition d’autres travaux que ceux de Kelsen, dont ceux de Hart, qui lui ont permis de penser les questions relatives à la structure de l’ordre juridique en dehors des cadres de la Théorie pure. Par ailleurs, force est de constater que le kelsénisme est culturellement très marqué, et peine à rendre compte de certains matériaux juridiques centraux – notamment constitutionnels – du monde anglo-saxon. Ainsi, comme l’observe Hart, la norme fondamentale n’est d’aucune aide pour penser les phénomènes coutumiers à grande échelle (et non simplement telle règle coutumière donnée) ; ou encore, comme à travers l’Empire britannique, l’accession à l’indépendance des colonies, non pas à partir de lois nouvelles qui reconnaissent leur indépendance ab initio, mais sur la base d’anciennes lois du Parlement de Westminster qui prennent « racine locale ». Il semble dans tous les cas vraisemblable que le normativisme continental soit profondément influencé par les données juridiques locales qu’il trouve à mettre en forme. Que Raz parvienne à choisir les aspects de la philosophie kelsénienne qu’il souhaite retenir, pour en délaisser d’autres, est en tout cas très intéressant.

En effet, on assiste alors à un recentrement de la lecture du corpus kelsénien. C’est un aspect bien particulier de celui-ci qui intéresse Raz. Laissant de côté les réponses du Viennois de Berkeley aux problèmes de structure de l’ordre juridique, Raz considère que la doctrine de la norme fondamentale remplit son rôle véritable dans la résolution du problème du dualisme : d’un être ne découle aucun devoir-être, de sorte que l’existence de toute norme suppose une autre norme habilitant sa création. Ainsi, aucun fait – acte matériel ou acte de volonté – pris isolément n’est créateur de droit. Un acte de volonté doté de sa signification subjective se double seulement d’une signification objective au regard de l’ordre juridique lorsqu’il est interprété au prisme d’une norme de droit positif. La norme constitue ainsi un « schéma d’interprétation » permettant de dégager la signification objective de l’acte. On n’a donc affaire qu’à de purs faits, et rien ne peut être interprété objectivement en tant que norme si l’on ne prédispose pas d’une autre norme qui sert de schéma d’interprétation. Or, si chaque norme est édictée conformément à une norme supérieure qui sert de schéma d’interprétation pour conférer signification objective à l’acte de volonté subjectif de l’autorité qui entend édicter une norme nouvelle, la question est de savoir comment boucler la chaîne des interprétations objectives lorsque l’on ne peut plus se référer à une norme supérieure. Aussi le problème n’est-il pas purement formel.

Souvenons-nous que Kelsen définit la validité de la norme comme son mode d’existence spécifique. Il ne faut pas sous-estimer la radicalité de ce postulat. En effet, c’est en réalité la totalité du phénomène normatif en soi qui disparaît si l’on ne peut donner un fondement certain à l’interprétation normative des actes de volonté. Si la première norme disparaît, elle ne peut servir de schéma d’interprétation pour aucun acte de volonté, et ainsi de suite. Aucune norme ne peut exister si l’on ne fonde le système. Par conséquent, cette conception radicale de la validité de la norme porte en elle cette potentialité désastreuse que l’ensemble du phénomène normatif lui-même court le risque de se dissoudre dans un nuage de faits.

Raz note ainsi très justement que la norme fondamentale fournit à Kelsen « le point de départ non factuel » dont il a besoin pour l’explication de la normativité du droit, c’est-à-dire pour assigner aux premiers faits historiquement pertinents une signification créatrice de droit. Kelsen écrit que la norme fondamentale a pour fonction de justifier le fait de reconnaître la juridicité de la constitution (la norme suprême), ou de la constitution historiquement première à partir de laquelle la constitution actuelle a été obtenue par révision régulière. Le problème est donc plutôt celui de savoir comment éviter une régression à l’infini, non pas du fait de la chaîne de validité (problème structurel trivial qui est la conséquence de sa conception de la normativité), mais du fait de la conception kelsénienne de ce que veut dire le fait pour une norme d’exister. Or, dire qu’une norme existe ou est valide revient à dire qu’elle a force obligatoire. En d’autres termes, le problème central à résoudre est celui de la normativité du droit. Ce n’est cependant pas un mince problème que d’élucider ce que l’on entend par la « force obligatoire » du droit – le Sollen juridique – sans le réduire empiriquement à un simple commandement ou une simple volonté subjective.

Kelsen ne s’y trompe pas : l’hypothèse de la norme fondamentale « est possible, mais non pas nécessaire ». Seulement, c’est bien la signification objective des actes de volonté, c’est-à-dire les normes juridiques valides, que l’on abandonne si l’on fait l’économie de cette hypothèse. En ce sens, il faut selon lui distinguer, d’une part, la règle valide (qui a la signification d’un Sollen) et, d’autre part, la représentation de la règle qui « agit » (l’individu lui-même étant mû, ou non, par ses représentations de ce qui obligatoire, ainsi que par son rapport à l’autorité, sa volonté d’obéir à la règle, etc.). La règle est un « fait extra-psychologique », et la science du droit n’étudie donc pas des faits de conscience. En d’autres termes, ce que la théorie pure du droit appelle « normes » correspond à des « contenus intellectuels » – le Sollen – et non des « faits de conscience » ni même l’expression d’un devoir-être. C’est la stratégie kelsénienne visant à dégager les conditions de ce sens normatif qui s’attache aux actes de volonté, afin de saisir leur sens intellectuel en tant qu’entité normative, qui a retenu l’attention de Raz comme nous le verrons plus loin. Il a parfaitement compris la dimension cognitiviste et anti-expressiviste du normativisme kelsénien.

 

B. Une conception razienne de la validité inspirée du normativisme kelsénien

Raz prend très au sérieux la doctrine de la validité comme mode d’existence spécifique de la norme. Le premier des deux articles qu’il consacre à Kelsen s’ouvre précisément sur ce problème. Raz affirme qu’il est logiquement nécessaire pour Kelsen qu’il existe pour chaque système juridique une norme fondamentale. Cette norme fondamentale est valide, ce qui revient à dire qu’elle existe. Néanmoins, Kelsen ne dit jamais précisément cela. On sait, d’une part, que la norme fondamentale est l’objet d’une hypothèse fondant la validité d’une autre norme (la constitution) et, d’autre part, qu’affirmer qu’une norme est valide revient à affirmer qu’elle est obligatoire. Cependant, il n’apparaît pas clairement qu’il faille tirer la même conclusion concernant la norme fondamentale. Kelsen confirme qu’il faut de toute « nécessité » que la Grundnorm soit une norme (qui existerait donc, par hypothèse, en vertu de sa validité) ; mais à la différence des autres qui sont voulues, la norme fondamentale est seulement connue par la science du droit, et est donc dépourvue de force prescriptive. Nous retrouvons ici la distinction entre les énoncés normatifs de la science du droit qui saisissent la norme (le Sollen) en un sens descriptif, et ceux émis par les autorités juridiques qui sont des énoncés prescriptifs. Cependant, Kelsen évite d’affirmer trop franchement que la norme fondamentale existe, ou qu’elle soit valide. En effet, la science du droit n’affirme pas la validité de la norme fondamentale, mais se borne à soutenir que si la norme fondamentale est supposée valide, alors les actes accomplis conformément à la première constitution ont la signification de normes valides. Raz fait ainsi ressortir une ambiguïté du statut de la norme fondamentale au regard de la doctrine de la validité comme mode d’existence de la norme. (i) Il tranche la question selon ce qui lui semble être la stricte logique du système : il faut affirmer que la norme fondamentale existe, ou alors abandonner le postulat de départ d’après lequel la validité est le mode d’existence spécifique de la norme (ce qui reviendrait à abandonner le normativisme).

Si Raz n’adhère pas, pour sa part, au concept de norme fondamentale, (ii) sa propre théorie est structurée par une équation entre l’existence de la règle et sa validité. (iii) Une règle constitue alors une raison pour l’action, ce par quoi il faut comprendre qu’elle est pourvue d’effet normatif – de force obligatoire. Ainsi, dire qu’une règle est valide, c’est dire, premièrement, qu’elle existe, et, deuxièmement, que l’on doit se conduire comme elle le prévoit. Sur ces deux points, Raz affirme qu’il ne fait rien d’autre qu’adopter et préciser la notion kelsénienne de la validité.

En « généralisant » cette conception, Raz soutient que le fait qu’une règle est « valide » signifie qu’elle porte les effets normatifs qu’elle prétend avoir (purports to have). Au contraire, une règle n’est pas valide si elle n’a pas les effets qu’elle prétend. (iv) Il introduit donc implicitement une disjonction entre la seule prétention à avoir des effets normatifs, et la notion de validité comprise comme réalité des effets normatifs portés par une règle. On retrouve ici en creux la marque de la doctrine kelsénienne de la signification objective de la norme qui redouble la signification subjective de l’acte de volonté créateur de norme. En effet, la simple prétention de la règle à porter des conséquences normatives doit être reprise par le système de validité. Ainsi, c’est en vertu de ce dernier que l’on a une obligation parce que la règle est valide (son contenu constitue bien une norme : une raison pour l’action). En termes plus kelséniens, on dirait que la signification subjective de l’acte de volonté ne pourrait pas autrement être sa signification objective également au regard de l’ordre juridique. Néanmoins, Raz n’adhère pas à cette formulation spécifiquement kelsénienne, ni à la doctrine de la norme fondamentale.

Cependant, tout comme Kelsen, il cherche à résister à la psychologisation de la notion de norme. Raz accepte qu’il faille comprendre la normativité de la règle en termes d’un contenu qui peut être connu comme devoir-être en tant que tel. Il trouve secours dans son maître-concept de « raisons pour l’action », par rapport auquel il définit la notion de « norme ». (v) Cela lui permet d’introduire une distinction entre « norme » et « règle ». À la différence de certains normativistes contemporains, pour qui la notion de norme est le plus générique des termes normatifs, la notion de norme est chez Raz plus restreinte que la catégorie logique des règles dont elle couvre seulement certains aspects. Par ailleurs, le concept de « règles de droit » (laws) est également plus large que le concept de norme. Ainsi, on parle seulement de normes pour les catégories de règles qui constituent des raisons pour l’action, c’est-à-dire pourvues d’effet normatif.

General Theory of Law and State donne quelques fondements à ces thèses. L’ouvrage introduit une tension entre règle et norme : commençant par évoquer la validité des règles (of laws/of rules), Kelsen glisse vers la validité comme mode d’existence spécifique des normes (norms). Or, en affirmant l’existence d’une norme, il affirme – « ce qui revient au même » – leur force obligatoire. C’est à cet endroit qu’intervient cette curieuse conclusion : « les règles de droit, si elles sont valides, sont des normes ». Ainsi, comme chez Raz, le rapport d’identité entre existence, validité et normativité concerne ici la norme, et non la règle. Par ailleurs, la règle est comprise de manière plus large que la norme (de nouveau comme chez Raz). Mais alors, cela ouvre étrangement un espace logique pour penser la règle non normative, c’est-à-dire – en vertu de ce réseau d’équivalences analytiques – non valide. Raz ne dit rien spécifiquement à ce sujet, mais il se peut que l’on ressente dans la possibilité d’une règle non normative le poids de textes de Kelsen (et d’habitudes de lecture de ces textes) qui n’ont pas joué le même rôle dans notre tradition kelsénienne nationale.

De manière détournée, il est également possible qu’il ajoute à cette lecture l’un des axes critiques centraux que la philosophie de Hart avait développé à l’encontre de la théorie pure, à savoir la distinction entre l’existence de la règle et sa validité. En effet, Hart rejette la conception kelsénienne de la validité qu’il estime « instructive mais erronée ». Ainsi, la « règle de reconnaissance » (rule of recognition), règle maîtresse qui détermine les critères de validité au sein de l’ordre juridique, n’est pas elle-même valide. Elle n’est ni valide, ni non valide : elle existe en dehors de ce paramètre. Il rejette donc purement et simplement l’idée fondamentale de Kelsen selon laquelle la validité est le mode d’existence spécifique de la norme – et refuse d’ailleurs d’employer le terme « norme ». Cependant, souvenons-nous que bien qu’il se revendique de la conception kelsénienne de la validité, Raz définit la validité comme le mode d’existence de la règle, non de la norme (comme ce se serait le cas pour Kelsen) ; règle qui n’est normative – une norme – qu’à la condition de constituer une raison pour l’action, d’un type particulier qui plus est : une « raison protégée ». Peut-être Raz s’essaie-t-il à un exercice d’équilibriste en adoptant, d’une part, à l’instar de Kelsen, l’idée générale de la validité comme mode d’existence d’un objet normatif, et en introduisant, d’autre part, une distinction entre norme et règle, en réservant le concept de normativité proprement dite à la première notion. Il tiendrait compte ici de l’idée hartienne qu’il est possible de résister à la réduction de tout objet normatif au seul concept de « norme ». Il s’agit cependant là d’une question qui n’est jamais examinée frontalement par Raz.

Quoi qu’il en soit, nous retrouvons ici un bel exemple de la forme de lecture critique que Raz propose des travaux de Kelsen : reprenant expressément certaines de ses doctrines fondamentales dans ses propres idées (voir (ii) et (iii)), il cherche par ailleurs à faire ressortir, et résoudre, la logique interne de son propos (voir (i)). Il ne s’agit donc pas d’une lecture passive, mais d’une approche qui cherche à s’inspirer, là où elle peut, d’un grand penseur auquel la pensée de Raz n’entend pas pour autant se soumettre.

 

II. Les « énoncés normatifs détachés » comme legs central de la philosophie kelsénienne

A. De la critique des « énoncés internes » de Hart aux « énoncés normatifs détachés » de Kelsen

Un nouveau point d’influence, cette fois-ci très clair, se trouve dans la distinction qu’établit Raz entre règles et propositions. Seules les premières peuvent constituer des raisons pour l’action – constituer des normes, donc. Les règles sont des choses dont le contenu peut être décrit par des énoncés qui sont vrais si la règle existe ; mais les règles ne sont pas elles-mêmes des énoncés vrais (ou faux). Ces considérations reflètent de près la distinction kelsénienne entre normes juridiques et propositions de droit par lesquelles la science du droit décrit ces normes. Par ailleurs, explique Raz, de tels énoncés descriptifs sont normatifs, c’est-à-dire portent un contenu normatif. Ce dernier élément semble avoir retenu toute son attention.

En effet, il mobilise ici ce qu’il considère comme la grande contribution de Kelsen à la théorie du droit : la mise en lumière, par la Théorie pure, de la fonction des « énoncés normatifs détachés » de la science du droit. C’est en partant d’une critique de la distinction hartienne entre énoncés « externes » et « internes » que Raz prend conscience de l’importance de cette contribution du Viennois de Berkeley. Très brièvement, les « énoncés externes » portent sur ce que les gens font – ce sont les énoncés de l’observateur extérieur au système qui prend note des comportements des acteurs qui évoluent en son sein. Les « énoncés internes » correspondent quant à eux aux énoncés des individus qui mobilisent les règles comme standards critiques, c’est-à-dire qui se servent effectivement des règles pour guider leurs conduites, les justifier auprès d’autrui, ou pour évaluer celles des autres. Si l’énoncé interne indique une adhésion à la règle, ce n’est pas le cas de l’énoncé externe qui est l’énoncé de l’observateur. Bien plus, ce dernier s’exprimerait nécessairement, selon Raz, en termes exclusivement non normatifs. Il craint donc que la distinction hartienne entre énoncés internes et externes ne permette pas de rendre compte de la nature spécifique des énoncés de la science du droit qui doivent pouvoir saisir le sens normatif propre du droit.

Raz remarque en effet que le propos de Hart obéit à une problématique tout autre. L’énoncé externe vise principalement à mettre en lumière la nature spécifique des énoncés internes, qui sont le cœur véritable de son propos. Hart cherche à résister aux réalistes (américains, comme scandinaves – essentiellement Ross pour ce qui concerne l’approche prédictive) en montrant que les autorités officielles (les officials), notamment les juges, adhèrent aux règles du système. Leurs énoncés sont des énoncés internes qui présupposent ces règles (ou en font usage). Il devient alors impossible de réduire ces règles, comme le font les réalistes, à la prédiction des comportements des autorités judiciaires, car il serait absurde de soutenir que ces dernières ne font que prédire, lorsqu’elles les rendent, leurs propres jugements. En d’autres termes, il faut pouvoir rendre compte du point de vue interne des officials afin de rendre compte de l’existence et du fonctionnement de l’ordre juridique. L’objectif est de faire comprendre que le droit émerge d’une pratique sociale « immensément complexe », ce que la théorie a toujours (eu) tendance à ignorer pour plus de confort. Tout en adoptant l’approche hartienne, on peut se demander pourquoi il n’aurait pas été suffisant pour Raz d’affirmer, par exemple, que « si l’on adopte le point de vue des acteurs du système, alors le droit en vigueur en matière de x est ». Il semble que Hart aurait pu développer une telle piste, mais que ce n’était simplement pas son propos. Raz crée ici un problème de toutes pièces (nous allons voir qu’il a ses raisons). Il se tourne alors vers Kelsen pour le résoudre.

S’il n’est pas convaincu par l’élucidation de la structure de l’ordre juridique proposée par la Théorie pure, Raz retient de l’entreprise kelsénienne l’idée que la norme fondamentale offre à celle-ci un concept de normativité juridique objectif et moralement neutre. C’est là l’apport central de la Grundnorm selon lui. Les énoncés de la science du droit doivent pouvoir décrire le droit en vigueur en des termes véritablement normatifs (faire usage du Sollen : « tu dois/as l’obligation de… ») sans pour autant exprimer une adhésion du juriste qui l’énonce à la norme. C’est ainsi, d’ailleurs, que s’adressent de facto les professeurs de droit à leurs étudiants, ou les avocats à leurs clients, lorsqu’ils décrivent objectivement une situation en droit sans prendre moralement position sur la question de savoir si les règles en vigueur sont justes ou injustes. En d’autres termes, il y a une fonction du discours qui exige de pouvoir énoncer directement qu’une conduite est prescrite par une norme (à la fois objectivement et de manière moralement neutre), sans passer par le détour consistant à dire que « du point de vue des acteurs du système, les normes exigent… ». La norme existe bien, et elle est obligatoire, donc « tu as l’obligation de x ». La norme fondamentale permet dès lors à Kelsen de penser et d’exprimer un usage du langage normatif entièrement neutre de la part de celui qui émet l’énoncé, car elle permet de clôturer les interprétations normatives de ce qui ne serait autrement que des actes de volonté subjectifs en les doublant d’une signification objective au regard de l’ordre système juridique.

Cependant, Raz apporte peut-être un peu plus de l’influence hartienne qu’il ne s’en aperçoit à sa lecture de la Théorie pure, qui se fait sur fond d’une critique des énoncés internes de Hart. En effet, la science du droit de Kelsen décrirait et adopterait selon Raz le « point de vue d’un homme juridique hypothétique », à savoir une personne qui n’accepterait pour elle-même que les normes juridiques et aucune autres, sans supposer qu’une telle personne puisse réellement exister. Puisque tout énoncé normatif exprime un Sollen, il est important pour une théorie positiviste de pouvoir distinguer entre (i) les raisons d’adhérer à une règle juridique qui reposent sur le contenu de la règle (auquel cas celle-ci ne tire pas sa justification de son statut juridique, mais d’autres considérations), et (ii) l’invocation d’une règle en vertu de son appartenance à un système en vigueur (indépendamment de son contenu, donc). Une science du droit positiviste ne peut s’intéresser qu’à cette deuxième forme de justification. Ainsi, Raz distingue soigneusement (iii) la nature de la justification sur laquelle repose la validité du droit positif (question objective liée aux critères déterminés par l’ordre juridique), et (iv) les raisons de l’adhésion d’un individu à la règle qui sous-tend les énoncés normatifs (qui peuvent être multiples, et sont fréquemment extra-juridiques, morales, etc.). Il ne faut pas confondre les deux questions : la première a trait aux normes du système et leur existence/validité, la seconde a trait aux énoncés qui ont pour objet les normes. Or, la science du droit produit justement des énoncés normatifs.

Cela amène Raz à distinguer chez Kelsen (v) les énoncés normatifs « engagés » (committed) de l’acteur juridique et du justiciable ordinaires (par lesquels il s’engage à adhérer à une norme) et (vi) les énoncés normatifs « détachés » (detached) de la science du droit, dont la théorie pure a la tâche d’identifier les conditions. Distinguer ainsi les questions ayant trait à l’existence de la norme et celles ayant trait aux énoncés normatifs soulève un problème de signification. Raz note que la conception kelsénienne de la normativité est sous-tendue par une thèse sémantique implicite, habituellement revendiquée par les auteurs affiliés au courant du droit naturel. Celle-ci tient que les termes normatifs (« droit », « doit », « devoir ») ont la même signification lorsqu’ils apparaissent dans des énoncés juridiques et moraux. Affirmer « tu as une obligation x » dans un contexte juridique est un énoncé « pleinement normatif » (full-blooded/fully normative), et l’est tout autant – et de la même manière – que dans un énoncé moral, car les termes ont la même signification. Cette idée, de prime abord étrange, nous semble pouvoir faire l’objet de l’interprétation la plus charitable (comme disent les anglo-saxons) si l’on distingue, d’une part, le Sollen comme contenu intellectuel – c’est-à-dire comme pur problème de signification de devoir-être (ce qui ne permet peut-être pas dans cette perspective de distinguer entre normes juridiques et morales) – et, d’autre part, les raisons pour lesquelles la norme vient à exister. Ainsi compris, l’énoncé (1) « tu as l’obligation (le droit) de x… » fait simplement apparaître des termes porteurs de signification normative. C’est seulement lorsque l’on poursuit en précisant les raisons qui fondent cette affirmation (2) « … parce que la norme juridique z le prescrit (l’autorise) »/« parce que tu le lui avais promis sur son lit de mort » que l’on peut distinguer la nature juridique ou morale de la norme qui est en jeu – et, partant, de l’énoncé qui mobilise la norme.

Il est intéressant qu’ayant dissocié l’explication kelsénienne de la normativité de celle de la structure de l’ordre juridique, le problème des énoncés normatifs détachés n’entend expliquer d’aucune manière – fort justement – la validité du droit lui-même. On retrouve donc bien la distinction entre le problème de l’existence des normes et les problèmes ayant trait aux énoncés normatifs des individus engagés envers des normes. Raz semble ainsi partir du principe que la validité du droit (problème d’existence des normes) est une question objective (de critères intrasystémiques) sur laquelle les acteurs peuvent se tromper lorsqu’ils émettent des énoncés normatifs engagés primaires. Par ailleurs, la nature systématique de la validité du droit ne dit rien des raisons de l’engagement de l’acteur envers la règle de droit, raisons qui sont personnelles. Non seulement elles peuvent être morales, mais Raz ne résiste guère, pour sa part, à la conclusion selon laquelle la plupart des énoncés juridiques engagés constituent des revendications morales. Il pense trouver soutien chez Kelsen, et l’un de ses points de désaccord avec Hart est précisément que ce dernier considère que l’adhésion à règle juridique n’implique aucune forme d’approbation morale, même feinte. Hart confirmera d’ailleurs leur désaccord fondamental sur ce point. Mais alors se dégage une hiérarchie saisissante de la lecture razienne des textes de Kelsen. (vii) L’énoncé juridique « primaire » des acteurs du droit est irréductiblement un énoncé engageant le locuteur, ce par quoi il faut comprendre que l’acteur considère la norme comme justifiée et l’intègre dans sa morale personnelle. Cette question n’a rien à voir avec la validité systémique (objective) de la norme. Par ailleurs, (viii) les énoncés normatifs détachés de la science du droit sont simplement « parasitaires » (parasitic) par rapport aux énoncés engagés ordinaires des acteurs juridiques. Raz choisit bien le terme à employer : l’énoncé ne dérive sa force normative que de celle de la force normative de l’énoncé primaire qui est, quant à lui « pleinement normatif » (full-blooded normative statement).

 

B. Le problème du Sollen descriptif : le difficile statut des énoncés « normatifs » de la science du droit

Quand bien même on laisserait de côté le point d’interprétation (qui nous semble litigieux) d’après lequel Kelsen considère toute posture normative comme sous-tendue par une attitude morale, Raz attire néanmoins l’attention sur quelque chose qui demeure latent chez le Maître de Vienne, et que ce dernier n’affronte que maladroitement lorsqu’il explique que les interprétations objectives de la science du droit, bouclées par l’hypothèse de la norme fondamentale, ne constituent pas une usurpation d’autorité normative. En effet, il aurait été beaucoup plus simple de constater, en termes raziens, que la science du droit s’exprime en énoncés normatifs, et ne produit pas de normes. Mais alors, elle se trouve confrontée au problème de la forme d’engagement envers la règle qui sous-tend l’énoncé normatif. En d’autres termes, même l’énoncé normatif « détaché » de la science du droit est consubstantiel du point de vue, même artificiel, de « celui » qui formule cet énoncé. Raz fait intervenir ici l’un des aspects les plus radicaux de son analyse des textes de Kelsen. Il dégage la figure de l’homme juridique (the legal man) dont le « point de vue hypothétique » est conditionné par la norme fondamentale, de sorte que cet individu fictif adhère au droit, et rien qu’au droit. Les énoncés détachés de la science du droit décrivent exclusivement le point de vue de cet individu hypothétique, mais adoptent également ce point de vue. Les énoncés détachés sont exprimés d’« un certain point de vue » – à la différence des énoncés normatifs ordinaires de l’individu pour lequel l’adhésion au droit se mêlera à sa morale personnelle, ou pour lequel valeurs morales et normes juridiques formeront un unique système normatif personnel plus large.

Le procédé intellectuel de ce point de vue de l’homme juridique hypothétique permet selon Raz de penser à la fois, d’une part, une forme d’engagement envers la norme (et donc de donner du sens à un usage authentiquement normatif des énoncés pourtant détachés qui reprennent ce point de vue), ainsi que, d’autre part, l’idée que les raisons de l’adhésion au droit sont exclusivement internes au droit lui-même (c’est-à-dire pures de toute considération directe du contenu du droit), car le legal man adhère aux règles juridiques en tant que juridiques. En cela, Raz saisit correctement l’idée que la « pureté », dans la philosophie kelsénienne, n’a pas trait à l’objet (le droit), mais à la méthode de connaissance (la science du droit encadrée par les méthodes et les concepts prescrits par la théorie pure) qui vise à exclure de l’objet tout ce qui est étranger au droit. Ainsi, la norme fondamentale conditionne le point de vue moralement neutre, ce qui signifie, dans l’interprétation razienne de Kelsen, que cela permet de formuler les énoncés juridiques normatifs d’un point de vue qui n’est celui d’aucun individu réel. L’approche de Raz présente le net avantage de ne pas l’exposer, ni ses lecteurs, à la confusion courante entre « théorie pure du droit » et « théorie du droit pur », dans la mesure où il s’agit de dégager les conditions d’un point de vue porté sur le droit par une personne dont le regard serait strictement limité à la matière juridique, et ne serait conditionné d’aucune manière par une considération sur la valeur du droit.

Raz insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de soutenir que l’énoncé détaché décrirait ce que serait hypothétiquement le droit en vigueur si la norme fondamentale était valide, mais énonce le droit en vigueur, ce qu’elle ne peut faire de manière moralement neutre qu’en décrivant et adoptant le point de vue de l’homme juridique – ce dernier étant hypothétique. Cela s’avère crucial parce qu’on voit apparaître ici un problème particulier qui avait retenu l’attention de Hart à l’issue de son débat avec Kelsen qui s’était tenu à Berkeley en novembre 1961, alors que Hart était professeur invité à la UCLA. Pensant aller dans le sens de son aîné viennois qu’il cherchait à défendre d’une critique d’Alf Ross qu’il jugeait injuste, Hart aurait soumis à Kelsen l’idée que ses énoncés normatifs de la science du droit étaient des énoncés de « second rang » portant sur les normes en vigueur. Il se serait vu opposer un refus catégorique : les énoncés de la science du droit sont pleinement normatifs, mais en un sens descriptif. Ainsi, contrairement à la position de Hart, le caractère descriptif de l’énoncé de la science du droit ne tient pas au fait que l’énoncé décrit des règles (qui seules sont normatives), mais bel et bien au fait que l’énoncé reproduit, en un sens descriptif, le Sollen (devoir-être, ought) de la règle. L’énoncé lui-même est normatif. La difficulté est donc que la science du droit n’émet pas de simples énoncés de « rang 2 » portant sur le droit, ou – en d’autres termes – des propositions descriptives portant sur les normes en vigueur, comme la traduction française de la Théorie pure semble inviter à le penser par endroits. Cela permet de résoudre une ambiguïté. Le terme « normatif » ne signifie pas que l’objet de la proposition est une norme. Il faut bien comprendre le terme, et l’employer, dans son sens adjectival : l’énoncé normatif est porteur d’un devoir-être, ou du moins d’un tel « contenu intellectuel », comme l’écrit Kelsen. La question est alors de savoir comment il faut comprendre cette idée difficile, trop facilement évacuée, dans le contexte de la science du droit.

On aperçoit sans doute ici une tension intéressante avec l’ouvrage anglais qui évoque les « ought-statements » (et non pas les « propositions de droit »), c’est-à-dire des « énoncés de devoir-être » qui, sans constituer pour autant des normes, « reproduisent descriptivement le devoir-être de la norme ». Cela introduit une différence claire d’accent. En effet, il ne s’agit pas de formuler des énoncés descriptifs n’ayant aucune vocation à porter la signification d’un devoir-être (« il existe, dans l’ordre juridique z, une norme x en vigueur qui prescrit la conduite y ») – solution retenue par Hart. Un tel énoncé n’est pas normatif. Le problème bien plus épineux, dans la lecture kelsénienne de Raz, est de pouvoir énoncer « tu as l’obligation juridique x de faire y » sans pour autant que cela n’ait la signification d’une prescription. En d’autres termes, le problème est de faire un usage descriptif de ce qui constitue pleinement un Sollen. C’est le problème ainsi posé qui retient l’attention de Raz. On ressent sans aucun doute ici l’influence de Hart et de son compte-rendu du débat de Berkeley.

Quoi qu’il en soit, on comprend mieux le choix, aussi bien dans General Theory of Law and State que dans la première édition de la Théorie pure du droit (de Thévenaz), de traduire « Rechtssätze », respectivement, par « rules of law in a descriptive sense » et « règles de droit » correspondant aux « propositions par lesquelles la science juridique décrit son objet ». Il ne peut simplement s’agir de multiples erreurs grossières de traduction ; et si l’arbitrage effectué par Eisenmann dans la seconde édition en faveur du vocabulaire de la « proposition » se justifie sans aucun doute sous certains aspects, il efface entièrement les difficultés liées à l’aspect proprement normatif de l’énoncé de la science du droit. Or, c’est précisément sur cet aspect que Kelsen avait insisté lors du débat de Berkeley, aspect que d’autres traducteurs ont régulièrement tâché de faire ressortir – peut-être maladroitement. Comme l’interprétation de Raz nous permet d’en prendre plus pleinement conscience, les énoncés de la science du droit ne sont pas des énoncés de second rang décrivant le contenu du droit, mais des énoncés normatifs détachés.

 

III. La validité systémique du droit comme forme de normativité justifiée

A. There and Back Again : de nouveau l’énoncé interne de Hart

Ce qui semble principalement plaire à Raz dans ses lectures de Kelsen est que ce dernier développe nécessairement une conception cognitiviste (et non expressiviste) de la normativité. Cela soulève cependant la perplexité suivante : quelle est la nature de cette normativité connue ? Il faut, en effet, que cette dernière soit de nature, d’une part, à ce que l’on puisse connaître une norme en tant que norme et, d’autre part, que cela équivaille à reconnaître cette obligation. Si la norme existe, alors l’obligation existe également de ce seul fait car la norme porte la valeur d’un devoir-être. En d’autres termes, connaître l’existence de la norme – cette chose dont le contenu intellectuel est un devoir-être –, c’est donc savoir que l’on a une obligation, et ce indépendamment de toute expression d’adhésion à la norme.

C’est ce qui déplaît tant à Raz dans l’« énoncé interne » de Hart, qui, parce qu’il marque selon lui l’adhésion de l’acteur à la règle, ne constitue pas une forme de cognitivisme normatif. Là où Raz distingue la validité de la norme, et l’engagement de l’énoncé envers la norme, le « ought » qu’analyse Hart est celui exprimé dans les énoncés internes des acteurs, et il ne s’agit nullement pour le juriste d’Oxford de dire qu’il existe un devoir-être à connaître indépendamment du support qu’offrent ces énoncés. C’est en ce sens que Raz y voit une forme d’« expressivisme » normatif. C’est cependant un malentendu que de présenter les choses de cette manière. Hart élucide l’« attitude de réflexion critique » que l’individu peut adopter à l’égard d’une régularité de comportement traitée comme un standard commun – mis en évidence par des énoncés internes –, car il s’agit d’éléments constitutifs d’une règle sociale, dont on peut alors saisir l’existence sur le vif. Cela est effectivement incompatible avec l’exposé cognitiviste de la normativité chez Raz, qui souhaite tout reformuler en termes de raisons pour l’action. Or, comment traite-t-on une règle comme une raison pour l’action ? Il faut, d’une part, pouvoir en avoir connaissance et, d’autre part, être engagé envers la règle (to be committed to it). L’énoncé normatif « engagé » de Raz suppose d’ailleurs préalablement la connaissance normative : les individus connaissent l’existence de la norme, donc ils disposent d’une raison pour l’action (dont ils peuvent tenir compte ou non). Un énoncé engagé marque cet engagement à l’égard d’une norme qui existe indépendamment de l’attitude de l’agent rationnel. Or, il en va différemment de l’énoncé « interne » de Hart, qui n’est pas un énoncé engagé compris de cette manière, mais un énoncé qui révèle l’existence d’une règle (sociale, lorsqu’elle est introduite dans le Concept de droit). En effet, Hart vise à mettre au jour les conditions d’une règle qui peut exister en dehors des critères systémiques de validité : la règle de reconnaissance. C’est pourquoi le concept central développé, bien avant le concept de validité ou de règle de reconnaissance, est celui d’« aspect interne des règles », la distinction entre « énoncé interne » et « externe » étant annoncée dès la préface comme l’une des contributions majeures de l’ouvrage. Il n’y a donc pas chez Hart la règle sociale, connue de l’agent, envers laquelle ce dernier s’engage ensuite par ses énoncés internes. Il s’agit d’élucider les conditions d’émergence spontanée d’une règle dans la pratique sociale. Raz présente sous un faux jour la problématique à laquelle Hart est confrontée. Plaquant ses propres concepts sur l’analyse de son ancien directeur de thèse, (i) il lui reproche ainsi de développer une conception des règles comprises comme pratiques sociales (la « practice theory of rules »), l’élément à connaître (et au maintien duquel on s’engage) devenant alors le contenu des pratiques sociales elles-mêmes. Or, (ii) la simple existence d’une pratique sociale suivie par autrui ne constitue pas une raison valide pour agir comme autrui. En d’autres termes, la conception hartienne des règles aurait le défaut de les « priver de leur caractère normatif ». Il ne trouve donc pas chez le juriste d’Oxford les outils qu’il cherche.

Si la solution hartienne ne convient pas à Raz, en vertu de quoi, selon lui, connaît-on l’existence de la norme ? En termes plus raziens : en vertu de quoi peut-on conclure que l’on détient objectivement une raison pour l’action ? C’est ici que le modèle de normativité retenu par Kelsen est appelé en renfort. Raz identifie d’abord ce qu’il appelle le modèle de la « normativité sociale » (social normativity), qu’il attribue à Hart, en vertu duquel les normes sont identifiées indépendamment de leur valeur, du seul fait qu’elles sont socialement tenues pour obligatoires et que le groupe exerce une pression sur les individus dans le sens de la conformité. Mais les normes ainsi comprises ne constituent pas véritablement selon Raz des raisons pour l’action, car le fait de se conformer aux attentes du groupe ne rend pas compte de la normativité des règles. Raz introduit alors ce qu’il appelle le modèle de la « normativité justifiée » (justified normativity), qu’il attribue à Kelsen. Si Raz admet qu’il existe deux grands types d’explication de la normativité, il n’en conclut pas pour autant qu’il existe deux formes de normativité, mais une seule capable de rendre compte des raisons pour l’action de l’agent rationnel : la normativité justifiée. C’est vers celle-ci que nous nous tournons à présent.

 

B. L’apport de Kelsen : adapter le concept jusnaturaliste de validité à un cadre positiviste

Dès sa thèse de doctorat, Raz soutient que la conception de validité de Kelsen le prend au piège entre les problèmes liés à l’existence de la norme et ceux liés à la justification de celle-ci. Le Viennois aspire à dégager les conditions d’une science du droit capable de constituer une description vraie du droit en vigueur qui est fonction, à travers la norme fondamentale, de l’interprétation normative de faits vérifiables. (i) Il y a donc un véritable effort, d’un côté, pour adosser en dernier ressort l’assertion normative qu’une norme est valide – et donc existe – à sa correspondance descriptive à une certaine réalité empirique. Cependant, comme va l’expliciter Raz, l’énoncé de la science du droit ne peut pas saisir objectivement le Sollen en se limitant à constater le fait qu’un groupe social donné met en œuvre une norme assortie de sanctions, avec une pression institutionnelle effective dans le sens de la conformité. En effet, affirmer que « tu as l’obligation de faire x car la règle l’exige », c’est affirmer à tout le moins que la règle en question fournit des raisons pour l’action. C’est en ce qu’elle peut guider et justifier une conduite que la règle est normative. Raz comprend donc que la normativité doit être expliquée, et non simplement définie stipulativement, comme attribut de la norme. (ii) Ainsi, conclut-il, le modèle de la normativité de Kelsen est nécessairement celui d’une normativité « justifiée », c’est-à-dire qui permet de rendre compte des normes comme étant capables de constituer des raisons pour l’action, et non simplement de situations dans lesquelles les acteurs juridiques succombent à la pression sociale. C’est cet aspect de la norme que cherchent à saisir les énoncés de la science du droit : il s’agirait de la reproduire en tant qu’objet normatif. Mais alors, Kelsen cherche à aller trop vite, et son concept de validité renvoie à la fois à un problème d’existence de la norme exprimé en termes descriptifs qui ne renonce pas à toute prétention à la correspondance avec la réalité empirique, ainsi qu’à une problématique de normativité du droit qui ne peut s’exprimer autrement qu’en termes de justification. Le fait que Kelsen n’ait pas souvent été poussé dans ses retranchements sur le continent, excepté par les réalistes scandinaves (qui réduisaient empiriquement jusqu’au concept de normativité lui-même), n’est pas précisément la question. En lecteur attentif de ses travaux, Raz force le Maître de Vienne à mettre l’accent sur l’un ou l’autre aspect de son concept de normativité – en tranchant pour lui en faveur de la normativité justifiée.

Si l’on peut se poser quelques questions quant à cette interprétation de la validité en termes de « normativité justifiée », l’analyse que Raz en propose, radicalisant les choix de Kelsen, perpétue bien l’esprit des idées de ce dernier. Raz ne reprend pas en tant que tel le parallélisme kelsénien du monde empirique et de l’ordre de validité – avec la norme comprise comme schéma d’interprétation assurant un trait d’union entre les deux –, car ce parallélisme repose à son sommet sur la norme fondamentale garante de la clôture logique des interprétations objectives d’actes de volonté subjectifs. Or, il ne reprend pas la notion de norme fondamentale. Néanmoins, il sera très sensible à la tentative kelsénienne de mise en parallèle du monde empirique et du droit compris comme ensemble de normes : en somme, dans la possibilité de penser le caractère « indirectement empirique » du droit sans pour autant perdre son caractère proprement normatif.

En effet, en adoptant la notion kelsénienne de la validité, c’est plus particulièrement son adaptation au cadre positiviste de la conception jusnaturaliste de la validité qui l’a séduit, c’est-à-dire sa reformulation de la thèse de la normativité justifiée à la lumière de l’idée que le droit règle sa propre création. Il faut préciser cette idée. Selon Raz, on trouve au cœur de l’idée de normativité justifiée l’idée qu’un standard de conduite ne constitue une norme que si l’adhésion personnelle au standard repose sur des raisons, et que la norme est donc justifiée en ce sens. S’impose néanmoins ici une distinction. (iii) Le juriste de droit naturel considère une « règle valide » comme équivalant à une « règle justifiée ». On parle ici de validité morale de la règle que l’on n’établit que par une argumentation spécifique portant sur la valeur du contenu de la règle. Validité et justification de la règle sont donc étroitement liées, voire se confondent, en ce qui concerne la règle morale. (iv) Raz distingue la validité morale de la validité juridique qui n’est pas établie par référence à la valeur du contenu de la règle de droit, mais en montrant que celle-ci remplit les critères de validité du système. Pour certains juspositivistes, cependant, la « validité » de la règle ne signifie rien d’autre que sa reconnaissance au regard des critères d’appartenance à un système juridique efficace, au risque d’évacuer l’aspect proprement normatif du droit. Ne se concentrant ainsi que sur le caractère irréductiblement social du phénomène juridique, les positivistes – hormis Kelsen – n’auraient pas correctement compris que la validité est nécessairement une question de justification, ce qui les empêche également de comprendre la normativité du droit. Hart est implicitement visé ici. Raz en vient ainsi à s’interroger sur la question de savoir comment ce caractère irréductiblement social du droit est compatible avec la conception de la validité comprise comme justification.

 

C. Le problème du fondement de l’ordre juridique : la synthèse des apports hartien et kelsénien

D’une part, (i) il faut distinguer la validité (ou justification) « directe » d’une règle qui repose sur la valeur de son contenu, et (ii) la validité « systémique » d’une règle dont le caractère justifié repose sur le fait qu’elle appartient à un système juridique. D’autre part, (iii) le droit est un phénomène social en ce que chaque règle a une source : la validité de chacune d’entre elles est conditionnée par des faits sociaux (tels que l’accomplissement de certains actes dans une assemblée législative, etc.). Cela signifie que le contenu du droit peut être (seulement) connu par référence à ces faits sociaux en vertu desquels les règles sont valides. Or, la référence à ces sources (sociales) du droit doit participer à la justification de la règle, si cette thèse doit pouvoir expliquer le caractère véritablement normatif des règles juridiques. Raz affirme donc que les sources du droit, bien analysées, constituent à leur tour des raisons pour l’action : elles sont une composante de la rationalité de l’action guidée par les normes. Dans cette perspective, le contenu du droit peut ainsi être déterminé, non seulement dans son caractère normatif, mais également de manière objective – sans avoir recours à une argumentation morale.

La thèse des sources permet en réalité à Raz de montrer que Kelsen s’est fourvoyé dans l’idée que le fondement de validité de l’ordre juridique doive nécessairement se penser de manière exclusivement intra-systémique, tout en retenant sa conception de la normativité. Raz reprend à Hart l’idée d’une « règle de reconnaissance » coutumière, règle « ultime » de l’ordre juridique, qui existe en tant que telle. Il ne se soumet pas pour autant simplement à la conception hartienne. D’une part, il apporte d’importantes révisions à cette notion. Contre l’idée d’une unique règle de reconnaissance complexe, Raz émet la possibilité qu’un système puisse comporter plusieurs règles de reconnaissance posant des critères entrant potentiellement en conflit. D’autre part, il affirme que la règle de reconnaissance est une norme juridique (ultime) – et donc valide –, mais que sa source, seule, ne l’est pas. Cette source est sociale. Il s’oppose implicitement à Hart sur ce point, lequel soutient qu’il n’y a aucun sens à demander si la règle de reconnaissance est valide ou non, puisqu’elle détermine seulement les critères de validité d’autres normes – or la validité est un concept exclusivement intra-systémique. Raz estime avoir tracé une voie médiane entre le maître de Vienne et le juriste d’Oxford en attribuant à ce dernier l’intuition de la socialité concrète (non formelle) des sources ultimes du droit. Il rejette cependant l’idée hartienne selon laquelle la règle ultime serait elle-même sociale. Il attribue à Kelsen l’intuition de la distinction entre cette règle et sa source (ou entre la constitution et sa source de validité). Il « kelsénise » au passage la notion de la règle de reconnaissance qu’il traduit comme une règle ultime de validité dans un sens hiérarchique. Cela lui permet de cumuler les avantages (i) d’un système de validité fonctionnant, comme chez Kelsen, en vase clos, et ce jusqu’à la norme suprême incluse ; et (ii) d’un ordre juridique concrètement enraciné dans la réalité sociale, comme chez Hart, sans passer par le raccourci kelsénien de l’ordre juridique efficace « en gros et de manière générale ». Le procédé est habile. Il abandonne au passage le traitement du statut normatif de la règle de reconnaissance chez Hart (qu’il interprète chez ce dernier comme une simple pratique) pour lui attribuer alors une source distincte. Il abandonne néanmoins l’idée de la norme fondamentale qui ne peut rendre compte de la structure de l’ordre juridique de manière crédible.

En effet, le postulat de la norme fondamentale est tributaire, non seulement de l’existence, mais du contenu effectif de chaque ordre juridique. Il n’y a une raison de postuler la Grundnorm que s’il existe déjà un ordre juridique à connaître, et que l’on sait quel postulat de validité réaliser (à l’égard de quelle constitution historiquement première), car on connaît d’emblée l’histoire de l’ordre juridique dont on ne met nullement en doute la juridicité (que l’on considère déjà comme un ensemble de normes valides, et non comme un simple agrégat de commandements). Hart conclut en ce sens que la norme fondamentale est un « doublon inutile » (needless reduplication) apporté à une évolution juridique constatée, et dénonce la circularité du raisonnement kelsénien. Il est rejoint sur ce point par Raz. On n’est censé pouvoir connaître l’ordre juridique qu’à travers la norme fondamentale ; or le contenu que l’on donne à celle-ci et le moment où on la situe dépendent de l’histoire et du contenu d’un ordre juridique que l’on connaît, apparemment, déjà. Raz observe donc que le système kelsénien dépend de sa capacité à identifier une norme fondamentale qui repose à son tour sur l’identification préalable du système juridique qu’elle est censée servir à décrire. La doctrine kelsénienne de l’unité de l’ordre juridique est donc, sur ce plan, un échec logique pur et simple. Cela explique pourquoi Raz n’adhère pas à l’explication kelsénienne de la structure de l’ordre juridique. S’il bénéficie toutefois des critiques adroites de son mentor oxonien sur ces questions, il ne sombre pas pour autant dans un rejet des idées de Kelsen.

 

 

Nous clorons là ces développements consacrés à l’importance et à l’influence de la lecture croisée de Hart et de Kelsen dans la formation initiale de la pensée de Joseph Raz. Tous les thèmes n’ont, bien entendu, pas pu être abordés – et certaines questions pourtant intéressantes n’ont pu être soulevées. Nous pensons par exemple à l’idée saisissante, que Raz souhaite attribuer à Kelsen, d’après laquelle toute posture normative est, au fond, morale– sous-estimant sans doute les implications ainsi que la dureté du positivisme du Maître de Vienne. Ce sera néanmoins pour une autre étude, ou pour une autre personne.

Le cas de Raz est intéressant parce que l’ouvrage Concept of a Legal System qu’il tire de sa thèse est publié neuf ans après The Concept of Law (la thèse étant soutenue six ans après). Aussi s’aperçoit-on que les thèses de Raz se sont construites tantôt en opposition, tantôt par emprunt, à ses deux illustres contemporains. Sa lecture de leurs textes s’avère par ailleurs très stratégique, dans la mesure où elle lui permet d’invoquer l’un pour résister à l’autre. Mais à ce jeu-là, il est clair que la figure de Hart est plus pesante, non seulement en Angleterre, mais plus généralement dans le monde anglo-saxon. Ainsi, si une prise de conscience de la genèse du Concept de droit permet de comprendre que le juriste d’Oxford entend proposer des outils pour sortir des apories du normativisme kelsénien forgé pendant un demi-siècle, il faut également souligner qu’un rapport à ce même ouvrage pris comme point de départ par une nouvelle génération de juristes a pour conséquence que, par un étrange retournement de situation, Kelsen constituera pour Raz un ailleurs lui permettant de s’arracher aux confins de la philosophie hartienne (sans toutefois la désavouer). C’est par ce biais que la Théorie pure semble pénétrer durablement dans la théorie du droit anglo-américaine, qui a une meilleure connaissance de Kelsen qu’on l’imagine parfois.

Cependant, Raz sera si subtil dans sa manière de définir ses positions par rapport à celles de Hart et de Kelsen que la grille d’analyse qu’il pose durant cette période formatrice en viendra à faire partie intégrante de la manière dont on lit l’œuvre de ces grands penseurs. Ainsi, par exemple, on ne questionnera plus ce que dément le texte du Concept de droit : l’idée toute razienne que la règle de reconnaissance n’émerge que de la pratique des juges, et non d’une pratique sociale plus large. On ne questionnera pas non plus les attributions à Kelsen d’idées qui sont en réalité celles qui sont nécessaires aux positions de Raz lui-même. Nous nous demandons donc, par-delà la très grande importance des thèses du philosophe Joseph Raz, avec lesquelles chacun peut être d’accord ou non, si ce n’est pas dans l’œuvre du lecteur Joseph Raz qu’il faut également chercher une formidable source d’influence rayonnant à travers le monde anglo-saxon, et ce précisément parce que les limites de la lecture, de l’interprétation, de la critique et de l’opposition dans le débat sont difficiles à établir dans les travaux de la phase que nous venons d’étudier – le tout dans un style analytique qui n’apporte que rarement un éclairage sur la genèse de ses thèses.

 

Gregory Bligh

Gregory Bligh est actuellement maître de conférences en droit public comparé à l’Université Paris Est Créteil (équipe MIL) et membre associé de l’Institut Michel Villey. Ses travaux portent sur des problématiques de philosophie du droit, de culture juridique comparée et de droit public.