Traduit de l’anglais par Gregory Bligh et Pierre-Marie Raynal

I. Introduction

Mon objectif est de cerner les caractéristiques nécessaires à l’identification des systèmes juridiques nationaux (municipal). Il s’agit d’un des trois grands types problèmes auxquels s’intéresse la philosophie analytique du droit. Le premier interroge les spécificités du processus et du raisonnement juridictionnels. Le second concerne la discussion à la fois des concepts juridiques (comme les droits, les devoirs, la propriété et la personnalité juridique) et des types de normes juridiques (legal standards) (les règles et les principes, les standards imposant des devoirs ainsi que ceux conférant des pouvoirs). La troisième série de problèmes, enfin, porte sur l’idée même du système juridique et sur les caractères qui le distinguent des autres systèmes normatifs ; c’est donc à certains aspects de cette question que je m’intéresserai ici.

Il n’est sans doute pas inutile de reconnaître tout d’abord certains de mes préjugés et d’expliciter quelques-uns de mes postulats. L’un d’entre eux pourrait notamment être appelé le postulat (assumption) de la primauté du social. Il nous est en effet aisé de distinguer les systèmes juridiques en vigueur au sein d’une société donnée de ceux qui ne le sont pas. Il y a actuellement un système juridique en vigueur en Grande-Bretagne et en Norvège, mais le système juridique autrefois en vigueur dans la République romaine ne l’est plus. Tout comme, d’ailleurs, un système juridique simplement proposé par un groupe d’universitaires pour un pays X ne serait pas de fait en vigueur. Le fait qu’un système juridique soit en vigueur ou non dépend ainsi de son impact sur la conduite des membres de la société concernée. La nature précise du critère permettant de le déterminer est une question controversée à laquelle je ne m’intéresserai pas ici. Mais dans tous les cas, cela concerne les attitudes et les réactions de tout ou partie de la société à l’égard du système juridique : est-il connu, est-il respecté, est-il obéi, etc. ? C’est là, me semble-t-il, un fait particulièrement significatif, dans la mesure où l’interrogation relative à la question de savoir si un système juridique est en vigueur se distingue d’autres types d’interrogation tels que : est-ce un système juridique socialiste ou capitaliste, ou encore s’agit-il d’un système fédéral ou non, etc. ? Il existe une équivalence entre la question de la vigueur et de l’existence : un système juridique existe si et seulement s’il est en vigueur. Cette idée a ceci de significatif que cela fait ressortir le fait que les systèmes normatifs sont des systèmes juridiques dont l’existence tient à leur impact sur la conduite des individus en raison de leur rôle dans l’organisation de la vie sociale. Par conséquent, lorsque nous considérons les ordres juridiques en tant que système de règles, que nous nous concentrons sur leur contenu sans aborder la question de leur vigueur, c’est-à-dire de leur existence, nous devrions chercher les caractères qui leur permettent de remplir cette fonction singulière qu’elles jouent en société. Ce seront là les traits qui distinguent les systèmes juridiques des autres systèmes normatifs : tel est le postulat de la primauté du social. Cela ne signifie pas que les systèmes juridiques ne possèdent pas également d’autres caractères particuliers. Ils peuvent, par exemple, présenter certains caractères moraux. Peut-être est-ce une vérité nécessaire que tout système juridique se conforme à certaines valeurs morales et qu’un système qui les viole ne peut donc être juridique. À supposer que cela soit le cas, je soutiens que cette dimension morale est simplement une caractéristique dérivée du droit. En effet, si tous les systèmes juridiques possèdent inévitablement certaines caractéristiques morales, cela résulte du fait qu’ils ont d’autres propriétés nécessaires à l’accomplissement de leur fonction sociale propre.

[Si on appelle positivistes juridiques ceux qui soutiennent que c’est un critère de pertinence d’une théorie juridique qu’elle n’implique pas que chaque système juridique soit nécessairement doté de valeur morale, alors je ne suis pas un positiviste juridique. Si on appelle jusnaturalistes ceux qui soutiennent que c’est bien un critère de pertinence d’une théorie juridique qu’elle implique que chaque système juridique soit nécessairement doté de valeur morale, alors je ne suis pas jusnaturaliste non plus. Le postulat de la primauté du social signifie qu’un critère de pertinence des théories juridiques réside en ceci qu’elles sont capables d’identifier les systèmes juridiques en tant que forme distinctive de système normatif, en vertu de ceux parmi leurs caractères qui sont nécessaires pour expliquer leur fonction sociale propre. Cela est compatible avec l’argument d’après lequel ces caractères que doivent posséder les systèmes juridiques pour assurer leur fonction sociale propre impliquent qu’ils possèdent également certaines caractéristiques morales. Je ne chercherai cependant pas à développer ici de tels arguments.]

Il y a deux autres postulats que je souhaite mentionner très brièvement. Le premier, le postulat de l’universalité, invite à prendre en compte comme critère de pertinence (criterion of adequacy) d’une théorie juridique sa capacité à s’appliquer de manière vraie à tous les cas intuitivement clairs de systèmes juridiques nationaux. Dans la mesure où la théorie doit ainsi couvrir tous les systèmes, les traits distinctifs par lesquels elle les identifie s’avèrent nécessairement très généraux et abstraits. Elle doit ignorer les fonctions que certains de ces systèmes remplissent dans certaines sociétés en raison de leurs conditions sociales, économiques et culturelles spécifiques. Elle doit seulement s’intéresser aux caractères que les systèmes juridiques possèdent indépendamment des circonstances spéciales des sociétés dans lesquelles ils sont en vigueur. Telle est la différence entre la philosophie du droit et la sociologie du droit. Celle-ci est en effet concernée par le contingent et le particulier, celle-là par le nécessaire et l’universel. Tandis que la sociologie du droit offre une quantité d’informations détaillées et d’analyses des fonctions du droit dans des sociétés données, la philosophie du droit, pour sa part, doit se contenter des quelques caractères que tous les systèmes juridiques possèdent nécessairement.

Mon troisième postulat se trouve déjà en filigrane dans mon second critère de pertinence, car sa portée est réduite aux systèmes juridiques nationaux. On peut l’appeler le postulat de l’importance du droit national. Cela reflète notre perception intuitive – ou du moins la mienne – du fait que les systèmes juridiques nationaux sont suffisamment importants et différents de la plupart des autres systèmes normatifs pour mériter une étude individualisée. Ils constituent une forme d’organisation sociale – ou un élément de celle-ci – à la fois importante et différente des autres, qui doit donc faire l’objet d’une analyse séparée. Bien entendu, notre étude sur les systèmes juridiques nationaux vise en partie à les comparer et à les contraster avec d’autres systèmes normatifs. C’est en effet à cela que le présent article est consacré. En nous attelant à de telles recherches, il n’est pas exclu que les systèmes nationaux soient moins distincts que prévu, en ce sens que tous leurs caractères essentiels sont susceptibles d’être partagés par, admettons, le droit international ou le droit ecclésiastique. Si c’est le cas, alors fort bien. Mais qu’il en soit ainsi ou non ne fait pas partie des exigences qui comptent pour la pertinence d’une théorie juridique. En revanche, c’est bien un critère de pertinence que la théorie puisse éclairer la nature des systèmes nationaux.

 

II. Institutions primaires

De nombreux philosophes du droit, si ce n’est tous, s’accordent à considérer que l’un des traits distinctifs du droit est d’être un système normatif institutionnalisé. Deux types d’institutions ont suscité une attention particulière : les institutions d’application des normes (norm-applying institutions) telles que les tribunaux, la police, etc., et les institutions créatrices de normes (norm-creating institutions) telles que les assemblées constituantes, les parlements, etc. J’ai soutenu ailleurs que l’existence des institutions créatrices de normes, bien que propre aux systèmes juridiques modernes, n’est pas, à la différence de certains types d’institutions d’application des normes, une caractéristique nécessaire de tous les systèmes juridiques. Mon propos portera ici sur la nature de ces institutions qui se retrouvent dans tout système juridique. Quelles sont les marques distinctives des organes d’application des normes ? C’est une question notoirement difficile. Nous n’avons qu’à nous reporter au débat concernant la nature des juridictions pour prendre conscience de ces difficultés. Les juristes et les sociologues ont proposé diverses explications incompatibles et la bataille continue de faire rage. Étant donné cette histoire controversée, la première chose à noter est que de nombreux théoriciens qui étudient cette question s’attaquent en réalité à une variété de problèmes. Les juristes qui étudient les traits distinctifs d’une « cour » ou d’un « tribunal » visent sans doute à résoudre l’un des problèmes juridiques parmi les multiples que soulève un système juridique spécifique. Par exemple, une juridiction donnée peut détenir des pouvoirs de contrôle (supervisory powers) sur toutes les décisions de justice rendues par les institutions juridictionnelles ; ou encore, le droit de la preuve ou certaines de ses règles peut s’appliquer à la procédure requise par chaque organe juridictionnel, etc. Ainsi, lorsqu’un juriste se trouve face à la question : « Qu’est qu’une juridiction ? », il s’intéresse habituellement à un ou à plusieurs des nombreux problèmes que de tels enjeux soulèvent. Est-ce que l’organe A est un organe juridictionnel soumis à l’autorité de contrôle de la juridiction en question ? Est-ce que les principes généraux du droit de la preuve s’appliquent aux procédures devant A ? (etc.). Les sciences sociales ont leurs problèmes propres qui sont assez spécifiques, bien que souvent indirectement liés à ceux du juriste. Elles sont susceptibles de s’intéresser à la classification des différentes méthodes sociales de règlement des différends, ou des différentes voies d’articulation des demandes, etc. En recherchant les caractères d’identification des institutions d’application des normes, notre objectif est principalement d’établir la nature de ce type d’institutions dont la présence est un trait distinctif des systèmes juridiques. Il n’est pas nécessaire qu’une réponse satisfaisante à notre question apparaisse comme une solution adaptée aux problèmes du juriste ou du sociologue, tout comme elle ne vise pas davantage à leur répondre.

Certains ont tenté de définir les organes juridictionnels et autres organes applicateurs de normes par la fonction sociale qu’ils remplissent. D’autres ont cherché une réponse dans les normes qui établissent ces institutions. Je suivrai cette approche. Il s’avère en effet que les institutions d’application des normes sont en tout premier lieu des institutions normatives établies par des normes, et c’est donc vers celles-ci que nous devons nous tourner pour découvrir les indices susceptibles de révéler leur véritable identité. Il peut être vrai que ces institutions sont établies pour servir certaines fonctions sociales, mais il est tout aussi vraisemblable que les mêmes fonctions puissent également être remplies, et le soient, par d’autres moyens. Les institutions d’application des normes doivent être ainsi identifiées par la manière dont elles remplissent leurs fonctions, plutôt que par leurs fonctions elles-mêmes. Cela dit, il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’étude des fonctions effectuées par ces institutions, mais simplement de considérer que ces institutions doivent être identifiées par d’autres moyens.

On peut dire des systèmes juridiques que chaque acte d’une autorité publique (public official) traduit l’exercice d’un devoir ou d’un pouvoir de règlementation qui est généralement perçu comme un acte d’application du droit. Un policier arrêtant un suspect, une autorité accordant une licence commerciale, une juridiction rendant un jugement ordonnant à Dupond de payer une somme d’argent à Durand, sont tous communément perçus comme des exemples d’applications du droit par des autorités publiques. C’est justement parce qu’ils constituent des actes d’autorités publiques, que ces cas diffèrent d’actes similaires d’individus privés qui payent des impôts, passent des contrats, donnent des ordres à leurs employés, etc. Ainsi, l’interprétation la plus générale de la notion d’« institution d’application des normes » conduit à la rendre identique avec celle d’institution publique (en un sens du terme « public »).

Quels sont les traits distinctifs des autorités publiques ? C’est un problème à la fois important et difficile. Toutefois, il vaudrait mieux l’éviter ici car, bien que nous trouvions des autorités publiques au sein de tous les systèmes juridiques, toutes ne doivent pas exister dans un système pour qu’il puisse être considéré comme juridique. Nous devons plutôt essayer d’identifier une sous-catégorie d’institutions d’application des normes, à savoir celles dont la présence est nécessaire dans tout système juridique.

Le contraste terminologique entre « création de normes » et « application de normes » attire l’attention sur une classe importante d’institutions d’application des normes, à savoir celles qui les appliquent non pas en créant d’autres normes, mais en les mettant matériellement en œuvre (physically implementing). Les juridictions appliquent le droit en rendant des jugements qui sont eux-mêmes des normes. Le service pénitentiaire ou les agents publics dont l’instruction est de démolir une maison à l’encontre de laquelle un arrêté de démolition a été pris, exécutent matériellement le droit. J’appellerai ce type d’institution d’application une institution d’exécution des normes (norm-enforcing institution). Il ne fait aucun doute que ces dernières jouent un rôle important dans tous les systèmes juridiques modernes. Mais il serait toutefois erroné de les considérer comme la clé de l’identification des systèmes juridiques. Certes, tous ces systèmes régulent l’usage de la force et reposent en dernière instance sur celle-ci pour garantir le respect du droit. Pour autant, tous ne requièrent pas la présence d’institutions d’exécution du droit. Il peut en effet y avoir des systèmes normatifs qui partagent toutes les caractéristiques des systèmes juridiques, sans pour autant contenir un mécanisme d’exécution du droit (law-enforcing machinery). Par exemple, l’exécution d’un jugement rendu est laissée aux parties. Dans un tel système, un individu n’est pas autorisé à utiliser la force pour garantir ses droits toutes les fois qu’il le souhaite ; il est en effet obligé de saisir un tribunal afin d’obtenir une reconnaissance officielle de ses droits. Une fois ce titre obtenu, il est alors autorisé à le mettre en œuvre par l’usage d’une force raisonnable, et peut même autoriser autrui à faire usage d’une même force en son nom et à cette fin. Un tel système est clairement juridique. Malgré l’absence d’institutions d’exécution des normes, il comporte bien d’autres institutions d’application des normes qui prouvent qu’il s’agit bien d’un système juridique.

Nous devons par conséquent rechercher ailleurs le type d’institution d’application des normes nécessaire à notre compréhension des systèmes juridiques. Je suggèrerais que celui que nous cherchons correspond aux institutions qui combinent création et application de normes d’une façon particulière. Appelons-les des organes primaires (applicateurs de normes) pour souligner leur importance. Ces organes primaires ne sont que l’une des formes d’institutions d’application des normes ; les organes d’exécution des normes en constituent une autre – parmi d’autres encore. Les organes d’exécution ont pour fonction de mettre en œuvre matériellement des normes, et c’est précisément cela qui permet de les considérer en tant qu’applicateurs de normes. Les organes primaires, quant à eux, déterminent d’autorité (authoritative determination) les situations normatives en vertu de normes préexistantes. Considérons les institutions juridictionnelles. Les cours et les tribunaux ont le pouvoir de déterminer les droits et les devoirs des individus. Mais quiconque ne peut-il faire de même ? Pierre ne peut-il pas déterminer s’il doit 100 francs à Paule ou si Jacques doit de l’argent à Mireille ? Il peut ignorer les faits, mais tout comme une juridiction, il peut enquêter à ce sujet. Il peut ignorer le droit applicable, mais tout comme une juridiction, il peut l’étudier. En ce sens, la différence entre une juridiction et un particulier n’est pas simplement que la première jouisse de meilleures conditions pour déterminer les faits de l’espèce et le droit applicable, mais aussi et surtout le fait qu’elles détiennent le pouvoir d’établir officiellement la situation juridique des personnes. Les particuliers peuvent en effet exprimer leur opinion sur la question, mais leur point de vue ne fait pas autorité.

Le fait qu’un tribunal puisse rendre une décision obligatoire (binding) ne signifie pas qu’il ne puisse pas errer. Cela signifie que la décision est obligatoire même si elle est erronée. Ma propre déclaration relative à une situation juridique n’est en rien obligatoire, dans la mesure où elle ne peut être obligatoire si elle est erronée. Une application obligatoire d’une norme suppose d’admettre son caractère obligatoire, même si elle est fausse, même si elle est en réalité une mauvaise application de la norme. Cette formulation, à première vue paradoxale, met en lumière la nature et la fonction des organes primaires applicateurs de normes.

Ce paradoxe est généré par le problème suivant : comment peut-on dire à la fois d’une détermination (décision ou déclaration) qu’elle applique une norme préexistante et qu’elle est obligatoire ? Nous pourrions penser de prime abord qu’une détermination est applicatrice de normes si elle détermine seulement les droits et devoirs que des individus ont en vertu d’une norme préexistante, tout en considérant par ailleurs qu’une détermination est obligatoire seulement si elle modifie les droits et devoirs des individus. En réalité, c’est seulement au regard d’une nouvelle norme imposant des devoirs aux individus ou les en libérant, leur conférant des droits ou leur en retirant, que nous nous demandons si elle est valide ou non. Tout comme la seule question qui se pose, si la détermination entend seulement établir les droits et les devoirs que les individus ont déjà et non pas les modifier, est de savoir si cette détermination est correcte ou incorrecte. Ainsi, la question de la force obligatoire survient seulement au regard des déterminations créatrices, c’est-à-dire celles qui modifient des situations normatives. Les déterminations créatrices peuvent être obligatoires ou non, mais ne peuvent être ni correctes ni incorrectes, et l’inverse est vrai pour les déterminations applicatrices.

De ce point de vue, une détermination ne peut pas être à la fois obligatoire et applicatrice de normes. Il s’agit cependant d’une conception très restrictive de la signification du terme « obligatoire ». En effet, une détermination peut être obligatoire même si elle ne modifie pas une situation normative, dès lors qu’elle aurait été obligatoire si elle l’avait modifiée. Considérons ainsi une législation nouvelle qui, bien que ses auteurs n’en soient peut-être pas conscients, répète simplement le contenu d’une loi ancienne mais valide. Cette loi nouvelle peut être jugée soit valide soit non-valide, bien qu’il soit clair qu’elle ne modifie les droits et les devoirs de personne. Cependant, il faut bien voir que si elle est valide, elle aurait modifié la situation juridique si l’ancienne loi n’était plus en vigueur. Disons-le autrement : si cette loi nouvelle est valide, elle substitue un autre fondement pour ces droits et devoirs à celui établi par l’ancienne loi. De la même manière, la décision d’un tribunal selon laquelle Dupond doit de l’argent à Durand est obligatoire bien que la dette existe également en vertu d’une norme préexistante, étant entendu que cette décision revêtirait un caractère obligatoire même dans le cas où elle serait l’unique fondement de la dette. D’où mon idée initiale qu’une détermination applicatrice de normes est obligatoire seulement si elle demeure obligatoire indépendamment de son éventuel caractère erroné.

Nous sommes à présent en mesure de décrire les traits distinctifs des organes primaires applicateurs de normes : ce sont des institutions dotées du pouvoir de déterminer la situation normative d’individus particuliers, qui doivent exercer ces pouvoirs en appliquant des normes existantes, mais dont les décisions sont obligatoires même lorsqu’elles sont erronées. Une telle caractérisation nous invite à quelques commentaires :

(1) Cette définition cherche à identifier un type spécifique d’institution. La nature des institutions en général est en effet postulée et n’est pas expliquée. Or, il convient d’insister sur le fait que nous nous intéressons aux institutions primaires. Un système juridique n’est pas identifié simplement par le fait qu’il contient des normes conférant des pouvoirs de prendre des déterminations applicatrices obligatoires. Il doit aussi contenir des normes conférant de tels pouvoirs à des institutions, c’est-à-dire à des corps centralisés qui concentrent entre leurs mains l’autorité de prendre des déterminations applicatrices obligatoires.

(2) Les cours, les tribunaux et autres institutions juridictionnelles, sont les exemples les plus importants d’organes primaires. Mais d’autres autorités (officials), telles que les agents de police, peuvent également être des organes primaires. Et s’il existe des raisons évidentes d’imposer aux organes primaires le devoir de suivre la procédure judiciaire, il n’est pas nécessaire que ce soit toujours le cas. Par ailleurs, il ne semble pas raisonnable de supposer que la notion d’institution primaire constitue une étape nécessaire de l’analyse de la nature des institutions juridictionnelles.

(3) Il est possible que la définition d’organe primaire mérite d’être affinée, dans la mesure où elle s’applique seulement, telle que nous l’entendons, à des déterminations définitives et absolument obligatoires. Il faudrait en effet la modifier pour tenir compte, notamment, de la possibilité de procédures d’appels, de réexamens, etc., ou encore de la possibilité que la détermination soit obligatoire pour une question et non pour d’autres. Ainsi, dans de nombreux systèmes juridiques, il existe des déterminations applicatrices qui sont obligatoires uniquement au regard de la cause de l’action dont elles résultent.

(4) Cette définition identifie les organes primaires par leur compétence en matière de déterminations applicatrices obligatoires. Cela est compatible avec le fait que ces institutions ont d’autres pouvoirs et fonctions. En particulier, les tribunaux détiennent souvent la compétence de créer des précédents et de poser des règles générales, d’ordonner aux individus d’accomplir certaines actions et de déterminer souverainement les faits de l’espèce (doctrine de la res judicata). Tous ces éléments sont soit entièrement différents, soit, au mieux, recoupent la compétence de prendre des déterminations applicatrices obligatoires. Les déterminations applicatrices sont des déterminations des droits et des devoirs des individus dans des situations concrètes, et sont entièrement différentes de la compétence de créer des précédents, ou d’ordonner à des individus de payer des dommages et intérêts ou des amendes, ou encore de les emprisonner, etc., parce qu’ils auraient enfreint leurs devoirs ou les droits d’autrui. Les déterminations applicatrices sont en effet plus étroitement liées aux jugements déclaratifs. En réalité, la définition proposée suggère même qu’un jugement déclaratif est un ingrédient de nombreuses décisions de justice. C’est là un des effets de la doctrine de la res judicata, bien que celle-ci soit plus large et s’applique également aux déterminations purement factuelles, et non pas seulement aux déterminations en matière de droits et de devoirs dans des situations particulières.

 

III. Les limites du droit

Je soutiens que les exemples intuitivement clairs de systèmes nationaux confirment la présence en leur sein des institutions primaires et que de telles institutions, en outre, remplissent un rôle crucial dans notre compréhension de ces systèmes et de leur fonction dans la société. En ce sens, l’analyse tant des conditions d’existence que de l’identité des systèmes juridiques dépend des règles régissant le fonctionnement de leurs institutions primaires ainsi que leurs comportements effectifs. De plus, il semble raisonnable de supposer que le droit se distingue de toute autre méthode de contrôle social, en ce qu’il fournit un mécanisme permettant de trancher d’autorité (authoritative settlement) les différends. Toutefois, creuser ces questions nous conduirait au-delà des limites du présent travail.

J’aimerais toutefois indiquer une conséquence de l’existence nécessaire des institutions primaires. Nous avons vu que leur présence signifie que le droit fournit une méthode de règlement des différends. Or, il importe de remarquer qu’il s’agit d’une méthode spéciale. Supposons en effet un système normatif qui ne contiendrait que des règles instituant des tribunaux et réglant leur fonctionnement. Lorsqu’un différend est porté devant un tribunal, il sera tranché d’autorité par sa décision car le système contient une règle qui le prévoit. Par ailleurs, il contient une règle qui rend obligatoire l’observation des décisions des tribunaux et qui permet leur mise en œuvre par une force de police créée uniquement à cette fin. Dans un tel système, les tribunaux peuvent décider librement de la solution à donner à chaque litige. Il n’existe aucune norme (standard) légiférée, coutumière ou autre, qu’ils soient tenus d’appliquer, tout comme ils ne sont pas dans l’obligation de suivre leurs propres précédents. Pour autant, les tribunaux de ce système particulier ne sont pas habilités à décider d’une manière arbitraire. Ils reçoivent l’instruction d’une règle du système de rendre la décision qui leur semble la meilleure au regard des circonstances, et en tenant compte de toutes les considérations qui leur semblent pertinentes. Comme les tribunaux doivent se fonder sur des raisons, et que les raisons sont générales, nous pourrions attendre une certaine régularité dans leurs décisions. En effet, le même juge siégeant dans deux affaires très similaires le même jour, rendrait vraisemblablement la même décision dans chacune. Mais le fait est que des affaires peuvent être entendues par de nombreux juges différents, qui peuvent changer d’avis, et oublier des arguments complexes et compliqués, etc. Par conséquent, les décisions des tribunaux sur une certaine période de temps ne s’inscriront sans doute dans aucune cohérence sur une question donnée. Le degré de régularité dépendra donc de facteurs contingents, tels que le nombre de juges, le degré d’uniformité de leur milieu social, etc.

Il n’est guère vraisemblable qu’un tel système ait jamais existé ou qu’il existe un jour. Si j’évoque l’image d’un système de cette nature, c’est simplement parce qu’il se rapproche des systèmes juridiques en ce qu’il contient des tribunaux dotés de pouvoirs de règlement des différends. Ainsi, en le confrontant avec les systèmes juridiques, nous pouvons mieux observer quels autres caractères ces derniers présentent nécessairement. En effet, étant donné que ses juges ne sont pas obligés de suivre des standards communs et peuvent choisir celui qu’ils estiment le meilleur, le système ne fournit aucune indication aux individus quant à la conduite attendue d’eux pour obtenir une décision favorable en cas de litige. En revanche, les systèmes juridiques fournissent bien de telles indications, dans la mesure où ils contiennent des règles juridiques qui déterminent les droits et les devoirs des individus. Or, comme les tribunaux sont tenus d’appliquer ces règles pour trancher les différends, chacun peut connaître, le cas échéant, ses droits et ses devoirs.

N’ai-je exposé ici qu’une simple évidence, à savoir que les systèmes juridiques incluent des règles de droit dont certaines s’adressent à la population ? Il me semble à vrai dire que deux conséquences supplémentaires sont impliquées par ce que j’ai dit ; or, celles-ci sont loin d’être triviales. Premièrement, le droit contient à la fois des normes guidant les conduites, et des institutions chargées d’examiner et de juger ces dernières. Cette évaluation est basée sur les mêmes normes que celles qui guident les conduites. Il s’avère en effet qu’une norme appartient au système dès lors qu’elle satisfait le critère (test) qui, dans les grandes lignes, exige que les tribunaux soient dans l’obligation de l’appliquer lorsqu’ils jugent et examinent les conduites. Ainsi peut-on dire que le droit possède son propre système interne d’évaluation. De sorte que nous pouvons apprécier telle conduite du point de vue juridique, qui se compose de normes par lesquelles les tribunaux ont l’obligation d’évaluer une conduite d’une part, et qui sont juridiquement obligatoires pour l’individu dont le comportement est évalué d’autre part.

La deuxième conséquence importante de la différence entre le droit et un système absolument discrétionnaire tel que précédemment décrit est que les systèmes juridiques se composent de règles de droit que les tribunaux ont l’obligation d’appliquer quelle que soit leur opinion quant au mérite de celles-ci. Une formulation plus précise serait que les systèmes juridiques se composent de règles de droit que les tribunaux ont l’obligation d’appliquer et n’ont pas la liberté d’écarter lorsqu’ils estiment, tout bien considéré, leur application indésirable. Certes, il ne s’agit pas pour autant de considérer les tribunaux comme des machines informatiques, qui appliqueraient en permanence des règles préexistantes sans aucune considération quant à leur opinion sur les règles et décisions souhaitables. Mais il en découle bien que les tribunaux appliquent un certain corps de règles indépendamment de leur opinion quant à son mérite, et peuvent seulement en tenir compte dans les limitées autorisées par ces règles. Le droit invite en effet parfois les juges à trancher des affaires selon le principe qu’ils estiment juste ou approprié. Dans de nombreux autres cas, le droit exige que les tribunaux rendent des jugements dans des affaires où le corps de règles qu’ils ont l’obligation de suivre ne livrent pas de solution unique. En raison de ce caractère vague, de cette texture ouverte, ou encore de cette incomplétude de tous les systèmes juridiques, il existe de nombreuses questions pour lesquelles le système n’apporte aucune réponse correcte. Même s’il écarte certaines solutions comme incorrectes, il y en a d’autres qui ne sont, en droit, ni fausses ni vraies. Dès lors, comme c’est le cas pour tous les systèmes juridiques, s’il est néanmoins exigé que les tribunaux rendent un jugement et ne refusent pas de régler le différend, alors ceux-ci doivent remplir leur office en accord avec leurs propres perceptions de ce qui est juste (perception of what is right). Il va sans dire que même dans de tels cas leur pouvoir discrétionnaire peut être limité par des principes juridiques généraux, mais cela n’éliminera pas leur jugement personnel.

On pourrait penser qu’il y a une objection accablante à l’idée que je viens d’avancer. Dans de nombreux systèmes juridiques, dans tous les systèmes de common law par exemple, on trouve des tribunaux avec la compétence non seulement de régler à leur gré les incertitudes juridiques, mais également de renverser un précédent établi. Ces tribunaux ont en fait le droit d’abroger les règles (laws) et de les remplacer par d’autres qu’ils jugent meilleures que les anciennes. Cela ne fournit-il pas un contre-exemple à mon affirmation selon laquelle le droit consiste seulement en des règles que les tribunaux ont l’obligation de suivre ? Il est évidemment possible de soutenir – et c’est d’ailleurs ce que je souhaite faire – que ces tribunaux obtiennent leur compétence d’abrogation ou de renversement du droit établi, d’autres règles du même système. Cependant, là n’est pas la réponse à notre problème. Car à supposer que cela soit le cas, comment pourrait-on dire que les tribunaux ont l’obligation de suivre les règles qu’elles ont la liberté d’écarter ? La réponse est que c’est impossible, et que le contre-exemple échoue néanmoins car il décrit mal la situation.

En effet, une règle que les tribunaux ont pleine liberté d’écarter ou de modifier ne les lie pas et ne fait pas partie du système juridique ; et les tribunaux de common law n’ont pas ce pouvoir au regard des règles obligatoires du système. Ils ne peuvent pas les modifier chaque fois qu’ils estiment que, tout bien considéré, cela vaudrait mieux. Ils peuvent les modifier seulement pour certains types de raisons, par exemple : si elles sont injustes, si elles impliquent une discrimination inéquitable, ou encore si elles sont en décalage avec la conception qu’a le juge de l’objectif propre à l’ensemble des règles dans lesquelles sa décision s’inscrit, etc. Si le juge trouve qu’elles ne sont pas les meilleures règles pour un motif qui n’est pas inscrit dans la liste des raisons permissibles, il est néanmoins obligé de les suivre.

Cette situation trouve des parallèles dans d’autres domaines du raisonnement pratique. Ainsi, les gens ont l’obligation de tenir leur promesse, ce qui implique qu’ils ne soient pas libres de la rompre lorsque, tout bien considéré, ce serait la meilleure chose à faire. Mais, cela ne veut pas dire qu’ils devraient tenir leur promesse quoi qu’il arrive. L’existence de raisons d’un certain type justifiera en effet de la rompre. Il en découle que le fait que l’on soit tenu par une obligation est compatible avec le fait d’avoir la liberté de l’écarter sous certaines conditions, dès lors que l’on n’est pas libre de l’écarter toutes les fois que ce serait, tout bien pesé, la meilleure chose à faire. Or, c’est pour cela que le prétendu contre-exemple échoue. Il montre seulement que dans les systèmes de common law, il y a des tribunaux qui ont parfois la liberté de renverser des règles valables. Comme ils sont autorisés à le faire pour certaines raisons spécifiques et non pas chaque fois qu’ils l’estiment désirable toutes choses considérées, la liberté de recourir à cette compétence d’abrogation des règles est compatible avec l’obligation de les suivre à laquelle ils sont tenus.

Ces remarques visent à établir la thèse selon laquelle il existe des limites du droit. Si un système juridique consiste en un ensemble de règles que l’on peut identifier par un certain critère, alors il y a du sens à se demander si ces règles et principes sont juridiques ou non. Le droit a des limites, et c’est pourquoi nous pouvons nous référer au système juridique, aux droits et devoirs juridiques, qui ne sont pas nécessairement des droits et devoirs moraux, etc. [Ces dernières années, le Pr Dworkin a critiqué la thèse des limites du droit. J’ai soutenu ailleurs qu’il n’est pas parvenu à révéler d’incohérence ni d’autre défaut au sein de celle-ci.] L’argument de la présente section fournit une réponse partielle à la question suivante : pourquoi les systèmes juridiques ont-ils nécessairement des limites ? Parce que la seule alternative pour un système basé sur des institutions juridictionnelles est un système absolument discrétionnaire. Si le choix du meilleur standard n’est pas laissé à la discrétion absolue des tribunaux, c’est uniquement parce qu’ils ont l’obligation d’en suivre certains, quand bien même ne les estimeraient-ils pas excellents. Il en découle qu’ils sont tenus de privilégier ceux-ci par rapport à ceux-là. Ainsi, les standards que le juge doit suivre ont la priorité sur certains autres qu’il peut à l’occasion être autorisé à mobiliser, et il est donc possible, en principe, de distinguer deux catégories de standards. C’est là l’essence de la thèse des limites du droit.

 

IV. La singularité du droit

C’est un caractère nécessaire de tous les systèmes juridiques (1) qu’ils contiennent des normes établissant des institutions primaires, (2) qu’une règle juridique ne leur appartient que si ces institutions primaires ont le devoir de l’appliquer, et (3) qu’elles ont des limites. Cependant, ces caractères structurels des systèmes juridiques ne sont pas suffisants pour les distinguer de plusieurs autres systèmes normatifs, qui ne sont pourtant pas, de toute évidence, des systèmes juridiques nationaux. J’ai à l’esprit, notamment, les règles régissant des formes d’associations volontaires, telles que les universités, les clubs sportifs ou sociaux, syndicats, et partis politiques. Nombre d’entre eux, en effet, ont des institutions primaires et partagent tous les caractères structurels précédemment mentionnés du droit. On pourrait ainsi appeler les systèmes normatifs partageant ces caractéristiques des systèmes institutionnalisés.

Les systèmes juridiques se distinguent d’autres systèmes institutionnalisés en vigueur dans la même société, principalement en raison de leur relation avec ceux-ci. Nous sentons, je pense, non seulement que tous les systèmes juridiques sont de fait les systèmes institutionnalisés les plus importants gouvernant les sociétés humaines, mais aussi que cela fait partie de leur nature même. Nous tendons en effet à ne considérer un système institutionnalisé comme juridique que s’il apparaît, à un certain égard, comme le plus important des systèmes institutionnalisés susceptibles d’exister dans cette société. Mon objectif est d’expliquer cette intuition en me consacrant aux domaines de l’activité humaine que tous les systèmes juridiques règlent ou qu’ils prétendent avoir l’autorité de régler.

Que signifie donc pour un système normatif le fait de régler un certain domaine de conduite ? Chaque norme règle la conduite qu’elle a pour objet, c’est-à-dire l’action prescrite, permise, ou requise pour l’exercice d’un pouvoir. Un système normatif encadre tous les actes réglés par ses normes. Il prétend à l’autorité de régler tous les actes qu’il régit et qu’il est en mesure de régir grâce à des normes adoptées par l’exercice d’un pouvoir reconnu par d’autres normes du système.

Cette tentative de singularisation des systèmes juridiques selon les domaines d’activité qu’il règle, ou sur lesquels il prétend avoir cette autorité, ne saurait être très précise. En effet, les caractères généraux qui identifient un système comme juridique sont multiples et chacun d’entre eux admet, en principe, plusieurs degrés. Dans le cas typique du système juridique, tous ces caractères sont présents à un degré élevé. Toutefois, il est possible de rencontrer des systèmes au sein desquels l’ensemble de ces caractères sont présents mais à un degré moindre, ou au sein desquels un petit nombre d’entre eux s’avèrent entièrement absents. Dès lors, il serait arbitraire ou dénué d’intérêt de chercher à tracer une frontière précise entre les systèmes normatifs qui sont juridiques et ceux qui ne le sont pas. Lorsqu’on fait face à des cas limites (borderline cases), il vaut donc mieux admettre leur dimension problématique, énumérer leurs ressemblances et leurs différences par rapport aux cas typiques, et en rester là.

Trois critères singularisent les systèmes juridiques :

1. Les systèmes juridiques ont une portée générale (comprehensive). J’entends par là qu’ils prétendent à l’autorité de régler tout type de conduite, ce en quoi ils différent de la plupart des autres systèmes institutionnalisés qui, d’ordinaire, instituent et gouvernent les activités d’organisations liées à un objectif quelconque. En effet, les associations sportives, les entreprises commerciales, les organisations culturelles, les partis politiques, etc., sont tous établis afin d’atteindre certains objectifs déterminés, et chacun prétend à l’autorité de régler les conduites relevant uniquement de cet objectif. Or tel n’est pas le cas des systèmes juridiques, puisque ceux-ci n’admettent aucune limite quant aux domaines de conduite sur lesquels leur autorité est revendiquée. Ainsi, quand bien même les systèmes juridiques seraient mis en place en vue d’un objectif déterminé, celui-ci n’impliquerait pas une limitation du champ de compétence revendiqué.

Il convient de faire attention à comprendre de manière précise cet aspect de la portée générale des systèmes juridiques. Cela n’implique pas que ceux-ci détiennent l’autorité de régler chaque type de conduite, et que d’autres systèmes ne la détiennent pas. Cela signifie seulement que les premiers, à la différence des seconds, prétendent à une telle autorité. De plus, les systèmes juridiques ne règlent pas nécessairement toute forme de conduite. Ce critère signifie uniquement qu’ils prétendent à l’autorité de régler toute forme de conduite, c’est-à-dire qu’ils contiennent des normes soit réglant ces conduites, soit conférant le pouvoir d’adopter des normes qui, si elles étaient adoptées, les règleraient.

L’autorité à laquelle prétendent tous les systèmes juridiques est celle de régler toute forme de conduite au sein d’une communauté donnée. Cependant, il n’est nul besoin que cette prétention s’étende à l’autorité de régler les conduites de tout le monde. Il convient également de garder à l’esprit qu’une action simplement permise par une norme s’avère tout de même réglée par celle-ci. En outre, le critère requiert de chaque système juridique qu’il prétende à l’autorité de régler les conduites d’une certaine manière, mais non pas nécessairement de toutes les manières. Ainsi, les conditions sont remplies par un système juridique qui contient, par exemple, des libertés accordées par des dispositions constitutionnelles qui ne peuvent faire l’objet d’une révision juridique : un tel système ne prétend peut-être pas à l’autorité de régler une conduite de certaines manières, mais il le fait bien d’une autre manière en la permettant.

En dernier lieu, il convient de ne pas oublier que ce critère constitue, au mieux, une condition nécessaire et non suffisante pour qu’un système soit juridique. Il ne faut donc pas être surpris de trouver des systèmes qui ne sont pas juridiques, mais qui remplissent néanmoins ce critère – bien que je ne pense pas qu’il y ait de nombreux cas. Ainsi, les règles de diverses églises répondent à cette condition, mais certaines d’entre elles répondent également aux deux autres, et sont donc des systèmes juridiques ordinaires. Et s’il y a des systèmes normatifs religieux qui remplissent ce critère mais pas les autres, ils constitueraient alors un exemple de cas limites.

2. Les systèmes juridiques prétendent à la suprématie (claim to be supreme). Cette condition est impliquée par la précédente, dont elle développe l’un des aspects. Elle signifie que chaque système juridique prétend à l’autorité de régler la formation et l’application d’autres systèmes institutionnalisés de sa communauté de sujets (subject-community). En d’autres termes, il s’agit de prétendre à prohiber, permettre ou imposer des conditions quant à la mise en place et le fonctionnement de toutes organisations normatives à laquelle appartiennent les membres de la communauté de sujets.

À nouveau, c’est une condition faible en ce qu’elle admet la possibilité d’un système qui prétend seulement autoriser le fonctionnement de telles organisations. Cela dit, il me semble que ceci ne revient pas à priver ces conditions de leur importance, car cette prétention à l’autorité d’octroyer la permission par une norme est un trait significatif d’un système normatif. En outre, cette condition faible ne correspond pas à la simple existence d’une permission faible, dans la mesure où le système ne règle pas la conduite concernée et ne prétend pas avoir l’autorité pour ce faire.

Les systèmes juridiques sont-ils nécessairement incompatibles ? Il est évident que deux systèmes juridiques peuvent coexister et être tous deux suivis en pratique (practised) par une même communauté. Il est ainsi possible pour la population d’observer les deux systèmes et pour toutes les institutions propres à chaque système de bien fonctionner, si leurs normes en conflit ne sont pas trop nombreuses. Certes, dans la plupart des cas, ce serait une situation indésirable et instable, mais ce ne serait pas nécessairement le cas, et elle pourrait tout aussi bien exister. Cela dit, en m’interrogeant sur la compatibilité de deux systèmes juridiques, je ne demande pas s’ils peuvent coexister en fait, mais plutôt s’ils peuvent coexister en droit. En effet, un système juridique peut-il admettre qu’un autre système juridique ait le droit de s’appliquer à la même communauté, ou doit-il au contraire le lui dénier ? Bien entendu, presque tout système juridique permet à certains systèmes normatifs de s’appliquer à sa communauté de sujets, mais peut-être n’est-ce pas le cas si l’autre système est également juridique ? Il ne fait aucun doute que de nombreux systèmes juridiques sont mutuellement incompatibles, mais il n’y a aucune raison de supposer que ce soit nécessairement le cas de tous. La plupart des systèmes juridiques sont au moins partiellement compatibles – ils reconnaissent, par exemple, la validité extraterritoriale de certaines normes d’autres systèmes. Les cas de coexistence relativement stable et mutuellement reconnue de règles séculières et de règles religieuses dans divers pays offrent des exemples de différents degrés de compatibilité. Tous les systèmes juridiques, cependant, sont potentiellement incompatibles, au moins jusqu’à un certain point. Comme ils prétendent tous à la suprématie à l’égard de leur communauté de sujets, aucun ne saurait admettre de la part d’un autre système juridique une même prétention portant sur celle-ci.

3. Les systèmes juridiques sont des systèmes ouverts (open systems). Un système normatif est un système ouvert, dans la mesure où il contient des normes dont le but est de donner en son sein force obligatoire à des normes qui ne lui appartiennent pas. Plus les normes « réceptionnées » (adopted) par le système sont « étrangères » (alien), plus le système est ouvert. En effet, les systèmes juridiques se caractérisent par le fait qu’ils maintiennent et soutiennent d’autres formes de groupements sociaux. Ils réalisent ce but en faisant respecter et en mettant en œuvre des contrats, des accords, des règles, des coutumes tant entre individus qu’entre associations, et en mettant en œuvre à travers leurs règles de conflits de lois les règles juridiques d’autres pays, etc.

Les normes reconnues pour de telles raisons ne sont pas ordinairement considérées comme faisant partie du système juridique qui les sanctionnent. Elles sont toutefois reconnues et rendues obligatoires dans ces systèmes par des normes qui exigent que les tribunaux les prennent en compte et les appliquent. Aussi nous faut-il modifier le critère d’appartenance à un système institutionnalisé de manière à exclure de telles normes. Nous cherchons un critère susceptible d’identifier toutes les normes appartenant à un système que ses institutions applicatrices sont tenues d’appliquer (par les normes qu’elles pratiquent), à l’exception, donc, des normes qui sont seulement « réceptionnées ». Mais comment devons-nous caractériser les normes réceptionnées ? Comment devons-nous définir avec une plus grande précision le caractère d’un système ouvert ?

Nombreux sont ceux qui ont tenté de trouver sa marque distinctive dans la manière ou la technique de l’adoption. Il me semble toutefois que c’est là une impasse. En effet, ces distinctions tournent inévitablement sur des différences formelles et techniques qui n’entretiennent aucune relation avec la logique propre aux distinctions que nous établissons, ce qui mène à des résultats contre-intuitifs. Nous devons donc nous appuyer sur les raisons pour lesquelles nous reconnaissons des normes comme obligatoires. Car notre objectif est d’établir une distinction entre la reconnaissance, d’une part, des normes qui appartiennent au droit, et, d’autre part, des normes qui participent à la fonction du droit consistant à soutenir d’autres arrangements sociaux et d’autres groupes.

Des normes sont « réceptionnées » par un système juridique parce qu’il est ouvert si, et seulement si, l’une ou l’autre de ces conditions est remplie : (1) il s’agit de normes suivies en pratique par leurs destinataires (norm-subjects) qui appartiennent à un autre système normatif. De plus, elles ne sont reconnues, d’une part, que pour autant qu’elles demeurent en vigueur dans le système d’origine à l’égard des mêmes destinataires, et, d’autre part, qu’en raison du fait que le système juridique entend respecter la manière dont la communauté règle ses activités, sans se soucier de savoir si la même réglementation aurait été adoptée autrement. (2) Il s’agit de normes adoptées par l’usage des pouvoirs conférés par le système avec le consentement de leurs destinataires, afin de permettre aux individus de mettre en ordre leurs propres affaires selon leurs désirs. Le premier versant de ce critère s’applique aux normes reconnues par les règles de conflits de lois, etc. Le second versant s’applique aux contrats, aux règles d’entreprises commerciales, etc.

Les normes qui remplissent ce critère sont reconnues par un système, mais n’en font pas partie. Si un système reconnaît de telles normes, c’est un système ouvert et, comme je l’ai dit, tous les systèmes juridiques sont des systèmes ouverts. Cela fait partie de leur fonction de soutien et d’encouragement de diverses autres normes et organisations.

 

V. L’importance du droit

Je me suis appuyé sur notre connaissance commune du droit et de la société humaine, en vue de soutenir que les systèmes juridiques sont des systèmes institutionnalisés caractérisés par la combinaison de ces trois conditions. Si mon propos est exact, on s’aperçoit clairement qu’elles tracent les contours d’une explication de l’importance du droit. Il peut y avoir des sociétés humaines qui ne soient aucunement gouvernées par le droit. Mais s’il s’avère qu’une société est sous l’empire d’un système juridique, alors ce système est le plus important des systèmes institutionnalisés auxquels elle est soumise. Le droit fournit le cadre général au sein duquel se déroule la vie sociale. Il s’agit ainsi d’un système destiné à guider les conduites et à régler les différends, et qui prétend à l’autorité suprême d’interférer avec tout type d’activités. Il arrive régulièrement que le système juridique soutienne ou restreigne la création et l’application d’autres normes au sein de la société. En raison de ces prétentions, le droit entend fournir le cadre général pour la réalisation de tous les aspects de la vie sociale, et s’érige comme le gardien suprême de la société.