Traduit de l’anglais par Nicolas Nayfeld et Eraldo Souza dos Santos

 

1. Sa nature

 

Les règles, les ordonnances, les contrats, les testaments, les transactions, les mariages et bien d’autres choses peuvent être juridiquement valides ou invalides. Nous limiterons ici notre analyse à la validité juridique des règles, mais plusieurs de nos conclusions s’appliquent tout autant à d’autres cas de validité juridique.

Une règle qui n’est pas juridiquement valide n’est pas une règle juridique du tout. Une loi valide est une loi, une loi invalide n’en est pas une. De la même façon, une règle valide est une règle et une règle invalide n’est pas une règle du tout. Ce dernier point est controversé. Beaucoup soutiennent qu’une règle invalide est une règle à laquelle il manque la propriété d’être valide (ou qui aurait la propriété d’être invalide ?). Ce point de vue convient particulièrement bien si on identifie les règles à des propositions, à des énoncés ou à leurs analogues normatifs, comme les impératifs, les prescriptions ou les propositions déontiques ; si on considère qu’une règle juridiquement contraignante comme « Les parents doivent soutenir leurs enfants » est une proposition déontique acceptée ou approuvée au sein d’un certain système juridique. Dans ce cas, le fait d’approuver une proposition déontique (ou – dans d’autres théories – un impératif) est conçu comme étant analogue au fait de croire une proposition ordinaire.

Je n’ai pas l’intention de nier que les personnes (mais peut-être pas les États ou d’autres organisations) puissent avoir des attitudes envers des propositions déontiques ou envers des impératifs qui soient analogues à la croyance, si ce n’est identiques à celle-ci. Mais tout cela n’a rien à voir avec les règles. Les règles, à la différence des propositions, sont des raisons pour l’action (« Je l’ai fait à cause de la règle interdisant ceci et cela », mais non « Je l’ai fait à cause de la proposition déontique (ou à cause de l’impératif) énonçant ceci et cela »). Les règles, mais ni les propositions ni les impératifs, peuvent être des raisons pour la croyance ou des raisons d’approuver certaines propositions ou certains impératifs (« J’estime que je dois soutenir ma mère en raison de la règle (mais non en raison de la proposition déontique) énonçant que les enfants doivent respecter leurs parents »).

Ces considérations sur le rôle des règles conçues comme des raisons peuvent suggérer que les règles, si elles ne sont ni des propositions ni des impératifs, sont des faits, puisque les faits sont des raisons à la fois pour l’action et pour la croyance. L’existence d’une règle est certes un fait. On peut dire « C’est un fait qu’il existe une règle énonçant que… » et si un tel énoncé est vrai, alors c’est un fait qu’il existe une telle règle. Toutefois, même si tout énoncé déontique vrai ou justifié énonce un fait (« le fait qu’on doit faire Φ », etc.), il ne s’ensuit pas que tout énoncé de ce genre énonce une règle. Au contraire, ce n’est clairement pas le cas. Prenons les trois énoncés suivants : (1) Tout le monde doit tenir ses promesses. (2) Les femmes doivent tenir leurs promesses. (3) Jean doit me donner 5 francs (car il me l’a promis). Clairement, seul le premier énoncé énonce une règle (je pars du principe que les trois énoncés sont vrais, exacts ou justifiés). Les deux autres sont vrais en vertu de la règle énoncée par le premier. Eux-mêmes n’énoncent pas de règle. Ils appliquent une règle à des situations générales ou concrètes.

Mon but ici n’est pas d’expliquer pourquoi certains énoncés énoncent des règles et d’autres non. Pour ce qui nous concerne, nous pouvons nous fier à nos intuitions linguistiques qui nous disent qu’on peut préfixer « la règle veut que » uniquement à certaines phrases déontiques si on veut préserver leur valeur de vérité. Dans le cas du droit, on cerne peut-être mieux la manière d’appliquer cette distinction qu’avec d’autres types de règle. Cela est dû au fait que les règles juridiques sont normalement le résultat d’actes émanant d’une autorité (de la législation ou de la création juridictionnelle du droit) et, à tout le moins, nous sentons que les énoncés décrivant fidèlement le résultat d’un ou de plusieurs actes émanant d’une autorité sont plus fondés à être considérés comme énonçant une règle que les énoncés appliquant cette règle à des circonstances particulières. Ce test n’est pas applicable aux règles non institutionnalisées comme les règles morales ou coutumières pour lesquelles d’autres considérations jouent un rôle similaire.

Les règles, par conséquent, ne sont ni des énoncés ni des prescriptions, ni même des prescriptions ou des énoncés justifiés ou vrais. Ce sont des choses dont le contenu est décrit à l’aide d’énoncés normatifs et ces derniers sont vrais si les règles existent, c’est-à-dire, sont valides, et sont faux si les règles n’existent pas, c’est-à-dire, ne sont pas valides. D’où notre observation initiale qui était qu’une règle invalide n’est pas une règle : une pierre non existante n’est pas une pierre, bien qu’on puisse en parler et décrire certaines de ses propriétés, et il en va de même avec les règles invalides.

On pourrait conclure de ces remarques qu’expliquer ce qu’est la validité juridique revient ni plus ni moins à expliquer ce qu’est le droit. Cependant, ce serait une erreur. On explique la nature du droit avant tout en expliquant ce que sont les systèmes juridiques. La validité, d’un autre côté, est une propriété des règles du système. Si on peut dire du système lui-même qu’il est valide, cela signifie seulement que ses règles sont valides. Mais on pourrait alors suggérer ceci : puisqu’il est clair qu’un système juridique se compose de règles juridiquement valides, la validité juridique ne signifie-t-elle pas simplement l’appartenance à un système juridique ? Lorsqu’on se demande quelle est la nature de la validité juridique, d’après cette suggestion, on se demande quels sont les critères d’appartenance à un système juridique.

Toutefois, bien qu’elle soit à première vue séduisante, cette suggestion doit être rejetée. Même si on part du principe que les expressions « juridiquement valide selon le système S » et « une loi du système S » sont nécessairement coextensives, on ne peut pas en conclure qu’elles ont la même signification. Toute la question est : qu’est-ce qui est à l’origine de quoi ? Une règle fait-elle partie d’un système parce qu’elle est valide ou alors est-elle valide parce qu’elle fait partie d’un système juridique ? Intuitivement, il paraît clair qu’il existe deux réponses distinctes à ces questions. Ceux qui veulent expliquer la validité par l’appartenance à un système maintiendront vraisemblablement, en dépit de nos intuitions, que les deux expressions ont la même signification et qu’il faut répondre négativement aux deux questions. Ils ont tort, ne serait-ce que pour la simple raison que les règles juridiquement valides ne font pas toutes partie d’un système juridique selon lequel elles sont valides.

Évidemment, on sait bien que la plupart des systèmes juridiques reconnaissent et appliquent beaucoup de règles qui ne font pas partie du système. Les règles de droit international privé d’un système juridique S sont des lois établissant les conditions auxquelles les lois étrangères doivent être considérées comme juridiquement valides selon S. Les systèmes juridiques reconnaissent souvent à divers groupes religieux le droit de régler, selon leurs lois religieuses, certains aspects de la vie de leurs membres. Ils reconnaissent à divers groupes ethniques ou tribaux le droit de se gouverner, à certains égards, selon leurs coutumes. Et ils reconnaissent aux associations volontaires le droit d’établir des règles réglant certaines activités de leurs membres. Dans tous ces cas, les règles reconnues et appliquées dans S sont juridiquement valides selon S, mais ne font pas de ce fait elles-mêmes partie du système juridique S.

Puisque la validité juridique est plus large que l’appartenance à un système juridique, puisque les règles juridiquement valides ne sont pas toutes des lois, bien que toutes les lois soient juridiquement valides, il est clair que la notion d’appartenance à un système juridique ne peut pas entièrement expliquer la validité juridique. Les deux notions, bien que liées, sont en partie indépendantes l’une de l’autre.

Le meilleur moyen de comprendre l’expression « juridiquement valide » est de prêter attention au fait qu’on peut la remplacer par l’expression « juridiquement obligatoire (binding) ». Une règle valide est une règle qui a des effets normatifs. Une règle juridiquement valide est une règle qui a des effets juridiques. Pour éviter tout malentendu, il faudrait peut-être compléter ces énoncés, de sorte qu’on lise : Une règle juridiquement valide est une règle qui a les effets normatifs (dans le droit) qu’elle prétend (claims) avoir. S’il s’agit d’une règle juridique visant à prescrire une obligation à X, alors X est soumis à cette obligation, car cette règle est une règle juridique. S’il s’agit d’une règle visant à conférer un droit ou un pouvoir à Y, alors Y a le droit ou le pouvoir en question en vertu du fait que cette règle est une règle juridique.

Il est évident que cette conception de la nature de la validité des règles peut facilement être élargie de façon à expliquer la validité des contrats, des transactions, des testaments, des mariages, etc. Tous sont valides si et seulement s’ils ont les conséquences normatives qu’ils prétendent avoir.

Il apparaîtra clairement à ceux qui sont familiers de l’œuvre de Kelsen que, jusqu’ici, j’ai simplement adapté et expliqué sa notion de validité. En effet, il identifie la validité des règles à leur existence et soutient que si on dit qu’une règle est valide, cela revient à dire qu’on doit y obéir. J’ai simplement tenté d’expliquer et de généraliser son propos en disant que l’affirmation selon laquelle une règle est valide signifie qu’elle a les conséquences normatives qu’elle prétend avoir. Mais sitôt qu’on énonce ce point de vue, ses difficultés intrinsèques deviennent évidentes.

Dans le débat de longue date entre les jusnaturalistes et les positivistes, les premiers ont épousé le point de vue selon lequel l’expression « une règle valide » signifie une règle justifiée, une règle qu’on a raison, voire qu’on est tenu d’observer et d’approuver. Les positivistes, d’un autre côté, soutiennent traditionnellement que la validité ou, du moins, la validité juridique d’une règle ne signifie pas qu’elle est justifiée, mais qu’elle est applicable eu égard à des critères établis par un système juridique efficace, qui de fait est respecté, indépendamment de la question de savoir s’il devrait l’être ou non. À la suite de Kelsen, nous avons épousé le point de vue jusnaturaliste sur la question de la signification du concept de « validité », ce qui soulève deux questions. Premièrement, comment un tel point de vue peut-il être réconcilié avec le fait que le droit règle sa propre validité, qu’il peut et établit de fait des critères sociaux et factuels de validité – bien différents de ceux déterminant la validité des règles morales ? Secondement, comment se peut-il qu’en énonçant ce qu’est le droit, on ne juge pas de ses mérites moraux ?

 

2. La validité systémique

 

Il ne semble pas déraisonnable d’identifier la validité morale des règles à leur justification, et d’identifier la justification à l’existence d’une règle morale. La validité morale est sans doute établie à l’aide d’arguments et pour montrer qu’une règle est moralement obligatoire ou valide, il faut montrer qu’elle est justifiée, que les exigences et les restrictions qu’elle prescrit doivent être respectées. Dans ce cas, la validité et la justification semblent particulièrement proches. Mais le cas du droit est différent. La validité juridique d’une règle est établie non pas à l’aide d’arguments relatifs à sa valeur ou à son caractère justifié, mais plutôt en montrant qu’elle est conforme aux critères (tests) de validité établis par d’autres règles du système, à savoir les règles de reconnaissance. Ces critères concernent en principe la manière dont la règle a été promulguée ou établie par une autorité judiciaire. La validité juridique des règles de reconnaissance est déterminée de façon semblable, à l’exception des règles ultimes de reconnaissance, puisqu’il s’agit d’une question de fait social : celles-ci sont obligatoires au sens où elles sont de fait mises en pratique et suivies par les tribunaux.

Afin de comprendre comment le caractère social et factuel du droit peut être réconcilié avec le point de vue selon lequel validité équivaut à justification, il faut se demander en quel sens le droit est un système social.

En un sens, il est évident que le droit relève du social. Un système juridique peut être en vigueur dans une certaine communauté ou ne pas l’être. Il est en vigueur s’il est effectivement respecté, observé et appliqué au sein de la communauté. Nous n’avons pas besoin ici d’établir un critère nous permettant de déterminer quand un système juridique est en vigueur dans une certaine communauté. Il suffit que tout le monde soit d’accord pour dire que cela dépend de l’efficacité du droit dans cette société. Mais la même chose vaut pour les règles morales. Elles peuvent être observées, respectées et mises en œuvre par une certaine communauté (et je ne dis pas mises en œuvre par le droit) ou elles peuvent être ignorées et enfreintes plus souvent que l’inverse. Le critère précis déterminant si le droit est en vigueur diffère du critère par lequel on établit qu’un certain code moral est bien le code moral d’une communauté. En effet, la morale, à la différence du droit, ne repose pas sur des institutions législatives et d’arbitrage. Mais, en substance, de la même façon qu’on peut parler des lois d’Angleterre ou d’Allemagne, de même, on peut parler de la morale des Anglais ou des Allemands et, dans les deux cas, le critère, c’est l’efficacité sociale des règles.

Toutefois, le droit est un fait social en un autre sens : toutes les lois ont une source. La validité de toute loi dépend de l’existence de certains faits : certaines décisions du parlement, d’un ministre ou d’un conseil municipal, certaines décisions des tribunaux, un type général de comportement de la population correspondant à l’existence d’une coutume, etc. Il s’agit de faits créateurs de droit. L’existence de toute loi dépend également de la non-existence de faits abrogateurs. Kelsen disait que « le droit règle sa propre création ». Le droit lui-même détermine quels faits créent des lois et quels faits les abrogent.

La position selon laquelle le droit est un fait social, une méthode d’organisation et de régulation de la vie sociale, est solidaire ou dépend des deux thèses que j’ai mentionnées. Au cœur de cette position se trouvent la thèse d’après laquelle (1) l’existence d’un système juridique est fonction de son efficacité sociale et celle d’après laquelle (2) toute règle juridique a une source. L’importance évidente de la première thèse ne doit pas masquer l’égale importance de la seconde. Celle-ci est essentielle à la conception du droit, car elle seule peut garantir que le contenu du droit peut être déterminé d’une manière objective et axiologiquement neutre (value neutral). Puisque la validité d’une règle juridique dépend de sa source et puisque sa source est une action ou une série d’actions, les doutes ou les débats sur la validité des règles juridiques tournent autour de questions factuelles, de problèmes susceptibles d’être résolus objectivement sans qu’interviennent des opinions morales ou politiques.

Expliquer la fonction et l’importance de la thèse d’après laquelle toute règle juridique a une source ne nous aide pas, cependant, à la réconcilier avec le point de vue selon lequel validité équivaut à justification. On ne peut pas soutenir que ce point de vue implique la thèse d’après laquelle toute règle juridique a une source. Mais il est clair que les deux sont compatibles. Quand on examine la validité d’une règle juridique en tant que règle juridique, on examine les raisons d’adhérer à la règle qui viennent du fait qu’elle est juridique, c’est-à-dire, qu’elle fait partie d’un système juridique en vigueur dans une certaine communauté. La validité juridique de la règle prohibant le vol ne repose pas sur des arguments concernant le droit de propriété et le préjudice causé lorsqu’on l’enfreint. Elle repose sur le besoin d’avoir une règle juridique efficace et sur l’autorité justifiée de ceux qui l’édictent.

Il faut distinguer la validité d’une loi ou d’une règle, ce qui signifie qu’on doit y obéir pour une raison ou pour une autre, et sa validité systémique en tant que loi, en tant que règle juridique, ce qui signifie qu’on doit y obéir parce qu’elle fait partie d’un système juridique qui est en vigueur dans le pays concerné. Alors que la validité directe (c’est-à-dire non systémique) d’une règle repose sur les buts et les valeurs qu’elle sert ou qu’elle dessert, sa validité juridique, systémique, dépend du fait qu’elle appartient à un système juridique donné et qu’elle est justifiée en tant que telle. Par conséquent, comme on pouvait s’y attendre, la preuve que la règle repose sur une source reconnue par le système est un élément essentiel de l’argument en faveur de sa validité juridique. Le fait que la validité dépend d’une source factuelle n’est pas non plus propre au droit. Un enfant doit obéir aux ordres de ses parents. Les ordres qu’ils lui adressent sont valides. Certains sont directement valides, il existe parfois de bonnes raisons de se conduire comme on nous l’ordonne. Mais, indépendamment de la question de savoir si c’est le cas ou non, tous les ordres des parents sont systémiquement valides, c’est-à-dire valides parce qu’émis par une autorité légitime, parce qu’ils ont une source et parce qu’il existe des raisons de suivre les ordres qui viennent de cette source.

Pour conclure : une règle de droit est valide si et seulement si elle a les conséquences normatives qu’elle prétend avoir. Elle est juridiquement valide si et seulement si elle est valide parce qu’elle appartient à un système juridique en vigueur dans un certain pays ou est applicable dans celui-ci, c’est-à-dire, si elle est systémiquement valide. De la même façon, une obligation est une obligation juridique et un droit est un droit juridique si et seulement si l’une est une obligation et l’autre un droit en vertu d’une règle juridiquement valide. La validité présuppose l’appartenance et l’applicabilité. Les jugements relatifs à l’appartenance et à l’applicabilité sont des jugements de fait social. Les jugements relatifs à la validité juridique sont des jugements normatifs en partie basés sur ces faits.

 

3. Les énoncés exprimés d’un certain point de vue

 

J’ai montré comment la position selon laquelle validité juridique équivaut à justification était compatible avec le fait que la validité juridique dépend de sources factuelles. Il me reste à examiner l’autre difficulté à laquelle cette position fait face : l’interprétation des énoncés juridiques détachés (detached).

Un énoncé juridique détaché expose le droit, expose les droits ou les devoirs juridiques que les gens ont, ce n’est pas un énoncé portant sur les croyances, les attitudes ou les actions des gens, ce n’est pas même un énoncé portant sur leurs croyances, leurs attitudes ou leurs actions à l’égard du droit. Toutefois, un énoncé normatif détaché n’a pas la pleine force normative (full normative force) d’un énoncé normatif ordinaire. En proférant un tel énoncé, le locuteur ne s’engage pas à adhérer au contenu normatif qu’il exprime. Les conseils des juristes à leurs clients, les exposés des professeurs de droit à leurs étudiants appartiennent souvent à cette catégorie. Je ne suggère pas par-là que les juristes ou les professeurs de droit ne croient pas à la validité (c’est-à-dire, à la justification) du droit auquel ils ont affaire. Je suggère seulement qu’ils ne s’engagent pas à avoir eux-mêmes une telle croyance dans l’exercice de leur fonction.

Comme nous l’avons déjà noté, l’analyse des énoncés normatifs détachés est un test crucial pour toute théorie positiviste du droit. D’un côté, leur existence est un argument de poids, en ceci qu’elle montre que le langage normatif peut être utilisé sans un plein engagement normatif, sans avoir toute sa force. D’un autre côté, il est loin d’être facile d’expliquer quel est le sens des énoncés normatifs lorsqu’ils n’ont pas toute leur force normative. L’explication benthamienne consistait à nier qu’il s’agissait d’énonciations normatives. « X a le devoir de faire Φ » signifie « X est passible de sanction s’il ne fait pas Φ ». « Une loi exige que X fasse Φ » signifie « un souverain a ordonné à X de faire Φ », etc. À la suite de Bentham, les positivistes ont admis que les termes « loi », « devoir », « droit », etc., avaient un usage normatif, mais ont supposé que leur sens était purement factuel lorsqu’ils sont qualifiés par l’adjectif « juridique » ou précédés par l’opérateur « le droit prévoit que » ou leurs équivalents. Lorsqu’ils sont qualifiés de cette manière, ils ne signifient rien de plus que ceci : la règle ou le devoir en question sont reconnus par un système juridique généralement efficace. Néanmoins, il ne s’agit là essentiellement que d’une version sophistiquée du point de vue de Bentham. Le droit n’est pas nécessairement le produit de la législation, c’est aussi une pratique des tribunaux et d’autres autorités, et cela inclut non seulement les règles qu’ils reconnaissent explicitement, mais également celles qui les engagent implicitement étant donné leurs pratiques effectives.

H.L.A. Hart, après avoir reconnu que même la version sophistiquée du point de vue de Bentham dénaturait de nombreux énoncés juridiques, a qualifié tous ces énoncés détachés d’énoncés externes et a insisté sur l’importance des énoncés internes dans l’analyse du droit. La plupart des énoncés ordinaires sur le droit, exprimés par les citoyens, la police, les juristes, les juges, les professeurs de droit et les étudiants sont, d’après Hart, des énoncés internes. Les énoncés externes sur le droit sont des énoncés portant sur les pratiques et les actions des gens, sur leurs attitudes et leurs croyances concernant le droit. Les énoncés internes sont ceux qui appliquent le droit, qui l’utilisent comme un standard à l’aune duquel on peut évaluer, guider ou critiquer la conduite des gens. Les énoncés internes sont ainsi des énoncés authentiquement normatifs (full-blooded normative statements). Le fait d’exprimer des énoncés internes est un signe qu’on approuve (a sign of endorsement) la règle en question. Quelqu’un approuve une règle s’il l’utilise régulièrement pour guider, évaluer ou critiquer les actions auxquelles cette règle s’applique. L’approbation d’une règle implique, par conséquent, une disposition à exprimer des énoncés internes. Il est crucial pour comprendre la position de Hart de comprendre que sa notion d’acceptation ou d’approbation d’une règle n’implique pas l’approbation morale de celle-ci. Un individu peut tenir une règle pour moralement justifiée et il peut l’approuver pour cette raison. Mais il peut également approuver et suivre une règle pour une tout autre raison, voire sans raison.

Il me semble que Hart a raison de dire que les juges et toutes les autres autorités normalement chargées d’appliquer et d’exécuter le droit acceptent et respectent celui-ci. Ils peuvent avoir des réserves au sujet de la justification morale du droit, mais, malgré cela, ils l’acceptent et l’appliquent pour des raisons qui leur sont propres (salaire, engagement social, etc.) ou sans raison. Leurs énoncés juridiques reflètent normalement cette attitude. Ce sont des énoncés internes, des énoncés normatifs les engageant pleinement (fully committed normative statements). Lorsqu’ils énoncent qu’une règle est juridiquement valide, ils entendent par-là faire valoir sa force obligatoire, quoique pas nécessairement sa force morale.

L’intérêt de Hart pour les énoncés internes était en partie dû à sa position d’après laquelle un système juridique est en vigueur dans une certaine communauté seulement si a minima les autorités (officials) du système et normalement bien d’autres personnes dans la communauté acceptent ses lois et les respectent, une telle acceptation se manifestant typiquement par l’usage d’énoncés internes. Sa dichotomie entre les énoncés externes et internes tend, cependant, à faire perdre de vue l’existence d’une troisième catégorie d’énoncés. Kelsen s’est rendu compte de leur existence, car celle-ci est cruciale pour quiconque soutient son point de vue sur la signification du concept de « validité » et rejette en même temps le jusnaturalisme.

Si les énoncés internes sont typiquement ceux du juge et ceux des citoyens respectueux des lois, ce troisième type d’énoncés est typiquement celui du juriste et celui du professeur de droit (qui, bien entendu, expriment souvent des énoncés internes et externes également), car leur préoccupation principale n’est pas d’appliquer le droit à eux-mêmes ou aux autres, mais de prévenir les autres de ce que le droit leur prescrit de faire. Dans un passage éclairant, Kelsen oppose, d’un côté, la conduite de l’anarchiste agissant en qualité de citoyen et exprimant des énoncés internes pleinement normatifs, et, de l’autre, l’anarchiste agissant en qualité de juriste ou de chercheur :

L’exemple que j’avais choisi dans des livres antérieurs pour illustrer le caractère simplement possible, et non nécessaire, de l’appel à la norme fondamentale hypothétique et qui était : un anarchiste n’accepte pas l’hypothèse de la norme fondamentale, est trompeur. L’anarchiste rejette le droit comme ordre de contrainte en vertu d’un sentiment ; il le désapprouve, il souhaite une société sans contrainte, qui ne soit pas fondée sur un ordre de contrainte. L’anarchisme est une attitude politique, qui repose sur une certaine aspiration. Au contraire de l’interprétation sociologique, qui ne suppose pas la norme fondamentale –, et qui, elle, est une attitude théorique. Même un anarchiste pourrait, s’il était juriste, décrire un droit positif comme un système de normes valables, sans pour autant approuver ce droit. Bien des manuels ou traités qui décrivent un ordre juridique capitaliste comme un système de normes fondant des obligations, des pouvoirs de droits, des compétences, ont été écrits par des juristes qui étaient politiquement hostiles à cet ordre juridique.

Les chercheurs en droit – y compris les praticiens du droit ordinaires – peuvent utiliser un langage normatif lorsqu’ils décrivent le droit et exprimer des énoncés juridiques sans reconnaître par-là l’autorité morale du droit. Il existe un type spécial d’énoncé juridique qui, bien qu’il soit exprimé en utilisant des termes normatifs ordinaires, n’a pas la même force normative qu’un énoncé juridique ordinaire. Pour comprendre sa nature, il faudrait concentrer son attention sur l’activité des juristes. Mais ce serait une erreur de croire que ce type d’énoncé est propre aux juristes ou aux contextes juridiques. On le rencontre chaque fois qu’une personne conseille ou en informe une autre sur sa situation normative, dans des contextes où il est clair que le conseil ou l’information sont donnés du point de vue ou sur la base de certains présupposés que le locuteur ne partage pas nécessairement.

Imaginons qu’un juif orthodoxe, mais relativement mal informé, demande conseil à son ami, qui est catholique, mais expert en droit rabbinique. « Que dois-je faire ? », demande-t-il, signifiant clairement par-là « que dois-je faire d’après ma religion, pas la tienne ? ». L’ami lui dit qu’il doit faire ceci et cela. L’important est que tous deux savent que l’ami ne pense pas, pour sa part, que c’est ce qu’il devrait faire dans l’absolu. L’ami ne fait qu’énoncer ce qu’il en est d’un point de vue juif orthodoxe. Il est important de ne pas confondre de tels énoncés, exprimés d’un certain point de vue, avec les énoncés portant sur les croyances d’autrui. Une raison à cela est qu’il peut n’y avoir personne qui ait une telle croyance. L’ami dans notre exemple peut proposer une interprétation très singulière d’un point obscur du droit rabbinique. En effet, le droit rabbinique peut n’avoir jamais été approuvé ou pratiqué par qui que ce soit, pas même par le juif en quête d’une réponse. On ne peut pas non plus interpréter ces énoncés comme des conditionnels du type : « Si vous acceptez ce point de vue, alors vous devez, etc. » Ces énoncés affirment plutôt ce qu’il en est du point de vue en question en faisant comme s’il était valide ou – comme dirait Kelsen – en supposant qu’il l’est mais sans l’épouser véritablement.

Une grande partie du discours sur le droit appartient, d’après Kelsen, à cette catégorie d’énoncés, que j’ai appelés les énoncés exprimés d’un certain point de vue (statements from a point of view). Cela vaut particulièrement pour les énoncés exprimés par les chercheurs en droit et les praticiens dans l’exercice de leur fonction. La différence principale entre ces contextes et celui de notre exemple fictif est que, dans notre exemple, on présuppose que le catholique, contrairement au juif, ne partage pas le point de vue duquel il parle. Or le juriste – qu’il soit chercheur ou praticien – peut croire ou ne pas croire à la validité morale du droit. Son lecteur ou son client peut partager ou non ses croyances. Ces questions sont sans importance pour interpréter de tels énoncés, même si la réponse peut, dans certains cas, être connue – comme dans notre exemple.

L’analyse que je viens de proposer des énoncés exprimés d’un certain point de vue est incomplète. On ne trouve pas chez Kelsen d’explication exhaustive de tels énoncés. En fait, ce que j’ai proposé ici est déjà un ajustement de sa position. Une analyse complète de tels énoncés se fait toujours attendre. Mais Kelsen a le mérite d’avoir attiré notre attention sur cette classe très importante d’énoncés. La littérature sur la nature du discours normatif aurait évité beaucoup de confusions et d’erreurs si elle n’avait pas négligé la prédominance de tels énoncés.

 

4. Validité et positivisme

 

Si les énoncés exprimés d’un certain point de vue sont effectivement un type distinct d’énoncés, alors notre manière d’envisager la controverse entre les jusnaturalistes et les positivistes se voit radicalement transformée. Le principal atout de la position positiviste est qu’elle insiste sur le fait que le droit est par essence une forme d’organisation sociale. La principale thèse du jusnaturaliste est que le droit relève par essence de la morale. Ces formulations suggèrent que les deux positions ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives. Le droit peut avoir plus d’une propriété essentielle. Il ne s’agit pas de nier, cependant, que de nombreuses théories jusnaturalistes sont incompatibles avec le positivisme. Cette impression d’incompatibilité est renforcée par deux thèses sémantiques auxquelles les jusnaturalistes souscrivent en général. Premièrement, des termes normatifs comme « un droit », « un devoir », « doit » ont le même sens à la fois dans les énoncés juridiques et moraux, ainsi que dans d’autres énoncés normatifs. Secondement, les énoncés juridiques sont des énoncés moraux. Par exemple, si quelqu’un énonce « Jean a le devoir juridique de rembourser la dette », il affirme par-là que Jean a le devoir (moral) de rembourser la dette établie par le droit.

Les positivistes rejettent la seconde thèse sémantique. Même si le droit relevait par essence de la morale, un positiviste prudent dirait qu’il est clair qu’établir les mérites moraux d’une règle juridique et établir son existence en tant que fait social sont deux processus différents reposant sur des considérations différentes. Pour le positiviste, l’identification du droit ainsi que des droits et des devoirs qu’il engendre est une question de fait social. La question de sa valeur est une autre question bien distincte. Puisqu’on peut savoir ce qu’est le droit sans savoir s’il est justifié, il doit être possible d’exprimer des énoncés juridiques qui n’engagent pas le locuteur à justifier celui-ci. Le positiviste n’a pas à nier que de nombreux énoncés juridiques engagent le locuteur de cette manière. Premièrement, il est admis que, si le droit est en vigueur, certains sujets de droit le considèrent comme justifié, qu’il le soit ou non, et sont enclins à exprimer des énoncés les engageant pleinement. Secondement, le droit – à la différence des menaces du bandit de grand chemin – prétend à sa propre légitimité. Le droit se présente comme justifié et exige non seulement l’obéissance des sujets de droit, mais également leur allégeance. Le positiviste n’a pas à nier que le type primaire d’énoncé juridique est l’énoncé engageant le locuteur – l’énoncé interne de Hart –, mais il veut laisser ouverte la possibilité d’énoncés détachés n’engageant pas le locuteur, c’est-à-dire, d’énoncés qui, bien qu’ils n’engagent pas le locuteur, sont néanmoins normatifs. Ainsi, le positiviste est contraint de rejeter la seconde thèse sémantique du jusnaturaliste.

On pourrait croire que cela implique également le rejet de la première thèse. En effet, si les termes normatifs, dans des contextes juridiques, sont régulièrement employés dans leur sens ordinaire, les énoncés les employant n’engagent-ils pas toujours le locuteur ? En fait, mon argumentaire jusqu’ici montre que la première thèse sémantique n’est pas par essence une thèse jusnaturaliste. C’est une thèse que les positivistes peuvent et doivent adopter, car c’est uniquement à travers elle, et à travers la doctrine des énoncés exprimés d’un certain point de vue, qu’on peut comprendre la possibilité d’énoncés détachés qui soient malgré tout normatifs, et pas simplement des énoncés portant sur les actions ou les croyances, etc., d’autrui. Certes, les énoncés exprimés d’un certain point de vue sont parasitaires (parasitic) des énoncés authentiquement normatifs. Autrement dit, il est normalement inutile d’exprimer des énoncés d’un certain point de vue sauf en référence à une société dans laquelle les gens sont souvent enclins à exprimer des énoncés authentiquement normatifs. Si personne ne partage ce point de vue, pourquoi faudrait-il s’y intéresser ? Tout cela montre comment la seconde thèse du jusnaturaliste est amendée plutôt que purement et simplement rejetée. S’il s’agit ici d’un autre indice du fait que le fossé entre jusnaturalistes et positivistes n’est pas aussi infranchissable qu’on l’imagine parfois, alors, on n’a que des raisons de s’en réjouir.