Présentation du volume
Il a paru utile aux éditeurs de la revue Droit & Philosophie de proposer au lectorat francophone une introduction critique à l’œuvre et à la pensée de Joseph Raz. Celui-ci est, sans contexte, l’un des derniers géants de la philosophie du droit de la seconde moitié du xxe siècle. Il est toutefois peu connu en France, en dehors du petit cercle de philosophes, politistes et théoriciens du droit qui discutent ses thèses dans leurs propres travaux. Son nom n’est certes pas inconnu ; on le sait élève de Hart, notamment en raison de son rôle de coéditeur du Postscript à la seconde édition du Concept de droit. Mais ses œuvres sont peu traduites en français et peu lues en France. Peu nombreux dans les facultés de droit sont les théoriciens du droit qui font mention de ses travaux, alors même qu’ils ont assuré à leur auteur une renommée mondiale. Ces travaux, en outre, ne figurent guère au programme des enseignements et des manuels de philosophie politique ou de théorie du droit. D’une part, la philosophie et la théorie du droit ne sont pas des enseignements classiques dans les facultés de droit. D’autre part, la culture juridique française a une logique et un corpus propres et ne s’est ouverte que récemment à la tradition, bien distincte, que l’on trouve dans le monde anglo-saxon (l’inverse n’est vrai d’aucune manière). Il est ainsi peut-être compréhensible que l’attention ce soit moins immédiatement portée sur Joseph Raz que sur des figures fondatrices telles que Hart – ou plus médiatiques, telles que Ronald Dworkin. Il ne fait cependant aucun doute qu’il s’agit d’un penseur du même calibre et tout aussi influent. Le présent volume, qui réunit cinq articles et trois traductions inédites, se donne donc pour objectif de combler une lacune.
Vie et œuvre
Joseph Raz est né le 21 mars 1939 en Palestine mandataire, dans une famille originaire d’Europe de l’Est. Après son service militaire, il entre à l’Université hébraïque de Jérusalem pour y faire des études de droit. Sous l’influence du secrétaire académique de l’Université, Edward Poznanski – philosophe et logicien, membre émérite de l’école de Lvov-Varsovie–, il y approfondit également sa passion précoce pour la philosophie. En janvier 1964, H.L.A Hart, alors au sommet de sa gloire, se rend en Israël pour y donner une série de conférences. Il est très impressionné par ce jeune licencié en droit qui relève une erreur argumentative dans l’un de ses articles. Sur la suggestion de Hart, Raz se rend donc à Oxford pour rédiger, sous sa direction, une thèse de doctorat en philosophie du droit, grâce à une bourse d’études diligemment obtenue par Poznanski.
Cette thèse, qu’il soutient en 1967, deviendra son premier ouvrage publié, The Concept of a Legal System. Il retourne ensuite à l’Université hébraïque en qualité de lecturer, avant de rejoindre de nouveau Oxford en 1972, d’abord comme fellow du Balliol College, puis, à partir de 1985, comme professeur. Il devient en 2002 professeur à l’Université Columbia, à New York, tout en conservant une affiliation au Royaume-Uni, d’abord à Oxford, puis, depuis 2011, au King’s College de Londres.
La production scientifique de Joseph Raz est immense : il est l’auteur de dix ouvrages et de plus de 130 articles, qui couvrent tout le champ de la philosophie pratique. Ses premiers écrits – dont sa thèse – portent principalement sur des questions de philosophie du droit : la nature du système juridique, l’individuation des normes, la notion de validité, le problème des énoncés juridiques, la normativité du droit, la théorie des droits… Ces écrits marquent une certaine prise de distance vis-à-vis de la figure imposante de Hart et un intérêt marqué pour les philosophes du Continent – principalement Kelsen – et pour la logique déontique, encore bourgeonnante.
Cependant, Raz a rapidement été amené à dépasser le strict cadre de la philosophie du droit et à s’intéresser à des questions de philosophie morale – les rapports entre raisons pratiques et devoirs moraux, la dépendance sociale des valeurs, l’objectivité morale – et de philosophie politique – le particularisme, la liberté politique, la valeur de l’autonomie libérale, la neutralité de l’État, le pluralisme, le multiculturalisme.
Ce qui frappe dans cet ensemble, c’est l’unité d’une pensée qui se refuse à tracer entre ces divers pans de la philosophie pratique des barrières disciplinaires trop tranchées. Dès l’introduction de son premier ouvrage majeur après sa thèse, Practical Reason and Norms, Raz manifeste sa conviction selon laquelle « la philosophie pratique est, à bien des égards, un champ philosophique unifié ». De ce point de vue, « la philosophie morale, la philosophie politique et la philosophie du droit sont trois branches de la philosophie pratique, chacune portant sur un aspect différent de la vie humaine ». Ces disciplines partagent des concepts et des problèmes communs, ce qui rend à la fois futile et illusoire la prétention à la fragmentation.
La mise en œuvre de ce motto méthodologique exprimé très tôt se traduit par la présence permanente de concepts-pivots qui font le lien entre de nombreux aspects d’une œuvre par ailleurs trop riche pour être présentée exhaustivement ici. On portera notre attention sur deux concepts centraux, celui de raisons pour l’action et celui d’autorité, qui sont omniprésents dans la pensée razienne et concourent à bien des égards à en assurer l’unité. C’est moins leur contenu spécifique que le rôle polymorphe qu’ils jouent dans l’œuvre de Raz que l’on tentera de présenter.
Concepts pivots
Raisons (pour l’action)
Le concept de raison pour l’action est l’élément central d’une théorie générale de la normativité qui traverse tout le champ de la philosophie pratique. Raz n’en est d’ailleurs pas l’inventeur, mais il est l’un des premiers à en faire usage au-delà du champ de la philosophie de l’action (la définition de l’action intentionnelle, le débat Anscombe-Davidson), les raisons pour l’action étant aujourd’hui un élément-central de la philosophie morale contemporaine. Raz en a donné plusieurs définitions au fil de ses différents écrits, on retiendra celle-ci : « les raisons sont des faits qui plaident en faveur (which constitute a case for) ou en défaveur d’une action ». En ce sens, les raisons sont les faits (des raisons connues tels des faits, ce qu’exprime plus aisément l’anglais « what is the case ») qui tout à la fois guident et justifient l’action : les raisons sont en ce sens normatives, et non purement explicatives, même si leur considération peut également entrer en compte dans l’explication d’une action. Dire qu’un agent a une raison de faire j revient à dire qu’il devrait (ought) faire j. Naturellement, les raisons peuvent entrer en conflit – un même agent peut avoir une raison de faire j et de ne pas faire j –, c’est pourquoi la délibération pratique s’apparente à une pesée des raisons (par exemple une banale liste des pro et contra). La ou les raisons les plus fortes l’emportent – et c’est parce qu’elles peuvent être clairement connues qu’elles peuvent faire l’objet d’une telle mise en balance.
Certaines raisons cependant ne sont pas des raisons de faire ou de ne pas faire j, c’est-à-dire des raisons de premier ordre. Ce sont des raisons d’agir ou de ne pas agir pour telle raison, ce que Raz appelle des raisons de second ordre. Ces raisons ne plaident pas en faveur d’une action en particulier, mais de la prise en compte, ou au contraire de l’exclusion, de certaines raisons. Les « raisons d’exclusion » (exclusionary reasons) sont ainsi des raisons de ne pas agir pour telle ou telle raison.
Les normes (qu’elles soient morales, juridiques, ou autres) sont alors analysées en termes de raisons exclusives. Une norme (ou plutôt, le fait qu’une norme soit édictée ou proférée) est tout à la fois une raison de premier ordre de faire ce que la norme rend obligatoire et une raison d’exclusion visant à exclure de la délibération pratique toute raison qui entre en conflit avec elle. Dans ses écrits subséquents, Raz appellera une telle raison hybride « raison protégée ». Tout l’enjeu de la philosophie du droit de Raz est d’expliquer à quelles conditions on peut affirmer que le droit fournit aux destinataires de ses normes des raisons protégées valides pour l’action, c’est-à-dire des raisons qui justifient que l’on agisse sur leur fondement plutôt qu’en fonction de la pesée des raisons. C’est là tout l’enjeu de la théorie razienne de la normativité du droit, tentant de trouver une voie médiane entre un concept de validité morale du droit qui le jetterait dans les bras du jusnaturalisme et une conception purement sociale de la normativité juridique. C’est en définitive la notion d’autorité du droit, ou plutôt de prétention du droit à l’autorité légitime (voir infra) qui en fournira la formulation principielle.
Il convient surtout de relever l’ubiquité du concept de raison pour l’action dans la pensée de Raz, bien au-delà du seul cadre de la théorie du droit. Ce concept est en effet la clé de voûte de la conception razienne de la raison pratique et de la normativité : « La normativité de tout ce qui est normatif consiste dans la manière dont il consiste en, ou fournit, ou a à voir de quelque autre manière avec, des raisons ». La Raison (avec un grand « r ») n’est alors rien d’autre que la capacité qu’ont les personnes de reconnaître les raisons qui s’appliquent à leur action et aux autres dimensions (épistémique, émotive, etc.) de leur vie et à agir en conséquence.
Autorité légitime
Le concept d’autorité – et, en particulier, d’autorité légitime – est le second concept-pivot de la pensée razienne. Il sert tout à la fois à fonder une théorie de la légitimité politique et à justifier la conception positiviste du droit défendue par Raz. Le point de départ est le défi « anarchiste » lancé par R.P. Wolff dans un ouvrage qui a marqué le début des années 1970. D’après celui-ci, l’autorité implique une abdication du jugement, en ce qu’elle repose sur la renonciation de celui qui y est sujet à peser de façon autonome les raisons qui déterminent et justifient son action. La conception razienne de l’autorité comme « service » tend à montrer que l’autorité – et en particulier l’autorité politique – peut être compatible avec l’autonomie de l’agent. L’autorité n’est légitime que lorsqu’elle fait la médiation entre les personnes et les raisons qui s’appliquent à elles, c’est-à-dire lorsque l’agent est mieux à même de se conformer à la raison et d’agir selon de droites raisons s’il défère aux directives de l’autorité plutôt que s’il tente de déterminer par lui-même quelles sont ces raisons et d’en évaluer le poids. Il y a deux types de situations dans lesquelles une telle hypothèse se réalise : celle où l’autorité alléguée dispose d’une expertise dont ne peut se prévaloir le sujet ; et celle où les individus sont confrontés à un problème de coordination, qui survient lorsque deux ou plusieurs agents ont le choix entre plusieurs actions alternatives, mais que ce choix est déterminé par celui des autres agents.
Cette conception de l’autorité comme service est à l’arrière-plan de toute la philosophie politique de Raz : c’est sur elle que repose la légitimité du pouvoir politique – et non, par exemple, sur la figure du consentement héritée d’une tradition contractualiste que Raz récuse. C’est également parce que l’autorité peut être compatible avec l’autonomie que Raz refuse le credo libéral de la neutralité de l’État. Certes, Raz reconnaît qu’il est certains domaines pour lesquels l’autonomie fait obstacle à une intervention de l’autorité étatique (ou d’ailleurs de toute autorité) dans les choix de l’agent. Mais il est des hypothèses dans lesquelles un État promeut certaines conceptions du bien dans le but de restaurer l’autonomie de l’agent ; celle-ci est le bien principal que la communauté politique doit poursuivre, en décourageant l’individu d’adopter les conceptions qui font obstacle à ce qu’il agisse comme agent rationnel autonome. C’est ce qu’on a appelé le « perfectionnisme libéral » de Raz qui joint, via le concept d’autonomie, la reconnaissance de la valeur morale de la liberté et le refus de la neutralité libérale.
La conception de l’autorité comme service constitue le fondement d’un pan entier de la philosophie politique normative de Raz, mais elle est également la clé de son positivisme en philosophie du droit. Ce dernier se résume dans ce qu’il a appelé la thèse des sources : l’identification de l’existence et le contenu du droit dépend de la considération de ses sources, à l’exclusion de toute autre considération. Or, le positivisme de Raz repose précisément sur le postulat selon lequel le droit prétend nécessairement à l’autorité légitime – une prétention pleinement morale. Le droit prétend à l’autorité légitime, parce que les personnes du droit (les organes, les institutions, les agents publics lato sensu) émettent quotidiennement une telle prétention, ce qui est attesté par l’emploi d’énoncés prescriptifs. Le droit prétend donc, par la voix de ses agents, opérer une médiation entre l’agent et les raisons qui s’appliquent à son action. Cela implique que le droit prétende guider l’action des individus mieux que si ceux-ci effectuent directement la balance des raisons. Il lui serait impossible de prétendre remplir cette fonction si, pour déterminer qu’une directive juridique a été émise et pour en identifier le contenu, ses sujets devaient se reposer sur une pesée des raisons que l’autorité prétend précisément écarter. Je ne puis prétendre à l’autorité sur vous si, lorsque vous me demandez un conseil, je vous réponds : « faites au mieux ». Il en résulte que l’identification de l’existence et du contenu de la règle de droit ne repose pas sur les raisons sous-jacentes à son adoption ou sur le mérite propre de cette règle, mais sur des faits sociaux : les sources du droit.
⁂
La pensée de Joseph Raz est parfois déroutante, souvent subtile et complexe. Le lecteur est déconcerté par une théorie aux airs parfois paradoxaux – un positivisme juridique fondé sur une prétention morale du droit, une théorie de la légitimité de l’intervention de l’État dans les choix des individus fondée sur la valeur intrinsèque de l’autonomie individuelle… Le lecteur échoue à rattacher Raz à une école ou à une doctrine établie, en raison d’un refus assumé des étiquettes – positiviste/non positiviste, internaliste/externaliste quant aux raisons, particulariste ou généraliste moral, etc. Le propos est sinueux, parfois ambigu. On se perd aisément dans les méandres conceptuels qui, au gré des distinctions et des raffinements, aboutissent à la formulation parfois fuyante de la thèse que l’auteur souhaite démontrer. À cela, il convient d’ajouter que le style anglais de Raz n’est pas des plus fluides, ce qui n’a d’ailleurs pas facilité la tâche des traducteurs des textes reproduits dans le présent volume.
Cette difficulté d’accès explique peut-être la relative ignorance dans laquelle Raz est tenu en France, alors même que ses thèses sont discutées, enseignées, critiquées partout dans le monde, bien au-delà du microcosme oxonien entretenu aujourd’hui par ses disciples. C’est pourquoi nous formons le vœu que les articles ici réunis contribuent à susciter l’intérêt pour cette œuvre profonde et pénétrante – et, au-delà, pour la philosophie analytique du droit contemporaine.