Controverses sur la « nature » du droit : Enjeux théoriques et méthodologiques
Nobis ita complectenda in hac disputatione tota causa est uniuersi iuris ac legum… Natura enim iuris explicanda nobis est.
Cicéron, De legibus, I, v
La philosophie du droit semble, ces dernières années, plongée dans d’angoissants abîmes réflexifs. La réflexion théorique et philosophique sur le droit est plus que jamais métathéorique. Alors même que les débats de philosophie du droit « substantielle » – portant sur des questions théoriques du premier ordre – continuent de faire rage, les intenses questionnements méthodologiques, qui sont en passe de devenir un genre littéraire à part entière, menacent d’ébranler l’édifice. Certains auteurs en viennent à douter de l’intérêt même de la philosophie du droit, créant un sous-genre intéressant, la métaphilosophie nihiliste.
Les questionnements méthodologiques ne sont pas nouveaux. On a pu, à plusieurs reprises parler de « tournant méthodologique » de la philosophie du droit. Un précédent « tournant » a ainsi porté sur le caractère descriptif de la théorie du droit telle qu’elle est pratiquée par la plupart des disciples de Hart. Les positions de Dworkin, dans le débat qui l’opposa à celui-ci, ainsi que les thèses – très différentes entre elles – de John Finnis et Stephen Perry, étaient venues jeter un doute sur la viabilité de l’entreprise d’une philosophie du droit descriptive, exempte de tout élément normatif ou évaluatif. Ce débat méthodologique était relativement aisé à cerner, car les diverses positions se distribuaient assez aisément, du moins en apparence, selon l’axe positiviste/non positiviste. Certes, il existe plusieurs positivismes, et il convient de distinguer entre un positivisme substantiel et théorique (relatif à l’objet de l’étude, ici une thèse sur la nature du droit et de la validité juridique) et un positivisme méthodologique qui assigne, précisément, à la philosophie du droit une tâche descriptive et/ou conceptuelle. Tous les positivistes n’adhèrent pas à la thèse méthodologique, mais les doutes sur la valeur descriptive de la théorie du droit ont généralement été articulés dans le cadre d’une attaque contre le positivisme en général. Le débat méthodologique est ainsi venu se greffer sur une controverse plus générale et plus large, qu’il a assez largement parasitée. Il s’est cependant progressivement tassé, au gré de concessions parfois importantes.
C’est un nouveau tournant méthodologique que le présent article se propose d’étudier, à partir des travaux de Joseph Raz et des critiques auxquelles ils ont donné lieu. Les philosophes du droit, au premier rang desquels Raz, assignent souvent à leur discipline la tâche de déterminer ce qu’est la « nature » du droit. Cette entreprise peut typiquement s’entendre de deux manières. Prise dans une acception faible, l’expression « la nature de X » signifie, de manière générale et vague, « ce en quoi X consiste » : lorsqu’à l’issue d’une controverse j’informe les plaideurs de ce que je ne saisis pas bien la nature de leur désaccord, j’indique simplement ne pas savoir ce en quoi ce désaccord consiste, ou ce sur quoi il porte. Prise dans une acception forte, « la nature de X » est, à bien des égards, synonyme de « l’essence de X » : la nature du droit n’est, dans cette hypothèse, rien d’autre que l’ensemble des propriétés essentielles du droit, c’est-à-dire des propriétés qui font que le droit est tel qu’il est et sans lesquelles le phénomène étudié ne serait pas du droit. Or, si la philosophie du droit se donne pour objet d’élucider la nature du droit au sens fort, c’est-à-dire de déterminer les propriétés essentielles du droit, elle s’expose de façon assez explicable à l’accusation d’essentialisme : de quel droit le théoricien du droit hypostasierait-il de telles propriétés essentielles alors que son objet ne s’y prête pas ? Le droit est un phénomène social et contingent dont la configuration dépend de pratiques et de conceptions humaines mouvantes : est-il seulement possible d’envisager des propriétés essentielles d’un phénomène social essentiellement contingent et mouvant ?
C’est cette querelle de l’essentialisme dont le présent article se donne pour but d’étudier certains aspects. Elle est plus difficile à appréhender que la précédente controverse méthodologique relative à la fonction normative ou évaluative de la théorie du droit. En effet, elle transcende à bien des égards l’opposition entre positivistes et non positivistes : les partisans d’une acception forte de la notion de « nature du droit » sont tantôt positivistes, tantôt non (voire anti) positivistes. Il en va sensiblement de même l’autre camp. Il s’agit d’un désaccord profond sur la nature de la philosophie du droit comme discipline heuristique et viable.
Il faudrait cependant se garder de concevoir ce débat comme une querelle purement méthodologique, ou plus largement, métaphilosophique. La réponse que l’on apporte à la question de la nature, du but et de la viabilité de la philosophie du droit est souvent déterminée par l’image qu’on se fait du droit lui-même : elle dépend donc de considérations philosophiques substantielles sur le droit. Par exemple, Frederick Schauer, l’un des meneurs du camp « anti-essentialiste », souhaite remettre sur le devant de la scène théorique la fonction que remplit la coercition en droit, fonction qui, selon lui, a été négligée, étant tenue pour « non essentielle » par beaucoup de théories du premier ordre bâties, à l’en croire, selon une conception essentialiste. De manière générale, le parti pris méthodologique adopté dépend, au moins en partie, d’une certaine conception du droit lui-même, ce qui est, à bien des égards, inévitable. C’est pourquoi il conviendra, autant que faire se peut, de distinguer les enjeux théoriques et les aspects métaphilosophiques soulevés par les controverses sur la « nature du droit ».
La littérature sur toutes ces questions est très vaste et elle semble croître de manière exponentielle. Le propos qui suit ne se veut donc pas exhaustif. Il portera tout d’abord sur une conception très subtile de la méthodologie de la philosophie du droit, celle de Joseph Raz. Celui-ci développe une théorie qui, pour pouvoir être qualifiée « d’essentialiste », n’en est pas moins très attentive au fait que notre concept de droit est situé dans le temps et dans l’espace. Après une présentation des principales thèses de la métaphilosophie razienne (I), on tentera de la soumettre à une double critique interne, portant, d’une part, sur la notion exacte de « nature » qui est mobilisée (II) ainsi que sur la méthode exacte que Raz entend promouvoir (III). Enfin, on envisagera certaines critiques adressées généralement au postulat selon lequel le droit aurait des propriétés essentielles et/ou nécessaires (IV). La conclusion générale (V) se veut sceptique.
I. L’essentialisme contrarié de Joseph Raz
Joseph Raz a très tôt exprimé l’opinion selon laquelle la philosophie du droit avait pour tâche de déterminer les propriétés « nécessaires » ou « essentielles » du droit. Ainsi, dans son article de 1975, « The Institutional Nature of Law », fait-il reposer sur ce point la distinction entre la philosophie et la sociologie du droit :
Celle-ci est concernée par le contingent et le particulier, celle-là par le nécessaire et l’universel. Tandis que la sociologie du droit offre une quantité d’informations détaillées et d’analyses des fonctions du droit dans des sociétés données, la philosophie du droit, pour sa part, doit se contenter des quelques caractères que tous les systèmes juridiques possèdent nécessairement.
Ce postulat est partagé par un grand nombre de théoriciens du droit aujourd’hui, dont certains – mais pas tous – peuvent être décrits comme se situant dans la « mouvance razienne ». Ainsi Julie Dickson écrit :
Par « nature du droit » j’entends les propriétés essentielles que tout ensemble donné de phénomènes doit posséder pour être du droit. La tâche de la théorie analytique du droit, par conséquent, est de rechercher et d’expliquer ce que sont ces propriétés qui font du droit ce qu’il est.
Scott Shapiro affirme que « quand on se demande ce qu’est la nature du droit, on veut savoir quelles sont les propriétés que le droit possède nécessairement en tant que droit (in virtue of being an instance of law) ». John Gardner quant à lui écrit :
Les spécialistes des sciences sociales (sociologues, anthropologues, psychologues sociaux…) étudient les traits contingents et variables […] de la civilisation humaine, dont, entre autres choses, la variété étonnante des systèmes normatifs institutionnels comme non institutionnels […]. Les philosophes étudient, entre autres choses, la nécessité éternelle de toute cette contingence.
Raz part de ce postulat, mais en tire une réflexion métathéorique profonde qui tente d’échapper au soupçon d’arbitraire qui pourrait à bon droit peser sur une telle entreprise. Cette réflexion a été principalement élaborée dans quatre articles parus dans les années 1990 et 2000. Elle repose sur deux dialectiques parallèles : celle de la nature et du concept de droit (A) et celle de l’universel et du particulier (B).
A. Nature et concept
Selon Raz, une théorie du droit au sens strict est une théorie de la nature du droit. Elle consiste donc en des vérités nécessaires, « car seules des vérités nécessaires sur le droit révèlent la nature du droit ».
Pour être couronnée de succès, elle doit « satisfaire deux critères : tout d’abord, elle doit consister en propositions sur le droit qui soient nécessairement vraies ; ensuite ces propositions expliquent ce qu’est le droit ». Ces deux critères ne sont pas identiques. Une proposition nécessairement vraie sur le droit n’en explique pas forcément la nature ; elle peut être triviale, ou dénuée d’intérêt. La question est donc de savoir comment le théoricien du droit parvient à déterminer les propriétés du droit qui lui sont essentielles, c’est-à-dire celles sans lesquelles le droit ne serait pas ce qu’il est.
Il semble que le moyen le plus simple d’y arriver soit de bâtir une théorie du concept de droit. Après tout, l’ouvrage fondateur de la philosophie du droit de la seconde moitié du xxe siècle s’intitule bien The Concept of Law, et le premier ouvrage publié de Raz lui-même, issu de sa thèse, s’intitule The Concept of a Legal System. Cela pose le problème de savoir ce sur quoi, au juste, porte la théorie du droit : la nature du droit ou le concept de droit ? Cette question n’est pas de pur pinaillage et Raz consacre un certain nombre de développements à la distinction entre le concept de X et la nature de X. De fait, l’articulation de la nature et du concept, ce que Hillary Nye, dans un article récent, a appelé le « Concept-Nature Nexus », n’est pas soulever d’importantes difficultés.
1. Possession, maîtrise et explication des concepts
Selon Raz, les concepts sont des entités intermédiaires entre les mots et le monde. Ce ne sont ni des unités sémantiques – des significations de mots –, ni des entités du monde (Raz n’adopte pas un platonisme des concepts). À vrai dire, Raz n’est pas très disert sur la nature exacte des entités qu’il identifie sous la catégorie de concepts. Il admet volontiers que l’image d’entités intermédiaires entre les mots et le monde soit une simple métaphore. De fait, il s’agit moins de réaliser une étude d’ontologie des concepts que d’analyser ce que veut dire « maîtriser », « expliquer » ou « posséder » un concept.
Ainsi, comprendre un concept n’est pas comprendre la signification du mot correspondant. Certes, nous ne pouvons expliquer un concept – en communiquer l’intension à autrui – qu’au moyen du langage. Pour expliquer ce qu’est le concept de droit, je dois bien, dans les cas typiques, utiliser le mot « droit », et supposer que mon interlocuteur en maîtrise la signification, ou une partie de la signification. Cependant, on peut comprendre le concept de droit sans avoir dans son vocabulaire le mot « droit » – par exemple, parce que le langage que l’on parle ne possède pas ce mot. On pourrait imaginer que le mot « droit » en français n’ait que l’acception de « droit subjectif » (right) et non le sens de « système juridique » (law). Et il y a une infinité de nuances sémantiques entre l’anglais « law » (qu’utilise Raz) et le français « droit » (qu’utilise l’auteur du présent article). Cela n’empêche pas (selon Raz) que les locuteurs francophones et anglophones puissent partager le même concept de droit.
Selon Raz, lorsque les philosophes offrent une explication du concept de X (le concept d’esprit chez Ryle, le concept de droit chez Hart), ils souhaitent généralement offrir une explication de X, c’est-à-dire de la nature de X. Raz reconnaît certes que la méthode classique d’analyse conceptuelle qui s’est élaborée sous l’empire de la philosophie du langage ordinaire part des mots pour arriver au monde : selon la formule célèbre d’Austin, reprise par Hart, « une conscience plus affinée des mots peut nous permettre d’affiner notre perception des phénomènes ». Cependant, Raz souligne avec force que le but de l’analyse conceptuelle hartienne n’est pas l’établissement d’une définition du mot « droit » : lorsque Hart affirme que le droit est un système de règles primaires et secondaires, doté d’une règle de reconnaissance reconnue comme obligatoire par les agents publics (officials), dont, principalement, les juges, une telle « définition » n’est pas de celle que l’on trouve dans un dictionnaire. Par conséquent, même si on prête à Hart la méthode d’analyse conceptuelle des penseurs oxoniens de son époque, celle-ci vise bien in fine à une compréhension du phénomène juridique, i. e. de la nature du droit : comprendre le concept de droit, c’est comprendre ce qu’est le droit.
Pour Raz, cependant, tracer une telle équivalence est aller trop vite en besogne. Certes, il admet qu’une maîtrise complète du concept de X revient à « connaître toutes les caractéristiques nécessaires » de X. En ce sens, maîtriser complètement le concept de X revient à connaître la nature de X. Cependant, il y a plus et autre dans l’explication d’un concept que l’explication des conditions de maîtrise parfaite du concept. La maîtrise d’un concept est, de fait, susceptible du plus et du moins. Il convient de distinguer la maîtrise du concept de sa simple possession. Nous avons tous une possession, même minimale, du concept de droit : nous savons que le droit comporte des tribunaux, des institutions, des règles, des contrats, un langage ésotérique, des coutumes vestimentaires archaïques, etc. Ces traits que nous prêtons au droit sont loin d’être tous des traits essentiels ou nécessaires. Mais les conditions d’une possession minimale du concept font partie de l’explication du concept : le concept est un objet d’étude sui generis. La possession d’un concept est plus large, et requiert une explication plus détaillée, que la maîtrise complète de ce dernier. À supposer que le Concept de droit de Hart soit une théorie vraie de la nature du droit, il en résulterait que Hart avait la maîtrise complète du concept de droit ; il n’en résulte cependant pas que l’homme de l’omnibus de Clapham, qui n’a jamais conçu le droit en termes de règles primaires et secondaires, n’a aucune possession du concept de droit. Il en a sans doute une possession minimale, ce qui le distingue d’un individu (par exemple appartenant à une tribu amazonienne) qui n’aurait aucun concept de droit. Les explications « ordinaires », i. e. non théoriques, des concepts ne sont pas dénuées de pertinence ; elles sont cependant nécessairement plus vagues et plus incomplètes que les explications théoriques.
Comme l’a affirmé Raz dans « Two Views of the Nature of the Theory of Law », posséder un concept revient à « savoir comment l’utiliser dans des circonstances normales ». Autrement dit, cela revient à « posséder les règles qui déterminent des critères pour leur usage correct ». Ces règles sont nécessairement partagées au sein d’une communauté culturelle ou linguistique déterminée. Cela ne veut pas dire que chaque individu de cette communauté dispose d’une maîtrise complète de ces règles.
2. Dialectiques de la nature et du concept (du droit)
L’explication du concept de droit est donc nécessairement plus riche que l’explication de la nature du droit : expliquer ce que connaît celui qui maîtrise complètement le concept revient certes à expliquer la nature de ce dont le concept est le concept. Mais cela n’épuise pas l’analyse de ce qu’est le concept, c’est-à-dire de ce que veut dire, pour le sujet connaissant, posséder, même minimalement, le concept en question.
Il demeure que notre seule « porte d’accès » à la nature du droit ne peut être que celle de l’étude du concept de droit. Expliquer un concept C, c’est, au moins en partie, expliquer ce dont il est le concept, soit la nature de l’objet X dont C est le concept. Cela n’épuise pas l’explication du concept C, mais cela en fait assurément partie. Même si Raz admet que la possession minimale du concept traduit une aptitude du sujet épistémique à la maîtrise de ce concept, il demeure que l’explication philosophique du concept vise à la connaissance de l’objet. Le philosophe souhaite faire progresser sa compréhension du concept en déterminant les traits essentiels et nécessaires de l’objet du concept. Cela n’implique en rien qu’il puisse arriver jamais à l’unique explication vraie du concept, car pour un même concept plusieurs explications alternatives sont possibles, le caractère adéquat de l’explication s’analysant également à l’aune de critères pragmatiques.
Si on s’en tient là, il apparaît que le théoricien du droit tente de développer une maîtrise aussi complète que possible du concept de droit afin d’en donner une explication qui mette en lumière les propriétés nécessaires et essentielles du droit – et qui en constituent la nature. Le problème, comme Raz l’a lui-même fait remarquer, est que le concept de droit n’est pas le concept d’un natural kind, tel qu’H2O. Comme l’affirme Raz dans un texte plus ancien, « Authority, Law and Morality »,
… contrairement à des concepts comme « masse » ou « électron », « le droit » est un concept dont les individus usent pour se comprendre eux-mêmes. Nous ne sommes pas libres de choisir n’importe quel concept pourvu qu’il soit fécond. La tâche majeure de la théorie du droit est d’augmenter notre compréhension de la société en nous aidant à comprendre comment les gens se comprennent eux-mêmes.
De la même manière, dans « Can There Be a Theory of Law? », Raz maintient que des considérations « telles que la fécondité théorique, la simplicité de la présentation […], l’élégance » sont étrangères au succès de l’entreprise. Le concept de droit n’est pas stipulé par le philosophe du droit. « C’est un concept enraciné dans l’auto-compréhension de notre société… Dans une large mesure lorsque nous étudions la nature du droit, nous étudions la nature de notre propre auto-compréhension ».
Le concept de droit n’est donc pas tout à fait comme le concept d’H2O, dont l’usage social n’est pas réflexif. Le concept de droit est contingent et réflexif. Il n’est en définitive que notre concept de droit : il est susceptible de changements selon le temps et l’espace, parce que la manière dont une société se comprend est susceptible de tels changements. Ici Raz est confronté au dilemme suivant : si la maîtrise complète du concept est identique à la connaissance des propriétés essentielles de ce dont il est le concept, l’impermanence du concept de droit (le fait que la maîtrise complète du concept en t1 ne soit pas identique à la maîtrise complète du concept en t2) semble obérer l’existence de propriétés essentielles du droit. Si l’accès à la nature essentielle du droit se fait par l’explication de concepts impermanents, le théoricien se retrouve confronté à une tâche impossible. C’est pourtant ce que Raz s’attache à réfuter : « tenter d’établir les traits essentiels et universaux du droit ne devrait pas être confondu avec une adoration de la permanence ». La raison en est qu’il est sans doute impossible de faire le tour des propriétés essentielles du droit.
On aurait tort de penser que [la théorie du droit] s’efforce d’arriver à l’énonciation exhaustive des propriétés essentielles du droit. […] L’étude de la théorie du droit ne peut jamais être achevée car la liste des propriétés essentielles du droit est indéfinie.
En ce sens, le théoricien procède en examinant les propriétés sélectionnées par « son » concept de droit, c’est-à-dire le concept de droit élaboré par la culture à laquelle il appartient, et il tente de l’améliorer. En améliorant notre compréhension de la nature du droit, on améliore également notre concept de droit.
Dans certains passages, Raz semble aller plus loin. Il affirme ainsi que « lorsque le droit existe dans un pays dont la population possède le concept de droit, il devient pertinent de chercher à connaître si le droit est affecté par son concept ». La question est ainsi de savoir si le concept de droit peut modifier la nature du droit. C’est une piste intéressante, mais dont la fécondité est obérée par les autres parti pris de Raz : en effet si, comme Raz l’affirme, le droit existe que nous en ayons le concept ou non (ce en quoi il n’est pas différent d’H2O), il devient difficile de voir comment un concept contingent de droit pourrait en modifier la nature essentielle ou éternelle. Arie Rosen a récemment exploré cette piste laissée en friche par Raz, en faisant du droit un interactive kind, dont la nature est modifiée par le concept. Une telle vue ne semble en tout cas pas pouvoir être attribuée à Raz.
Le point important demeure le double caractère, réflexif et contingent, du concept de droit. Cette contingence – que Raz n’identifie pas comme telle, mais qui se rattache à son particularisme des concepts – explique que le concept de droit ne puisse s’identifier à la nature du droit, qui est, elle, composée de propriétés nécessaires ; mais le caractère réflexif du concept de droit suppose qu’il ne fait pas sens de rechercher la nature du droit sans se demander comment la société le conçoit – à des degrés divers de maîtrise du concept. Dans cette perspective, Raz doit supposer que le concept de droit, bien que possédé à des degrés divers par les membres de la société, soit suffisamment stabilisé à un moment donné pour pouvoir faire l’objet d’une explication rationnelle. Il ne s’agit pas d’un concept « essentiellement contesté », ou d’un concept au sujet duquel les désaccords théoriques sont irrémédiables. Comme on le verra dans la deuxième partie de cet article, Raz entend ainsi réfuter l’argument dworkinien de l’aiguillon sémantique en montrant que l’existence – à supposer qu’elle soit avérée – de désaccords théoriques sur le concept de droit ne remet pas en cause l’existence d’un concept partagé de droit doté de propriétés stables.
B. L’universel et le particulier
1. « Notre » concept
Il demeure que le concept de droit est notre concept : c’est le concept que nous, occidentaux du début du xxie siècle, utilisons quotidiennement. Lorsque, par exemple, le professeur de droit international se demande si les normes de soft law sont du droit, il ne se pose pas uniquement la question du quid juris, par exemple la question de savoir si les normes en question sont rattachables à des sources qui lui confèrent la validité juridique ; il se pose la question de savoir s’il y a là du droit (quid jus ?), c’est-à-dire si le concept de droit peut être employé pour dénoter de tels arrangements normatifs. Nous mobilisons quotidiennement, parfois inconsciemment, notre concept de droit pour marquer la démarcation du droit et du non-droit.
Ce concept de droit que nous utilisons est déterminé dans le temps et dans l’espace. Le type d’interrogations que peut nourrir l’internationaliste susmentionné n’aurait sans doute pas pu exister à l’époque d’Hammourabi ou de Justinien, car notre concept de droit s’est modifié. Notre concept de droit est susceptible de varier non seulement dans le temps, mais dans l’espace : notre concept de droit n’est pas partagé partout, car l’existence d’un concept de droit dans une société donnée dépend de déterminations culturelles spécifiques. Raz est cependant assez vague sur les limites spatiales des aires culturelles pertinentes. L’homme occidental possède un concept de droit, mais celui-ci pourrait se fragmenter à son tour : le concept « continental », « romano-germanique » de droit pourrait être différent du concept « anglo-saxon », « de common law ». Dans une telle optique, la classification des familles de droit en droit comparé pourrait devenir une comparaison des concepts de droit propres à chaque aire géographique. En insistant sur le caractère géographiquement culturellement situé de notre concept de droit, Raz s’expose au risque de dissoudre le concept de droit en une myriade de concepts de droit correspondant chacun à une culture spécifique. L’idée selon laquelle « notre » concept de droit serait, de manière générale et vague, le concept « occidental » de droit ne fait en définitive l’objet d’aucune justification, non plus que la présupposition implicite d’un substrat culturel commun à l’ensemble des sociétés occidentales.
Raz part néanmoins du postulat d’un tel substrat commun, d’un concept partagé à assez grande échelle – celle de l’Occident. Un tel concept est contingent. Selon la formule de Raz, notre concept est particulariste (parochial). Il n’est pas universellement partagé ; certaines cultures ne possèdent pas notre concept de droit. Ce constat semble vouer à l’échec la prétention universaliste de la théorie du droit telle que la conçoit Raz, c’est-à-dire la prétention visant à bâtir une théorie applicable à l’ensemble des systèmes juridiques du monde, voire à l’ensemble des systèmes juridiques concevables. Chaque concept de droit détermine les propriétés pertinentes du phénomène qu’il désigne, de sorte qu’avec l’universalisme, c’est l’essentialisme qui devrait être abandonné. Selon cet argument, toute théorie est nécessairement aussi particulariste que le concept qu’elle prend pour objet : le phénomène juridique est tout aussi contingent que le concept qui le désigne et qui en détermine les propriétés pertinentes. C’est cette objection que Raz prétend à son tour réfuter.
2. Concept particulier, théorie universelle
Un élément important de la réponse de Raz tient en une forme d’externalisme des concepts à certains égards proche de – mais pas identique à – l’externalisme sémantique professé par Putnam et d’autres dans les années 1970. L’idée centrale développée par Raz est que la formation du concept de droit se fait au contact d’un certain type d’institution sociale, au sujet de laquelle les membres de la communauté concernée développent un concept de droit. De la même manière, les locuteurs au contact du liquide composé d’H2O forment un mot pour désigner ce liquide, le mot « eau ». L’eau, c’est-à-dire la substance composée de deux atomes d’hydrogène pour un atome d’oxygène, existe indépendamment du fait que les locuteurs forment le mot « eau » ; les locuteurs qui emploient le terme « eau » ne savent pas nécessairement que ce qu’ils dénotent par ce terme est une substance composée d’H2O.
Le droit, quant à lui, existe selon Raz indépendamment du concept que s’en forment les gens. Une société peut être régie par des institutions juridiques (un législateur, des juridictions, etc.) sans avoir pour autant le concept de droit, ou en ayant un concept de droit différent du nôtre. Et par ailleurs, il est possible à quelqu’un qui serait dans l’état de nature de posséder le concept de droit, de la même manière que quelqu’un qui n’a jamais bu d’eau pourrait très bien avoir le concept d’eau – de la même manière que l’on pourrait imaginer une tribu qui, bien qu’en contact permanent avec de l’eau, n’aurait pas formé de concept spécifique d’eau.
Ce que Raz souhaite ainsi démontrer, c’est que bien que notre concept de droit soit particulariste, la théorie du droit n’est pas particulariste ; au contraire elle est nécessairement universaliste. Elle s’applique à l’ensemble des institutions sociales susceptibles d’être qualifiées de systèmes juridiques (selon notre concept de droit), que la société où ces institutions émergent possède ou non un concept de droit. Il peut naturellement exister des sociétés sans droit, par exemple des sociétés ne disposant que de ce que Hart a appelé un système de règles primaires. En revanche toutes les sociétés disposant d’un droit ne possèdent pas nécessairement le concept de droit – et encore moins notre concept de droit.
L’idée selon laquelle une société pourrait être dotée d’un système juridique et ne posséder aucun concept de droit a de quoi surprendre. Après tout le droit est, contrairement à « eau », qui est un natural kind, un artefact de l’esprit humain. Bâtir un système juridique suppose un ensemble de représentations partagées. Si l’on suit Raz lui-même, l’existence ou l’absence du mot « droit » ou d’un analogue ne nous renseigne qu’imparfaitement sur l’existence ou l’absence d’un concept de droit. Une société peut avoir le concept de droit sans avoir le mot « droit », mais avoir un concept de droit semble en revanche nécessaire pour expliquer que cet ensemble de règles et d’institutions façonnées par l’esprit humain soit tel qu’il est. Pour Raz, cependant, la conscience d’être gouverné par des règles juridiques n’est pas nécessaire pour qu’il y ait un système juridique. Tout au plus faut-il avoir conscience d’être guidé par des règles, car on ne saurait être guidé par des règles sans avoir conscience de ce qu’elles sont des règles. Un système juridique où les individus n’auraient pas le concept de règle serait difficilement concevable. En revanche, on peut, selon Raz, tout à fait concevoir un système juridique dont les membres n’auraient pas de concept de droit, ou de validité juridique des règles. Il en résulte qu’une théorie de la nature du droit peut s’appliquer à des systèmes différents de ceux qui ont vu naître « notre » concept de droit.
La théorie du droit est donc à la fois particulariste et universelle. Elle est particulariste, car elle prend pour point de départ « notre » concept de droit. Elle est universelle, car elle s’applique à tout droit, où qu’il se trouve. Naturellement, Raz est conscient du risque de distorsion qu’un tel parti pris entraîne. Lorsqu’une société dispose d’un concept de droit, cette auto-compréhension modifie nécessairement certains traits du système juridique qu’elle bâtit. « Les pratiques et les institutions sont en partie modelées par la manière dont elles sont comprises par ceux dont elles sont les pratiques et les institutions. » C’est pourquoi il semble problématique d’appréhender le droit d’une théocratie autoritaire, par exemple, au moyen de notre seul concept de droit. Nous devons prendre en compte le concept de droit partagé par les membres de cette société afin de déterminer ce qui, dans notre propre concept, désigne des propriétés universellement partagées (par exemple, chez Raz, la prétention du droit à l’autorité légitime) et ce qui, au contraire, n’est pas susceptible d’une telle application universelle (par exemple la centralité de la rule of law ou de l’État de droit dans notre compréhension du droit). Ainsi, la théorie du droit améliore notre concept de droit en même temps qu’elle élucide les propriétés essentielles de la nature du droit.
Raz semble constamment osciller entre deux aspects du particularisme du concept de droit, ce qui n’est pas sans incidence sur le succès de son entreprise. Un premier aspect tient à l’origine du concept, un second aspect tient à son contenu. En premier lieu, le concept de droit est particulariste parce que toutes les sociétés dotées d’un système juridique ne le possèdent pas (ni, a fortiori, ne le maîtrisent). Autrement dit, il est particulariste car il trouve son origine dans telle société, et pas dans telle autre. Ainsi, on pourrait supposer qu’un unique concept de droit soit partagé par un grand nombre de sociétés humaines, mais pas par toutes : cela en ferait un concept particulariste dès lors que ce concept trouve son origine et existe dans certaines sociétés et dans certaines cultures, mais pas dans toutes. En ce sens « particulariste » veut dire : « non universellement partagé ». En ce premier sens, le particularisme du concept de droit n’est naturellement pas incompatible avec l’universalisme de la théorie du droit qui part du concept pour déterminer les propriétés essentielles du droit (à supposer qu’elles existent, ce que l’on admet arguendo). De la même manière, le fait qu’une peuplade vivant dans une zone désertique ne possède pas le concept d’eau (mais, disons, le concept de boisson) – et que par conséquent notre concept d’eau soit particulariste en ce premier sens – ne fait pas obstacle à ce que nous puissions élaborer les propriétés essentielles de l’eau.
En un second sens, le concept est particulariste dans la mesure où son contenu est informé par une culture spécifique. C’est ce que Raz reconnaît lorsqu’il affirme que les concepts sont susceptibles de varier dans le temps et dans l’espace, et, de surcroît, que le droit (les pratiques et institutions désignées par le concept de droit) est lui-même en partie informé par le concept qu’on en a. Ce particularisme en un sens plus fort semble rendre l’idéal d’une théorie universaliste plus problématique, dès lors qu’on admet le postulat selon lequel le concept de droit est la porte d’accès à une élucidation de la nature du droit. Il y a à cela deux raisons. En premier lieu, les concepts de droit d’une société A et d’une société B peuvent être conflictuels et retenir des propriétés essentielles très différentes, voire contradictoires. Si tel est le cas, il semble difficile de bâtir une théorie universaliste en prenant pour point de départ « notre » concept de droit : une telle théorie serait nécessairement elle-même particulariste. En second lieu, si l’on admet que le concept de droit partagé dans une société informe le droit de cette société, et si l’on admet qu’il peut y avoir plusieurs concepts différents – voire opposés – de droit, alors il faut bien se résoudre à l’idée qu’il y ait plusieurs types de « droits » différents. L’universalisme de la théorie serait ici rendu impossible non pas uniquement parce le concept est particulier, mais parce que la nature du droit est particulière à chaque culture. Certes, on pourrait encore parler de propriétés essentielles (à tel type de droit), mais on ne pourrait plus parler de théorie universelle.
Raz consacre certains développements à désamorcer de telles objections. Par exemple il affirme que notre concept de droit a évolué au cours des siècles pour « devenir de plus en plus inclusif et de moins en moins particulariste ». Il écrit par ailleurs que le (notre) concept de droit est un « bridge-building concept », qui s’applique aux autres cultures tout autant qu’à la nôtre. Il ne justifie pas cependant cette assertion autrement que par « la centralité du droit dans notre vie sociale ». Le fait que le droit existe dans des sociétés qui ne possèdent pas le concept de droit permet à Raz de conclure qu’il s’agit d’un « culture-transcending concept », même si, derechef, il ne justifie pas ce qui fait de notre concept (plutôt que le concept babylonien de −1750 ou le concept saoudien) un tel concept susceptible de transcender les cultures : après tout rien n’empêche que notre concept soit erroné ou partial et qu’en réalité le concept partagé par une autre culture soit à plus apte que le nôtre à déterminer les propriétés essentielles de notre droit…
⁂
II. Ce qui fait une « nature » : propriétés essentielles, nécessaires, importantes, universelles
Jusqu’ici on a, sauf exceptions, employé de manière interchangeable les expressions « propriétés essentielles », « nécessaires », « universelles ». Il en va ainsi, car Raz les emploie de la sorte. Il écrit ainsi :
… l’universalité des thèses de la théorie générale du droit résulte du fait qu’elles prétendent être des vérités nécessaires […]. Dans la mesure où la théorie générale du droit porte sur la nature du droit, elle s’efforce d’élucider les traits essentiels du droit, c’est-à-dire les traits que tout système juridique possède du seul fait qu’il est juridique.
Cette désinvolture (non seulement terminologique, mais conceptuelle) est assumée. Ainsi Raz écrit-il au début de « On the Nature of Law » : « je n’explorerai pas la question de savoir de quel type de nécessité il s’agit » ; et dans « Can There Be a Theory of Law? », il envisage trois types d’impossibilité – « métaphysique », « conceptuelle » et « factuelle » – tout en indiquant ne pas avoir de réponse à la question de savoir quelle notion est pertinente pour sa propre entreprise.
Il semble cependant nécessaire d’établir un certain nombre de distinctions, fussent-elles stipulatives, afin de clarifier ce en quoi consiste cette « nature » que l’on cherche à élucider. On envisagera ainsi la question de savoir si les propriétés nécessaires sont nécessairement essentielles (A), si elles sont toutes intéressantes (B) et si une propriété essentielle est nécessairement universelle (C).
A. L’essentiel et le nécessaire
Les propriétés essentielles d’une entité sont celles que toute instance de l’entité doit avoir si elle est une telle entité. Ces propriétés s’opposent à celles qui sont purement accidentelles, que l’entité a peut-être actuellement, mais qu’elle pourrait fort bien ne pas posséder.
Partant d’une telle définition, il est naturel de traiter comme synonymes les expressions « propriétés essentielles » et « propriétés nécessaires ». Un pan entier de la logique modale a tendance à traiter ces expressions comme définitionnellement équivalentes. On a coutume de faire remonter à un article de G.E. Moore une telle définition. Moore définit en effet ce qu’il appelle les « propriétés relationnelles internes » (c’est-à-dire celles qui sont dans une relation « interne » à l’objet, qui en constituent l’essence) de la manière suivante : la propriété P est une propriété interne de A si et seulement si pour tout x, alors il s’ensuit nécessairement de x=A que Px. Pour le dire autrement : P est une propriété essentielle de A si et seulement si tout ce qui est identique à A possède, dans tous les mondes possibles, la propriété P. Attribuer à un objet une propriété essentielle c’est donc lui attribuer une propriété que cet objet a nécessairement, et vice versa.
Une telle interprétation de ce qu’est une propriété essentielle semble, de prime abord, plutôt intuitive. Une propriété est essentielle à un objet quelconque si l’objet ne peut être tel qu’il est si cette propriété lui fait défaut. Être composé d’H2O est une propriété essentielle de l’eau dès lors qu’il n’existe aucun monde possible accessible au nôtre dans lequel l’eau n’est pas composée d’H2O. Il est donc nécessaire pour tout x que si x est de l’eau, x soit composé d’H2O. Toutes les propriétés essentielles sont donc des propriétés nécessaires. Cependant Kit Fine a montré que la converse n’était pas vraie. Une propriété nécessaire de A n’est pas nécessairement une propriété essentielle. Ainsi, il est nécessaire que Socrate appartienne au singleton Socrate (c’est-à-dire à l’ensemble dont le seul membre est Socrate) : il n’y a pas de monde possible où Socrate n’appartienne pas à l’ensemble Socrate. Ou encore, il est nécessaire que Socrate et la tour Eiffel soient distincts. Cependant les propriétés « appartenir au singleton Socrate » ou « être distinct de la Tour Eiffel » ne sont pas des propriétés essentielles de Socrate. On ne saurait dire que ces propriétés appartiennent à l’essence de Socrate.
Il y a donc des propriétés nécessaires qui ne sont pas essentielles. Raz lui-même, on l’a vu, en est conscient, lorsqu’il affirme par exemple que c’est une vérité nécessaire que le droit ne peut pas tomber amoureux ou qu’il ne peut pas commettre de viol. Rechercher les propriétés essentielles de X ce n’est donc pas uniquement rechercher les propriétés dont X ne saurait être dépourvu sauf à ne pas être X, c’est rechercher les propriétés qui font que X est X plutôt que Y. Ainsi, si le droit pouvait (conceptuellement) commettre un viol, il ne serait pas le droit : il appartiendrait au type d’objets dont on prédique ordinairement la propriété « capable de commettre un viol ». Mais cette propriété n’est pas une propriété essentielle du droit dans la mesure où le droit partage la propriété « incapable de commettre un viol » avec de très nombreuses autres entités (une table quelconque, le chiffre 7, l’orme qui est planté dans le jardin de mon grand-père, etc.). Ce que nous recherchons, ce sont les propriétés qui font que le droit est ce qu’il est plutôt qu’une autre chose : nous recherchons donc les propriétés qui confèrent au droit son identité.
Il convient de remarquer que ces propriétés nécessaires le sont en raison de l’essence de l’objet. C’est parce que le droit est tel qu’il est qu’il s’ensuit nécessairement de ce qu’il est qu’il ne peut pas commettre de viol, etc., tout simplement parce qu’une institution sociale n’est pas un type d’objet dont il est possible de prédiquer qu’il peut commettre un viol (pour le dire rapidement, en supposant qu’il soit de l’essence du droit d’être une institution sociale). Il convient cependant de distinguer entre les propriétés essentielles qui font du droit ce qu’il est et les propriétés qui découlent nécessairement de ce que le droit est tel qu’il est.
C’est ce qui a amené Scott Shapiro à distinguer entre deux manières d’étudier la nature de X en général et du droit en particulier. Rechercher la nature d’une entité revient, selon lui, à répondre à deux questions. La première est la question de l’identité : qu’est-ce qui fait que X est X et non Y ou Z ? La seconde question est celle de l’implication : quelles sont les propriétés qui découlent nécessairement du fait que X est X (quand bien même il partagerait ces propriétés avec Y et Z) ? Ainsi, Shapiro répond à la question de l’identité du droit de la manière suivante : ce qui fait que le droit est ce qu’il est et pas autre chose est le fait qu’il est « une organisation de planification obligatoire et auto-certifiante dont le but est de résoudre les problèmes moraux qui ne peuvent être résolus – ou résolus de manière aussi optimale – par d’autres formes d’ordonnancement social ». En revanche, il découle de cette définition que l’existence et le contenu des règles de droits ne peuvent pas être déterminés par des considérations tirées du mérite de ces règles, thèse caractéristique du positivisme exclusif. Cela tient au fait que le droit est une sorte de « plan », et qu’il découle nécessairement de ce fait que son existence et son contenu ne peuvent dépendre des considérations entre lesquelles le plan entend trancher. Le fait que l’existence et le contenu du droit ne puissent dépendre de son mérite découle nécessairement de ce que le droit est (autrement dit, de la réponse à la question de l’identité), mais il ne s’agit pas d’une propriété essentielle, propre à l’identité du droit, puisqu’elle est partagée par d’autres entités.
B. Le nécessaire et le trivial
La distinction entre la question de l’identité – qui tente de déterminer les propriétés essentielles de X – et la question de l’implication – qui tente de déterminer les propriétés nécessaires qui découlent de l’identité de X – est fructueuse et intéressante. Shapiro est cependant confronté au constat, évoqué plus haut, suivant lequel un grand nombre des propriétés nécessaires de X sont triviales. Il semble concentrer son attention sur les propriétés triviales au sens strict, à savoir celles qui s’attachent nécessairement à toute entité. Il est nécessaire que le droit ne puisse épouser le chiffre 7. Mais on peut, en un sens plus large de « trivial », affirmer qu’il est trivial qu’il soit nécessaire que le droit ne puisse commettre de viol ou qu’il ne puisse partir en vacances à Caracas un vendredi matin par le vol AF368. Si une théorie de la nature du droit doit rechercher les propriétés nécessaires du droit, il s’en déduit qu’une telle théorie est aussi fastidieuse qu’intellectuellement stérile.
Avant d’examiner la manière dont Shapiro répond à cette question, soulignons que le manque d’intérêt des propriétés précitées ne provient pas de ce que sont des propriétés négatives. L’existence de telles propriétés est contestée chez les métaphysiciens. On peut ainsi réduire de telles propriétés négatives à une simple absence des propriétés positives correspondantes. Lorsqu’on affirme du droit qu’il a nécessairement la propriété « non capable de commettre un viol », il semble bien qu’on affirme en réalité qu’il est nécessaire qu’il n’ait pas la propriété « capable de commettre un viol ». Aussi bien semble-t-il oiseux de s’appesantir sur les propriétés que X n’a pas, fût-il nécessaire qu’X ne les ait pas. Cet argument n’est pas opérant ici. Ce qui intéresse la question de l’implication (tout comme celle de l’identité) n’est pas que l’objet ait des propriétés plutôt qu’il n’en ait pas, mais le lien de nécessité (ou largement de modalité) qui lie ces propriétés, ou leur absence, à l’objet étudié. L’impossibilité – soit la nécessité d’une absence – peut en apprendre autant que la nécessité. Par exemple, est premier tout nombre qui n’est pas divisible par un autre nombre que lui-même ou 1. Le fait que cette propriété soit « négative » ou qu’il y ait une absence de la propriété positive qui s’attache aux nombres composés importe peu : ce qui importe, c’est qu’il est nécessaire que si x est un nombre premier, alors x n’est pas divisible, etc., ou qu’il est impossible que si x est un nombre premier, il soit divisible, etc. L’exemple du positivisme exclusif mentionné plus haut pour illustre la thèse de l’implication chez Shapiro est de ce point de vue révélateur : il découle de la théorie du droit comme plan chez Shapiro que la validité juridique ne dépende pas de la valeur morale de la règle de droit. (Il en va de même chez Raz, où cette thèse découle nécessairement de celle selon laquelle le droit revendique nécessairement l’autorité légitime sur ses sujets). Cela ne nous dit pas de quoi, positivement, dépend la validité de la règle juridique, mais cela reste une thèse qui n’est pas trivialement vraie (ou fausse) sur la nature du droit. Le caractère négatif de la propriété n’est donc pas la source de la trivialité des propriétés mentionnées au précédent paragraphe.
Revenons donc à la manière dont Shapiro envisage ce problème. Il y a selon lui deux raisons pour lesquelles les propriétés triviales sont, bien que nécessaires, dénuées d’intérêt. Tout d’abord ces propriétés ne nous disent rien de distinctif sur le droit : ce que nous voulons savoir, c’est quelles sont les propriétés qui découlent nécessairement de ce qu’est le droit en raison du fait qu’il est ce qu’il est. Cette première réponse paraît peu opérante au premier abord, dans la mesure où l’ensemble des propriétés triviales mentionnées plus haut découlent précisément de ce que le droit est ce qu’il est. C’est parce que le droit est une institution sociale et pas une personne humaine qu’il est impossible qu’il soit capable de viol. Ce que Shapiro semble exclure, ce sont les propriétés qui s’attachent nécessairement à toute entité (et qui sont triviales au sens strict) – par exemple la propriété de ne pouvoir épouser le chiffre 7 ou la propriété d’être identique à soi-même. Mais cela n’exclut pas un grand nombre d’autres propriétés que l’on peut qualifier de triviales en un sens plus large, c’est-à-dire celles qui, bien que ne s’appliquant pas à toutes les entités, s’appliquent de manière obvie à l’objet étudié. Shapiro est très allusif sur ce point, mais on peut reconstruire un argument viable de la manière suivante : si P, Q, R sont les propriétés essentielles du droit, celles qui définissent son identité, alors la question de l’implication recherche, parmi l’ensemble des propriétés qui découlent nécessairement de P, Q, R, celles qui découlent de P pour toutes les entités (le droit, mais aussi d’autres) qui possèdent P – et seulement ces entités –, celles qui découlent de Q pour toutes les entités qui possèdent Q, etc. Étant donné que seul le droit possède P, Q, R (par hypothèse), on peut ainsi faire le tour de l’ensemble des propriétés qui découlent nécessairement – pour chaque entité qui les possède individuellement – de chacune des propriétés. Par hypothèse, toutes ces propriétés, et seules ces propriétés, sont susceptibles d’être qualifiées de non triviales.
La seconde raison est, selon Shapiro, que l’étude de ces propriétés ne répondent à aucune question intéressante. Se fondant sur l’idée razienne selon laquelle la théorie du droit est nécessairement indéfinie dans le temps, il admet ainsi que chaque génération de philosophes détermine un programme de recherche formulé autour de questions pertinentes, déterminées par une sorte d’équilibre réfléchi entre les principes philosophiques relatifs à ce qui est important de manière générale et les intuitions que l’on a au sujet du droit (intuitions que Shapiro qualifie de truismes).
Il en résulte que, pour reprendre l’expression de Leslie Green, « not all necessary truths are important truths ». Raz lui-même le reconnaît lorsque, dans un passage cité au début de la première partie de cet article, il affirme que la tâche de la théorie du droit n’est pas seulement de déterminer les propriétés nécessaires du droit, mais d’expliquer ce qu’est la nature du droit (ce qui implique que certaines propriétés nécessaires du droit ne sont d’aucune valeur explicative). Cette reconnaissance expose cependant le projet razien (et shapirien) à l’objection anti-essentialiste évidente : si certaines propriétés nécessaires ne sont pas importantes, et peuvent donc être écartées par la théorie du droit, n’en résulte-t-il pas que le critère déterminant du succès d’une théorie n’est pas la nécessité des propriétés qu’elle dégage ou élucide, mais bien leur importance ? Dans cette optique (sur laquelle on reviendra dans la quatrième partie), une propriété même non nécessaire, en ce sens qu’il existe un monde possible dans lequel un système juridique ne la possède pas, mais qui serait extrêmement importante pour la compréhension que nous nous faisons du droit dans notre monde, devrait recevoir les faveurs du théoricien du droit, à raison de son importance, et en dépit de son caractère contingent.
C. L’essentiel et l’universel
Nous serons plus brefs sur ce dernier point. Les propriétés que, selon Raz, recherche la théorie du droit sont universelles : elles doivent s’appliquer à tout système juridique au monde. Cette condition n’est, en principe, pas redondante avec la condition de nécessité. Sa signification ne se résume donc pas à la recherche des propriétés que le droit possède dans tout monde possible. Une théorie est universelle lorsque les propriétés qu’elle dégage s’applique à l’ensemble des systèmes juridiques passés ou présents. Les deux conditions (nécessité, universalité) vont clairement de pair pour Raz, elles semblent découler l’une de l’autre ; mais cette assimilation n’est pas sans poser de problèmes.
En premier lieu, l’universalisme de Raz peut être décrit comme recouvrant un principe d’indifférence au contexte. Les traits que la théorie du droit doit déterminer sont indifférents au contexte culturel, socio-économique, linguistique où ils émergent. Considérons le droit babylonien de −1750 et le droit français contemporain. Soit une propriété quelconque dégagée à leur sujet par la théorie du droit. Si le trait en question dépend par trop du contexte culturel français (par exemple la dualité d’ordres juridictionnels), il ne s’appliquera pas au droit babylonien et il ne pourra donc être considéré comme pertinent pour une théorie de la nature du droit. Le risque est alors que les seules propriétés qui soient retenues pour essentielles sont celles qui sont suffisamment formelles et générales pour s’appliquer partout, sans que la valeur ajoutée de l’entreprise ressorte clairement. Cependant Raz admet que certains traits universels ne puissent être appliqués à certaines entités qu’une première appréhension permet présomptivement de qualifier de « droit ». Lorsque cela arrive il en résulte que ces entités ne sont tout simplement pas du droit. Si une propriété essentielle du droit, telle que définie par la théorie, est incapable de s’appliquer au droit babylonien de −1750, cela veut dire que ce « droit » n’est pas du droit – mais un autre mode d’organisation sociale. L’universalisme razien se trouve donc confronté à un double risque : d’un côté, le principe d’insensibilité au contexte peut fort bien déboucher sur des propriétés très générales et très formelles, au risque de susciter des doutes sur l’intérêt de l’entreprise ; de l’autre, lorsqu’une propriété essentielle paraît n’être pas d’application universelle, la théorie en déduit que le phénomène récalcitrant n’est pas du droit, au risque de commettre une forme de législation verbale arbitraire.
En second lieu – cela a déjà été souligné plus haut –, il n’est pas nécessaire qu’une propriété soit universellement partagée pour qu’elle puisse être essentielle. L’essentiel et l’universel ne vont pas nécessairement de pair. Les métaphysiciens parlent des propriétés essentielles de cette table-ci – sur laquelle est posé l’ordinateur grâce auquel j’écris ces lignes. Il n’y a donc pas d’obstacle conceptuel à ce que l’on évoque les propriétés essentielles d’un objet individuel. On pourrait également concevoir qu’existent plusieurs types de droits, le droit1 et le droit2. Ceux-ci auraient en commun certaines propriétés essentielles (en vertu du fait que ce sont des droits, des systèmes juridiques), mais le droit1 aurait des propriétés essentielles que n’aurait pas le droit2. (De la même manière, le couteau, la fourchette et la cuiller partagent certaines propriétés essentielles en vertu du fait que ce sont des couverts, mais qui disposent chacun de leurs propriétés essentielles propres). Il peut donc y avoir des propriétés essentielles non universelles. Réciproquement, il peut y avoir des propriétés universellement partagées qui ne sont pas essentielles, mais purement accidentelles. – par exemple le fait que tout système juridique comporte un système de sanctions.
Résumons : la « nature » que recherche la théorie du droit selon Raz comporte des propriétés qui sont essentielles ou bien simplement nécessaires, mais dans cette dernière hypothèse, également importantes ou non triviales, et qui, dans tous les cas, s’appliquent à tout système juridique présent ou passé indépendamment du contexte. Cela fait quatre lourdes conditions, cumulatives ou alternatives, qui permettent de jauger le succès d’une théorie du droit ; on peut se demander si une théorie les remplissant toutes a déjà été formulée par quelque auteur que ce soit.
III. Ce qui fait une méthode : analyse conceptuelle, constructivisme ou réduction métaphysique
À supposer que le droit ait une nature, c’est-à-dire un ensemble de propriétés essentielles et non trivialement nécessaires, il reste à se demander quelle méthode le philosophe du droit peut utiliser pour augmenter sa compréhension de la nature du droit. On l’a vu, la métaphilosophie razienne repose sur une dialectique du concept et de la nature, que, suivant Hillary Nye, on a appelé le Concept-Nature Nexus. En raison du rôle que joue l’explication des concepts chez Raz, celui-ci est fréquemment tenu pour un partisan de l’analyse conceptuelle en philosophie du droit. Les choses sont néanmoins plus complexes. Après avoir rappelé, de manière liminaire, les liens paradoxaux qui existent entre la question de l’essentialisme et celle de l’intérêt de l’analyse conceptuelle (A), on montrera que la défense par Raz de l’explication critérielle des concepts est avant tout vouée à répondre à l’argument dworkinien de l’aiguillon sémantique (B). Cependant, il est permis de douter que Raz envisage sa méthode comme un exemple typique d’analyse conceptuelle au sens strict (C). On peut donc se demander si le rôle des concepts dans la méthodologie razienne n’est pas surévalué (y compris par Raz lui-même) et si la thèse, défendue par Andrei Marmor, selon laquelle le positivisme juridique utilise avant tout la réduction métaphysique comme méthode privilégiée, trouve ici à s’appliquer (D).
A. Analyse conceptuelle et essentialisme : enjeux généraux
Le débat sur le bien-fondé de l’utilisation de l’analyse conceptuelle en philosophie du droit s’inscrit dans un débat beaucoup plus général sur la pertinence de l’analyse conceptuelle comme méthode philosophique « tout court ». Il est difficile de définir l’analyse conceptuelle, tant les définitions varient selon ses partisans. On distinguera ainsi par exemple l’analyse conceptuelle pratiquée par l’école d’Oxford et celle du « Canberra Plan ». De manière très générale, l’analyse conceptuelle peut être approximativement décrite comme la méthode d’investigation des concepts visant à la compréhension de l’objet saisi par le concept : elle repose sur les intuitions du philosophe sur l’usage correct du concept tel qu’il est manifesté par l’usage quotidien des termes correspondants dans le langage courant. En tant que tel, bien qu’elle repose sur des données empiriques (les données linguistiques, par exemple) elle vise à fournir une connaissance a priori (au moins prima facie) du concept et des propriétés qui lui sont attachées. En ce sens, elle revendique d’être pratiquée dans le proverbial fauteuil (armchair) du philosophe et a été critiquée sur ce fondement.
En philosophie du droit comme ailleurs, le débat sur l’analyse conceptuelle est en quelque sorte parallèle à celui sur l’essentialisme. L’analyse conceptuelle n’est par elle-même ni essentialiste ni anti-essentialiste : elle ne postule pas nécessairement l’existence d’une nature des choses, ni de propriétés essentielles des objets. Du reste ces dernières peuvent – si elles existent – être élucidées au moyen d’autres outils méthodologiques.
En philosophie du droit, cela est illustré par le fait que les critiques de l’analyse conceptuelle sont loin d’être d’accord sur l’existence ou l’inexistence de propriétés essentielles du droit. La plupart des critiques appartiennent au camp anti-essentialiste – leurs thèses seront largement examinées dans la prochaine partie – dès lors qu’une partie de leurs arguments repose sur le postulat selon lequel l’analyse conceptuelle, telle qu’elle est (prétendument ou réellement) pratiquée par Hart, Raz et leurs héritiers respectifs, aurait pour fonction d’élucider les propriétés essentielles du droit. La plupart de ces théories critiques (celle de Brian Leiter par exemple) affirment que l’analyse conceptuelle devrait être écartée au profit d’une approche plus proche des méthodes des sciences sociales. Cependant, on assiste plus récemment à une remise en cause de l’analyse conceptuelle tirée d’arguments essentialistes : Andrei Marmor a ainsi affirmé – selon des arguments paradoxalement très proches de ceux d’anti-essentialistes, Leiter par exemple – que l’analyse conceptuelle n’était pas une méthode appropriée pour le positivisme juridique, mais il a néanmoins soutenu que l’entreprise de ce dernier était une forme de réductionnisme métaphysique que, tels des Messieurs – ou Mesdames – Jourdain, Hart, Raz et leurs héritiers auraient pratiqué sans le savoir.
L’examen détaillé de ces débats excèderait le cadre de la présente analyse, et l’on ne pourra pas en donner une vue exhaustive. On s’intéressera principalement aux liens qui unissent l’essentialisme – le postulat qu’il existe des propriétés essentielles du droit – et l’analyse conceptuelle comme méthode d’élucidation. Comme on l’a suggéré, ces liens sont complexes et paradoxaux. L’analyse conceptuelle peut-être perçue à la fois comme le moyen (et non une fin en soi) d’une élucidation des propriétés essentielles de l’objet dont le concept est analysé –et, à ce titre, dénoncée comme illusoire par les anti-essentialistes – et comme un obstacle à cette élucidation. En rigueur, l’analyse d’un concept ne devrait pouvoir nous renseigner que sur le concept, et non sur l’objet lui-même. Or, ce que nous voulons découvrir (si nous sommes essentialistes), ce sont bien les propriétés nécessaires de l’objet, et non celles du concept.
La métaphilosophie de Raz illustre à merveille ces ambiguïtés. Comme on l’a vu dans la première partie, Raz envisage les concepts comme des entités distinctes des objets dont ils sont les concepts. Étudier un concept, ce n’est pas la même chose qu’étudier l’objet. Or, Raz fait de l’analyse du concept de droit (de « notre » concept) une porte d’accès vers l’élucidation de la nature du droit. Il écrit cependant :
Notre but n’est-il pas d’étudier la nature du droit, plutôt que notre culture et son concept de droit ? Oui et non. Nous visons à améliorer notre compréhension de la nature du droit. Le droit est un type d’institution sociale, à savoir ce type particulier qui est saisi (picked up) – désigné – par notre concept de droit. En améliorant notre compréhension de la nature du droit, nos supposons une compréhension du concept de droit et nous l’améliorons.
Ce passage frappe par son caractère quelque peu embarrassé (« oui et non ») et vague (ce que traduit d’ailleurs notre embarras au sujet de la traduction de « picked up »). Nous voulons élucider les propriétés constitutives de la nature du droit, mais nous devons pour ce faire étudier notre concept de droit. Sans revenir sur les aspects déjà discutés dans la première partie, il va s’agir ici d’interroger certains aspects de la méthode razienne d’explication conceptuelle, afin de se demander si elle s’expose ou non aux admonestations de Marmor.
B. Le mot et le concept : répondre à l’argument de l’aiguillon sémantique
1. Analyse des concepts et analyse du langage
« Nous ne voulons pas être les esclaves des mots », écrit Raz dès 1979. Si celui-ci est un partisan de l’analyse conceptuelle, cette dernière ne peut s’apparenter à une simple analyse du langage. Cette position est à la fois logique et surprenante. Elle est logique dans la mesure où, pour Raz, les concepts ne sont pas des entités sémantiques. Le concept de droit correspond à une entité beaucoup plus riche que la signification du mot « droit ». Elle est néanmoins surprenante dans la mesure où l’analyse conceptuelle traditionnelle, qui s’est notamment développée autour de l’école de la philosophie du langage ordinaire, s’apparente à une forme d’analyse du langage. L’analyse des concepts se ramène, au départ, à l’analyse des mots-concepts qui les expriment. Certes, cette analyse du langage n’est pas une fin en soi. Mais elle est le point de départ de toute analyse de l’objet représenté par le concept, ce dernier étant exprimé par un mot-concept. En partant de l’usage par les locuteurs ordinaires des mots-concepts, en clarifiant et en corrigeant cet usage lorsqu’il s’avère défectueux ou trompeur, on affine notre compréhension de l’objet dénoté par le mot-concept.
Dans « Two Views of the Nature of the Theory of Law », Raz se montre quelque peu sceptique quant à la capacité de la philosophie du langage à fournir des outils adéquats pour une théorie de la nature du droit. Il convient de ne pas se méprendre sur le sens de ce scepticisme. Raz ne nie nullement que la philosophie du langage puisse venir en aide à la philosophie du droit. Il note ainsi l’influence sur le jeune Hart de la philosophie d’Austin et de Ryle, même s’il porte sur cette influence un regard assez sévère. Cependant, il note en passant que le principal usage de la philosophie du langage que fait Hart dans le Concept de droit réside dans son analyse des énoncés juridiques et dans la mise au jour des énoncés internes. Or, quiconque connaît les écrits de Raz sait qu’une notable partie de ces derniers est consacrée à l’analyse des énoncés juridiques – via, notamment, une analyse des énoncés « désengagés » ou « détachés ». Raz ne nie donc pas l’intérêt d’une analyse philosophique du langage juridique, même s’il semble avoir une vision purement instrumentale du recours à de telles analyses. En revanche il nie qu’une théorie du droit se réduise à de telles analyses, quelque éclairantes qu’elles soient. En particulier Raz nie qu’une étude de la nature du droit puisse progresser de manière décisive au moyen d’un outil, l’analyse du mot « droit », qu’il assimile à de la lexicographie. Or, le choix de cette formule est révélateur : c’est dans les même termes (« de la lexicographie ») que Leiter décrit – et entend discréditer – l’analyse conceptuelle traditionnelle.
2. L’aiguillon sémantique
La contestation de l’idée selon laquelle la philosophie du droit se donne pour but de fixer la signification du mot « droit » n’est pas propre à Raz. Elle joue ainsi un rôle important dans la réponse de Hart à l’argument de « l’aiguillon sémantique » élaboré par Dworkin dans Law’s Empire pour critiquer les postulats méthodologiques du positivisme hartien. Selon Dworkin, le positivisme de Hart repose sur une thèse sémantique relative la signification du mot « droit ». Dworkin prend ainsi l’expression « concept de droit » au pied de la lettre : le concept étant la signification d’un mot-concept, ce que la philosophie hartienne tenterait de faire serait de déterminer la signification du mot « droit » en précisant quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes de son application. Or, selon Dworkin, le concept de droit est essentiellement contesté : une sémantique critérielle telle que celle qu’il attribue à Hart est donc nécessairement vouée à l’échec. Les juristes, les praticiens du droit, les juges, les officiels du système juridique de manière générale sont en désaccord sur ce qu’est le droit, c’est-à-dire sur ce qui rend les propositions de droit vraies. Un tel désaccord est un désaccord théorique : lorsque les juristes débattent de savoir si Elmer, qui a tué son grand-père avant que celui-ci ne modifie son testament, peut hériter en vertu des dispositions de celui-ci, un tel désaccord porte sur la question de savoir ce qui rend la proposition « Elmer doit hériter » vraie ou fausse. Il s’agit d’un désaccord sur les fondements du droit (grounds of law). Pour Dworkin, un tel désaccord théorique montre qu’il n’existe pas de critères unanimement partagés permettant d’affirmer : « ceci est du droit ». C’est pourquoi Dworkin suggère de remplacer l’approche sémantique par une approche interprétative.
La réponse de Hart, dans le Postscript du Concept de droit, assimile sotto voce l’argument de l’aiguillon sémantique à un sophisme de l’homme de paille. Elle comporte essentiellement deux volets : d’une part, son positivisme n’a rien d’une théorie sémantique ; d’autre part, le désaccord, à supposer qu’il existe, ne porte pas sur le concept de droit. En premier lieu, Hart affirme donc que son ouvrage ne se donne pour but d’apporter une définition du mot « droit ». Ainsi que l’ont fait remarquer, après Hart, de nombreux auteurs, si on ouvre n’importe quel dictionnaire à l’entrée « Droit », on n’y trouvera pas un exposé de 200 pages reprenant la doctrine exposée dans le Concept de droit. On n’y trouvera pas mention des règles primaires et secondaires ou de la règle de reconnaissance. Il n’entre pas dans la signification du mot « droit » que tout système juridique doive être doté d’une règle de reconnaissance. Ce que Hart souhaite réaliser, c’est une « étude descriptive des traits distinctifs du droit comme phénomène social complexe ». À cela on pourrait d’ailleurs ajouter que, à supposer que Hart adopte une théorie sémantique du droit, il ne saurait s’agir d’une sémantique critérielle reposant sur des conditions nécessaires et suffisantes d’application ; on sait en effet que selon Hart la définition des concepts juridiques (à commencer par le concept de droit lui-même) n’est pas susceptible d’être apportée au moyen de conditions nécessaires et suffisantes d’application (en raison du caractère ouvert, défaisable, etc., de ces concepts).
Le second volet de la réponse de Hart est le suivant : à supposer qu’il y ait un désaccord parmi les juristes sur le fondement de la vérité des propositions de droit, il ne s’agirait pas d’un désaccord sur ce qu’est le droit ; il ne s’agit donc pas a fortiori d’un désaccord sur les critères d’application du mot « droit ». Les désaccords ne portent sur ce qu’est le droit (quid jus, what law is), mais sur ce qui est de droit (quid juris, what the law is). C’est pourquoi la théorie de Dworkin n’est pas une théorie de la nature du droit, mais une théorie normative de la décision juridictionnelle. Il n’y a donc pas là deux métathéories concurrentielles du même objet, mais deux types très différents de théories, qui sont pleinement compatibles l’une avec l’autre dès lors qu’elles n’ont pas le même objet.
De nombreux auteurs – dont Raz, on l’a vu – s’accordent pleinement avec Hart pour rejeter l’idée selon laquelle la philosophie du droit n’a pas pour objet de définir la signification du mot « droit ». Ce point de vue n’est cependant pas unanimement partagé, y compris chez les critiques de Dworkin. Dans un article de 2003, Jules Coleman et Ori Simchen ont tenté de montrer qu’une analyse sémantique et métasémantique du mot « droit » fait partie des tâches de la philosophie du droit. Celle-ci ne s’y résume pas, mais les résultats d’une analyse sémantique et métasémantique du mot « droit » joue le rôle d’une contrainte sur la philosophie du droit en venant restreindre le champ des positions théoriques acceptables. Coleman et Simchen entendent donc déjouer l’aiguillon sémantique non pas en montrant que la philosophie du droit n’est pas une théorie sémantique (voire métasémantique) du mot « droit », mais en tentant de montrer qu’elle ne repose pas sur une sémantique critérielle selon laquelle les propriétés – élaborées par le philosophe dans sa tour d’ivoire – du droit constituent des critères d’application du mot « droit ». La métasémantique retenue est d’inspiration largement externaliste – la référence fixant la signification et non l’inverse.
3. Défense de l’explication critérielle
Dans « Two Views of the Nature of the Theory of Law », Raz va en quelque sorte faire le chemin inverse de celui effectué par Coleman et Simchen, même s’il n’est pas certain que les différences ne puissent être aplanies. Raz va tenter de sauver le principe d’une explication critérielle des concepts (et en particulier du concept de droit), mais il réfute qu’une telle explication constitue une opération sémantique (ou métasémantique). Selon Raz en effet, la réponse de Hart à l’argument de l’aiguillon sémantique n’est pas tout à fait satisfaisante. Dès lors que les concepts sont des entités distinctes de la signification des mots, il est possible de reformuler l’argument de l’aiguillon sémantique comme visant non pas la sémantique critérielle, mais toute explication critérielle des concepts. Une explication critérielle d’un concept se donne pour but d’élaborer une règle établissant les conditions de son application correcte : les propriétés dégagées par l’explication sont les critères de son application. Raz reformule donc l’aiguillon sémantique comme attaquant l’explication conceptuelle critérielle et c’est ce « nouvel » aiguillon qu’il tente de déjouer.
Il montre ainsi que Dworkin donne une image déformée du critérialisme comme attaché à une conception individualiste des concepts (ce qui est, du point de vue de l’exégèse dworkinienne, contestable). En effet, le critérialisme n’affirme nullement que chaque individu en possession du concept dispose de critères lui permettant d’appliquer le concept aux objets qui tombent sous lui. Au contraire, Raz affirme que le critérialisme est compatible avec l’idée anti-individualiste selon laquelle les critères sont fixés par l’environnement social : un individu peut être en possession du concept sans être en possession de l’ensemble des critères de son application – en revanche la communauté linguistique dans son ensemble possède ces critères. Les désaccords théoriques pointés par Dworkin ne sont donc pas nécessairement d’authentiques désaccords, mais traduisent la maîtrise imparfaite par les locuteurs des critères d’application des concepts qu’ils emploient.
Le second argument de Raz vise à montrer que quand bien même ces désaccords seraient théoriquement intéressants, il n’en résulterait pas que le critérialisme serait voué à l’échec. Le point important est celui de la complexité et de la non-transparence des explications critérielles. Il peut, pour un concept donné, y avoir plusieurs ensembles possibles de critères en raison d’un usage seulement partiellement fixé par l’environnement social et linguistique. Raz conteste ainsi qu’une explication critérielle des concepts s’apparente à une détermination des conditions nécessaires et suffisantes de son application. Une explication conceptuelle est, selon Raz, toujours ouverte et indéfinie ; et il y a souvent plusieurs explications (correctes) possibles d’un même concept. De surcroît, les concepts sont souvent corrélés : dans l’explication d’un concept A, il faudra souvent faire entrer en ligne de compte l’explication d’un concept B. Or, pour Raz – et c’est là le point essentiel, à l’en croire, de sa réfutation de l’argument de l’aiguillon sémantique –, des concepts corrélés entre eux n’en sont pas moins susceptibles d’être expliqués avec un certain degré d’indépendance réciproque. Raz prend l’exemple des concepts de « guerre juste » et de « proportionnalité » : on peut supposer que le concept de « guerre juste » (entendu, sans doute, dans ses aspects in bello) implique celui de proportionnalité : on ne peut pas comprendre l’un sans comprendre l’autre. Or, on peut avoir une maîtrise très imparfaite du concept de proportionnalité, on peut même supposer que le concept de proportionnalité n’est pas susceptible d’une explication critérielle, et néanmoins maintenir qu’une telle explication est possible en ce qui concerne le concept de guerre juste. Ainsi, deux locuteurs experts (juristes, philosophes…) pourront très bien être en désaccord sur la question de savoir si tel acte de guerre est proportionnel au dommage subi, ils peuvent être en désaccord sur le concept même de proportionnalité, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont en désaccord sur le concept de de guerre juste, ni sur le fait que ce dernier comporte la proportionnalité comme l’un de ses éléments constitutifs. Dès lors, on peut à la fois reconnaître qu’ils seront en désaccord sur la question de l’application du concept de « guerre juste » au cas d’espèce (« X est une guerre juste »), mais qu’ils ne sont pas pour autant en désaccord sur le concept de guerre juste lui-même, ni sur les critères d’application. Or, pour Dworkin, un désaccord théorique intervient lorsqu’il y a désaccord sur les conditions de vérité des propositions de droit (du type « X est une guerre juste ») : un tel désaccord existe ici, mais il provient uniquement d’un désaccord sur un autre concept, corrélé à celui que l’on cherche à expliquer. Ce désaccord n’empêche nullement que le concept de guerre juste ne puisse être expliqué de manière critérielle. Et, pour Raz, il en va de même du concept de droit – même s’il n’indique hélas pas quels sont les concepts corrélés susceptibles d’expliquer l’existence de désaccords théoriques sur le droit…
C. Analyse conceptuelle ou constructivisme conceptuel ?
Cette défense de l’explication critérielle du concept de droit permet-elle d’affirmer que Raz est un tenant de l’analyse conceptuelle comme méthode philosophique ? Raz n’emploie que rarement cette expression, lui préférant, on l’a vu, celle d’explication des concepts. La question est donc de savoir si le modèle razien de l’explication s’apparente à une forme d’analyse conceptuelle. Répondre à cette question n’est pas chose aisée dès lors que les contours de ce que l’on entend par « analyse conceptuelle » ne sont pas précisés. S’agit-il de déterminer des vérités analytiques sur nos concepts (« tous les corps sont étendus ») ? D’apporter une définition (nominale ou réelle) des mots-concepts ? D’en préciser les conditions nécessaires et suffisantes d’application ? De déterminer la nature du monde à partir de l’examen des concepts par lesquels nous le saisissons ? Une analyse (conceptuelle !) du concept d’analyse conceptuelle excèderait le cadre du présent article. C’est pourquoi, on s’en remettra ici de manière très superficielle à la caractérisation qu’en donne Frank Jackson, qui en est le principal partisan aujourd’hui, avant de se demander de quelle manière elle permet d’éclairer (ou non) la méthodologie razienne.
1. Précis d’analyse conceptuelle
Frank Jackson affirme que toute métaphysique sérieuse doit partir de l’analyse conceptuelle comme outil d’élucidation des propriétés des objets du monde. Par « métaphysique sérieuse », Jackson entend l’entreprise qui cherche à élaborer une « histoire complète » (complete story) à partir d’un petit nombre de propriétés cohérentes entre elles. Par exemple, si l’on est physicaliste, on tentera de donner une conception du monde et de ses diverses entités de manière à les ramener à un ensemble cohérent d’entités physiques. Dans cette hypothèse, on sera confronté au problème des entités psychologiques et à ce que Jackson appelle le problème de la localisation (location problem) : où situe-t-on ces entités au sein d’un monde décrit uniquement en termes physicalistes ? Selon Jackson, cela ne se fait ni par la multiplication de nouvelles entités – c’est le refus du pluralisme de Searle – ni par la réduction des entités psychologiques à des entités physiques, mais par un lien d’implication (entry by entailment). Il nous est impossible de rendre ici pleinement justice à cette conception, mais soulignons que l’analyse conceptuelle est conçue comme l’outil principal de l’élaboration de cette « histoire complète » sur le monde.
Jackson compare en effet le métaphysicien à un chasseur de primes : il recherche une personne, et non pas un avis de recherche. Mais il n’ira pas bien loin s’il tente de retrouver la personne recherchée sans prêter attention aux propriétés représentationnelles décrites par l’avis de recherche. De la même manière, le métaphysicien ne pourra répondre aux questions qu’il se pose sans en passer la conception ordinaire que l’on se fait de l’objet de sa question. La seule alternative est qu’il expose directement « sa » conception de l’objet, mais le problème alors est qu’il risque de se heurter à une incompréhension générale. Le métaphysicien est membre d’une communauté linguistique, et sauf à tomber dans le solipsisme théorique, il doit partir de la conception que l’on se fait de son objet dans la communauté linguistique.
Il est important de noter que Jackson conçoit précisément les concepts comme des unités linguistiques. Les concepts ne sont donc pas, comme chez Raz, des entités plus robustes (mentales, sociales ou culturelles). Ils sont conçus comme la signification de termes conceptuels (ou de mots-concepts). Cependant, l’analyse conceptuelle n’est pas une tâche de clarification linguistique : il ne s’agit pas de donner une définition (fût-elle réelle, et non nominale) du mot (ou de l’expression) que l’on étudie. Il s’agit de s’interroger sur les types de situations possibles auxquelles les mots que l’on emploie pour poser les questions que l’on se pose sont susceptibles de s’appliquer. Si la question que l’on se pose est celle de la compatibilité entre déterminisme et libre arbitre, l’analyse conceptuelle tentera d’élucider quels sont les cas possibles couverts par les mots « déterminisme » et « libre arbitre » dans une communauté linguistique donnée.
Pour cela on tentera d’établir un catalogue de « platitudes » sur la manière dont les membres (éduqués) de cette communauté emploient le concept – Jackson envisage ainsi la possibilité de faire des sondages d’opinion dans les cas difficiles. La méthode est cependant avant tout intuitive, et le philosophe n’est pas invité à quitter fréquemment son proverbial fauteuil (armchair). Dès lors, pour une entité K quelconque, je peux extraire de mes intuitions sur les applications possibles du mot « K » une théorie de ce qui compte comme K ; lorsque ces intuitions sont partagées par la communauté linguistique, elles traduisent la théorie de cette communauté (folk theory) de ce qu’est la K-ité.
Est-ce à dire que l’analyse conceptuelle permette de tirer des conclusions sur la nature du monde, ou sur ce qu’est un K ? C’est la position que Jackson se refuse à adopter. Il distingue entre une forme modeste et immodeste d’analyse conceptuelle. La forme immodeste de l’analyse conceptuelle prétend tirer de celle-ci une idée de ce que le monde est. Par exemple une analyse immodeste prétendra tirer de l’analyse conceptuelle de « droit » des conclusions sur la nature et les propriétés réelles du droit. Une analyse modeste, en revanche, ne se fixe pas un objectif aussi ambitieux. Elle cherche à déterminer ce que, à partir d’une conception du monde formulée en termes plus fondamentaux, on peut dire à propos d’un objet décrit en termes moins fondamentaux. Autrement dit, si (par exemple) on accepte une conception physicaliste du monde, selon laquelle les propriétés des entités du monde sont exclusivement physiques – du type de celles que la physique décrit –, que pouvons-nous dire au sujet des propriétés psychologiques, de la connaissance, de la justice, de la validité juridique, etc., qui sont décrites en termes moins fondamentaux, dans le vocabulaire de la psychologie, de la théorie de la connaissance et de la théorie politique et morale ? Autrement dit, on part de l’hypothèse que le monde doit être décrit au moyen de tel ou tel vocabulaire fondamental, et l’on se demande, au moyen de nos intuitions sur les cas possibles d’application du mot-concept considéré, quelles conclusions on peut en tirer au sujet de notre conception ordinaire de l’objet étudié. Le but de l’analyse conceptuelle ainsi conçue est de déterminer la nature du monde telle qu’elle est comprise par notre conception ordinaire.
2. Analyse immodeste ou explication constructive ?
De nombreux philosophes du droit ont explicitement défendu le recours à l’analyse conceptuelle, tels que Scott Shapiro, Kenneth Himma, Brian Bix, et Jules Coleman. La modestie (au sens jacksonien) est d’ailleurs souvent implicitement ou explicitement revendiquée.
En revanche, il est parfois difficile d’attribuer à certains auteurs, qui ne la revendiquent pas expressément, une telle conception de la méthodologie de la philosophie du droit. Un excellent exemple est Hart. Ce dernier, contrairement à certains de ses contemporains (Ayer, Ryle et Strawson notamment) – et en dépit de sa grande proximité intellectuelle avec certains d’entre eux –, n’a jamais manifesté à l’égard de l’analyse conceptuelle une appétence explicite. Il n’est pas certain que la méthode hartienne corresponde aux canons de l’analyse conceptuelle oxonienne ou oxbridgienne, et il est encore plus incertain qu’il corresponde à sa reformulation moderne chez Frank Jackson.
De fait, Hart reste assez évasif sur sa propre méthode, à laquelle il semble assigner deux fonctions : d’une part, clarifier les confusions courantes sur le concept de droit et les concepts juridiques en général – et dissiper les mythes y afférents – ; d’autre part, déterminer les traits distinctifs de la « nature générale du droit ». En revanche, il n’indique pas si la première tâche a avant tout une fonction thérapeutique ou bien si elle permet positivement de déterminer les traits distinctifs en question. On peut l’illustrer au moyen de certaines formules de la page 240 du Postscript du Concept de droit.
Hart écrit ainsi au sujet des concepts qui sont, selon sa formule, « utilisés » (« [made] use of ») dans l’ouvrage (tels que les concepts de règles de reconnaissance, de règles de changement, etc.) : « Ces concepts attirent l’attention sur des éléments à l’aune desquels (in terms of which) un grand nombre d’institutions de pratiques juridiques peuvent être analysés de manière éclairante ». Cette citation appelle plusieurs remarques. En premier lieu, ce ne sont pas les concepts qui sont analysés, mais leurs objets. En second lieu, ils visent à éclairer ces objets (le droit, les institutions juridiques, etc.), dont l’analyse peut être formulée non plus « dans les termes » (ou à l’aune) d’autres concepts (par exemple le concept de norme fondamentale ou le concept d’habitude d’obéissance), mais bien de ces concepts mêmes. Enfin, il est évident que, contrairement aux concepts envisagés par l’analyse conceptuelle, les concepts de règle de reconnaissance, de règle de changement, de point de vue interne/externe (et même, d’ailleurs de validité juridique) sont des créations philosophiques de Hart : il serait absolument inutile de chercher à leur sujet des platitudes au sein de la communauté linguistique. La raison en est simple : ces concepts sont l’output de l’analyse hartienne et non son input ; il s’agit du résultat de l’entreprise et non de son objet de départ. L’input de la théorie est certes pour partie constitué par des concepts partagés dans la communauté linguistique (« droit », « obligation ») et d’intuitions au sujet de leurs cas possibles d’application. Ce sont ces concepts qui doivent faire l’objet d’une clarification : « le point de départ de cette tâche de clarification est la connaissance communément partagée, et que j’attribue à toute personne éduquée, des traits saillants des systèmes juridiques internes ». Mais l’input de la théorie hartienne est également fait de généralisations empiriques abductives : c’est ce qui explique la formule énigmatique de « sociologie descriptive » par laquelle Hart décrit sa propre méthode au tout début du Concept de droit.
Cet éclectisme méthodologique ne contraint cependant nullement Hart à quitter son proverbial fauteuil. Mais la complexité qui en résulte explique que tour à tour on affirme et on nie qu’il pratique l’analyse conceptuelle, et que lorsqu’on lui attribue une telle méthode, on dispute de la question de savoir si Hart développe une analyse modeste ou immodeste. On verra dans la prochaine partie que la question de savoir si Hart est ou non essentialiste est également débattue.
Des interrogations du même type sont susceptibles d’être suscitées par la métaphilosophie de Raz et son assimilation à une forme d’analyse conceptuelle. Or, comme certains commentateurs l’ont soulevé, si l’on fait de Raz un tenant de l’analyse conceptuelle, il semble très difficile d’y voir autre chose qu’une analyse immodeste. Comme l’écrit Brian Leiter : « Une théorie du droit qui emploie l’analyse conceptuelle pour délivrer des vérités nécessaires et éclairer des propriétés essentielles mobiliserait clairement une analyse conceptuelle dans sa forme immodeste ». Ainsi Hillary Nye développe trois interprétations possibles de Raz ; on ne retiendra ici que les deux premières qui peuvent être interprétées en forme de dilemme. Si l’entreprise de Raz s’apparente à une analyse conceptuelle, il s’agit clairement d’une analyse immodeste qui prétend dériver de l’analyse d’un concept partagé par une communauté une connaissance de la nature de l’objet saisi par le concept analysé. Selon une seconde interprétation, qu’elle appelle la « Spotlight View », le concept de droit désigne la manière dont les membres de la société font le départ entre ce qui est juridique et ce qui ne l’est pas : le concept de droit détermine les propriétés de la nature du droit telles qu’éclairées par le concept. Le théoricien du droit qui tente d’expliquer le concept de droit ne peut alors porter son attention que sur les traits qui sont retenus comme pertinents par le concept choisi. Selon Nye, le désaccord persistant sur le concept de droit parmi les membres de la communauté et parmi les théoriciens fait naître le risque d’une définition purement stipulative du concept de droit, qui viendrait obérer toute saisie de la nature de celui-ci – à supposer qu’une telle nature existe.
Ici, l’exégèse de Raz est confrontée à un obstacle plus dirimant que la glose hartienne. De fait, lorsque Hart envisage le « concept » de droit, il n’entend pas faire référence à un contenu mental (même socialement partagé), mais bien directement à un ensemble de traits que tout phénomène doit posséder s’il doit être du droit. Le « concept » de droit chez Hart s’entend avant tout comme la réponse à la question : « qu’entend-on par droit ? ». Le concept n’est pas alors décrit comme le résultat d’un ensemble déterminé d’attitudes propositionnelles (de croyances), mais comme un ensemble de propriétés. En revanche il n’en va pas de même chez Raz. Le concept est, chez lui, une entité d’un type particulier : c’est un état mental (ou un ensemble d’états mentaux) socialement partagé. Par conséquent, lorsque Raz parle du « concept de droit », il ne peut s’agir d’une simple facilité de langage pour désigner l’« ensemble des propriétés du droit ». On retombe dès lors sur la question, envisagée dans la première partie, de savoir comment l’étude d’un concept contingent peut nous apprendre quoi que ce soit sur la nature de l’objet.
Une piste alternative a été envisagée par Michael Giudice dans un ouvrage récent. Ce dernier tente d’opposer à l’analyse conceptuelle ce qu’il appelle une explication conceptuelle constructive. Celle-ci n’envisage pas le concept de droit comme inhérent à la conception ordinaire du droit partagée au sein d’une société à un moment donné. Au contraire, elle considère le concept de droit comme une construction du théoricien, qui prend certes pour point de départ les conceptions ordinaires, mais également les données empiriques fournies par les sciences sociales. Giudice conteste
… l’opinion, ou la présomption, selon laquelle il y a un unique concept de droit susceptible d’être trouvé dans l’auto-compréhension d’un peuple ou d’une culture, et qu’il revient simplement au théoricien analytique du droit de l’identifier et de l’expliquer. […] Je suggère au contraire que nous devons reconnaître une dimension créative ou constructive au travail conceptuel de la théorie analytique du droit.
En ce sens, l’investigation philosophique sur le droit est sans cesse ouverte à révision dès lors qu’elle cherche moins à saisir le concept de droit partagé dans la communauté linguistique considérée qu’à élaborer, à partir de cette conception ordinaire, et de données factuelles (collectées par des moyens empiriques), un concept spécifique. La méthode est donc proche de celle d’un équilibre réfléchi entre la théorie qui construit le concept et l’objet sur lequel porte le concept. De la sorte, on échappe au particularisme de nos concepts et on arrive à défendre l’existence de propriétés nécessaires, même si ces propriétés sont dépendantes de notre concept.
Le caractère philosophiquement construit de ce dernier permet à la fois de sauver l’idée de propriétés nécessaires (peut-être pas, cependant, essentielles) du droit, tout en affirmant qu’une nécessité qui serait indépendante du concept ne nous est sans doute pas accessible. La nécessité en question ne sera pas une nécessité conceptuelle ou analytique ; elle ne sera pas davantage a priori (puisqu’elle procède en partie de données empiriques). Selon Giudice, il s’agit de nécessités a posteriori, c’est-à-dire de propositions nécessairement vraies, mais qui ne peuvent être uniquement dérivées de propositions a priori. Pour reprendre un exemple de Kripke, à qui Giudice emprunte la notion de nécessité a priori, la proposition « l’eau est composée d’H2O » est nécessairement vraie, mais alors que « l’eau est de l’eau » peut être dérivé sans aucun recours à l’expérience, il n’en va pas de même ici : une telle proposition n’aurait pu être dérivée avant la découverte des propriétés chimiques de l’autre Autrement dit, Kripke invite à distinguer les concepts d’analyticité, d’aprioricité et de nécessité, et à dégager le caractère a posteriori des nécessités métaphysiques, ainsi distinguées des nécessités conceptuelles. Selon Giudice, le but de l’explication conceptuelle constructive est d’élaborer de telles nécessités métaphysiques, et non des nécessités a priori – ainsi que de dégager des contingences universelles. Giudice maintient qu’une telle nécessité, pour être métaphysique, n’en est pas moins dépendante du concept construit : il s’agit des propriétés que le concept de droit construit par le philosophe estime nécessaires pour qu’on ait affaire à du droit et pas autre chose. La revendication de la nécessité permet ainsi avant tout au philosophe de protéger son concept contre une révisibilité indéfinie : en ce sens, sauf à rompre l’équilibre réfléchi, il faut d’abord rechercher si le contre-exemple ou le cas récalcitrant sont bien des contre-exemples – et se préparer à l’idée que proprement interprétés ils n’en sont pas – au lieu de réviser indûment une théorie qui n’a pas forcément besoin de l’être.
Si l’on adopte le constructivisme de Giudice – sans pour l’instant rechercher s’il peut être applicable à la métaphilosophie de Raz –, alors il apparaît utile de souligner la différence qui sépare l’explication conceptuelle telle qu’il la conçoit de l’analyse conceptuelle telle que succinctement définie plus haut. En effet, une analyse conceptuelle n’est pas, quant à son output, susceptible d’être infirmée par les faits. La dimension empirique de l’analyse conceptuelle intervient au stade de l’input, lors de la collecte des platitudes visant à déterminer l’usage, lui-même contingent et propre à une communauté linguistique, du terme conceptuel correspondant. Ainsi, les intuitions du philosophe sur les cas possibles d’application du mot-concept ne correspondent pas forcément aux intuitions partagées. Ces dernières étant contingentes, une réfutation sera nécessairement empirique. En revanche, le résultat de l’analyse conceptuelle ne peut être infirmé empiriquement : si X ne possède pas la propriété dégagée par l’analyse conceptuelle, c’est que X n’appartient pas à l’extension du concept. L’analyse conceptuelle peut être infirmée par un défaut propre à la procédure analytique menée. Au contraire, l’explication constructive est sans cesse ouverte à révision sur le fondement de faits (ces faits eux-mêmes étant, naturellement, interprétés à l’aune d’une conceptualisation plus pertinente) : la revendication de la nécessité permet alors, on l’a vu, de neutraliser jusqu’à un certain point (et un certain point seulement) l’exigence de révisibilité. De surcroît, le constructivisme a pour objet d’améliorer, de modifier, voire de déranger la conception ordinaire de l’objet.
Peut-on affirmer du projet razien qu’il met en œuvre un tel constructivisme ? C’est ce que tente de faire Giudice, tout en concédant qu’une telle interprétation se heurte à un certain nombre d’obstacles. Selon lui, c’est seulement de la sorte qu’il est possible de surmonter le problème qui se présente à Raz. D’une part, celui-ci maintient le caractère dépendant du concept de la nature du droit telle qu’élucidée par l’explication critérielle. Il s’agit d’un ensemble de propriétés qui sont saisies, sélectionnées par le concept ordinaire et partagé de droit. D’un autre côté, il maintient que les propriétés essentielles du droit ne changent pas, alors que le concept est contingent et particulariste : cela veut dire que Raz envisage également l’existence d’une nature indépendante du concept, ce qui est avéré par le fait que du droit existe dans des sociétés qui n’en possèdent pas le concept. Or, Raz n’a aucun autre moyen d’accès à ces propriétés dont la nécessité est indépendante du concept que l’explication du concept lui-même : non seulement Raz n’indique pas comment passer d’une nature dépendante du concept à une nature indépendante du concept, mais comme le concept est particulariste et contingent, il nous est impossible de savoir si un changement dans le concept nous rapproche ou nous éloigne d’une détermination de la « vraie » nature du droit. Selon Giudice, la seule solution est d’accepter le caractère philosophiquement construit du concept de droit, ce qui permet de le débarrasser (jusqu’à un certain point) de son caractère particulariste. Par conséquent, on peut à la fois maintenir le caractère nécessaire des propriétés ainsi élucidées (par exemple, chez Raz : « revendiquer l’autorité légitime ») et pleinement accepter leur dépendance conceptuelle.
Giudice est conscient de ce que de nombreux aspects de la métaphilosophie de Raz s’opposent à une telle lecture. En premier lieu, Raz exclut explicitement que le concept de droit soit une création du philosophe : il nie que « la philosophie du droit crée le concept de droit, alors qu’en réalité, elle se contente d’expliquer un concept qui existe indépendamment d’elle ». De surcroît, il affirme la dépendance de l’explication philosophique du concept à la culture qui fait naître le concept. Cela exclut non seulement tout point de vue archimédien sur la nature du droit, mais fait obstacle à ce que le philosophe puisse arracher le concept au particularisme qui le caractérise. Cependant, Giudice affirme que le constructivisme exclut précisément ce point de vue archimédien : il part bien des pratiques et des croyances partagées par les membres du groupe pour construire le concept au moyen d’un équilibre réfléchi sans cesse révisable. De surcroît, Raz affirme bien qu’une partie du résultat de l’explication du concept consistera en une amélioration du concept. Il est également prêt à reconnaître que les concepts mobilisés au sein de l’explication du concept de droit, et qui en forment l’output – par exemple les concepts de raison pour l’action, de validité, d’autorité, de système juridique, etc. – ne correspondent pas tout à fait à l’usage qui en est fait par les acteurs du droit et les membres de la communauté plus généralement. Ainsi, Raz a pu affirmer que sa conception de l’autorité comme service est applicable à des groupes qui n’envisagent pas nécessairement l’autorité de cette manière :
Ne pourrait-on pas m’objecter que mon argument présuppose que les agents connaissent la thèse de la justification normale et les autres thèses qui l’accompagnent ? […] Tout ce que je suppose, c’est que la conception de l’autorité comme service est correcte, c’est-à-dire qu’elle reflète correctement notre concept d’autorité. Il n’est pas ici présupposé que les agents aient la croyance qu’il en est ainsi.
Cela traduit le fait que le concept partagé de droit ou d’autorité est susceptible d’être confus, et par conséquent qu’une maîtrise complète par les membres du groupe est peu probable. En élaborant une explication conceptuelle qui serait acceptée par les membres du groupe s’ils avaient une maîtrise complète du concept, on est par la force des choses amené à modifier le concept lui-même. Autrement dit, la faillibilité des membres du groupe implique que le philosophe qui propose une explication du concept vise à faire naître chez les membres du groupe des croyances sur le concept qu’ils n’avaient pas, ou qu’ils n’avaient que de manière pré-théorique : en modifiant les croyances sur l’intension des concepts, le philosophe modifie nécessairement les concepts eux-mêmes.
À vrai dire, la lecture par Giudice de Raz ne permet pas de conclure que celui-ci adopte comme méthode l’explication constructive, mais uniquement que celle-ci est compatible avec les principaux aspects de sa métaphilosophie du droit. Il reste à explorer une autre possibilité : Raz se trompe lorsqu’il fait – ou croit faire – de l’élucidation du concept de droit la clé de la compréhension de la nature du droit. Dans cette optique, la tâche de la philosophie du droit n’est pas d’élucider les propriétés du concept de droit, mais uniquement de la nature du droit. En supprimant la médiation du concept, on résout – en les vidant de leur substances – les principaux problèmes posés par le Concept-Nature Nexus. C’est en particulier ce que soutient Andrei Marmor dans un article récent.
D. Le projet réductionniste et ses limites
Selon Marmor, la solution la plus simple à l’argument de l’aiguillon sémantique est de rejeter l’analyse conceptuelle comme mode d’élucidation de la nature du droit. Alors que Raz considère que, pourvu qu’on le reformule comme une thèse sur l’explication critérielle, l’argument de l’aiguillon sémantique mérite d’être sérieusement réfuté, Marmor retient la solution, plus simple, qui consiste à affirmer que l’explication d’un concept n’est rien d’autre que l’analyse du sens du mot-concept correspondant, et à s’accorder pleinement avec Dworkin pour reconnaître la vacuité de l’entreprise d’analyse sémantique du mot « droit » – ou du concept de droit. Dès lors que, selon Marmor, ce n’est pas ce que font les philosophes positivistes, à commencer par Hart, l’aiguillon sémantique manque sa cible. Pour Marmor, les philosophes positivistes cherchent à déterminer les propriétés essentielles du droit, c’est-à-dire à élucider la nature du droit. Autrement dit, Marmor résout le Concept-Nature Nexus en supprimant le concept de l’équation.
Cela place Marmor en porte-à-faux avec un certain nombre des thèses défendues par Raz. L’affirmation selon laquelle l’analyse conceptuelle est une tâche purement linguistique peut à la rigueur être razo-compatible si on adopte le point de vue selon lequel l’explication critérielle razienne n’est pas une forme d’analyse conceptuelle. En revanche, lorsque Marmor affirme que les concepts s’identifient à des significations frégéennes, et que comprendre un concept n’est rien d’autre que connaître le sens du mot correspondant, il heurte de front la conception razienne de l’explication conceptuelle. Il demeure que, selon Marmor, il est possible de reconstruire une bonne partie de la théorie de Raz comme recherchant directement la nature du droit, et comme adoptant pour ce faire une méthode réductionniste.
Selon Marmor en effet, le propre du positivisme est d’adopter une telle méthode qui se donne pour objectif d’expliquer un objet quelconque en le réduisant à des propriétés plus fondamentales : ainsi, le positivisme de Hart tente d’expliquer le droit en termes de faits sociaux, c’est-à-dire de réduire le droit à un ensemble de faits sociaux. Ces faits eux-mêmes peuvent être ramenés à des propriétés plus fondamentales, par exemple, un ensemble de croyances et d’attitudes. Selon Marmor, c’est ce que la théorie de Hart réalise, en ramenant le droit à un ensemble de règles sociales et en expliquant ces règles au moyen des croyances et attitudes partagées dans le groupe social considéré, ou parmi les officials de ce groupe. Marmor oppose dès lors réduction sémantique et réduction métaphysique. La réduction sémantique cherche à réduire un vocabulaire (un champ lexical) à un autre vocabulaire Par exemple, l’émotivisme en métaéthique peut être décrit comme réduisant l’ensemble des énoncés faisant apparaître un vocabulaire moral à un ensemble d’énoncés exprimant les émotions du locuteur (« mauvais » étant réduit à « pouah », par exemple). La réduction métaphysique cherche au contraire à réduire des phénomènes (au sens large) à des types plus fondamentaux de phénomènes. Selon Marmor, c’est à un réductionnisme métaphysique, et non sémantique, que les philosophes du droit positivistes post-hartiens s’adonnent.
En ce sens le réductionnisme suppose une forme d’essentialisme, en ce qu’il contraint le métaphysicien à déterminer quelles sont les propriétés essentielles de son objet avant de pouvoir le réduire à d’autres propriétés. En l’absence d’une telle détermination, on ne dispose d’aucun critère de réussite de l’opération de réduction. Si on retient du droit un ensemble contingent de propriétés (par exemple le fait que certains professionnels du droit portent un costume spécifique), la réduction à une classe plus fondamentale de propriétés sera nécessairement un échec. Marmor retient cependant une variante faible de l’essentialisme – car celui-ci revêt une fonction purement instrumentale aux fins d’asseoir la possibilité du réductionnisme. Il n’y a donc pas besoin, pour ainsi dire, d’être essentialiste plus qu’il ne faut. En effet les propriétés essentielles de X ne sont pour Marmor ni a priori ni même nécessaires. Il s’agit uniquement des propriétés qui sont propres à déterminer l’identité spécifique de X, c’est-à-dire les propriétés sans lesquelles X serait radicalement différent. Une telle conception fine de l’essence de X s’accommode tout à fait d’une indétermination relative de ces propriétés. En effet, il existe des propriétés essentielles de X qui ne sont pas nécessaires – ou plutôt, car Marmor n’est pas clair sur ce point, qui ne sont pas individuellement nécessaires. Ainsi, on peut dire que la compétence linguistique est une propriété essentielle de l’homme, mais certains hommes (rendus aphasiques après un grave accident, par exemple) en sont privés. Une propriété essentielle est avant tout la propriété qui est nécessaire pour qu’on ait affaire à un cas central de X, mais on peut tout à fait admettre qu’on puisse être plus ou moins X et qu’il y ait des cas où en l’absence de certaines des propriétés essentielles de X on ne sache pas encore si l’on a véritablement affaire à un X ou pas. C’est cette indétermination qui explique que l’on puisse parfois se demander si une propriété est bien essentielle ou pas : un système juridique qui ne comprendrait aucun dispositif de coercition serait-il toujours un système juridique ? Étant donné qu’on est incapable de déterminer si on aurait alors toujours affaire à un cas relativement central de système juridique ou à un cas-limite, voire à un cas central de non-système juridique, on peut être dans une incertitude sincère quant à la question de savoir si la coercition est une propriété essentielle du droit.
Le projet réductionniste se heurte néanmoins à quelques ambiguïtés fondamentales. En premier lieu la notion même de réduction ne semble pas claire. Marmor note ainsi qu’en ramenant le droit à un ensemble de faits sociaux, Hart s’opposerait à l’antiréductionnisme de Kelsen. Or il semble qu’ici Marmor confonde deux types possibles de réductionnisme : un réductionnisme substantiel ou du premier ordre, et un réductionnisme méthodologique. Kelsen est certainement antiréductionniste au premier sens. Le réductionnisme substantiel au sujet des normes est celui qui affirme qu’il n’y a pas dans le monde d’autres catégories que celles des faits bruts, et que, par conséquent, ce qui est analysé en termes de normes, d’obligation, de devoir, etc., devrait être analysé en termes de faits bruts (par exemple de commandements, d’habitude d’obéissance, etc.). Il s’agit d’une thèse substantielle sur l’ontologie des normes. Il fait peu de doute que, selon Kelsen, si des normes existent, elles ne sont pas assimilables à des faits bruts. Rien d’ailleurs ne s’oppose, pour Kelsen, à ce que l’on réduise le droit à un ensemble de faits (pas forcément bruts, d’ailleurs) : c’est ce que fait le sociologue du droit. Mais Kelsen maintient que la science du droit ne peut analyser le droit comme un ensemble de faits. Rien cependant n’indique que Kelsen n’envisage pas une réduction du droit à d’autres entités que des faits sociaux. Ce n’est pas parce que le réductionnisme substantiel (Austin, les Réalistes, etc.) réduit le droit à des faits que tout réductionnisme entendu comme méthodologie spécifique doit nécessairement prendre des faits sociaux comme seul résultat possible de la réduction. Ainsi, rien n’empêche d’affirmer (mis à part la fausseté potentielle de cette assertion) que le droit est réductible à un ensemble de faits moraux ou d’entités normatives – si, par exemple, on admet l’existence objective d’entités normatives sui generis, comme une certaine branche (dite non naturaliste) du réalisme moral tend à le soutenir. Il y a bien eu réduction à des propriétés fondamentales, qui ne sont pourtant pas, en l’espèce, des faits sociaux. Il va de soi cependant que Kelsen n’effectue pas une telle réduction : si Kelsen est anti-réductionniste, ce n’est pas parce qu’il refuse de réduire le droit à des faits (réductionnisme substantiel), mais parce que l’objet de la théorie pure du droit n’est pas la nature du droit, mais la science du droit. L’objet est d’ordre épistémologique et non métaphysique. Selon le point de vue de la sociologie du droit, le droit est (conçu comme) un ensemble de faits ; selon le point de vue de la science du droit, le droit est (conçu comme) un ensemble de normes. Il n’y a pas de point de vue archimédien permettant d’affirmer que la nature du droit est « réellement » ceci plutôt que cela, et par conséquent il n’y a rien à quoi une réduction métaphysique puisse mener.
La seconde ambiguïté porte sur le rôle des concepts dans la méthode défendue par Marmor. En réduisant les concepts à de simples entités sémantiques, il semble en effet exclure à leur sujet tout rôle au sein d’une théorie de la nature du droit. Or, il appert que ce que l’on obtient, à l’en suivre, au terme d’une réduction métaphysique du droit, c’est un ensemble d’attitudes et de croyances (partagées par les membres du groupe ou tout au moins les officials). Autrement dit, les croyances partagées font partie de l’objet de l’investigation : ces croyances ne sont rien d’autre que ce que Raz appelle l’auto-compréhension des membres de la société, cela même qui constitue « notre » concept de droit. Marmor écrit : « Nous devons examiner la question de savoir de quelle manière l’auto-compréhension par les individus de la pratique sociale dans laquelle ils sont engagés fait partie du phénomène à expliquer ». Quelques lignes plus loin, il affirme que « personne ne nie le bien-fondé de la suggestion de Raz » selon laquelle étudier la nature du droit suppose d’étudier l’auto-compréhension des membres de la société. Il écrit enfin qu’« il est difficile, si ce n’est impossible, d’expliquer quelque phénomène social que ce soit sans invoquer les croyances des individus (et les attitudes informées par ces croyances) ». Cet ensemble de croyances, ce n’est, derechef, rien d’autre que notre concept de droit. On se demande alors ce qui distingue l’explication réductionniste marmoréenne de l’explication conceptuelle razienne – dès lors que l’un et l’autre s’accordent pour refuser que l’élucidation de la nature du droit passe par une détermination de la signification du mot « droit »…
⁂
Cet exercice de critique interne de la métaphilosophie razienne ne débouche guère sur d’inébranlables certitudes. La tentative de rattacher Raz à un courant méthodologique bien identifié ne semble pas être totalement couronnée de succès, dès lors que la dialectique de la nature et du concept de/du droit ne peut pas être clairement résolue. Les incohérences qui en résultent, ou semblent en résulter, ne sont pas pour autant dirimantes, si du moins on admet que l’intérêt de la métaphilosophie de Raz est moins de proposer aux philosophes une méthode que d’expliquer à quelles conditions une philosophie du droit, entendue comme théorie de la nature du droit, est possible. Plus problématiques de ce point de vue sont les thèses qui nient que le droit ait une nature ou qu’il revienne à la théorie du droit de chercher à l’élucider.
IV. Quelques arguments anti-essentialistes
Depuis quelques années, l’idée selon laquelle le droit possèderait des propriétés essentielles qui constitueraient sa « nature » et qu’il reviendrait à la philosophie du droit de déterminer fait l’objet de nombreuses remises en question. Les arguments avancés diffèrent grandement en fonction des présupposés théoriques de chaque auteur. On se contentera ici, pour clore cet article déjà trop long, de donner un aperçu synthétique de certains arguments récurrents. Ces arguments ne sont pas mutuellement indépendants : certains auteurs les développent de concert. On les isolera pour la seule clarté de l’analyse.
A. L’argument naturaliste
Brian Leiter, dans divers articles réunis dans un ouvrage devenu célèbre, a tenté de montrer – au moyen d’une interprétation novatrice des Legal Realists de l’entre-deux-guerres – qu’il convenait de « naturaliser » la théorie du droit, de la même manière que Quine avait suggéré de naturaliser la théorie de la connaissance. Le naturalisme s’entend ici comme une thèse métaphysique et comme une thèse méthodologique : au sens métaphysique, le naturalisme affirme qu’il n’y a pas d’autre entité dans le monde que les entités physiques, c’est-à-dire les entités qui sont susceptibles d’être étudiées par les sciences de la nature. Au sens méthodologique, le naturalisme affirme que la philosophie doit être « en continuité avec » (continuous with) les sciences de la nature. Le naturalisme méthodologique peut fort bien se passer de sa variante métaphysique : quand bien même existeraient des entités dont les propriétés ne seraient pas réductibles à des propriétés physiques, la méthodologie philosophique devrait néanmoins être continue avec les méthodes de la science. Cette continuité peut, selon Leiter, prendre deux formes : en un sens, les résultats de l’investigation philosophiques doivent être susceptibles d’être vérifiés ou falsifiés au regard des résultats obtenus par les sciences naturelles ; en un autre sens, c’est la philosophie elle-même qui doit adopter la méthode expérimentale et plus largement les méthodes scientifiques usuelles. C’est la raison pour laquelle Quine proposait de réduire la théorie de la connaissance à une branche de la psychologie. Selon Leiter, il doit pouvoir y en aller de même avec la théorie du droit.
Dans cette perspective, l’analyse conceptuelle est discréditée pour deux raisons : en premier lieu, la critique quinienne de l’analyticité rend oiseuse l’opération analytique elle-même ; en second lieu, les intuitions dégagées par le philosophe dans son fauteuil nous en disent davantage sur le philosophe que sur l’objet étudié : elles révèlent avant tout les croyances du philosophe, dont rien ne garantit l’objectivité. Au pire, l’analyse conceptuelle fait preuve d’une forme d’hybris lorsqu’elle prétend tenir un discours sur le monde et révéler les propriétés nécessaires de l’objet étudié. Au mieux, à supposer qu’elle soit modeste, elle ne fait que retracer des usages linguistiques eux-mêmes contingents, et aboutit ainsi à une forme de « lexicographie glorifiée ». En renonçant à l’analyse conceptuelle, on renonce à la recherche de propriétés nécessaires, dès lors que Leiter fait équivaloir le nécessaire, l’analytique et l’a priori. Il n’est pas nécessaire d’affirmer, pour ce faire, que le droit n’a aucune propriété nécessaire, mais qu’il ne revient pas à la philosophie du droit de rechercher de telles propriétés. La philosophie du droit doit donc se donner pour tâche de fixer le cadre conceptuel de toute étude empirique et scientifique du droit. Dès lors, le choix d’une théorie du droit plutôt qu’une autre (le positivisme exclusif plutôt que l’inclusif ou que le jusnaturalisme par exemple) ne provient pas de ce que cette théorie constitue une élucidation réussie des propriétés essentielles du droit : le choix d’une théorie ne se fait donc pas à l’aune de la correspondance entre la théorie et son objet. Au contraire, le choix d’une théorie se fait pour des raisons exclusivement pragmatiques : le positivisme exclusif est la théorie (sous-jacente) qui figure dans les programmes de recherche socio-juridiques les plus féconds. La fécondité d’un programme de recherche se mesure à sa capacité explicative, à fournir des résultats tangibles, vérifiables expérimentalement, à « deliver the goods ». On notera que c’est précisément à une telle conception naturaliste que semble s’opposer Raz, lorsque, dans un passage cité plus haut, il se refuse à faire de tels critères pragmatiques la pierre de touche du succès d’une théorie du droit.
B. L’argument pluraliste
Une attaque similaire contre l’essentialisme en théorie du droit est venue des socio-legal studies, notamment sous la plume de Brian Tamanaha et, à certains égards seulement, de William Twining. Elle repose sur un double argument, nominaliste et pluraliste, qui est articulé de manière particulièrement claire chez Tamanaha.
Le premier argument est le suivant : est du droit tout ce qui reçoit l’étiquette droit. Le droit international, le droit naturel, le droit musulman, le droit transnational, le droit souple, etc. – tout cela reçoit l’étiquette droit, et doit donc être traité comme tel par le théoricien du droit. Pour citer Tamanaha (en anglais) : « law is whatever people identify and treat through their social practices as “law” (or droit, recht, etc.) ». Il ne s’agit pas d’une thèse sur la nature du droit : « être traité comme du droit » n’est pas, de prime abord, une propriété du droit. Il s’agit d’une thèse sur l’objet de la théorie du droit, entendue comme étude sociologisante du droit. Cette dernière doit s’intéresser à l’ensemble des phénomènes que les acteurs juridiques – et les individus de manière générale – identifient et traitent comme du droit, et étiquettent comme tel. Il en résulte que « le droit », comme catégorie universelle n’existe tout simplement pas. Il n’existe que des manifestations du droit qui sont révélées par les pratiques sociales. C’est en ce sens que l’argument de Tamanaha peut être qualifié de nominaliste. Une telle approche exclut naturellement tout essentialisme, car en matière de droit il n’y a pas même d’objet dont on puisse rechercher l’essence : « il est peu étonnant que la multitude de concepts de droit qui circulent dans la littérature ont échoué à capturer l’essence du droit – celui-ci n’a pas d’essence ».
William Twining, quant à lui, est plus mesuré sur ce point, et il ne semble pas souscrire à une forme aussi brute de nominalisme. En effet, il accepte que l’on puisse donner une définition générale du droit qui ramène ce dernier à un ensemble structurel de propriétés. Cette définition revêt cependant un intérêt pragmatique ou heuristique : il s’agit d’établir le cadre conceptuel pour une étude du droit pris dans sa dimension globale. Twining écrit : « Dans une perspective globale, il est utile de concevoir le droit comme une espèce de pratique sociale institutionnalisée tendant à ordonner les relations entre ses sujets à un ou plusieurs niveaux de relation ou d’ordonnancement ». Il ne s’agit naturellement pas de discuter une telle définition ici, mais uniquement de remarquer qu’il ne s’agit pas pour Twining de déterminer des propriétés essentielles du droit, mais uniquement de noter quels sont les traits structurels que le théoricien du droit global prend généralement pour point de départ de son étude.
Le second argument est l’élément principal de la contestation de l’essentialisme : il s’agit d’affirmer que celui-ci est exclu par les transformations actuelles du droit sous l’effet de la « globalisation » et du pluralisme juridique. Selon Tamanaha, l’essentialisme a pour effet de rigidifier le concept de droit autour des propriétés du seul droit étatique. Le droit étatique est pris pour paradigme de droit, c’est la raison pour laquelle peut se poser, dans une telle perspective, la question de savoir si le droit international, par exemple, est du droit. L’essentialisme semble ainsi inéluctablement stato-centré. Au contraire, il faut reconnaître qu’aujourd’hui les individus sont soumis à diverses sources de juridicité qui entrent souvent en concurrence dans la régulation de leurs actions. La thèse du pluralisme juridique, selon laquelle il existe plusieurs sources de juridicité qui régulent parfois des aspects identiques de la vie sociale, n’est cependant pas par elle-même incompatible avec l’essentialisme. C’est pourquoi, comme le fait remarquer Giudice, Tamanaha et Twining passent sans sourciller d’un pluralisme juridique (la thèse de l’existence de plusieurs sources de droit, étatiques, supra- et infra-étatiques, qui coexistent au sein des sociétés contemporaines) à un pluralisme conceptuel. Le pluralisme conceptuel avance la thèse selon laquelle ces diverses manifestations du droit correspondent chacune à des concepts différents de droit. Si Raz a raison d’affirmer que le concept de droit est notre concept de droit, il a tort de penser que ce concept devrait recevoir du théoricien une attention privilégiée. Tamanaha écrit ainsi : « Je ne postule pas que les individus identifient un seul concept de droit, ou qu’il n’y a qu’un seul cas central de droit. […] La question classique “qu’est-ce que le droit ?” a induit les théoriciens en erreur ». La question de la nature du droit est donc trompeuse : le droit n’a pas de nature, car il n’a pas une nature. Tamanaha affirme ainsi qu’il y a « de multiples manifestations du droit, chacune avec une collection de caractéristiques, dont aucune n’est essentielle ou nécessaire, et qui sont sujettes à d’intenses variations entre elles ».
Il en résulte que la théorie du droit doit prendre en compte les résultats des sciences empiriques et, en particulier, les études socio-légales. Il ne s’agit cependant pas de renoncer à une entreprise théorique d’ordre théorique, voire philosophique, pour s’adonner exclusivement à l’étude sociologique du droit. Mais tout au moins l’analyse ne peut-elle pas être menée depuis le fauteuil du métaphysicien, mais elle doit prendre en compte les données empiriques relatives aux diverses manifestations du droit. Twining analyse ainsi la formule de Hart décrivant son entreprise comme relevant de la « sociologie descriptive » comme un « rameau d’olivier » tendu en direction des analyses socio-légales (ou socio-juridiques), même s’il reconnaît que Hart lui-même s’est refusé à en tirer profit.
C. L’argument de la contingence
La principale attaque dirigée contre l’essentialisme provient d’arguments soulignant l’intérêt de propriétés contingentes du droit. Le propos consiste moins à affirmer que le droit lui-même est un phénomène contingent qu’à revendiquer l’intérêt d’une étude de certains aspects contingents du droit et à souligner la vacuité d’une recherche de ses propriétés nécessaires. On trouve de telles analyses notamment sous la plume de Frederick Schauer. Selon ce dernier, la recherche des propriétés essentielles est à la fois illusoire et stérile. Elle est illusoire, car elle postule des propriétés essentielles qui tout simplement n’existent pas, le concept de droit étant un cluster concept caractérisé par des « ressemblances de famille » ; elle est stérile, car elle aboutit à rejeter dans l’ombre certains traits du droit qui, pour être contingents, n’en remplissent pas moins une fonction très importante. Considérons ces deux arguments tour à tour.
En premier lieu, Schauer affirme que le concept de droit est un cluster concept. Cela le place en opposition directe avec Raz, qui consacre plusieurs pages de « Can There Be a Theory of Law? » à réfuter la thèse selon laquelle le concept de droit est un concept de ressemblance de famille. Un tel concept est constitué d’un certain nombre de propriétés qui ne sont ni nécessaires ni suffisantes à leur application : ils s’appliquent en effet à des classes d’objets qui ne présentent pas toutes les mêmes propriétés. En ce sens, le cluster concept comprend des propriétés qui se chevauchent (overlap) partiellement. Il sera applicable à des objets instanciant les propriétés A, B, C, à des objets B, C, D, et ainsi de suite : on peut même envisager que certains clusters concepts soient applicables à des objets qui n’ont aucune propriété commune. L’exemple classique donné par Wittgenstein aux § 68-70 des Recherches philosophiques est celui du jeu : le concept de jeu ne peut être défini qu’à raison d’une ressemblance de famille entre les différents objets qui tombent sous le concept. Il est impossible de déterminer un ensemble clos de conditions individuellement nécessaires et conjointement suffisantes d’application du concept de jeu. Il en résulte qu’un objet susceptible d’être dénoté par un cluster concept ne peut pas posséder de propriétés essentielles, dès lors que l’ensemble des objets dénotés par le concept ne possèdent pas tous les mêmes propriétés communes.
Selon Schauer, il en va de même du concept de droit. « Le mot “droit” et notre concept de droit consistent en une série de propriétés entrelacées, dont aucune n’est nécessaire pour la compréhension et l’application correctes du concept ou du mot ». C’est la raison pour laquelle les propriétés sur lesquelles la philosophie du droit porte son étude sont peut-être susceptibles d’être absentes dans certains cas. Il n’y a donc pas lieu de rechercher les propriétés essentielles du concept de droit, car de telles propriétés sont susceptibles de faire défaut. Quand bien même certaines propriétés seraient essentielles, les propriétés non essentielles constitutives du cluster concept de droit demeureraient dignes de l’intérêt du philosophe, quand bien-même elles ne se réaliseraient pas dans tous les cas. C’est avant tout l’importance que ces propriétés revêtent au sein de la pratique sociale qu’est le droit, leur caractère central et leurs vertus heuristiques qui justifient que le philosophe leur prête attention. Selon lui, c’est exactement la position adoptée par Hart dans le Concept de droit. Schauer affirme en effet que la conception essentialiste de la nature du droit adoptée par les héritiers de Hart trahit à bien des égards le projet de celui-ci. Il peut d’ailleurs s’appuyer sur certains arguments textuels, tels que le refus hartien de la définition per genus et differentiam du droit. Et même lorsque Hart parle de l’essence du droit, il le fait avec des guillemets, et tempère son propos immédiatement. Ainsi, il écrit :
Le propos fondamental de cet ouvrage consiste à montrer que l’élucidation de la manière distinctive dont le droit opère […] exige que l’on se réfère à l’un et/ou l’autre de ces deux types de règles, que leur union peut être considérée à bon droit comme constituant l’« essence » du droit, bien qu’il ne soit pas nécessaire de les trouver réunis pour appliquer correctement le mot « droit ».
Hart semble donc employer la notion d’essence de manière distanciée, et la précision qui suit implique clairement que l’union des règles primaires et secondaires ne puisse jouer comme un critère (au sens razien) de démarcation entre ce qui relève du phénomène juridique et ce qui n’en relève pas. Pour Schauer, la leçon de l’anti-essentialisme hartien est que l’examen de propriétés centrales, mais non nécessairement essentielles, du concept de droit suffit à bâtir une théorie viable du droit. Cet anti-essentialisme attribué à Hart est d’ailleurs contesté. Brian Leiter et Alex Langlinais le décrivent ainsi comme un « essentialiste réticent » à son sujet. À bien des égards, ce débat peut paraître stérile dans la mesure où il n’est pas certain que l’ensemble des auteurs emploient « essentialisme » dans le même sens ; les questions d’étiquette présentent dès lors un intérêt limité, surtout quand elles visent à caractériser les positions d’un auteur qui n’est plus là pour donner son sentiment sur la question.
Le second argument de Schauer tente de mettre en lumière l’importance spécifique de propriétés qui, pour être contingentes, n’en sont pas moins centrales dans notre compréhension du phénomène juridique. Certaines propriétés du droit peuvent fort bien n’être pas nécessaires, au sens où un système qui ne les possèderait pas demeurerait un système juridique, et néanmoins revêtir une importance cruciale dans la pratique du droit et dans l’explication du phénomène juridique. Schauer reproche dès lors à l’essentialisme son aveuglement, voire sa stérilité : en se concentrant sur les traits essentiels – mais pas nécessairement très éclairants – du droit, on laisse de côté un ensemble de propriétés dont l’importance est autrement cruciale. Tel est principalement le cas de la coercition. On sait que Hart a consacré une partie substantielle du second chapitre du Concept de droit à réfuter deux thèses plaçant la coercition au centre de l’explication de la nature du droit : en premier lieu la thèse d’Austin selon laquelle les règles juridiques sont des commandements appuyés de sanctions ; et la thèse de Kelsen selon laquelle la norme individuée (ou indépendante) est celle qui prévoit la sanction en la rendant gesollt. Or, Schauer reproche à Hart et à ses successeurs d’avoir, ce faisant, minimisé le rôle que joue la sanction dans notre compréhension ordinaire du droit et dans la délibération des agents soumis au droit. La raison en est selon lui l’essentialisme qui prévaut, si ce n’est chez Hart lui-même, du moins chez un certain nombre de ses disciples. En effet, c’est la recherche de propriétés nécessaires, présentes dans tous les systèmes juridiques possibles, qui aboutit à rejeter dans l’ombre le rôle de la coercition en droit : on peut fort bien concevoir un système juridique qui ne comprenne aucun appareil de sanction ; dès lors la coercition n’est pas un élément essentiel du droit et on peut faire l’économie d’une élucidation détaillée de son rôle et de ses fonctions. C’est précisément ce que Schauer entend réfuter.
Dès lors que le concept de droit est conçu comme un cluster concept, l’ubiquité de la coercition dans la plupart des systèmes juridiques connus doit interroger le théoricien. Voilà un concept qui ne se laisse pas saisir au moyen de conditions nécessaires et suffisantes d’application, et qui pourtant possède de manière universelle la propriété de contraindre ses sujets par un appareil de sanctions et par le recours à la force. Ainsi, Schauer suggère de renoncer au critère de la nécessité comme condition d’inclusion d’une propriété dans la « nature » du droit, et de le remplacer par le critère de l’importance. Ainsi, voler n’est pas une propriété nécessaire d’un oiseau dès lors que certains oiseaux ne volent pas. Il demeure que la capacité à voler est une propriété importante qui ne peut être mise de côté par quiconque souhaite déterminer ce qu’est un oiseau. Schauer prend d’ailleurs appui sur des travaux de science cognitive pour montrer que le processus de formation d’un concept ne s’appuie pas sur une détermination du caractère essentiel, mais uniquement typique, de certaines propriétés.
Schauer cependant n’entend pas renoncer à rechercher la « nature » du droit : il entend cependant avancer une conception de ce qu’est la nature de X qui se concentre non pas sur les propriétés essentielles et nécessaires, mais sur les propriétés importantes et saillantes. Un tel trait saillant du droit, du moins à l’âge moderne, est le rôle central joué par la coercition dans la manière dont le droit informe les pratiques sociales. Si conceptuellement le droit peut se passer de la coercition, empiriquement il n’en va pas ainsi : l’importance de la contingence amène donc Schauer à réévaluer le rôle joué par les études empiriques sur le droit dans l’examen de la nature du droit. De même que Tamanaha et Twining, Schauer plaide pour une plus grande intégration des résultats de la sociologie, de la psychologie et de l’économie dans la détermination philosophique de la nature du droit.
À la réflexion, les deux arguments de Schauer sont peut-être moins décisifs qu’il n’y paraît. L’argument du cluster concept semble exclure toute indétermination de la notion de propriété essentielle. Or, comme l’a montré par exemple la conception de Marmor telle qu’on l’a exposée ci-dessus, rien dans la notion de « propriété essentielle » n’implique l’absence totale d’indétermination. On peut tout à fait affirmer que P est une propriété essentielle de X et soutenir que P est affecté d’une forme ou d’une autre d’indétermination. Raz lui-même affirme que le concept de droit n’est pas susceptible d’être expliqué au moyen de conditions nécessaires et suffisantes d’application. Les critères élaborés par l’explication critérielle razienne correspondent à l’usage normal du concept. L’application du concept de droit est donc défaisable et ouverte : défaisable, dans la mesure où bien que le critère dégagé par l’explication soit réalisé, il peut arriver qu’on ne puisse malgré tout pas l’appliquer à l’objet considéré ; et ouvert, dans la mesure où il semble difficile de donner une liste exhaustive et close des propriétés susceptibles de servir de critères pour l’application du concept. Il en va de même chez Marmor, pour qui la propriété essentielle peut être définie comme celle qui détermine le paradigme, ou le cas central de l’objet, l’existence de cas-limites n’en remettant pas en cause le caractère essentiel. Il semble que Schauer, qui assimile propriété essentielle et nécessaire, retienne avant tout une conception étroitement modale de la nécessité : une propriété nécessaire est celle que l’objet possède dans tous les mondes possibles.
Cette conception étroite résulte, comme c’est naturel, de la conception modale de l’essentialisme qui a été décrite dans la deuxième partie du présent article. Cependant on peut se demander si aucun des auteurs que l’on a invoqués à l’appui d’une conception essentialiste de la nature du droit souscrit à une telle conception étroite de l’essence d’un objet. Raz lui-même, on l’a vu, renonce à qualifier le sens dans lequel il entend la « nécessité ». Il a certes pu, dans ses premiers écrits, employer des formules ambiguës. Ainsi, dans Practical Reason and Norms, il envisage le rôle des sanctions dans le droit ; il affirme que la centralité de la coercition dans nos conceptions du droit procède d’une généralisation empirique – ce qui est difficilement contestable. Mais à la question de savoir si un système juridique sans sanction, et sans coercition, est possible, il répond que c’est « humainement impossible, mais logiquement possible » : on pourrait concevoir d’autres créatures rationnelles que nous qui n’auraient pas besoin d’être soumises à un système de sanctions pour assurer à leur droit une efficacité minimale. Cependant, il importe de remarquer que la discussion de Raz ne porte pas principalement sur la question de savoir si la coercition est ou non une propriété essentielle du droit, mais bien de savoir si elle sert à expliquer la normativité du droit. Or, ici, Raz admet que le caractère humainement nécessaire de la coercition est susceptible de lui conférer un rôle important dans l’explication de la normativité juridique humaine, et qu’on n’a pas besoin d’adopter une théorie de la normativité du droit qui vaille dans tous les mondes possibles. Autrement dit, si – comme Raz le croit – la coercition échoue à entrer dans l’explication de la normativité, ce n’est pas pour la raison qu’il existe un monde possible où le droit est dénué de sanctions, mais pour d’autres raisons.
D. Le droit comme artefact
On a vu ces dernières années un regain d’intérêt pour le caractère artéfactuel du droit. Des auteurs comme K. Ehrenberg, L. Burazin et C. Roversi ont remis au goût du jour l’hypothèse hobbesienne selon laquelle le droit est un artefact. Y a contribué le renouveau de la réflexion sur la nature des artéfacts chez les métaphysiciens. La question du caractère artéfactuel du droit est avant tout une question théorique substantielle. Personne, en effet, si ce n’est peut-être les partisans les plus zélés du droit naturel, n’affirme que le droit soit un natural kind, une « sorte naturelle », telle que H2O ou un proton. C’est pourquoi il convient de tirer les conséquences théoriques du caractère artéfactuel du droit, au regard des travaux des métaphysiciens sur la question.
La thèse du droit comme artefact n’est pas, en tant que telle une thèse métaphilosophique ou méthodologique. Cependant, le caractère artéfactuel du droit est souvent employé à l’appui d’une thèse métaphilosophique hostile à l’essentialisme. Alors qu’il peut faire sens de rechercher l’essence d’une sorte naturelle, il est illusoire de rechercher les propriétés essentielles d’un artefact social, dont la nature sera avant tout fonctionnelle, et par conséquent changeante selon le temps et l’espace. Il n’y a pas d’essence, ou de propriété essentielle, du droit, pas plus qu’il n’y a d’essence d’un marteau ou d’une machine à laver. Brian Leiter écrit ainsi :
Les concepts d’artefact […] résistent notoirement à une analyse en termes d’attributs essentiels, parce qu’ils sont l’otage de buts et de desseins humains changeants, et aussi parce qu’ils ne peuvent être individués par leurs propriétés naturelles.
Alors que l’eau est H2O et ne peut être rien d’autre, sauf à ne plus être de l’eau, il n’y a pas de propriété qui soit essentiellement attachée à une chaise. Une chaise peut être faite de bois, de métal, elle peut avoir un nombre variable de pieds, etc. Une chaise se définit la fonction qu’elle remplit, et, pour Leiter, une telle fonction est essentiellement mouvante, elle varie au gré des fins qu’assignent les hommes aux artéfacts qu’ils produisent : un carton, une pierre, etc., peuvent faire office de « chaise » ou de « tabouret », tout en n’étant pas de tels objets ; c’est pourquoi il ne fait aucun sens de chercher des critères permettant de faire la démarcation entre un artefact et un autre au moyen de fonctions qui en seraient les propriétés distinctives.
Tous les partisans de la théorie artéfactualiste du droit ne partagent cependant pas le scepticisme de Brian Leiter. Il est par exemple possible de soutenir une théorie d’inspiration aristotélicienne qui fait de la fonction de l’objet (son ergon) son essence même. Dans une telle perspective, il y a une seule fonction, ou un seul ensemble de fonctions, que le droit est réputé remplir : tout ce qui remplit cette fonction est ipso facto du droit. Le problème avec une telle position est naturellement qu’il est difficile, voire impossible, de concevoir quelle est cette fonction que le droit seul remplirait à l’exclusion de tout autre phénomène normatif. Les fonctions typiquement remplies par le droit (par exemple guider le comportement, assurer la coexistence harmonieuse des membres de la société) peuvent échouer à l’être, et elles peuvent être mises en œuvre par d’autres choses que le droit. C’est pourquoi il faut sans doute se résoudre à ce qu’une analyse fonctionnelle du droit révèle un cluster de fonctions, dont aucune n’est véritablement essentielle à la juridicité de l’objet étudié. Selon Kenneth Ehrenberg, un tel constat ne doit pas cependant nous amener à rejeter, comme le fait Leiter, l’idée de fonctions centrales ou typiques exercées par le droit. Il accepte certes « l’hypothèse méthodologique selon laquelle le concept de droit est analogue à un concept de “ressemblance de famille” […] mais nous devons rester ouverts à la possibilité qu’il y ait des éléments fonctionnels communs à toutes les applications du concept ». Certes, une telle hypothèse demeure en deçà de la tâche que Raz assigne à une théorie de la nature du droit. Ainsi, une théorie artéfactuelle et fonctionnelle du droit exclut l’hypothèse de propriétés essentielles. Il convient de « garder ouverte la possibilité qu’il n’y ait pas de propriétés essentielles du droit, mais qu’il y ait néanmoins des caractéristiques communes à toutes les applications du concept de droit ». La recherche d’un ensemble stable de fonctions permet de conserver à la théorie du droit sa généralité et à une tentative d’élucidation de la nature du droit – comprise en termes fonctionnels – son intérêt.
V. Conclusion en forme de suspension du jugement
Cet article a tenté de décrire certaines lignes de force du débat contemporain sur la nature du droit, et de mettre en évidence les enjeux métaphilosophiques de ce débat. Pour ce faire, on a pris pour point de départ les écrits méthodologiques de Raz, qui traduisent tout à la fois un postulat essentialiste clairement assumé et les limites d’un tel postulat. Ces limites sont manifestées par la tension essentielle qui parcourt la pensée de Raz entre la nature et le concept de droit d’une part, et entre l’universel et le particulier en théorie du droit d’autre part. Comme on a tenté de le montrer, cette tension n’est pas résorbée, et elle n’est sans doute pas résorbable : la méthode proposée par Raz, qui part d’une explication critérielle du concept de droit pour arriver à la nature de ce dont il est le concept ne se laisse enserrer dans aucune des catégories méthodologiques usuelles : ni analyse conceptuelle immodeste, ni explication constructive, ni explication réductive. Cette critique interne de la métaphilosophie razienne a, pour terminer, cédé la place à l’examen des critiques externes et des divers arguments qui ont été opposés dans la littérature récente à l’idée selon laquelle le droit aurait des propriétés essentielles et qu’il reviendrait à la philosophie du droit de les élucider.
Quelles conclusions tirer de l’étude de ces controverses sur la nature du droit ? La première est que la métaphilosophie du droit est en passe de devenir une sous-branche autonome de la philosophie du droit. Les questions méthodologiques n’ont certes jamais été absentes de la réflexion philosophique sur le droit : il n’est que de lire les écrits de Hobbes (sur la méthode résolutive-compositive), de Kant (le quid jus distingué du quid juris) ou encore de Bentham (la distinction entre expository et censorial jurisprudence) pour se rendre compte de ce que les questionnements métathéoriques vont de pair avec les raisonnements théoriques eux-mêmes. Cependant, on a assisté ces dernières années à un détachement progressif des questions méthodologiques et des questions substantielles du premier ordre. À bien des égards, l’option méthodologique que l’on choisit n’a plus forcément partie liée à une conception spécifique du droit, mais au contraire repose sur une logique et une justification propres. Il est ironique qu’une telle autonomisation de la métaphilosophie du droit ait été suscitée par – ou plutôt en réaction à – l’attaque de Dworkin dirigée contre le positivisme juridique, alors que l’une des constantes de la philosophie dworkinienne est la perpétuelle remise en question de la distinction du « méta- » et du « substantiel du premier ordre ».
La seconde conclusion est que, paradoxalement, cette autonomisation du champ métaphilosophique rend peut-être moins nécessaire de justifier ses choix métathéoriques lorsqu’on ambitionne de philosopher sur le droit au moyen de positions théoriques substantielles. Cela ne rend pas stériles, ou sans intérêt, les querelles métaphilosophiques sur le droit : pour autant, dès lors qu’une même option méthodologique peut s’avérer compatible avec des conceptions du premier ordre très différentes entre elles, le choix d’une méthode paraît moins crucial qu’au premier abord. Autrement dit, pour qui souhaite avancer une théorie de la nature du droit, c’est-à-dire une théorie de ce qu’est le droit en général, il n’importe pas nécessairement de se rattacher à une métathéorie préétablie de la nature du droit. Certains des désaccords relatifs, par exemple, à la nature exacte de la métathéorie hartienne le montrent : Hart est-il un tenant de l’analyse conceptuelle ou de l’explication réductive ? Hart est-il essentialiste ou anti-essentialiste ? Tout dépend de la manière dont on reformule les thèses substantielles (du premier ordre) soutenues par Hart dans le Concept de droit et ses autres écrits : il apparaît ainsi que Hart peut servir à illustrer à peu près toutes les options métathéoriques explorées dans le présent article, ce qui rend les débats sur la nature exacte de la métaphilosophie hartienne quelque peu oiseux. De fait, pour le philosophe du droit qui entend articuler une théorie substantielle de la nature du droit, il est assez aisé d’éviter d’être assigné à résidence métathéorique.
Reprenons, pour l’illustrer, l’exemple de la coercition, qui a été développé plus haut. Supposons qu’un philosophe affirme que l’on ne peut pas comprendre la nature du droit sans réserver un sort spécial au rôle joué dans la pratique juridique et dans la délibération pratique par l’appareil de sanctions mis en œuvre par le droit. Son interlocuteur, un disciple de Raz peut-être, lui objectera possiblement que les sanctions ne sont pas essentielles au droit (ou en tout cas à la normativité juridique), dès lors que l’on peut concevoir un système juridique ne reposant pas sur un système de sanctions. Ce constat peut amener le philosophe à nier l’existence de propriétés essentielles ou que la tâche de la philosophie du droit soit de déterminer en quoi elles consistent. Mais il n’est pas nécessaire qu’il en aille ainsi. Le philosophe pourra répondre qu’il n’a pas besoin d’une métathéorie complète de la nature du droit pour persévérer dans son entreprise. Cette dernière part du principe que la coercition a pour fonction d’expliquer la structure et la consistance de l’obéissance au droit : elle n’a pas forcément pour fonction d’expliquer le caractère normatif (ou reason-giving) des directives juridiques, mais uniquement qu’on y obéisse. On pourra alors affirmer que, dès lors que le droit humain repose entre autres choses sur une obéissance plus ou moins partagée, la sanction est une propriété essentielle du droit humain ; on pourra également affirmer qu’il s’agit d’une propriété importante du droit en général, ou encore que la coercition est l’un des moyens privilégiés par lequel le droit remplit ses fonctions communément partagées ; et ainsi de suite. Autrement dit, il est souvent possible de reformuler son objet d’études de manière à éviter l’aiguillon métaphilosophique.
C’est la raison pour laquelle le présent article demeure largement agnostique sur les questions qui y sont abordées. Il n’est pas nécessaire de savoir en quoi consiste une nature et quelles sont les méthodes de son investigation pour produire, ou tenter de produire, une réflexion philosophique sur la nature du droit. C’est pourquoi on peut raisonnablement adopter une position sceptique sur ces débats de métaphilosophie du droit, en raison, non point de leur manque d’intérêt, mais de leur caractère autonome. De la même manière que le juriste n’a pas besoin de trancher entre diverses théories du droit (jusnaturalistes, positivistes de toute obédience, etc.), le théoricien peut, dans une certaine mesure, refuser de trancher entre les diverses options méthodologiques qui se présentent à lui. Le scepticisme qu’il adopte alors n’est pas un nihilisme ; il se définit plutôt, selon la formule célèbre de Sextus Empiricus, comme la « capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité ».
Mathieu Carpentier
Mathieu Carpentier est professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole. Ses travaux portent principalement sur la philosophie et la théorie du droit, le droit constitutionnel, la théorie constitutionnelle et la philosophie politique et morale. Il est l’auteur d’une thèse soutenue en décembre 2013 et intitulée Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en droit (Paris, Fondation Varenne/LGDJ, 2014).