Présentation des traductions
Il a semblé intéressant au comité de rédaction de la revue, dans le cadre de ce numéro consacré à la pensée de Joseph Raz, de proposer au lectorat francophone trois traductions inédites d’articles qui nous paraissent d’une importance toute particulière, tant pour le point d’entrée qu’ils offrent dans la philosophie razienne, que pour l’intérêt qu’ils peuvent présenter plus spécifiquement pour la culture juridique française. Nous nous expliquerons sur ces choix plus loin en tâchant de présenter le contexte dans lequel s’inscrivent ces articles. Il n’est cependant pas inutile de préciser que s’il ne s’agit pas actuellement d’un auteur largement connu sur le Continent, Joseph Raz a fait l’objet d’un certain effort de traduction en langue française dans les années récentes.
Ainsi, en 2013, Charles-Maxime Panaccio, contributeur de ce numéro, a traduit dans la revue Droits deux articles importants, « L’autorité légitime » et « Les prétentions du droit ». Par ailleurs, Christophe Béal propose dans un recueil de grands textes de philosophie du droit publié en 2015 une traduction d’une autre contribution majeure de Raz, « Le positivisme juridique et les sources du droit ». Cela correspond aux trois premiers articles du recueil The Authority of Law. Enfin, si ces textes permettent sans doute de saisir le cœur de la philosophie du droit de Raz, une anthologie de textes fondamentaux parue en 2016, Le perfectionnisme libéral, dirigée par Alexandre Escudier et Janie Pélabay (également contributrice de la présente livraison), permet désormais au lectorat francophone d’accéder à deux textes fondamentaux de sa philosophie politique, « Le souci politique de la neutralité » et « L’autonomie, la tolérance et le principe de non-nuisance », traduits par Christopher Hamel. C’est dans ce contexte, et à ce corpus, que ce numéro de Droit & Philosophie propose d’apporter trois nouvelles traductions inédites. Cela porte ainsi à huit le nombre d’articles de Joseph Raz traduits en langue française entre 2013 et 2018. Nous y voyons le signe, non seulement d’un intérêt clair, mais de l’importance que commence à présenter cet auteur pour certains juristes et philosophes par-delà les limites du monde anglophone.
« L’autorité, le droit et la morale »
Le premier texte, « L’autorité, le droit et la morale », traduit par Mathieu Carpentier, fournit une très large synthèse des thèmes de la philosophie juridique et pratique de Raz, et l’on ne peut dès lors exagérer l’importance de cet article dans son œuvre. Il revient, d’une part, sur les aspects fondamentaux de son positivisme juridique (en particulier la thèse des sources sociales du droit – la « sources thesis »), qu’il développe également en profondeur dans « Le positivisme juridique et les sources du droit ». Cette thèse des sources sociales du droit signifie que tant l’existence de la règle de droit que son contenu peuvent être identifiés par l’exclusive référence à des faits sociaux, sans qu’aucun recours à un argument d’ordre moral (ou portant sur les mérites de la norme) ne soit requis. D’autre part, Raz articule cet aspect de sa pensée avec une autre dimension fondamentale de sa philosophie morale : la conception de l’autorité comprise comme service (la « service conception of authority »). S’il avait déjà expliqué dans « Les prétentions du droit » qu’il fait nécessairement partie du concept même de droit que toute autorité juridique prétend à la légitimité, Raz avait également laissé entendre, dès « L’autorité légitime », qu’il était possible d’aspirer à développer un raisonnement permettant de connaître (et de conclure à) la légitimité objective de l’autorité. Enfin, l’article ici traduit offre une articulation très resserrée de la défense razienne de la thèse des sources, de sa conception de l’autorité comprise comme service et de sa critique de la position de Ronald Dworkin. Un article très complet, donc.
(I) Pour comprendre l’autorité comme service, notion que nous définirons un peu plus loin, il faut d’abord souligner que Raz répond dans les deux précédents articles fondateurs à R.P. Wolff, qui soutient qu’obéir au droit, comme à toute autorité est, ou bien irrationnel – dans la mesure où cela revient à renoncer à déterminer par soi-même la conduite à adopter (évaluer les raisons pour et contre une conduite donnée) –, ou alors immoral – dans la mesure où l’on accepte d’obéir indépendamment de la question de savoir si la conduite prescrite est acceptable ou non. On abandonne dans les deux cas son autonomie morale. Une « autorité légitime » est donc une contradiction dans les termes selon Wolff. Tout au plus a-t-on affaire à une autorité simplement acceptée par un groupe social. Cette position a pu être qualifiée d’« anarchisme philosophique » car, à la différence, par exemple, de la pensée de Proudhon, il ne s’agit pas là d’une conception politique pensée en termes de projet, ni d’une pensée de structure (qui replacerait l’individu en son centre). La position de Wolff porte exclusivement sur le rapport de l’individu à l’autorité de fait ainsi que sur l’inintelligibilité rationnelle ou morale du choix de se soumettre à une détermination en autorité. Si la position de Wolff constitue un tel défi, c’est parce qu’il part du constat, et accepte parfaitement, qu’il puisse exister des sociétés politiques paisibles, respectueuses du droit, au sein desquelles l’autorité n’a pas été saisie de force, mais repose sur le consentement des gouvernés sans recours à la seule force. Pour autant, on ne saurait pas reconnaître de légitimité à un tel gouvernement dans les termes de l’anarchisme tel qu’il le conçoit. Tout comme Kelsen devait, à son époque, surmonter la dissolution anarchiste du phénomène juridique afin qu’il ne disparaisse en un nuage de faits de force brute, Raz cherche lui aussi à relever un défi anarchiste posé d’une manière nouvelle, en ce qu’il prend un tour analytique, fondé sur le sens des notions, moins immédiatement intéressé à un projet politique. Cela explique dans une large mesure la stratégie de réponse élaborée par Raz.
(II) Ce dernier commence par identifier, d’une part, (i) le concept d’autorité effective (de facto), qui pourrait tout à fait reposer sur un consentement populaire dans une société dans laquelle la sécurité est garantie sans recours à la force brute. Wolff n’a pas véritablement de raison de contester l’existence d’une telle autorité effective – là n’est pas son propos. De l’autorité de facto, Raz distingue, d’autre part, (ii) le concept d’autorité légitime (de jure), qui ne s’explique qu’en déterminant la manière dont la prétention à une telle autorité pourrait être justifiée. Il faut préciser ici deux éléments intéressants qui interagissent l’un avec l’autre. Premièrement, (iii) le positivisme de Raz réside en ceci qu’il ajoute qu’il se peut que l’autorité ne parvienne jamais à être justifiée de jure. Deuxièmement, (iv) Raz a précédemment cherché à montrer que la notion d’autorité de facto elle-même n’a de sens que si un pouvoir (une personne, un groupe, etc.) prétend à une autorité légitime, ou est reconnu par d’autres comme étant doté d’une autorité légitime. Il s’agit-là selon lui d’une vérité conceptuelle (analytique). Un régime qui ne reposerait que sur la seule force brute ne satisferait donc même pas au critère de l’autorité de facto. En effet, force est de constater que, par-delà même une naissance dans la violence, un régime ne se pérennise qu’en prétendant à la légitimité et non en s’appuyant sur la seule suprématie passagère du plus fort. Ainsi, Raz en conclut, de nouveau contre Wolff, que le concept d’autorité de facto lui-même présuppose celui d’autorité légitime. (v) Il ne faut donc pas confondre chez Raz deux problèmes : celui de l’intelligibilité de la possibilité d’une explication d’une autorité légitime (enjeu analytique, ne nous y trompons pas), et celui des prétentions du droit à une autorité légitime, question distincte. Ces deux problèmes sont intimement liés à sa confrontation initiale avec Wolff. Il est pour Raz vital, non seulement de clarifier les contraintes internes du concept d’autorité, mais de montrer que l’on peut penser de manière intelligible l’autorité objectivement légitime, et ce pour une raison très claire : si l’on ne peut dépasser l’autorité seulement effective (de facto), alors on sombre rationnellement dans la conclusion sceptique de Wolff. Cependant, dépasser cette conclusion implique une contrainte supplémentaire : (ii’) il ne faut pas laisser en suspens mais expliquer à quoi peut correspondre une justification rationnelle de la prétention à l’autorité légitime, justification qui est nécessairement aussi celle – rappelons-le – de toute autorité de facto (sans quoi elle n’est qu’un régime de force brute).
(III) « L’autorité, le droit et la morale » commence par reprendre le fil de ces deux idées directrices (v’) pour les articuler avec la conception de l’autorité « comme service », que nous pouvons donc à présent définir. Cette conception constitue une tentative d’explication de la légitimité objective d’une autorité. Celle-ci n’existe, par-delà la légitimité de facto, que dès lors que les autorités agissent comme des « médiations » entre les personnes (les gouvernés, s’il s’agit d’une autorité politique) et les raisons qui leur auraient été (sont) applicables de toute manière. Dans cette perspective, les raisons sur lesquelles se fonde l’autorité doivent être (sont) celles qui s’appliquent à la situation du destinataire de la décision indépendamment de toute préférence du titulaire de l’autorité (c’est la thèse des « raisons dépendantes »). Il ne s’agit pas de se substituer arbitrairement au choix d’une bonne conduite que l’individu pourrait décider pour lui-même, mais de prendre le relais de l’individu là où sa position particulière ne lui permet pas de juger au mieux de la conduite qu’il convient rationnellement d’adopter. On a donc essentiellement affaire à un problème de coordination des conduites individuelles. L’idée est que des individus atomisés ne disposent pas de toutes les informations nécessaires pour guider rationnellement leurs actions dans certains domaines – notamment lorsque ces actions ont des conséquences pour autrui – et que l’autorité assurant véritablement un service de médiation y parvient par la position surplombante qu’elle occupe : les raisons pour l’action existent bien pour ce qui concerne ces individus (on trouve ici le cognitivisme rationaliste razien), mais ils ne les connaissent pas, ou ils ne les connaissent qu’imparfaitement ou incomplètement. Il se peut également que des individus soient dans une situation de conflit (soient opposés par un différend, par exemple) et ne soient donc pas en mesure de prendre la décision qui s’impose rationnellement, alors qu’ils connaissent bien toutes les raisons qui s’appliquent à leur situation. Cependant, non seulement l’autorité ne réalise ici, selon Raz, aucun choix personnel, mais (vi) la décision à laquelle elle parvient est censée n’être que celle que l’individu aurait pu (dû ?) prendre s’il n’était pas confronté à des problématiques complexes dans un contexte d’information incomplète ou de décision impossible. De cette manière, (vii) c’est en obéissant aux décisions d’une autorité (objectivement) légitime qu’un individu se conforme véritablement à toutes les raisons pour l’action qui s’appliquent à lui, et non en essayant d’évaluer et de suivre par lui-même toutes ces raisons de manière indépendante (c’est la thèse « de la justification normale »). Prises ensemble, les thèses des raisons dépendantes et de la justification normale forment la conception de l’autorité comme service.
On voit que cette dernière est tout entière informée par le défi initial de Wolff au sujet duquel nous n’hésitons pas à écrire qu’il joue un rôle fondateur chez Raz. Cependant, s’il apparaît en filigrane dans « L’autorité, le droit et la morale », l’anarchisme philosophique joue un rôle de repoussoir plus explicite dans l’ouvrage The Morality of Freedom, où Raz propose l’exposé le plus complet de la « service conception ». L’autorité ne peut être objectivement légitime que si elle prescrit de faire ce que l’individu aurait dû rationnellement choisir de faire s’il avait pu décider par lui-même une conduite dans des conditions optimales. Elle n’entrerait donc pas véritablement en conflit avec la liberté individuelle. Oui, mais voilà : force est de constater que la décision de l’autorité se substitue bien ici au choix qu’un individu concerné (situé) aurait fait dans les circonstances qui sont les siennes. C’est même tout le sens du rôle médiateur assuré par l’autorité : si la décision est en quelque sorte celle de l’individu rationnel considéré in abstracto, elle ne se confond pas (et entre potentiellement en tension) avec celle de l’individu réel qui est l’objet de la décision et qui peut tout à fait souhaiter rejeter la décision étant donné le point de vue qui est le sien. On voit par là que, pour libérale qu’elle est, la philosophie politique de Raz n’implique nullement une conception neutre de l’autorité politique, à la différence, notamment, de celle de H.L.A. Hart. Témoigne également de ce point la conception razienne de l’État, qui n’est pas un État neutre, mais porte des visées « perfectionnistes » en matière morale. En revanche, il ne s’agit pas pour Raz de soutenir qu’une autorité (objectivement) légitime ait jamais existé, mais seulement de se donner les moyens de comprendre une telle notion si l’on doit pouvoir répondre au défi de l’anarchisme philosophique : penser objectivement la légitimité, sans pour autant sacrifier la liberté de l’individu.
(IV) Étant donné la nature même de ses décisions qui ne sont pas de simples commandements (assorties de menaces suivant, par exemple, une analyse austinienne), l’autorité joue alors un rôle important. (viii) Il découle du concept d’autorité selon Raz que les décisions qu’elle prend constituent pour leurs destinataires non seulement des « raisons pour l’action », mais des « raisons d’exclusion » (c’est-à-dire des raisons de ne pas tenir compte d’autres raisons). Les décisions marquées du sceau de l’autorité ne pourront donc être remises en cause, car elles interdisent à leurs destinataires de rouvrir le débat en invoquant les raisons qui avaient été initialement mises en balance par l’autorité pour prendre sa décision – voire d’invoquer toute autre raison pour l’action (sur la question concernée) hormis l’existence et le contenu de la décision d’autorité. Ainsi, (ix) la prise d’une décision d’autorité ne constitue pas une raison nouvelle qui vient s’ajouter aux raisons pour l’action dont peut tenir compte le destinataire. La marque même d’une autorité est que ses décisions préemptent toutes les raisons pour l’action qui, jusqu’à l’instant de la décision, pouvaient peser sur les destinataires de cette décision (c’est la « thèse de la préemption »). Du moins l’autorité prétend-elle peser de cette manière sur les délibérations pratiques de ses sujets. La thèse de la préemption et la thèse des raisons d’exclusion sont donc étroitement associées. Ainsi, (x) toute autorité (même de facto) interdit à l’individu la possibilité de tenir compte de telle ou telle raison dans la détermination de sa propre conduite, mais c’est seulement une autorité légitime qui, ce faisant, empêcherait cet individu de remettre en cause ce qu’il aurait lui-même décidé rationnellement de faire s’il avait été en situation optimale. Le système est donc bouclé, ne serait-ce que sur un plan formel. Raz détient sa réponse à l’anarchiste. C’est cependant dans The Morality of Freedom qu’il cherche véritablement à apporter une solution au problème de l’autorité.
(V) La grande contribution de « L’autorité, le droit et la morale » est en définitive d’avoir montré, partant de cette solution, l’étroite articulation de l’autorité comme service et de la thèse des sources. Raz nous ramène au cœur de sa théorie du droit. Chaque système juridique en vigueur jouit d’une autorité de facto, ce qui signifie, selon Raz, qu’il prétend à une autorité légitime. C’est selon lui une vérité conceptuelle (iv’). Mais cela est entièrement indépendant de la question de savoir s’il possède effectivement une telle autorité légitime. Le positiviste juridique peut comprendre la nature de cette vérité conceptuelle, proposer (comme Raz) une explication d’une légitimité objective, et néanmoins se contenter de noter qu’aucun ordre juridique en vigueur ne satisfait à cette explication : cette vérité conceptuelle ne porte que sur les prétentions du droit. Poursuivant cette démarche analytique, Raz montre dans le présent article qu’il nous faut comprendre l’intelligibilité de cette prétention à l’autorité. (xi) Il faut que le droit soit capable de posséder cette autorité (objective) à laquelle il prétend nécessairement. Or, en tant que système normatif, nous comprenons à tout le moins le sens qu’il y a à parler de l’obligatoriété des prescriptions juridiques – par comparaison, disons, avec des énoncés relatifs aux comportements des volcans ou des arbres. Deux éléments d’intelligibilité centraux ressortent de l’analyse de Raz. D’une part, souvenons-nous que la conception de l’autorité de Raz dépend entièrement de sa capacité à jouer un rôle médiateur. (xii) Une norme juridique doit permettre d’identifier la manière dont on devrait agir, car revendiquer l’autorité légitime signifie prétendre assurer ce rôle médiateur par lequel on permet aux destinataires des décisions de mieux suivre les raisons qui s’appliquent à leur situation (que s’ils essayaient de les évaluer par eux-mêmes). Or, on ne dispose d’aucun élément pour savoir si le droit assure véritablement ce rôle médiateur. On connaît seulement sa prétention à le faire (il se peut que l’autorité cherche bien à remplir ce rôle et rende une décision simplement erronée, mais comment savoir s’il ne prend pas des décisions de mauvaise foi en abusant de sa position ?). Reste seulement, à l’analyse, la prétention du droit à l’autorité, c’est-à-dire sa prétention à déterminer la manière dont on doit se conduire. D’autre part, (xiii) il doit être possible d’identifier la norme juridique (son existence et son contenu) en vertu du seul fait qu’elle résulte de la décision de l’autorité, et ce sans avoir à prendre en compte les raisons qui ont amené à l’édiction de la norme. En effet, le fait de suivre la décision de l’autorité n’assurerait pas, autrement, ce rôle médiateur : on se retrouverait de nouveau à prendre en compte pour soi-même les raisons qui s’appliquent à sa propre situation, et la décision d’autorité viendrait seulement s’ajouter aux raisons qui s’appliquent déjà sans préempter les autres raisons. Ainsi, une décision ne « rend service » (« is serviceable » – ne permet d’assurer ce rôle médiateur) que parce qu’on peut l’identifier en vertu d’autres considérations que les raisons qu’elle met en balance (les « raisons dépendantes). (xiv) Mais ces autres raisons ne sont autres que les sources exclusivement sociales du droit positif, qui permettent sans ambiguïté d’identifier l’existence et le contenu du droit, lequel peut ainsi (intelligiblement) posséder la légitimité et prétendre à l’autorité légitime (sans nécessairement la posséder). Raz retombe ainsi sur ses pieds. Les conditions d’intelligibilité de la prétention (conceptuellement nécessaire) du droit à l’autorité légitime coïncident avec les apports de sa thèse de sources.
À l’inverse, si le contenu du droit positif était en permanence soumis à l’évaluation (comme le suggère la thèse de la « cohérence » de Dworkin), ou si les sources du droit pouvaient incorporer un élément incertain, comme des principes moraux opérant en tant que principes moraux (comme le suggère la thèse de « l’incorporation » que Raz attribue ici à des positivistes comme Lyons ou Coleman), alors c’est la capacité du droit à remplir ce rôle médiateur qui serait remise en cause. Ainsi, seule la thèse des sources peut satisfaire aux contraintes d’intelligibilité du concept de droit lui-même ; mais c’est précisément parce que l’autorité juridique prétend nécessairement, en tant qu’autorité de facto, à une autorité légitime. Or, on assiste dès lors à un basculement important, dans la pensée de Raz, mais également dans l’histoire du positivisme juridique. En effet, Raz n’hésite plus à affirmer dans cet article que c’est la thèse des sources (élément central de son juspositivisme) qui se fonde sur le rôle médiateur que le droit est capable de remplir. Nous assistons donc à un renversement de la relation par rapport à la manière dont est classiquement posé le problème dans la tradition positiviste.
C’est en raison de la densité de l’articulation de tous ces thèmes que « L’autorité, le droit et la morale » est sans doute le meilleur article de synthèse pour pénétrer la philosophie de Raz. Il s’agit donc d’une addition précieuse aux trois textes fondateurs de sa philosophie juridique qui ont déjà été traduits en langue française.
« La validité juridique »
Nous serons beaucoup plus bref au sujet du deuxième article de ce dossier de traductions, « La validité juridique », traduit par Nicolas Nayfeld et Eraldo Souza dos Santos. Cet article avait précédemment fait l’objet d’une traduction partielle dont les passages traduits ne sont pas repris ici. Étant donné l’importance de cet article, il a semblé opportun à la revue Droit & Philosophie de proposer une nouvelle traduction inédite complète du texte. En effet, si Raz consacre des travaux à l’examen direct de l’œuvre de Kelsen, le présent article est le lieu, plus que tout autre, où il développe ses propres idées en explicitant leur source d’inspiration kelsénienne. Il n’est pas inutile d’indiquer que, dans le recueil The Authority of Law, ce texte suit immédiatement une étude sur Kelsen. En considération du rôle central que joue le Maître de Vienne dans la théorie du droit continentale, et française en particulier, il nous a ainsi semblé intéressant de proposer la traduction de « La validité juridique ».
Raz y reprend, par exemple, (i) l’idée que la validité est le mode d’existence des règles juridiques (il ne dit pas les normes, pour des raisons dans lesquelles nous n’entrons pas ici), (ii) et soutient que dire qu’une règle est valide signifie que l’on doit se comporter comme la règle le prescrit. Il réaffirme par ailleurs (iii) la distinction entre règle juridique (valide ou non valide) et proposition normative (vraie ou fausse). Or, sur tous ces points, Raz affirme très explicitement qu’il reprend et qu’il affine (ce que cet exposé sommaire ne permet de montrer) les positions de Kelsen. On trouve plus généralement dans cet article un exposé limpide de la conception razienne de la normativité du droit – or, Raz n’est pas toujours limpide – et de la nature systémique de sa validité. (iv) Il examine enfin, de manière très originale, la nature et le statut des énoncés de la science du droit dans une telle perspective. Il développe alors ce qu’il appelle les « énoncés exprimés d’un certain point de vue » (statements from a point of view), dont il attribue l’intuition initiale à Kelsen, (v) en formulant une critique intéressante de la conception du « point de vue interne » de l’acteur juridique présente dans la pensée de son ancien directeur de thèse, H.L.A. Hart.
Cet article court et riche est donc non seulement un point d’entrée précieux dans la conception razienne de la normativité du droit, mais il offre également un point de contact intéressant avec des problématiques qui sont structurantes en théorie du droit continentale.
« La nature institutionnelle du droit »
Le dernier article de ce dossier de traductions, « La nature institutionnelle du droit », que nous avons traduit avec Pierre-Marie Raynal, développe dans le détail des idées que l’on trouve dans Practical Reason and Norms. Il met en lumière la thèse, très importante durant la jeunesse de Raz, selon laquelle l’erreur de la théorie du droit jusqu’alors avait été de chercher le « point d’origine » de l’ordre juridique dans une norme unique plutôt que dans une structure institutionnelle. En effet, l’impensé d’une grande partie de la théorie du droit, adossée (comme elle le demeure à ce jour sur le Continent) à une théorie de l’État, est que le droit doit se penser à partir de sa création. On ne pense que l’habilitation de l’institution créatrice de normes. Ce sont Salmond et Hart (qui s’est lui-même beaucoup inspiré des « ultimate legal principles » de Salmond), mais également les réalistes américains (pour d’autres raisons), qui ont mis en lumière l’importance de l’institution juridictionnelle pour une théorie du droit capable de saisir le phénomène juridique dans toute sa complexité – Hart élargissant en réalité cette problématique à celle de l’action des « officials », c’est-à-dire les autorités de l’ordre juridique au sens plus large. L’article « La nature institutionnelle du droit » cherche à explorer cette idée. Raz soutient que (i) le droit se distingue comme un type particulier de système normatif institutionnalisé. Deux types d’institutions se détachent dans un tel système institutionnalisé : les institutions créatrices de normes et les institutions d’application des normes. (ii) Or, si l’existence d’institutions créatrices de normes est bien entendu empiriquement importante dans les systèmes juridiques développés, elle ne constitue pas pour autant un caractère logiquement nécessaire de ceux-ci. C’est l’institution d’application des normes (dont l’organe juridictionnel est principalement pris en exemple dans cet article) qui est indispensable à l’intelligibilité du concept de système juridique.
Nous trouvons ici l’une des motivations centrales derrière l’inclusion de cette traduction dans le présent dossier : la notion d’« institution » joue, chez des auteurs importants de notre histoire culturelle, le Doyen Hauriou ou Georges Burdeau par exemple, un rôle central. Ces derniers s’efforcent cependant de penser l’institutionnalisation comme processus et, à un niveau constitutionnel, le subtil équilibre d’un ordre juridique qui est – irréductiblement – l’envers du même processus. Nous ne trouvons rien de ces choses chez Raz. Il se contente de penser les contraintes analytiques internes du concept d’institution à partir de situations où il est en réalité admis que son existence empirique est pérenne, et où le processus historique dont elle émerge est abouti. On pourra donc sans doute lui reprocher d’aseptiser le caractère institutionnel du droit (ou de le penser de manière adynamique), de telle sorte qu’il vide celui-ci d’une bonne partie de la tension interne constitutive de son sens.
Cependant, c’est parce que Raz entend se situer dans une perspective kelsénienne à d’autres endroits de son œuvre que cet article est précieux. En effet, nous trouvons ici un point de rupture. (iii) Si l’institution d’application des normes occupe une place logiquement centrale, c’est parce que l’unité du système n’est assurée ni par une unique règle de reconnaissance s’appliquant à tous les « organes primaires », ni par la cohérence des critères contenus dans une ou plusieurs règles de validité, mais par le fait que tous ces organes reconnaissent mutuellement les décisions les uns des autres, y compris des décisions fondées sur des critères qui entrent (potentiellement) en conflit. C’est à partir de cette reconnaissance mutuelle que l’on doit penser selon Raz un schéma institutionnel. Il faut tout d’abord que celle-ci existe pour que l’institution de création des normes puisse entrer en jeu, car elle présuppose l’existence d’un contexte institutionnel. (iv) Cette idée peut paraître contre-intuitive, et doit se comprendre à la lumière du fait que Raz reprend à Hart l’idée d’une « règle de reconnaissance » coutumière – qui n’est elle-même ni valide ni non-valide – dans laquelle sont déterminés les critères de validité des autres règles de l’ordre juridique. Cependant, les sources sociales de la règle sont admises (Hart soutiendrait jusqu’à la nature sociale même de la règle). Il ne s’agit donc pas d’une règle légiférée. Aucun postulat (formel ou autre) d’un acte créateur de droit n’est donc requis, mais seul est nécessaire le maintien dans la pratique institutionnelle d’une règle qui a des origines coutumières.
Hart avait vu, avec Salmond, que ces origines coutumières sont historiques. Cet aspect dynamique du problème disparaît cependant dans l’étude de la nature institutionnelle du droit chez Raz. La lecture de ce dernier a un caractère quelque peu déformant. Hart est très clair quant au fait que les deux autres « règles secondaires », les règles de changement (conférant pouvoir législatif) et de décision (conférant pouvoir juridictionnel), sont toutes deux une composante de la règle de reconnaissance. Il n’y a donc pas ici de priorité logique de la règle de décision. Qui plus est, si Hart décrit bien les « conditions minimales » de l’existence d’un ordre juridique dans lequel il faut au moins que les simples juges et officials suivent en pratique la règle de reconnaissance pour qu’il y ait un sens à parler de l’existence d’une règle (institutionnelle) coutumière, il ne faut cependant pas confondre cela avec le « cas central » de l’ordre juridique. La règle de reconnaissance a en réalité une base sociale plus large dans Le concept de droit. Raz radicalise donc la conception hartienne en réduisant le destinataire de la règle de reconnaissance (dont les pratiques sont également le support) – sa « norm-population » – aux seuls juges. Cet article permet sans doute de mieux saisir les raisons, personnelles bien plus qu’exégétiques, de cette lecture razienne du texte de Hart.
Quoi qu’il en soit, si l’article « La validité juridique » témoigne d’une certaine distance à l’égard de thèmes hartiens et de l’importance très marquée de ses lectures de Kelsen, « La nature institutionnelle du droit » explore et développe des thèmes qui sont au cœur de la théorie du droit du juriste d’Oxford.
⁂
Il nous faut signaler, avant de terminer cette présentation, la nécessité qui s’est imposée d’un choix de traduction dont il ne nous semble pas inutile d’exposer ici les raisons. Il s’agit de celui du concept central dans le corpus razien de « reason(s) for action ». Une certaine convention de traduction pour ce qui concerne les textes portant sur la raison pratique en philosophie analytique emploie l’expression « raison d’agir ». C’est le choix effectué, par exemple, par M. Hamel pour ce qui concerne les textes de philosophie politique de Raz. Cela présente l’avantage très clair de l’élégance et suit l’usage idiomatique de la langue française, là où Raz ne forge – force est de le constater – aucun néologisme. Il peut également sembler que l’on suit là une convention de traduction plus large. Ainsi, les traducteurs de l’ouvrage Intention d’Elisabeth Anscombe recourent à l’expression « raison(s) d’agir ». Cependant, Anscombe n’écrit pas, comme Raz, « reasons for action », mais « reasons for acting ». La traduction littérale serait alors bien plus proche de « raison pour agir ».
Raz essaie cependant d’examiner les raisons dont on peut disposer dans l’examen rationnel d’un processus d’action. Il n’examine pas la raison, ni les raisons que tout un chacun peut avoir d’agir de telle ou telle manière (« chacun a ses raisons »). Une raison est quelque chose que l’on peut, et que l’on doit, en tant qu’agent rationnel, prendre en considération dans la détermination d’une conduite. Les reasons de l’agent razien l’accompagnent et sont connues de lui – tout comme peuvent l’être des faits (c’est le cognitivisme razien). Il mobilise l’image de choses (« les raisons ») qui pèsent les unes par rapport aux autres (de sorte à pouvoir être mises en balance), qui peuvent se préempter ou s’exclure l’une l’autre lorsque entre en jeu un mécanisme d’autorité, en vue de déterminer ou justifier une conduite, voire simplement, finalement, pour que l’individu n’en tienne pas compte mais note seulement qu’une raison aurait un titre à être prise en compte. Raz se désintéresse très largement de la problématique d’Anscombe qui est celle du syllogisme pratique. Il ne se demande donc pas, à la différence d’Anscombe : Lorsqu’une conduite a été rationnellement déterminée, quelle est la structure du raisonnement qui y a mené ? Non seulement le questionnement de Raz n’est pas ciblé, mais il postule que les raisons ainsi comprises peuvent expliquer tous les problèmes de la philosophie pratique – des problèmes de l’action aux problèmes de la légitimité de l’autorité. Tout est en définitive réduit au rôle des raisons, ce qui n’est pas le cas dans la pensée d’Anscombe, qui examine seulement la structure du raisonnement pratique là où il intervient.
Tout cela, l’anglais courant permet à Raz de l’articuler (« to have something [a reason] for something else [an action] ») sans recourir à un néologisme. Il ne s’agit pas, le plus souvent, de se demander si l’agent a eu de bonnes ou de mauvaises raisons, mais s’il en avait, de quelle nature, et comment celle qui a, en définitive, pesé le plus lourd, a fini par remplir ce rôle. On peut ainsi se demander si « les » raisons seraient venues occuper cette place centrale dans sa pensée si l’anglais n’ouvrait pas naturellement la possibilité d’une telle diversité d’expressions. Non seulement ce n’est pas véritablement le cas de la langue française pour ce qui concerne l’expression idiomatique « raison d’agir », mais celle-ci est plus étroitement liée à la formulation de problèmes liés à l’examen des bonnes ou des mauvaises raisons. Par ailleurs, de manière plus handicapante, celle-ci ne permet pas non plus la formulation des tournures de phrase qui sont au cœur de la philosophie pratique de Raz. Or, toutes ces questions ne semblent ni se poser, ni présenter d’enjeu particulier, pour ce qui concerne l’emploi de l’expression « raison d’agir » chez des auteurs comme Anscombe, alors que c’est sans doute précisément chez de tels auteurs que la convention de traduction trouve son origine. Il s’agissait donc de palier un déficit de la langue courante française qui permet à la langue anglaise d’aller directement au cœur de la philosophie de Raz : (i) la raison a un aspect moteur, (ii) et ce à travers les raisons.
C’est sur ce point que le choix de traduction proposé dans la revue Droits par M. Panaccio, « raison(s) pour l’action », certes moins idiomatique, nous a paru mieux saisir – et attirer l’attention sur – la spécificité de l’usage razien, en ouvrant des possibilités d’expression plus diverses qui sont celles de la philosophie analytique anglo-saxonne contemporaine. Après quelques hésitations, et pour toutes les raisons que nous venons d’indiquer, la revue a donc choisi d’aligner les choix de traduction des articles du présent dossier sur ceux proposés par M. Panaccio. Nous signalons également, dans l’espoir d’une harmonisation future, bien que ces expressions n’apparaissent pas dans les articles traduits ici, les importants choix qu’il propose concernant les expressions « raison(s) protégées » (protected reasons) et « raison(s) d’exclusion » (exclusionary reasons).
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Bibliographie des articles de Joseph Raz traduits en langue française
(1) J. Raz, « L’autorité légitime », trad. fr. Ch.-M. Panaccio, Droits, vol. 57, 2013, p. 231-253.
(2) J. Raz, « Les prétentions du droit », trad. fr. Ch.-M. Panaccio, Droits, vol. 57, 2013, p. 254-259.
(3) J. Raz, « Le positivisme juridique et les sources du droit », trad. fr. Ch. Béal, in Ch. Béal (dir.), Philosophie du droit. Norme, validité et interprétation, Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2015, p. 245-268.
(4) J. Raz, « Le souci politique de la neutralité », trad. fr. C. Hamel, in A. Escudier et J. Pélabay (dir.), Le perfectionnisme libéral, Paris, Hermann, coll. « L’avocat du diable », 2016, p. 123-149.
(5) J. Raz, « L’autonomie, la tolérance et le principe de non-nuisance », trad. fr. C. Hamel, in A. Escudier et J. Pélabay (dir.), Le perfectionnisme libéral, Paris, Hermann, 2016, coll. « L’avocat du diable », p. 209-233.
Dans le présent dossier
(6) J. Raz, « L’autorité, le droit et la morale », trad. fr. M. Carpentier ; « Authority, Law, and Morality », The Monist, 1985, vol. 68, p. 295-324 (réimpr. : Ethics in the Public Domain, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 210-237).
(7) J. Raz, « La validité juridique », trad. fr. N. Nayfeld et E. Souza dos Santos ; « Legal Validity », Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie, vol. 63, no 3, 1977, p. 339-353 (réimpr. The Authority of Law, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 146-159).
(8) J. Raz, « La nature institutionnelle du droit », trad. fr. G. Bligh et P.-M. Raynal ; « The Institutional Nature of Law », Modern Law Review, vol. 38, 1975, p. 489-503 (réimpr. : The Authority of Law, op. cit., p. 103-121).