Rôle et importance de Law, Liberty, and Morality dans l’œuvre de H.L.A Hart
Les ouvrages qui font l’objet de cette contribution sont deux cycles de conférences prononcées par le juriste oxonien H.L.A. Hart au début des années 1960. Le premier cycle, intitulé Law, Liberty and Morality, fut publié en 1963, et prononcé l’année précédente à l’Université de Stanford. Le second cycle s’intitule The Morality of the Criminal Law et fut prononcé à l’Université hébraïque de Jérusalem en 1964.
Nous chercherons ici à resituer le contexte dans lequel ces ouvrages sont parus, ainsi que les grands points du débat au sein duquel ils prennent place. Nous approfondirons ces thèmes dans l’introduction de la traduction de ces cycles de conférences que nous proposerons sous peu. Pour l’heure, nous ne dirons rien que les lecteurs des travaux de Hart ne sachent sans doute déjà, mais peut-être n’est-il pas inutile de réaliser ce bref exposé des thèses qui s’affrontent pour l’intelligibilité du présent volume. Nous nous concentrerons essentiellement ici sur le premier ouvrage.
Law, Liberty, and Morality s’inscrit dans le contexte de la vague de libéralisation des mœurs durant les années 1960, et c’est un ouvrage qui constitue le grand plaidoyer (certains parlent même de « manifeste ») en faveur de la libéralisation de l’homosexualité dans le monde anglo-saxon. Le débat qui oppose Hart au juge conservateur Lord Devlin dans cet ouvrage est devenu un véritable classique de la philosophie du droit, et il continue d’être lu par quasiment tous les étudiants en droit, en sociologie et en sciences politiques du monde anglo-saxon. Il a été décrit comme « l’un des documents les plus importants du libéralisme politique moderne », et fait, aujourd’hui encore, l’objet de débats dans le milieu académique. Ce débat mérite donc sans doute plus d’attention qu’il n’a reçu jusqu’à présent en France. Par ailleurs, ces deux cycles de conférences procurent un point d’entrée accessible à la philosophie du droit pénal de Hart, dont les principales contributions en la matière ont été réunies dans son recueil d’articles Punishment and Responsibility.
Par un hasard de calendrier, la journée d’études dont les actes sont publiés dans le présent volume portait sur un sujet d’actualité. Nous nuancerions cependant les parallèles que l’on peut tirer avec le débat contemporain étant donné que les questions sont quelque peu différentes. En effet, la question de la criminalisation injustifiée (et donc la marginalisation) d’un comportement – le sujet de ces conférences de Hart – n’a rien à voir avec la question de la reconnaissance institutionnelle de situations sociales nouvelles. La position adoptée face à la première interrogation n’entraine pas logiquement l’adoption d’une position donnée face à la seconde. La question de la tolérance d’un comportement dans une société libérale (qui est l’enjeu de la première question) est distincte de la question de l’intégration de ce modèle de comportement dans la conception officielle de la norme ou du paradigme (en lui octroyant par exemple une place formellement équivalente au sein d’une institution régissant l’organisation de la vie familiale qui jusqu’alors l’en excluait). Quelle que soit la position de chacun dans ce débat de société, nous pouvons voir que ce n’est pas le sujet de ces conférences. Cela dit, il ne fait aucun doute que les ouvrages de Hart ont joué un rôle majeur concernant la libéralisation de l’homosexualité sans laquelle la question du mariage entre personnes de même sexe n’aurait jamais pu intervenir.
Néanmoins, comme nous venons de le dire, ces conférences ne portent que sur la première interrogation, et il s’agit en effet pour Hart d’établir si :
• Le seul fait qu’un acte – une pratique homosexuelle en l’occurrence – soit immoral au regard de la morale socialement acceptée suffit-il à justifier la mise en œuvre du droit pénal pour sanctionner ce comportement ? Autrement dit, l’immoralité doit-elle constituer un crime en elle-même ?
• Ne doit-on pas plutôt également exiger la preuve d’un élément supplémentaire, comme par exemple le fait que l’acte ait causé un tort à autrui ?
• Si l’on répond « oui » à cette deuxième question, alors doit-on comprendre que ce sont seulement les conséquences de l’acte qui justifient la sanction, et non pas seulement l’immoralité du comportement ?
Law, Liberty, and Morality et le moralisme juridique
Le contexte de ces interrogations est le suivant : en 1957 la Commission Wolfenden sur les délits d’homosexualité et de prostitution publie un rapport qui fait grand bruit, et qui propose d’une part de dépénaliser les pratiques homosexuelles entre adultes consentants dans un cadre privé, et d’autre part de dépénaliser la prostitution pour n’en sanctionner que les manifestations publiques – à savoir les actes de racolage sur la voie publique.
Le rapport défend l’idée selon laquelle la fonction du droit pénal est de préserver l’ordre et la décence publique, et de préserver le citoyen de ce qui lui est choquant ou nuisible (Section 13). Ainsi, la seule immoralité du comportement au regard de la morale socialement acceptée ne suffit pas en soi à justifier la mise en œuvre du droit pénal (Section 61). De ce point de vue, le droit pénal n’a donc pas pour fonction d’être le gardien de la moralité d’une société ; et la Commission considère qu’il doit exister « une sphère de moralité et d’immoralité privée » relevant strictement des choix des individus, dans lequel les autorités politiques et juridiques ne doivent pas chercher à s’immiscer.
Les commentateurs relèveront immédiatement la proximité entre cette thèse et celle défendue par le philosophe utilitariste John Stuart Mill dans son essai On Liberty. Mill écrit (chap. 1 §9) : « L’objet de cet essai est de proclamer un principe très simple (…) : les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque, que pour assurer leur propre protection ». Ainsi, « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de force contre un de ses membres, contre son gré, est de l’empêcher de nuire aux autres ». C’est ce que l’on a appelé le harm principle, que Ruwen Ogien traduit par « principe de non-nuisance ». Le principe de non-nuisance se veut une extension du « principe d’utilité » (initialement développé par Bentham) qui exige d’une politique publique, pour être légitime, qu’elle cherche à maximiser le bien-être de ceux qui y sont sujets. Le problème est que cela peut justifier quelques abus, étant donné qu’il peut être rationnel de sacrifier les intérêts d’une tranche de la population si l’on estime que le bien-être d’une autre tranche en sera exponentiellement augmenté. Mill assortit donc le principe d’utilité du principe de non-nuisance, qui constitue en quelque sorte le volet négatif de l’utilitarisme en prévoyant qu’une politique publique ne peut interférer avec l’autonomie de l’individu que si celui-ci risque de porter atteinte à autrui – on ne peut donc pas simplement décider de sacrifier ses intérêts. Dans ce cas de figure-là, on voit donc qu’on ne peut user de la force à l’encontre de l’individu que s’il s’agit de préserver les intérêts d’autrui, et non pas pour chercher à maximiser son bien-être aux dépens de son prochain.
Le rapport Wolfenden a fait couler beaucoup d’encre, et a soulevé de vives protestations, de la part notamment d’un grand juge de common law, Lord Devlin. Celui-ci était à ce moment-là le plus jeune juge du XXe siècle à avoir accédé à la magistrature, au jeune âge de 42 ans (en 1948). Il réagit initialement au rapport Wolfenden dans un article intitulé « The Enforcement of Morals », qui donne son titre au recueil d’articles publiés sur le même thème en 1965. Dans ses grandes lignes, l’article de Devlin attaque frontalement les thèses de John Stuart Mill et développe ce que Hart appelle la thèse du « moralisme juridique ». Devlin défend l’idée qu’une société ne peut pas être considérée comme un simple agrégat d’individus mais doit être comprise comme un ensemble cohérent. Ce serait le partage des idées – et notamment une morale sociale – qui constituerait le lien social. Or, une société serait selon Devlin autorisée à prendre toutes les mesures nécessaires à sa propre préservation, et serait ainsi autorisée à avoir recours au droit pour protéger sa morale sociale afin de préserver les conditions d’existence du lien social. Si le droit ne remplit pas cette tâche, cela équivaudra à une autorisation implicite de ce qui est immoral et un affaiblissement de la morale sociale, ce qui aura pour effet un relâchement du lien social lui-même, et à long terme la désintégration de la société. Suivre les recommandations de la Commission Wolfenden et dépénaliser certaines pratiques considérées comme profondément immorales reviendrait donc à scier la branche sur laquelle on est assis.
C’est pour réagir à ces prises de position que Hart rédige les conférences de Law, Liberty, and Morality qu’il prononce à Stanford en 1962 alors qu’il est professeur invité à UCLA. Hart s’associe dans ces conférences à la position de Mill ; mais son procédé argumentatif est des plus intéressants. Le point de départ de son raisonnement est qu’une sanction pénale est un mal : c’est une souffrance que l’on inflige à autrui. Il suppose que Devlin est d’accord avec lui sur ce point puisque Devlin cherche à justifier le fait d’imposer cette sanction. Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas sanctionner les comportements des individus, mais simplement que l’on doit justifier le fait de recourir à la sanction pénale, pour ne pas infliger gratuitement une souffrance à autrui. Est-ce que la pénalisation de l’homosexualité du fait qu’elle est considérée comme immorale permet d’éviter un mal plus grave ? C’est la question que se pose Hart. Si ce n’est pas le cas, alors on n’a pas de bonne raison d’entraver la liberté d’action de l’individu, d’autant plus qu’il s’agit de pratiques accomplies dans un contexte privé entre adultes consentants qui ne portent donc pas physiquement atteinte à autrui.
Hart introduit ensuite dans sa critique des thèses de Devlin une distinction, chère aux utilitaristes, entre « morale positive » et « morale critique ». La morale positive est la morale acceptée d’un groupe social. La morale critique correspond à des principes généraux et rationnels que l’on peut mobiliser dans la critique morale des institutions sociales. On peut tout à fait utiliser ces principes de morale critique pour critiquer la morale conventionnelle d’un groupe social. Hart cite par exemple le cas du régime de l’apartheid, ou de la pratique du Sati en Inde. Hart essaie de nous expliquer qu’avant de poser la question de savoir si le droit doit mettre en œuvre la morale, il faut commencer par se demander quelle morale ? Et la question de la morale intervient ainsi à deux endroits. La problématique de l’ouvrage devient alors : Est-ce que la mise en œuvre de la morale par le droit est elle-même moralement justifiée ?
Hart invoque un principe de morale critique – le principe de non-nuisance – afin d’examiner la question de savoir si la mise en œuvre de la morale par le droit mérite d’être poursuivie sur la question spécifique de l’homosexualité. Par ailleurs, l’introduction de la distinction entre morale positive et morale critique permet de réinterpréter la position de Lord Devlin (selon laquelle une société peut prendre toute mesure nécessaire à sa propre conservation) comme une thèse de morale critique, car dès lors qu’il accepte de poser la question de savoir si la pénalisation de l’homosexualité est justifiée – et qu’il pose donc une question de morale critique – alors il doit offrir une justification valable à l’appui de sa position selon laquelle le droit peut mettre en œuvre la morale sexuelle. L’effet de cette réinterprétation de la position de Devlin en thèse de morale critique est qu’il ne peut plus alors simplement invoquer en sa faveur le poids historique du fait que la morale positive de l’époque semble effectivement condamner l’homosexualité. La morale conservatrice n’est plus qu’une donnée sociale à soumettre elle aussi à l’examen de la morale critique.
Cette notion de morale critique peut paraître mystérieuse, et il est donc important de dire un mot à ce sujet avant d’aller plus loin. Hart indique assez clairement que ces principes de morale critique ne sont pas des principes qui se prétendent nécessairement absolus, mais seulement des principes généraux et rationnels. Il énonce également clairement qu’il s’agit de principes à mobiliser dans une critique des institutions positives, et il ne s’agit donc pas d’un modèle moral idéal auquel la morale positive devrait se conformer. Les principes de morale critique ne sont généraux que pour ce qui concerne leur portée, et il ne s’agit pas pour Hart de soutenir que ces principes sont universels quant à leur validité. Ils ne sont pas valables en eux-mêmes, et prétendent seulement à être intelligibles. C’est la raison pour laquelle le principe d’utilité lui-même est un principe de morale critique dans le paradigme utilitariste. Bentham et Mill ont cherché à développer un standard externe permettant de procéder à une critique des institutions positives qui ne repose pas sur l’énonciation des simples préférences morales et politiques de l’observateur (Bentham qualifie ces positions de « political caprice »). Le principe d’utilité n’exige aucun comportement particulier, il ne s’agit donc pas d’une morale positive. Bentham a développé un standard externe dont la force est d’être accessible à chacun, étant donné que les conséquences d’une action peuvent faire l’objet d’une évaluation qui n’est pas strictement liée à l’opinion de l’évaluateur, ou qui offre à tout le moins l’élément objectif commun dont peuvent discuter deux évaluateurs en désaccord.
Dans cette perspective, la morale critique ne permet certes pas de prouver qu’une politique publique – ou une mesure d’autorité quelconque – est légitime ou illégitime, mais elle permet tout de même de montrer que l’interlocuteur ne la justifie pas au regard d’un principe donné (comme par exemple le principe d’utilité). La force de l’argument se situe donc dans l’intelligibilité du principe critique invoqué – de sa force probante au sein du débat en question –, et il semble que chaque paradigme soit doté de ses propres principes critiques. Le recours aux principes de morale critique acceptés dans un paradigme permet donc de placer l’interlocuteur face aux conséquences des idées qu’il soutient, et il doit alors choisir entre le fait de se rallier aux valeurs du paradigme en abandonnant sa position (du fait de l’incompatibilité des deux éléments), ou alors de rejeter ouvertement les valeurs critiques du paradigme, ce qui ne sera pas en soi « faux », mais aura pour conséquence d’affaiblir considérablement sa position auprès de l’opinion publique qui tient vraisemblablement à ces valeurs.
Il nous semble que c’est le sens dans lequel il faut comprendre les derniers passages de Law, Liberty, and Morality dans lequel Hart affirme : « J’ai supposé dès le départ que quiconque considère cette question [du bien-fondé de la mise en œuvre de la morale par le droit] comme ouverte au débat accepte nécessairement le principe critique – central à toute morale – selon lequel la misère humaine et la restriction des libertés sont des maux, car c’est là la raison pour laquelle la mise en œuvre de la morale nécessite justification ». Il est cependant concevable que l’on n’accepte pas de donner autant de poids à ce principe, auquel cas : « Il ne fait aucun doute que je n’ai pas prouvé que [les thèses du moralisme juridique] ne soient pas des valeurs justifiant leur coût en termes de souffrance humaine et de perte de liberté, mais peut-être sera-t-il suffisant d’avoir montré ce qui est offert à ce prix ». La distinction entre morales critique et positive permet ainsi à Hart d’adopter des prises de position fortes sur des questions de morale sans avoir à endosser l’épineuse tâche de démontrer leur validité.
Le principe de non-nuisance a justement cela d’efficace que personne ne souhaite a priori, dans une société libérale, voir son autonomie entravée dès lors que les actes prohibés semblent ne porter atteinte à personne. Cela permet de placer Devlin dans une situation difficile, et ce car il ne lui reste plus qu’à essayer (a) de démontrer que la pratique porte en réalité atteinte à autrui (ce qui est difficile si l’on considère que les pratiques homosexuelles visées portent explicitement sur les relations consentantes entre adultes dans un cadre privé), ou (b) de rejeter le principe de non-nuisance lui-même pour proposer un principe alternatif qui soit plus pertinent, ce qui paraît encore plus complexe dès lors qu’il s’agirait de renier les valeurs de la société libérale au sein de laquelle il évolue et de revendiquer le droit de s’immiscer dans la sphère d’autonomie de ses concitoyens.
Or, selon Hart, il y a deux manières de comprendre ce que nous dit Devlin.
1) On peut y voir un propos cherchant à avancer l’idée que la préservation de la morale n’a qu’une fonction instrumentale, car elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin qui est la préservation de la société. Hart appelle cela la « thèse modérée » du moralisme juridique, qu’il renomme plus tard la « thèse de la désintégration », et qu’il associe explicitement aux thèses fonctionnalistes en sociologie, comme celles d’Émile Durkheim ou de Talcott Parsons. Cette thèse souffre selon Hart de graves défauts, dont notamment (a) l’absence de preuve empirique que la dépénalisation d’un comportement entrainera nécessairement un affaiblissement de la norme morale qu’elle est censée mettre en œuvre ; ainsi que (b) l’absence de preuve qu’un relâchement de l’attachement d’un groupe à sa morale mène historiquement à la disparition de cette société. Hart concède que cela aurait pour conséquence des transformations de cette société, mais certainement pas qu’elle cesserait d’exister. Cela ne justifie pas en soi le fait d’infliger une souffrance gratuite à toute une classe de citoyens.
Hart relève par ailleurs une tautologie dans la thèse de la désintégration qui vient au secours de l’absence de base empirique : Devlin définit la morale comme le lien social, et la société comme un ensemble d’individus réunis par ce lien social (« a society means a community of ideas »). Ainsi, dire que (i) l’affaiblissement de la morale a pour effet (ii) un relâchement du lien social est une tautologie, car dans le schéma de Devlin les deux [(i)&(ii)] veulent dire la même chose. Le relâchement du lien social est défini à l’avance comme un affaiblissement de la morale sociale.
2) Étant donné que Devlin ne cherche pas à rapporter l’élément empirique, il semble se rabattre selon Hart sur ce qu’il appelle la « thèse extrême » du moralisme juridique, ou « thèse conservatrice », qui revient simplement à l’affirmation de principe selon laquelle une société a le droit de chercher à préserver son identité propre, et à imposer à ses citoyens une conduite moralement bonne – au besoin par le recours au droit pénal. La mise en œuvre de la morale n’a pas alors seulement une valeur instrumentale, mais devient une fin en soi : il est bon que le droit cherche à défendre la vertu. Cette position est celle développée notamment par James Fitzjames Stephen, un grand juge du XIXe siècle, dans un livre Liberty, Equality, Fraternity (1872), justement écrit en réaction à On Liberty de Mill. La morale sociale opère ici en elle-même comme une justification des pratiques pénales, et le droit pénal sert à promouvoir la vertu et chasser le vice (« promoting virtue and preventing vice »). Il est intéressant de noter que l’on trouve ici deux juges de common law qui, à un siècle d’écart, réagissent ainsi de manière quasi-identique à un même ouvrage. Cela montre sans doute l’homogénéité intellectuelle que semble favoriser la pratique du common law, en créant un esprit caractéristique de la magistrature britannique.
Cette position repose sur divers arguments que Hart rejette tour à tour. Il conteste d’une part qu’il y ait une seule morale sociale, et il accuse les juges de ne pas avoir su prendre acte du pluralisme dans les sociétés modernes. Il conteste d’autre part que les juges conservateurs aient véritablement montré que « la » morale sociale serait véritablement affaiblie du seul fait que le droit positif cesserait d’y apporter son concours. Il leur faudrait pouvoir défendre simultanément l’idée que la mise en œuvre de la morale opère bien de sorte à renforcer l’attachement d’un peuple à un code moral, et l’idée que l’absence de sanction juridique serait perçue comme une autorisation morale d’accomplir l’acte jusqu’alors prohibé (c’est ce que Hart appelle la théorie du « je condamne ou j’absous », et qu’il trouve notamment chez Lord Denning). La notion même qu’une sanction exprime le jugement moral d’une communauté opère selon la prémisse qu’il existe bien quelque chose qui correspondrait à « la » morale sociale. Cette vision d’une Angleterre marquée par un fort degré d’homogénéité culturelle et morale, nous dit Hart, est caractéristique de la magistrature britannique, et se trouve en décalage total avec la « réalité sociale contemporaine ». Ainsi, non seulement cette approche « sociologiquement naïve » se contente de présumer la véracité du mécanisme sociologique sur lequel repose la fonction instrumentale de la peine ; mais elle présuppose également l’« accessibilité » de « la » morale sociale et « du » jugement de « la » société que la sanction pénale doit chercher à exprimer. L’effacement de certaines morales traditionnelles ne semble pas avoir mené à la désintégration de la société, mais à une coexistence relativement pacifique et tolérante de différents groupes sociaux.
Comme auparavant, l’absence de base empirique est compensé selon Hart par le recours à une tautologie. En effet, le schéma du moralisme juridique repose – dans sa forme extrême – sur l’identification du crime à l’immoralité, ou comme le dit Devlin, au « péché » (crime and sin). C’est cette association au stade des prémisses du crime et du péché qui permet de soutenir que la dépénalisation d’une conduite équivaut chez Devlin et Denning à ne plus considérer ce comportement comme immoral. C’est un argument tautologique parce que le fait (i) de ne pas sanctionner un comportement, n’a pas pour effet (ii) de lui faire perdre son statut de comportement immoral, puisque le crime – dans ce schéma – équivaut au péché. Ainsi, dire qu’on le décriminalise revient simplement à dire qu’on ne le considère plus comme un péché. Ce raisonnement n’échappe à la tautologie que si crime et péché sont distincts, auquel cas on pourrait chercher à soutenir que la dépénalisation a pour conséquence que l’on ne considère plus le comportement comme un péché. Mais il faudrait alors démontrer empiriquement que l’absence de sanction conduit à ne plus considérer ce comportement comme un crime, et Devlin n’en rapporte pas la preuve.
Cela étant dit, Hart ne prétend pas pouvoir démontrer que la thèse conservatrice est fausse, car nous avons vu qu’il ne pourrait le faire qu’en y opposant son propre paradigme, et Hart conclut Law, Liberty, and Morality en expliquant qu’il lui suffit sans doute de montrer que la grande souffrance que prétendent imposer ces juristes à d’autres, qui ne font pourtant de mal à personne, ne reposent sur aucune autre justification que le souhait pour les juges britanniques de voir leur système de valeurs imposé à l’ensemble de la société.
Il faut savoir que ce n’est qu’en 2004, avec la publication d’une belle biographie de Hart par Nicola Lacey, que le public prendra conscience de l’homosexualité refoulée de Hart qu’il avait dû dissimuler afin de se conformer aux codes sociaux de son époque. Il semble pour cette raison assez remarquable que le ton employé par les deux adversaires soit si mesuré. Hart ne cherche pas à démontrer que l’homosexualité n’est pas immorale – et c’est ce que certains lui ont reproché. Il n’y a pas de ton personnel dans ses arguments, il ne dénonce pas le conservatisme de Devlin. Il prend simplement le temps de répondre point par point aux objections de Devlin pour répondre à la question de savoir si cette norme de morale sociale mérite d’être protégée par le droit. Hart s’attache donc à démontrer ce que nous avons dit précédemment : à savoir que la thèse de la désintégration manque de base empirique et sombre dans la circularité, ou alors se rabat sur la thèse conservatrice qui ne repose sur aucune justification si ce n’est un jugement de valeur. Dans les deux cas, la très grande souffrance infligée aux homosexuels n’est pas justifiée (car il ne s’agit pas seulement selon Hart d’empêcher l’expression de goûts et de passions ponctuels, ni d’imposer aux individus de s’abstenir des crimes ordinaires, mais bel et bien de réprimer quelque chose qui va au plus profond de la personnalité et de l’épanouissement des personnes affectées). Ce qu’on ne savait pas, c’était que cette souffrance était également la sienne, et cela ne transparaît pas dans ses arguments. Nous trouvons donc dans Law, Liberty, and Morality ainsi que The Enforcement of Morals l’exemple d’un débat public bien mené.
Positivisme analytique et libéralisme utilitariste
Cependant, les ouvrages dont il est question aujourd’hui n’ont peut-être pas beaucoup de sens si on ne les resitue pas dans le contexte général du positivisme hartien. Pour appréhender cette question, attardons nous un instant sur les titres de ces ouvrages : « le droit, la liberté, et la morale » ; « la moralité du droit pénal ». Il peut être surprenant pour un juriste de tradition continentale de voir qu’un auteur célébré à juste titre comme le grand positiviste anglo-saxon du XXe siècle puisse consacrer une large partie de son œuvre à des questions de moralité. C’est une approche très différente de la théorie kelsénienne.
Hart avait manifestement beaucoup d’admiration pour Kelsen, mais avec une certaine note d’agacement vis-à-vis de lui et de ce qu’il semblait considérer comme une pensée extrêmement dogmatique. Les points saillants du positivisme hartien sont souvent développés par rapport à d’autres auteurs que nous n’avons pas l’habitude de lire, dont notamment les juristes de tendance conservatrice du monde anglo-saxon comme le jusnaturaliste Lon L. Fuller, mais également Lord Devlin. Cela explique peut-être les différences de position entre Hart et Kelsen autour de la question du jusnaturalisme. Les conservateurs dont Kelsen essaie de combattre les thèses sont des partisans de l’Empire et des ennemis de l’idée démocratique. Les conservateurs que combat Hart sont les produits d’une culture démocratique et sont acquis à ses valeurs. Il n’y a pas la même urgence ni le même enjeu dans leurs positions respectives. Hart concède d’ailleurs de nombreuses positions naturalisantes, comme par exemple la notion d’un « contenu minimum de droit naturel » irréductible dans tout ordre juridique (minimum content of natural law). Par ailleurs, il a dirigé la thèse de juristes comme John Finnis – l’homme qui a réhabilité la pensée juridique thomiste dans la culture juridique anglo-saxonne dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Mais alors, qu’en est-il de son positivisme ? Pour répondre à cette question, le plus sûr est sans doute de partir de son article Positivism and the Separation of Law and Morals, qu’il a d’ailleurs publié lors d’un séjour précédent aux États-Unis alors qu’il était professeur invité à Harvard en 1957. Ce texte est l’une des premières tentatives de Hart, et sans doute la plus claire, de préciser sa position sur le sujet de l’intersection du droit et de la morale – nous disons bien l’intersection. La question se pose alors de savoir comment il faut comprendre ce positivisme. Hart nous donne une définition minimale et simple du positivisme comme une approche du phénomène juridique qui cherche à distinguer le droit tel qu’il est et du droit tel qu’il devrait être. Une théorie du droit doit selon Hart viser la clarté (mais non pas nécessairement la pureté) de la compréhension du phénomène juridique : c’est-à-dire saisir le droit tel qu’on le trouve dans son milieu social. Hart résiste sur ce point au à Lon Fuller en refusant d’intégrer un critère de moralité de la norme dans une définition du droit. Une norme juridique ne dépend pas ainsi pour sa validité de sa conformité à la morale. Le droit peut avoir n’importe quel contenu.
Bien entendu, l’idée que le droit puisse ne pas être conforme à la morale n’est rien de nouveau ; mais c’est le schéma intellectuel de Hart qui le mène à cette conclusion qui doit nous intéresser. C’est dans cet article que nous pouvons nous faire une idée claire de ce à quoi correspond son positivisme « analytique ». Il s’agit d’une distinction conceptuelle du droit et de la morale, à l’instar des utilitaristes qui le précèdent, John Austin et Jeremy Bentham. Ce qui est surprenant, vu depuis le continent, est que Hart développe une position positiviste non pas pour évacuer la question morale, mais en réaction à un problème moral. Le problème est le suivant : la loi peut être valide mais injuste, voire inique. C’est donc la possibilité même d’une règle de droit immorale qui force la distinction entre la norme juridique et la norme morale. Hart ne part donc pas d’un objet « droit » stipulativement déterminé en le distinguant d’une notion purement négative de la morale définie comme « toute norme qui n’est pas du droit ». C’est au contraire en partant de la possibilité d’un jugement moral porté sur la norme juridique que Hart peut conclure à l’autonomie conceptuelle du droit vis-à-vis de la morale.
Par ailleurs, et ceci interpellera à nouveau le juriste continental, c’est une clarification de la situation de l’agent moral que vise Hart dans cet article. Il reprend d’Austin et de Bentham leur « séparation utilitariste du droit et de la morale », pour montrer que la question « qu’est-ce que le droit en vigueur ? » n’apporte aucune réponse à la question « doit-on obéir à cette règle ? ». Il arrive très souvent que l’acteur juridique se trouve face à un « dilemme humain » : le comportement qui lui paraîtrait moralement le meilleur n’est pas celui exigé par les normes juridiques, et les deux peuvent être en opposition frontale. La situation de l’agent bien analysée consiste alors à dire que le droit positif est bien tel qu’on le trouve en vigueur, mais qu’il est trop inique pour qu’on y obéisse. Pour Hart, seul le positivisme permet de mettre en lumière correctement l’embarras de l’individu à qui il ne sert à rien de dire que le droit qui l’opprime n’est peut être pas du vrai droit – comme l’argumenterait plutôt Fuller. C’est bien du droit, mais l’individu peut décider qu’il est trop injuste pour qu’il s’y soumette ; et c’est cela qui correspond selon Hart au véritable message du libéralisme (« the truly liberal answer »).
Nous apercevons donc ici la fonction de la critique morale du droit, dont les conditions sont décrites dans Law, Liberty, and Morality : le libéralisme dans la forme qu’en propose Hart ne mobilise aucunement une théorie ou une doctrine des droits individuels. En effet, Hart reprend de Bentham l’idée que les droits subjectifs ne peuvent pas exister ailleurs que dans le droit positif (ainsi, nous dit Hart, que dans la morale positive), et que tout discours mobilisant la notion de droits inhérents à l’individu ou à la personne humaine est inopérant. Dans cette optique, ces droits prétendument fondamentaux sont dépourvus de contenu fixe en l’absence d’une détermination officielle ou authentique et mènent à l’anarchie des revendications politiques multiples (car le fait pour un groupe d’individus d’invoquer leurs droits fondamentaux – qui existeraient en dehors du droit positif – ne reviendrait selon Bentham qu’à invoquer unilatéralement le droit pour eux d’être dispensés des exigences de la loi). Par ailleurs, ces droits fondamentaux ne fournissent de toute manière aucune protection à l’individu face à une autorité politique qui aurait décidé d’abuser de ses pouvoirs (car ce n’est qu’à travers l’opération du droit positif – à savoir l’invocabilité du droit devant les juridictions – que les droits fondamentaux offrent une protection à l’individu : leur efficacité dépend donc en réalité du contexte politique qu’ils prétendent encadrer). C’est la raison pour laquelle Bentham qualifie les droits naturels ou fondamentaux de « nonsense on stilts » : il ne s’agit que de revendications politiques formulées à l’encontre du pouvoir en place qui courent le risque de constituer une grave menace à la sécurité publique dans le premier cas, ou alors de demeurer parfaitement inefficaces (nugatory) dans le second lorsque l’individu y est véritablement en danger.
L’utilitarisme, en tant que doctrine de la liberté, a cela de particulier qu’elle repose principalement sur une théorisation de la possibilité d’une critique des institutions positives d’une société – qu’il s’agisse de son droit comme de sa morale sociale –, et c’est d’ailleurs là la fonction principale du principe d’utilité, comme nous l’avons vu : fournir un standard externe (qui ne dépend donc pas que des opinions de tout un chacun) permettant d’évaluer de manière intelligible la légitimité des politiques publiques. Hart semble partir du principe que la liberté du citoyen n’est pas un attribut de l’individu – elle ne résulte pas de quelconques droits fondamentaux –, mais réside dans la possibilité pour chacun d’évaluer correctement sa situation morale et de pouvoir décider ce qui constitue un juste cas de résistance ou de désobéissance. Aussi Hart reprend-il à son compte la devise de Bentham selon laquelle la liberté du citoyen se situe dans la libre critique des lois auxquelles on prétend le soumettre. Le corollaire de ce principe est qu’un homme libre est un homme qui exige des justifications rationnelles adéquates des autorités et de la société lorsque celles-ci infligent des souffrances à l’individu. La résistance ne s’organise en fin de compte que par la critique morale du droit en vigueur, c’est-à-dire par le fait de soumettre les institutions juridiques à l’examen de la morale critique. Il s’agit là même de la seule chose que l’homme libre ait vraiment en son pouvoir. La liberté du citoyen se situe donc dans l’attitude critique qu’il adopte vis-à-vis du pouvoir, ainsi que dans sa vigilance face aux abus de pouvoir potentiels. C’est précisément le rôle qu’endosse Hart dans Law, Liberty, and Morality.
Nous voyons donc à la lumière de tout ceci que si « Positivism and the Separation of Law and Morals » conclut à une neutralité morale du concept de droit lui-même, il ne conclut pas nécessairement à une neutralité axiologique de la théorie du droit comme domaine d’étude. Il existe une distinction analytique du droit et de la morale. Aucun de ces deux termes ne peut être réduit à l’autre. Cependant, Hart n’entend pas par là que les questions morales soient bannies du champ d’étude du juriste, mais seulement que la moralité d’une norme n’est pas conclusive de sa juridicité, et vice versa. Mais alors, cela veut également dire que la question de la juridicité ne peut pas supplanter ni évacuer la question de la moralité, et le droit n’est que l’un des éléments d’une réalité sociale à observer. Dans tous les cas, et bien que le propos de Hart dans Positivism and the Separation of Law and Morals ne soit pas strictement méthodologique, cet article porte une implication qui peut nous paraître contre-intuitive : la distinction analytique du droit et de la morale a pour conséquence qu’il n’y a aucun moyen méthodologique d’évacuer la question morale des situations sociales que l’on observe en tant que juriste. C’est parce que l’on a affaire à deux concepts distincts que le droit peut être l’objet de considérations morales. Ainsi, un grand nombre de questions portant sur le droit sont des questions qui mobilisent des considérations morales et le juriste doit savoir répondre à celles-ci. Cela fait partie des questions qui ont trait à la vie du droit, et ce peut être là une définition tout à fait pertinente de l’objet d’étude du juriste.
Nous souhaitons néanmoins signaler dès à présent que nous rejoignons Mathieu Carpentier dans l’idée que rien de ce que nous venons d’écrire ne permet de soutenir que Hart défend une forme de positivisme « normatif » ou « prescriptif » – position selon laquelle il serait bon d’être positiviste ou selon laquelle le positivisme juridique serait la position moralement la meilleure dans un régime politique moderne. Le positivisme juridique vise simplement à connaître le droit tel qu’il est, plutôt que tel qu’il devrait être – ou, similairement, tel que l’on aimerait qu’il soit –, en vue d’une description objective du droit en vigueur. Hart soutient simplement que cette étape de description du droit précède logiquement celle de la critique du droit – car il faut tout d’abord savoir ce que c’est que l’on critique – et ne doit donc pas être polluée par celle-ci, ce à quoi il ajoute néanmoins que les conditions méthodologiques d’une telle description du droit ne préjugent pas non plus – et donc ne permettent pas d’exclure – la possibilité de soumettre le droit à une critique morale. Cependant, le positivisme juridique n’emporte aucune conclusion en ce qui concerne la forme et la substance que peuvent prendre cette critique morale. Pour reprendre l’expression du professeur Gardner, « le positivisme est normativement inerte » et ne constitue pas une position morale. Il est vrai, néanmoins, que le positivisme hartien distingue simplement les types de questions que l’on peut soulever au sein de l’objet d’étude du juriste, en cloisonnant la tâche de description du droit de celle de son questionnement moral, et ne vise aucunement à limiter l’objet d’étude du juriste à la première tâche. La position de Hart demeure donc résolument benthamienne sur ce point.
En effet, Hart ne semble pas soutenir, comme Kelsen, qu’un objet d’étude doive être construit par l’observateur (ce qui semble la condition sine qua non de toute démarche stipulative, car on ne dispose de la liberté intellectuelle nécessaire à la stipulation que si l’on a la complète maîtrise de la construction de son objet d’étude, et que l’on a évacué au stade des prémisses la possibilité que « la réalité » puisse résister aux choix du théoricien). A ce moment-là, il suffirait effectivement de déterminer a priori ce que l’on considère comme étant le champ d’étude du juriste, et de rejeter tout le reste en dehors. Mais alors on ne conclurait pas véritablement à une séparation du droit et de la morale étant donné que cela ferait partie des stipulations de base. La démarche sombrerait dans la circularité puisque le champ d’étude du juriste serait justement défini ab initio comme ne pouvant laisser place à aucune considération morale. Hart part au contraire d’une réalité sociale qui lui préexiste et qu’il doit « élucider » (to elucidate). On voit là l’influence sur ses travaux de la philosophie du langage ordinaire, et notamment de la « phénoménologie linguistique » de J.L. Austin : il observe ce qu’il est cohérent de dire dans telle ou telle situation, non pas pour réduire toute question à un problème linguistique, mais afin de traiter les données linguistiques comme des matières premières permettant d’accéder à la réalité sociale à laquelle elles correspondent. C’est en ce sens qu’« une connaissance affutée des mots », et du vocabulaire qu’emploient les individus qui interagissent spontanément avec leur environnement social, peut nous permettre d’« affûter notre perception des phénomènes ». La philosophie du langage ordinaire ne prétend pas se contenter du sens ordinaire des mots, mais seulement de prendre pour point de départ des raisonnements philosophiques les usages linguistiques qui émergent spontanément dans la pratique des langages naturels – plutôt que de pures stipulations (qui ne peuvent découler que d’intuitions, ou de constructions rationnelles) –, et ce parce que le langage ordinaire s’est justement construit en tension avec la réalité sociale à observer, ce qui n’est le cas d’aucun langage artificiel, et fournit ainsi de meilleurs outils pour la construction d’un discours empirique.
Pour conclure, disons simplement que, dans le schéma hartien, la proposition selon laquelle une norme existe et la proposition selon laquelle une norme est moralement bonne relèvent de deux commentaires différents – mais non exclusifs – d’un même phénomène juridique. Le juriste doit donc découvrir ce qui est son champ d’étude, et ne peut pas scinder en deux le contexte social auquel il se rattache. Aussi le positiviste hartien doit-il s’intéresser aux disciplines avoisinantes – dont les sciences humaines –, pour éclaircir les zones grises que l’on trouve aux contours des « cas centraux » d’existence du droit et d’un système juridique, car on ne peut délimiter un domaine qu’en l’observant depuis l’extérieur.
Conclusion
Ces quelques développements sur « Positivism and the Separation of Law and Morals » cherchent à montrer comment un positiviste comme Hart en arrive à consacrer un ouvrage à une question de critique morale des institutions juridiques. Law, Liberty, and Morality ne constitue en aucun cas une critique morale proprement positiviste des institutions juridiques. Cela ne voudrait rien dire. Il faut juste comprendre que le débat Hart-Devlin ne se configure pas vraiment comme on le trouverait en France : Law, Liberty, and Morality opère selon la prémisse que le droit observé est en vigueur, et que la réforme peut entrer en vigueur. Ni Hart ni Lord Devlin ne sont en désaccord sur ce point. Le débat porte sur le fait de savoir s’il est nécessaire que le droit cherche à mettre en œuvre la morale positive d’une société. Il n’y a pas de réponse juridique à cette question. La question – pour le dire autrement – est de savoir si le droit devrait nécessairement prêter main forte à cette autre chose qu’est la morale. En somme, on peut dire que là où la séparation analytique du droit et de la morale permet dans Positivism and the Separation of Law and Morals de clarifier la situation morale de l’acteur juridique, afin que celui-ci puisse disposer des armes critiques vis-à-vis du droit en vigueur, Hart adopte dans Law, Liberty, and Morality le rôle du citoyen qui se livre à cette critique.
Pour finir, nous nous contenterons de soulever le fait que sous l’influence de ce plaidoyer le Parlement a réagi en adoptant deux lois. Tout d’abord, il adopta le Street Offences Act de 1959 qui dépénalise la prostitution, et ne sanctionne que le racolage sur la voie publique. Il adopta ensuite en 1967 le Sexual Offences Act qui dépénalise l’homosexualité entre adultes consentants dans un cadre privé. Par ailleurs, Lord Devlin reviendra lui-même sur ses positions, et signera une pétition en faveur de l’adoption des recommandations du Rapport Wolfenden. Ainsi, au-delà des intérêts théoriques certains du débat Hart-Devlin, il est utile de s’y intéresser ne serait-ce que du fait de l’impact concret que ce débat de grande qualité a pu avoir sur la vie publique britannique.
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