Droit et coutume : ce que Hart doit à Wittgenstein
In memoriam Amanda Perreau-Saussine Ezcurra
La présence de Wittgenstein dans The Concept of Law est discrète, pour ne pas dire furtive. Rien dans le corps du texte, deux références dans les notes situées à la fin du livre, notes dont on sait qu’elles ne sont pas appelées dans le texte, Hart marquant ainsi que le texte principal est « self-contained ». John Austin est le seul philosophe contemporain cité (une fois !) dans le corps du livre – il s’agit bien sûr du philosophe linguistique d’Oxford (1911-1960), et non du philosophe du droit de Londres (1790-1859) qui est, lui, l’auteur le plus cité dans The Concept of Law. Même Friedrich Waismann, à qui Hart emprunte sa notion fameuse de texture ouverte des concepts (en allemand, Porosität der Begriffe), n’est mentionné que dans ces notes complémentaires. Wittgenstein est pourtant l’inspiration philosophique décisive de la théorie du droit de Hart. Mon argument s’appuiera principalement sur The Concept of Law, mais j’évoquerai également un article de 1970 sur Jhering et quelques informations biographiques.
Je montrerai que Hart est un très bon lecteur de Wittgenstein et que, dans la mesure où il se réclame de ce qu’on appelle la « philosophie analytique », que ce soit sur la place de la question du langage dans l’enquête philosophique, ou sur le statut de l’analyse des concepts par rapport à la connaissance empirique, c’est dans la version de Wittgenstein, qui n’était ni celle de Austin ni celle de Waismann ou des autres philosophes britanniques qu’il a côtoyé à Oxford, comme Gilbert Ryle ou Peter Strawson. On pourrait résumer mon propos ainsi : le point commun aux principaux philosophes d’Oxford est le slogan de Wittgenstein « meaning is use », la signification c’est l’usage, mais tous ne le comprenaient pas et ne le développaient pas de la même façon, et Hart pour sa part l’a fait en suivant l’acception de Wittgenstein lui-même, plutôt que celle d’Austin, de Ryle, ou de Strawson.
J’aimerais montrer également qu’on ne saurait surestimer l’empreinte de Wittgenstein sur les grandes thèses de la philosophie juridique de Hart, qu’on peut regrouper en huit rubriques :
1) la texture ouverte des concepts juridiques et la théorie des cas difficiles ;
2) l’idée que le droit (qu’un système juridique) doit être compris comme une pratique sociale, par opposition au programme d’une théorie pure du droit. La notion de système juridique n’a de sens que dans un contexte social plus large. Ceci n’est pas un point de sociologie mais un résultat de l’analyse du concept de droit ;
3) l’insistance sur la variété des types de règles et de leur interaction comme clé des phénomènes juridiques, qui interdisent de réduire la juridicité à un critère unique, comme la sanction, qui vaudrait pour toutes règles de droit, à l’opposé de ce que pensaient Austin et Kelsen notamment ;
4) la thèse que le droit est « un phénomène social présentant toujours deux aspects », l’acceptation volontaire des règles et la simple obéissance. Formule à première vue triviale mais qui permet de déraciner la dichotomie de l’habitude et de la volonté, un des schèmes de pensée les plus profondément ancrés dans la pensée des normes. En termes plus techniques, Hart distingue deux aspects ou points de vue du et sur le droit, l’interne et l’externe, et souligne leur concomitance nécessaire ;
5) sa conception de la pluralité des sources du droit et, en particulier, de l’articulation de la coutume et de la loi ;
6) l’affirmation d’une troisième voie dépassant l’antinomie des deux variantes du positivisme juridique, le normativisme et le réalisme ;
7) sur les rapports du droit et de la morale, une version du positivisme ouverte au « noyau de bon sens de la doctrine du droit naturel », de « vérité indiscutable ». Un point de vue évidemment humien, mais qui s’inspire également de la conception qu’avait Wittgenstein des conditions naturelles d’arrière-plan des règles (les règles sont arbitraires, elles ne sont pas responsables devant la réalité, mais elles doivent servir à quelque chose pour prendre place dans nos vies) ;
8) et, last but not least, sa façon si originale de pratiquer une analyse a priori des concepts juridiques tout en accordant une importance cruciale pour la théorie du droit au fait de considérer le contexte historique et sociologique des phénomènes juridiques.
Pourtant, quand on envisage les sources philosophiques de l’œuvre de Hart, Austin semble à première vue le plus important. Hart n’a jamais rencontré Wittgenstein – qui était à Cambridge, c’est-à-dire très, très loin d’Oxford – alors qu’il a bien connu Waismann et plus encore Austin. Dans les années 1950 et 1960, Austin régnait sur la philosophie à Oxford. Hart participait au fameux séminaire du samedi et on sent encore, dans une interview réalisée plus de vingt ans après (en 1988), combien la pensée mais aussi la personnalité d’Austin l’ont impressionné. Austin avait consacré un semestre à l’étude des règles de jeu. Hart s’était vu confier le base-ball, et c’est ainsi qu’il devint un expert de ce jeu, qui nourrit nombre d’exemples (pas toujours faciles à comprendre pour un lecteur continental) dans The Concept of Law. Hart était également fasciné par son « intérêt naturel pour le droit » et ils animèrent ensemble un séminaire sur la responsabilité pénale. Lorsque l’interviewer (David Sugarman) lui demande en 1988 de classer par ordre d’importance les influences philosophiques de ses années de formation, il place en tête sans hésiter Austin, Wittgenstein juste après (« meaning is use ! » s’écrit-il), puis viennent tous les autres, dans un ordre incertain.
Mais Hart déclarait aussi en 1958 (Austin est toujours vivant, les Recherches philosophiques ont été publiées en 1953, deux ans après la mort de Wittgenstein) que « les Recherches sont notre Bible ». Six ans plus tard, il raconta à Peter Hacker, alors son élève et qui allait devenir l’un des principaux commentateurs de Wittgenstein : « C’est comme si les écailles m’étaient tombées des yeux ».
Je commencerai par une revue de détail des brèves remarques de Hart sur Wittgenstein dans The Concept of Law, qui nous fournira une première cartographie des concepts wittgensteiniens mobilisés. J’examinerai ensuite la notion de texture ouverte du droit puis, plus brièvement le rapport de la coutume et du droit et la critique du scepticisme de la règle, faute de pouvoir parcourir ici tous les thèmes wittgensteiniens de la théorie juridique de Hart cités ci-dessus.
Les références à Wittgenstein dans The Concept of Law
On trouve une première référence dans la note de fin de volume relative à la page 15 de la deuxième édition de The Concept of Law, à propos de la théorie de la définition, dans le chapitre préliminaire « Persistent questions », référence aux § 66-76 des Recherches philosophiques : « L’opinion de Wittgenstein au § 66 est particulièrement pertinente pour l’analyse des termes juridiques et politiques ». – La référence est également « accrochée » au début du ch. 8, qui porte sur l’analyse du mot « juste ». – Le §66 est celui où Wittgenstein introduit le concept d’air de famille :
« Considère par exemple les processus que nous nommons “jeux”. Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux olympiques, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? — Ne dis pas : “il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des ‘jeux’”, — mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. — Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : Ne pense pas, regarde plutôt ! ».
Une deuxième référence à Wittgenstein se trouve dans une note relative à la page 125. Nous sommes au début du chapitre VII, « Le formalisme et le scepticisme de la règle ». Hart discute l’idée que la communication d’une règle par le moyen d’exemples (de la forme : « fais comme moi ») serait largement indéterminée, tandis que la communication « sous forme de standards généraux » serait « claire, fiable et certaine ». Il conteste l’affirmation exagérée de cette thèse par le normativisme et sa contestation exagérée par le scepticisme de la règle (le réalisme). Nous verrons que Hart suit ici exactement l’argumentation de Wittgenstein sur le scepticisme de la règle.
Ces premières indications suggèrent qu’en dépit de leur caractère laconique, les références à Wittgenstein touchent à deux parties essentielles de sa philosophie, le concept d’air de famille et l’analyse de « suivre une règle ». Celles-ci sont de plus mobilisées sur des points centraux de The Concept of Law : 1) la texture ouverte du droit et la théorie des hard cases ; 2) la double critique du « formalisme » (nous dirions normativisme) et du scepticisme de la règle : ni Kelsen, ni Austin ou, plutôt, ni Kelsen ni Holmes (si Austin – le juriste – est la grande référence et le point de départ de The Concept of Law, parce qu’il a inventé la forme élémentaire de la théorie de la sanction, Holmes, en sa double qualité de théoricien et de juge fédéral, est aux yeux de Hart le représentant le plus subtil et le plus plausible du scepticisme de la règle).
La texture ouverte du droit
Parler de la texture ouverte d’un concept ne veut pas dire que ce concept est vague mais que le vague dans l’application de ce concept est possible. Comme le note P.M.S. Hacker : « La texture ouverte n’est pas le vague (vagueness) mais l’absence de détermination du sens, c’est-à-dire la possibilité de désaccords insolubles dans les jugements relatifs aux applications correctes d’un mot. La détermination du sens consiste donc dans l’impossibilité du vague, et son opposé n’est pas le vague mais simplement la possibilité du vague – ce que Waismann appelait texture ouverte ».
Hart introduit le problème de la texture ouverte du droit à partir d’une propriété générale du langage : « Nous n’avons aucun moyen de construire les règles linguistiques de façon qu’elles puissant parer à toutes les possibilités imaginables », et ceci vaut également pour les règles de droit. Tous les concepts, si précis soient-ils, se heurtent à des cas limites : un homme mesurant 30 cm est-il un homme ? un métal doré qui aurait toutes les caractéristiques de l’or mais émettrait en outre des radiations inconnues est-il de l’or ? Dans cet article comme dans The Concept of Law, Hart se réfère à un article de Waismann qui propose les deux exemples cités, mais aussi aux § 84, 80 et 68 des Recherches philosophiques. [NB Dans l’article sur Jhering, Hart cite les Recherches en allemand. On ne trouve chez Hart qu’une seule citation de Wittgenstein en anglais, extraite du § 66, dans une note du premier chapitre de The Concept of Law].
Recherches philosophiques § 80 : « Dirions-nous que nous n’attachons à proprement parler aucune signification à ce mot [le mot “chaise’] parce que nous ne sommes pas équipés de règles pour toutes ses applications possibles ? » (wir nicht für alle Möglichkeiten seiner Anwendung mit Regeln ausgerüstet sind ?).
La réponse est évidemment non.
Et § 68 : « L’extension du concept n’est pas circonscrite par une limite : elle n’est pas entièrement délimitée par des règles » (la citation est légèrement inexacte, comme si Hart citait le texte allemand par cœur).
Or ce que comprend Hart sous cette notion de « texture ouverte » n’est pas ce qu’en dit Waismann mais bien la conception, toute différente, de Wittgenstein de la détermination du sens dans notre langage : pour Wittgenstein, la précision n’a de sens qu’en termes relatifs (e.g. « viens ici ! » qui peut selon le contexte désigner une adresse, une pièce, un endroit précis, une ville, etc.) ; le vague, mal nommé en ce qu’il suggère une netteté possible et préférable, n’est pas un défaut du langage. Les standards de précision du sens requis dépendent du contexte et de l’utilisation des mots. L’indétermination partielle d’un mot ne contamine pas nécessairement les phrases dans lesquelles il est employé. La notion de précision, de netteté absolue du sens est dépourvue de sens (et non pas simplement inaccessible). L’idéal d’exactitude a des sens différents suivant le contexte. Beaucoup de concepts dits vagues sont en parfait état de fonctionnement et rendent les services attendus, de même qu’un piège à mouches est bien un piège, bien qu’il y ait une sortie (H.-J. Glock).
En réalité, les réflexions de Wittgenstein n’ont pas pour objet la logique ou la sémantique du vague mais, au contraire, ce en quoi consiste le caractère déterminé du sens. La logique du vague est devenue dans les années 70 un programme important en philosophie analytique (David Lewis, Michael Dummett). Ses protagonistes se réfèrent à Pierce, à Russell, et à Waismann, mais non à Wittgenstein, et ils n’ont pas tort.
Fiches § 556 : « Si la frontière entre deux pays faisait l’objet d’un litige, faudrait-il douter de l’appartenance à l’un ou l’autre pays de tous les gens qui y résident ? »
Recherches philosophiques § 87: « Le panneau indicateur est en ordre s’il remplit sa fonction dans des circonstances normales. »
C’est exactement la vue de Hart sur les hard cases : les problèmes aux limites ne sont pas contagieux. La texture ouverte des concepts juridiques n’est pas un défaut, pas même un défaut inévitable.
Il n’y a pas trace non plus chez lui de la définition épistémologique par Waismann de la texture ouverte. Pour Waismann, la texture ouverte est la conséquence de l’existence de multiples niveaux de vérification des propositions empiriques, de sorte que la vérification d’une hypothèse serait interminable (open-ended) et que toute preuve ne peut rendre l’hypothèse que probable, et ne peut exclure la mise au jour d’un nouvel indice invalidant l’hypothèse. La vérification ne peut que rendre extrêmement improbable cette invalidation. Ce que dit la théorie des hard cases est très différent sinon opposé : elle affirme que le sens (c’est-à-dire l’application, l’usage par les juristes) des concepts « poreux » est parfaitement déterminé dans les cas centraux. L’argument est étayé à deux niveaux, un argument métaphysique sur la nature du langage et des affaires humaines (où l’on peut entendre l’écho d’Aristote – le monde sublunaire –, qui n’est toutefois pas cité), et un argument juridique sur la complémentarité – ou plutôt la supplémentarité pourrait-on dire, à la manière de Hume –, entre la pratique des juges dans les cas centraux et leur pratique dans les cas difficiles : le pouvoir discrétionnaire est légitime parce que le juge ne s’en sert pas toujours (à la différence du président Magnaud qui prétendait juger exclusivement selon sa conscience) et qu’il a fait la preuve de sa compétence juridique et de son impartialité dans les cas centraux.
Comme Wittgenstein, Hart attaque à la racine l’exigence de détermination « complète » du sens. Il ne s’agit pas d’une exigence idéale, fût-elle inatteignable, mais d’un pur et simple non-sens. Chez Hart, les cas centraux ne sont pas les cas où l’on atteindrait cette soi-disant détermination complète du sens de la règle, mais ceux où la pratique n’est pas problématique. C’est une caractéristique des cas, des circonstances, et non pas de la règle elle-même. Une définition/une règle est en ordre si elle remplit son rôle dans les circonstances normales. Mais l’idée d’une expression de la règle ou d’une procédure excluant toute possibilité de doute sur la façon de l’appliquer, cette idée est dépourvue de sens (et pas seulement un idéal inatteignable ou impraticable en raison de ses inconvénients).
« Les législateurs humains ne sauraient avoir la connaissance de l’ensemble de toutes les combinaisons de circonstances qui pourraient se produire dans le futur. Cela signifie que toutes les règles et tous les concepts juridiques sont “ouverts” ».
« L’erreur fondamentale est de croire que les concepts juridiques sont fixes ou clos au sens où il serait possible de les définir intégralement sous la forme d’un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes (…) cela conduit à l’idée que la signification de toute règle de droit est fixée et prédéterminée avant que soit soulevées quelque question concrète relative à leur application ».
« Nous ne devons pas entretenir, même à titre d’idéal, une conception de la règle de droit si détaillée que la question de savoir si elle s’applique ou non à tel cas particulier serait réglée d’avance, et n’impliquerait jamais, au moment de son application effective, un nouveau choix entre des alternatives ouvertes. Pour le dire brièvement, la raison en est que ces situations de choix s’imposent nécessairement parce que nous sommes des hommes et non des dieux. Cela fait partie de la condition humaine (et par conséquent de la condition juridique) que nous ne saurions échapper à deux handicaps, (…) notre ignorance relative des faits [et] (…) l’indétermination relative de nos buts ».
Ceux qui, à la suite de Waismann, ont conçu la découverte de la texture ouverte des concepts ou de certains concepts comme le point de départ d’une logique (ou d’une sémantique) du vague restent sous l’empire de l’idéal de la détermination absolue. Concept ou règle à texture ouverte veut dire alors : incomplet, défectueux. Wittgenstein n’a que faire de ce type de programmes, parce que pour lui la signification des concepts vagues est parfaitement nette (déterminée), et c’est exactement ce que soutient Hart pour les règles de droit avec sa conception des hard cases. Il ne manque rien au concept de chien, ou à celui de prescription extinctive, bien qu’il y ait des cas où nous pouvons douter de leur application : un chien mesurant 2 cm ou 3 m, un créancier qui n’aurait presque rien fait auprès du débiteur pendant la durée entraînant la prescription.
La règle et la coutume
La rencontre entre la théorie du juge dans les cas difficiles selon Hart et la théorie de la détermination du sens selon Wittgenstein se fait presque littérale dans le passage suivant des Fiches (§350) : « Ce que je dis se ramène donc à ceci : étant donné une loi s’appliquant à des êtres humains, un juriste pourra bien être capable de tirer toutes les conséquences de cette loi pour tous les cas qui se présentent ordinairement ; la loi a donc un usage évident, elle a un sens ».
Mais ajoute Wittgenstein, cette évidence de l’usage ne tombe pas du ciel, « c’est comme si nos concepts impliquaient tout un échafaudage de faits ». « La validité de la loi (Gültigkeit) en question présuppose toutes sortes de choses et, si la personne qu’il est en train juger ne ressemble plus en rien à ce que sont les êtres humains ordinaires, la décision du juge sur la question de savoir s’il a agi avec l’intention de nuire deviendra non pas difficile mais (tout simplement) insoluble ».
Wittgenstein suggère ici que l’explication du fonctionnement des concepts à texture ouverte ne doit pas être cherchée dans une logique du vague, mais dans la considération du contexte d’usage, dans l’arrière-plan coutumier, ce qu’il appelle le « consensus d’action » qui n’est certes pas le critère de l’application correcte de la règle, mais la condition sans laquelle « la règle perdrait sa raison d’être ». La validité d’une règle de droit ne consiste pas dans le fait que les acteurs du droit (juges ou agents en général) l’appliquent couramment, le droit n’est pas ce sur quoi les juges tombent généralement d’accord, mais si cette pratique régulière n’existait pas, sans un tel accord, la règle perdrait sa raison d’être. Pour paraphraser (hartiser si je puis me permettre) Wittgenstein, « ce que nous appelons juger est en partie déterminé par une certaine constance dans le résultats des jugements » (Wittgenstein, lui, parlait d’effectuer des mesures, voir Recherches philosophiques § 242). Le rapport entre les règles et « l’échafaudage de faits » chez Wittgenstein est une expression adéquate de ce que Hart appelle « la structure normative de la société ». La notion wittgensteinienne de conditions d’arrière-plan est sans doute la meilleure façon de comprendre la combinaison à première vue contradictoire chez Hart d’une philosophie du droit fondée sur l’analyse des concepts avec ce qu’il appelle lui-même une « sociologie descriptive » des phénomènes du droit.
La théorie du double aspect du droit, interne et externe, chez Hart hérite aussi directement des vues de Wittgenstein sur l’arrière-plan des pratiques normatives (gouvernées par des règles) : le droit selon Hart présente nécessairement un double aspect, interne et externe. On ne peut parler d’un système juridique que là où existe cette différenciation. Les deux aspects ne sont pas concurrents, d’un côté la contrainte, la menace de la sanction, de l’autre l’incorporation de la règle au répertoire des devoirs et des raisons d’agir des membres du système juridique.
« Lorsqu’il existe des règles, la transgression de celles-ci n’est pas une base pour la prédiction qu’une réaction hostile s’ensuivra, ou qu’un tribunal appliquera des sanctions à ceux qui ne respectent pas ces règles, elle est aussi une raison ou une justification pour cette réaction ou pour l’application de cette sanction » .
« L’existence de règles sociales, qui font de certains types de conduite des modèles, est l’arrière-plan normal, bien que non formulé, le contexte approprié pour qu’on puisse parler d’obligation. (…) L’existence d’une règle sociale quelconque implique la combinaison d’une conduite régulière avec une attitude distinctive à l’égard de cette conduite, qui en fait un standard ».
Parmi les innombrables formulations de cette vue dans The Concept of Law, celle-ci me paraît particulièrement décantée :
« L’existence d’un système juridique est un phénomène social qui présente toujours deux aspects auxquels nous devons être également attentifs, si nous voulons avoir une idée réaliste de ce qu’est un système juridique. Il implique les attitudes et le comportement associés à l’acceptation volontaire des règles et aussi les attitudes et le comportement plus simples associés à la simple obéissance ou à l’acquiescement ».
« The idea of a rule is by no means a simple one »
Parvenu à ce point, on entrevoit déjà que cet entrelacs de la coutume et de la loi met en question ou au moins brouille la frontière de l’opposition entre le normativisme et le scepticisme de la règle. C’est en un sens le cœur et de la doctrine du droit de Hart comme celui de la philosophie de la règle de Wittgenstein, aussi je ne saurais en discuter toutes les ramifications. Hart indique dans une note que « Wittgenstein dans les Recherches philosophiques (en particulier dans les §208-238) expose un grand nombre d’observations importantes sur les notions d’apprentissage et de suivi d’une règle ».
Ce découpage de la discussion sur les règles dans les Recherches philosophiques est inhabituel : § 208-238, plutôt que § 201-242. Mais le § 208 est justement l’un des plus importants sur la question des exemples (des cas particuliers) dans l’apprentissage des règles générales, et c’est par cette question que Hart entame son argument sur les règles :
« Est-ce donc par “régularité” que j’explique ce que signifient “ordre”, et “règle” ? –Comment expliquerais-je à quelqu’un la signification de “régulier”, “uniforme”, “identique” ? – À celui qui ne parle que l’anglais, j’expliquerai ces mots au moyen de mots anglais correspondants. Mais à celui qui ne possède pas encore ces concepts, j’enseignerai à employer ces mots par des exemples et des exercices. – Et par là, je ne lui communique pas moins que je n’en sais moi-même » (Recherches philosophiques, §238).
Il y a des concepts élémentaires que nous ne pouvons expliquer par des définitions générales sans tomber dans la circularité. Nous les apprenons par des exemples et des exercices, et ce qui est acquis par là n’est pas moindre, moins complet ou moins précis que ce qui serait enseigner par une théorie ou une définition générale. Nous apprenons à utiliser correctement le mot « identique » sans passer par l’exposé d’on ne sait quelle théorie de l’identité. Dans le cas des concepts élémentaires évoqués ici, l’apprentissage par des définitions générales n’existe pas mais, même dans les cas où elle est ouverte, les capacités acquises par l’apprentissage par les exemples ne sont pas moindre que celles acquises par des maximes générales.
Hart ne reprend pas seulement la stratégie d’ensemble de Wittgenstein, à savoir renvoyer dos à dos les deux conceptions extrêmes de la règle (platonisme et scepticisme, c’est-à-dire, dans le lexique plus familier au juriste, normativisme et réalisme), pour dégager une troisième voie : ni la thèse que la règle détermine toutes ses applications, ni la thèse que la règle ne détermine rien du tout. Il emprunte aussi le même cheminement, en partant de la question de l’apprentissage : non pas qu’est qu’une règle, mais comment apprend-on à appliquer une règle ?
Pour apprendre et faire comprendre des règles générales aux gens, explique Hart, on peut soit donner des exemples soit des formules générales, c’est-à-dire soit des précédents soit une législation. L’antinomie du normativisme et du scepticisme de la règle repose sur la surestimation de la différence entre ces deux procédés, l’un qui serait concret l’autre abstrait, l’un qui serait ouvert à toutes les ambiguïtés ou variantes discrétionnaires (on peut comprendre et donc reproduire un exemple de multiples façons), l’autre qui permettrait une détermination stricte par la règle de ses applications.
Or, on l’a vu, c’est de la même façon que Wittgenstein commence sa double déconstruction du platonisme de la règle et du scepticisme de la règle, par un argument de théorie de l’apprentissage. C’est sur ce point que je conclurai, remarquable non seulement par la convergence entre nos deux auteurs mais aussi par la profondeur et la puissance de l’argument qu’ils partagent.
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