La morale et la réalité sociale contemporaine
Ceux qui ont suivi la controverse actuelle sur les relations entre le droit et la morale peuvent maintenant faire leur choix parmi une multitude de doctrines. En toute première place, on trouve la doctrine de la liberté énoncée par Mill en 1859. Vient ensuite la doctrine du juge Stephen telle qu’elle est contenue dans son ouvrage Liberty, Equality, Fraternity, paru en 1873, et qui a récemment connu un regain d’intérêt en raison de l’étude détaillée qu’en fait le professeur Hart dans son livre Law, Liberty and Morality. On trouve ensuite le principe énoncé dans le Rapport de la Commission Wolfenden selon lequel « il doit rester un domaine de moralité et d’immoralité privées dont, pour le dire rapidement et crûment, le droit n’a pas à se mêler ». Il y a ensuite la première conférence publiée dans le présent ouvrage. Le juge Stephen et moi-même pouvons difficilement nous prévaloir du statut de bâtisseurs de doctrines ; mais nous avons attiré l’attention sur nous parce que, pour reprendre l’expression de Hart à notre propos, « bien que leurs arguments soit à certains endroits confus, ils méritent certainement le compliment d’une opposition rationnelle ». En trouve enfin d’autres principes énoncés par des auteurs modernes, notamment par Dr. St John-Stevas.
Il n’est donc pas prématuré d’étudier plus avant la doctrine défendue par le professeur Hart.
On peut d’ores et déjà en dire les quatre choses suivantes. Tout d’abord, cette doctrine n’est pas identique à celle énoncée par Mill, quoique le professeur Hart accorde une place de choix à la « fameuse phrase » qui constitue le cœur de la doctrine millienne de la liberté. En second lieu, les thèses du professeur Hart n’ont pour l’instant pas été énoncées avec la puissance de clarté et de définition dont Mill usait de manière si convaincante et dont – je puis le dire sans flatterie – le professeur Hart est, de l’aveu général, également doué. En troisième lieu, la nature de la doctrine en question ne nous a été jusqu’ici révélée qu’accidentellement parmi les diverses tentatives du professeur Hart de faire entrer la doctrine de Mill en contact avec la « réalité sociale contemporaine ». En dernier lieu, il est probable que lorsqu’elle sera énoncée, la doctrine du professeur Hart sera enracinée dans la terra firma, parce qu’à en croire les objections générales qu’il nous adresse, ce n’est le cas ni de mes opinions ni de celles de Stephen. Le professeur Hart écrit : « La doctrine de Stephen – et il en va de même d’une bonne partie de celle de Lord Devlin – semble planer au-dessus de la terra firma de la réalité sociale contemporaine Elle a beau constituer une construction bien articulée, intéressante en ce qu’elle révèle la conception caractéristique des juges anglais, elle n’en manque pas moins d’applicabilité à la société contemporaine ».
Je ne sais pas s’il s’agit de la conception caractéristique des juges anglais. Ceux-ci sont certainement plus souvent accusés par leurs critiques universitaires de ramper sur la terra firma tels des chiens renifleurs que de planer au-dessus d’elle. Mais dans le cas présent, et d’autant que je suis engagé ici dans une activité extra-judiciaire, je plaide coupable sans difficulté. Je n’ai jamais pensé que mon argument ait quoi que ce soit à voir avec la réalité sociale contemporaine. Je le voyais comme étant complètement doctrinaire. Après tout, la doctrine de Mill existe depuis un siècle, et personne n’a jamais tenté de la mettre en pratique. La vaste majorité des gens de ce pays pense toujours que certaines pratiques sont moralement répréhensibles et sont satisfaits que le droit les prohibe. Il existe des groupes de gens actifs et intelligents qui proposent des réformes du droit dont certains peuvent penser qu’elles impliqueraient l’affaiblissement de certains principes moraux – par exemple sur l’avortement ou l’euthanasie. Mais personne ne va jusqu’à suggérer que l’avortement ou la mise à mort d’un adulte consentant ne font pas partie des choses dont le droit peut se mêler. En dépit de son adoption par la majorité écrasante de ses membres, la recommandation formulée par la Commission Wolfenden visant à décriminaliser l’homosexualité entre adultes consentants n’a pas gagné l’approbation populaire. Elle a été rejetée à une large majorité lors d’un vote libre à la Chambre des Communes en 1960. Si une proposition de loi de réforme devait jamais être introduite pour la rendre effective, je serais amené à croire qu’elle se fonderait uniquement sur les raisons de caractère pratique que le Rapport détaille de manière si convaincante ; et tout ardent théoricien qui tenterait de dire aux législateurs réunis en assemblée que leur devoir est d’abroger sans plus attendre une loi qu’ils n’auraient jamais dû se mêler d’adopter, se ferait retenir par les basques derrière lui par ceux de ses contemporains qui ont un peu de réalisme.
La pression de l’opinion, qui, en dernière instance, fait et défait les lois ne saurait être trouvée dans la bouche de ceux qui parlent avant tout de réforme et de morale, mais dans les cœurs de ceux qui continuent de croire, sans trop y réfléchir, la plupart des choses qu’ils ont apprises de leur père et qu’ils enseignent à leurs enfants. Ces croyances peuvent d’ailleurs être tout à fait erronées ; mais elles sont tout à fait contemporaines, et tout à fait réelles. Dans une démocratie, les lois en vigueur contiennent donc la meilleure, et la plus complète, énonciation de ce qu’est la réalité sociale contemporaine. Elles n’en sont pas une énonciation parfaite. Il y a toujours du rebut qui n’a pas été abrogé et dont personne ne fera l’effort de se débarrasser. De surcroît, le droit par nature ne peut être immédiatement réactif face aux développements nouveaux et il est possible que, pour le corriger, il faille recourir à l’observation de l’homme qui, depuis les airs, jauge la force et la direction des vents du changement. Il est par exemple acceptable d’affirmer que la peine de mort est une idée obsolète qui est appelée à disparaître. Je crois pouvoir dire que la majorité est toujours favorable à son maintien, mais que la croyance en sa valeur est sur le déclin ; la Chambre des Communes a d’ailleurs voté en faveur de son abolition. Mais tant que l’on n’a pas au moins atteint le point où existe une forte pression contre une loi particulière, les idées réformistes, bien qu’elles soient exprimées avec éloquence, ne relèvent pas de la réalité sociale contemporaine, mais ne sont que des vœux pieux au sujet de la société qu’ils aimeraient voir. Et si elles deviennent un jour contemporaines, il est improbables qu’elles le soient sous la forme exacte de ces vœux pieux. Il n’y a actuellement aucune réelle pression – du type de celle dont les gouvernements doivent tenir compte tôt ou tard – pour une réforme du droit visant à l’extrusion de principes moraux. La doctrine de la liberté de Mill n’a fait aucune conquête sur la terra firma.
Je ne dis pas cela pour rabaisser la valeur des opinions d’avant-garde. Je proteste uniquement contre l’idée selon laquelle dès lors qu’une mission de reconnaissance et quelques accrochages ont eu lieu sur un territoire, tout le monde devrait acquiescer à sa colonisation immédiate sauf à se voir reprocher de manquer de sens de la réalité contemporaine. Je n’ai pas non plus utilisé le terme « doctrinaire » de manière péjorative. Je crois que les arguments de doctrine sont utiles autant qu’intéressants. Je ne pense pas qu’une doctrine telle que celle de Mill sur la liberté sera jamais adoptée ou que le droit sera jamais mis en conformité avec les principes que cette doctrine a établis. Au fil du temps, l’examen y a révélé de nombreuses difficultés d’ordre pratique et peut-être aussi, comme le suggère le professeur Hart, des « insuffisances théorique ». Mais on y trouve également un fond de vérité qui a immensément influencé ceux qui l’ont étudiée et il continuera d’en aller ainsi. Le professeur Hart serait sans aucun doute d’accord avec cela, quoique lui et moi différerions profondément quant à savoir où se trouve la vérité et où se trouve l’erreur. C’est un débat qu’il vaut la peine de mener, mais il n’a rien à voir avec la réalité sociale contemporaine.
Pour toutes ces raisons, je me demande s’il est bien utile aujourd’hui de considérer la doctrine de Mill eu égard à son applicabilité à la réalité sociale, si ce n’est peut-être de manière incidente. Ce n’est certainement aux opposants de cette doctrine, tels que le juge Stephen et moi-même, qu’il incombe de déterminer comment elle devrait être appliquée. Tout ce que nous pouvons faire – ou qu’il est légitime pour nous de faire –, c’est attirer l’attention des disciples de Mill sur le fait qu’il y a en Angleterre, comme cela a toujours été le cas dans tous les pays, une grande partie du droit qui n’est pas compatible avec cette doctrine et leur demander ce qu’ils comptent faire à ce sujet. De fait, tant Stephen que moi-même avons soulevé cette question, à l’occasion de ce que le professeur Hart a appelé des « remarques pas très perspicaces ».
Mill a laissé le soin de répondre à la question que lui posait Stephen à son disciple John Morley, qui a qualifié de « remue-ménage pompeux » cet appel à la réalité sociale contemporaine. Voilà qui était selon lui tout à fait dénué de pertinence. La question n’était pas de savoir ce qu’étaient les lois, mais ce qu’elles devraient être. La controverse n’a, à mon avis, pas quitté ce niveau de haute théorie avant que le professeur Hart n’y apporte un éclairage pratique. D’ailleurs, Morley avait l’opportunité comme peu de philosophes rationalistes de mettre ses théories en pratique. Il fut durant de nombreuses années membre du Parlement, et il fit partie avec trois autres hommes du groupe dominant au sein du dernier gouvernement Gladstone. Mais il semble qu’il n’ait jamais saisi cette opportunité.
Ce n’est pas cette attitude que Hart adopte. Il reconnaît qu’existe un « principe conservateur bénin selon lequel on peut présumer que des institutions communes et établies de longue date ont probablement des mérites dont ne s’aperçoit pas nécessairement le philosophe rationaliste ». Je ne veux pas évaluer ici le poids qui devrait être donné à ce principe conservateur. On me permettra d’affirmer qu’à mon avis, le professeur Hart a raison de penser que sa force présomptive serait considérable pour beaucoup de gens et qu’il vaut donc la peine, pour ainsi dire, de s’y intéresser et de clarifier, s’il le peut, en quel sens l’usage que Stephen et d’autres (y compris moi-même) ont fait d’exemples tirés du droit existant est, selon son expression, « confus et prêtant à confusion ». Parmi ces exemples, on trouve deux principes fondamentaux et huit crimes spécifiques qui sont prima facie incompatibles avec la doctrine selon laquelle le droit pénal ne devrait être utilisé que dans le seul but de protéger autrui des torts qui lui sont infligés contre son gré. Si cela ne tenait qu’à lui, le professeur Hart conserverait les deux principes, tels que clarifiés dans ses termes, et deux des huit crimes spécifiques, à savoir la bigamie et la cruauté envers les animaux. Il abolirait en revanche l’un des crimes, à savoir l’homosexualité. (Je ne considère bien sûr ici que les actes effectués en privé entre adultes consentants). Il reste cinq crimes, à savoir l’avortement, la sodomie bestiale (buggery in the form of bestiality), l’inceste, l’obscénité (par exemple, la vente de produits à caractère pornographique) et les délits relatifs à la prostitution, tels que le proxénétisme ou l’exploitation de maison close, qui peuvent être commodément catégorisés sous le chef de commercialisation du vice. Le professeur Hart demeure silencieux sur tous ces crimes, encore qu’il donne à croire qu’il n’accorderait ni à l’avortement ni à la commercialisation du vice l’entière protection due à un domaine purement privé d’activité. Il est certain que la Commission Wolfenden, dans ses recommandations sur la prostitution, n’a pas souhaité reconnaître une telle protection en matière de commercialisation du vice.
Ce ne serait pas, j’espère, se montrer trop peu charitable que de supposer que le professeur Hart a sélectionné les exemples qui lui convenaient le mieux ; mais il serait grossier de ne pas reconnaître qu’il est, à mon avis, la première haute autorité à daigner aller aussi loin. C’est une chose curieuse qu’un siècle après que la doctrine a été énoncée, il ne soit toujours pas possible de dire quelles modifications du droit pénal en découleraient ; et il n’y a qu’un seul crime, l’homosexualité, dont on peut affirmer avec certitude que, selon elle, il appartient au domaine privé.
Je souhaiterais passer en revue le traitement que le professeur Hart a fait de ces questions. Mon objet n’est pas de déterminer à quel point le professeur Hart a réussi dans cette entreprise, bien qu’il transparaîtra inévitablement que mon opinion est qu’au sein du cadre de la doctrine de Mill, il a échoué. Mon objectif est de voir ce qu’il advient en cours de route de la doctrine de Mill. Il me semble qu’elle a heurté si durement la terra firma qu’elle en est ressortie toute cabossée, au point d’en être méconnaissable ; et ce par quoi le professeur Hart est disposé à la remplacer ne peut être aperçu qu’obscurément à travers un miroir (through a glass darkly).
Le premier conflit de principes intervient au sujet du rôle joué par la morale dans la détermination de la peine. Mill n’admettrait pas que la morale joue quelque rôle que ce soit dans l’élaboration du droit. Le noyau dur du droit pénal est consacré à des infractions qui ont la double caractéristique de constituer des violations de la loi morale et de causer un dommage physique (physical harm) à la personne ou à la propriété d’autres individus. C’est uniquement la seconde caractéristique qui, aux yeux de Mill et de ses disciples, justifie l’existence d’une règle de droit. Mais si ce qui justifie de légiférer est uniquement la prévention d’un tort (harm) infligé à autrui, alors il faut punir le contrevenant en conséquence. Il devra être puni pour un vol de la même manière qu’il le serait pour un stationnement illicite ; la sanction devra être calculée de manière à prévenir la récidive et à dissuader les autres de faire de même. Dans cette perspective, la culpabilité morale du contrevenant n’est pas une question qui intéresse le droit.
Dans les faits, ce n’est pas ainsi que le droit est administré. Le degré de culpabilité morale n’est pas le seul déterminant de la sévérité d’une sentence mais il est universellement considéré comme un déterminant très important. Cela se manifeste de deux manières : tout d’abord dans la gradation des infractions dans la nomenclature pénale : l’ordre de gravité ne correspond pas à l’importance relative du tort causé ; ensuite, en prenant en compte la méchanceté (wickedness) avec laquelle le crime est commis : les peines prononcées pour vol ne sont pas calculées en simplement en fonction de la somme d’argent volée ni même en fonction de méthodes plus raffinées permettant d’évaluer le préjudice causé.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le professeur Hart ne se fait pas l’avocat d’une extrusion de la morale hors de l’évaluation de la peine. Au contraire, il distingue entre le système de punition, dans lequel seul le comportement préjudiciable (harmful conduct) devrait être puni, et le quantum de la peine. Il qualifie d’« erreur éclairante » le fait que Stephen n’ait pas perçu cette distinction entre système et quantum. Je suis fortement prédisposé à penser que tout ce que dit le professeur Hart est digne d’intérêt ; mais je dois avouer que n’arrive pas à voir où est l’erreur et ce que celle-ci éclaire. C’est une doctrine fermement enracinée dans le droit anglais que le pouvoir qui est donné à un ministre ou à un juge pour une certaine finalité ne doit pas être employé à d’autres fins. Sinon on a affaire à de l’abus de pouvoir ; et il est essentiel à l’existence d’une société libre de s’en prémunir. Selon le droit tel qu’il est appliqué aujourd’hui, ce serait un abus de pouvoir que de punir quelqu’un pour une immoralité qui ne tombe pas sous le coup de la loi. Il arrive parfois qu’une violation de la loi pénale soit aussi une violation d’une partie de la loi morale qui n’est pas incluse dans la pénale. Par exemple, dans une affaire de tromperie (deception) peut se trouver impliqué un adultère. Dans ce cas, il ne serait pas correct pour le juge d’augmenter la peine adéquate au crime en raison de l’adultère. Un juge peut proportionner sa sentence au degré d’immoralité que comporte l’acte lui-même, mais il ne saurait prêter attention à une immoralité étrangère au droit. Or dans la doctrine de Mill, toute immoralité est étrangère au droit. Le contenu moral d’une loi, à supposer qu’il y en ait un, est fortuit et sa présence ou son absence ne font aucune différence.
Qu’il me soit permis d’illustrer ce point au moyen d’une comparaison entre la morale et la religion. La promulgation d’un loi qui ne serait destinée qu’à mettre en œuvre par la force une croyance religieuse soulèverait, à juste titre, de nombreuses objections. Cela veut-il dire que nous devrions abroger une loi qui prohibe le commerce dominical ? Pas nécessairement, parce qu’il est désirable qu’il y ait une journée universelle de repos, et que ce soit le dimanche plutôt qu’un autre jour n’est pas important ; la loi en question est donc justifiable sur ce fondement. Mettons qu’un Juif pratiquant enfreigne cette loi : serait-il approprié de doubler sa peine au motif que non seulement il est allé à l’encontre d’une régulation sociale, mais que de surcroît il a violé un principe religieux ? On condamnerait immédiatement une telle sentence incorporant la religion dans le droit. Pourquoi donc serait-il, dans le domaine de la peine, permissible d’incorporer la morale dans le droit ?
Selon le professeur Hart, l’erreur de Stephen provient du fait « qu’il ne voit pas que les questions “quel type de conduite peut être légitimement puni ?” et “avec quelle sévérité doit-on punir différentes infractions ?” sont des interrogations distinctes et indépendantes ». Or, je ne pense pas qu’elles soient indépendantes. Elles constituent deux subdivisions, que l’on distingue pour des raisons de commodité, d’une question unique qui est : « Qu’est-ce qui justifie la détermination de la peine ? ». Cette justification, on doit la trouver dans le droit, et on ne saurait trouver une règle de droit qui ne se mêle pas de la moralité d’un individu mais qui permette qu’il soit puni pour son immoralité. Imaginons un juge divisant sa sentence en deux parties, et condamnant un homme à trois mois de prison pour le tort qu’il a causé à sa victime et à six mois pour la manière malveillante (wickedness) avec laquelle il s’y est pris : cela reviendrait au même que si l’individu en question avait été poursuivi sur le fondement de deux sections séparées de la loi, l’une qui criminaliserait l’acte indépendamment de toute intention de son auteur, l’autre qui ferait de l’intention malveillante une circonstance aggravante. Considérons un exemple plus plausible donné par Stephen. Un juge dit au prisonnier : « Ce menu larcin (petty theft) est votre première infraction. Dans des circonstances ordinaires, je vous aurais donné une autre chance. Mais ce vol spéficique est particulièrement méprisable : vous avez dérobé de l’argent à une personne qui vous avait accordé sa confiance et son amitié. Je ne peux fermer les yeux là-dessus, c’est pourquoi je vous condamne à trois mois d’emprisonnement ». C’est ici la dépravation morale qui est punie et rien d’autre.
Je ne conteste pas les raisons que le professeur Hart avance pour admettre que des considérations morales entrent en ligne de compte dans la détermination de la peine. Il indique que si l’échelle des peines entrait en conflit avec l’estimation commune de la vilénie (wickedness) respective des crimes concernés, cela entraînerait une confusion des jugements moraux et porterait atteinte à la réputation du droit. Selon lui, le principe selon lequel on doit à différents contrevenants un traitement juste et équitable exige que l’on traite différemment des infractions moralement distinctes et que l’on traite de la même manière des infractions moralement similaires. Je suis d’accord avec cela. Mais il me semble que ce faisant, il est contraint de renoncer à la ligne dure selon laquelle le droit n’a pas à se mêler de la moralité en tant que telle. Il écrit : « Ce qui s’avère moralement tolérable dans la théorie de la peine peut se révéler plus complexe que nos théories ne le suggéraient initialement. Il n’est pas possible, dans le cadre de la vie en société, de poursuivre une seule valeur ou un seul objectif moral sans jamais être contraint de trouver un compromis avec d’autres ». Cela me semble être une vue excellente. Mais pourquoi concernerait-elle uniquement « la théorie de la peine » ? Ce sont là des considérations que l’on peut appliquer avec une force équivalente à l’acte de légiférer – par exemple, à la question de savoir s’il devrait y avoir ou non une loi contre l’homosexualité. Si les lois en questions devaient être abrogées, cela pourrait entraîner une confusion des jugements moraux et porterait atteinte à la réputation du droit, dès lors que les gens verraient qu’une vilénie morale est laissée impunie. C’est l’un des arguments que l’on peut avancer à l’encontre d’une telle abrogation. En sens inverse, il y a des arguments pointant la misère que ces lois causent aux individus et ainsi de suite. La réponse sera sans doute un compromis. Mais le professeur Hart n’est pas prêt à accepter un compromis sur cette question, parce que selon lui l’homosexualité appartient à un domaine où le droit ne saurait prétendre entrer ; il n’y a donc pas lieu de discuter des conditions d’entrée. C’est une proposition théorique qui doit être défendue comme telle.
Il ne saurait y avoir davantage de compromis en matière de théorie de la peine. Si par quelque hasard la doctrine de Mill était devenue la loi et que nous fussions en train de discuter de la question de savoir comment réaliser un élément de théorie tout à fait impraticable de manière à susciter le moins d’insatisfaction possible chez les gens sensibles, alors tout ce que dit le professeur Hart serait tout à fait adéquat. Mais ce n’est pas l’objet de la présente discussion. Ce que nous cherchons à savoir, c’est si la théorie selon laquelle le droit ne peut être utilisé afin de mettre en œuvre la morale est en tant que telle compatible avec la théorie selon laquelle, en droit, la peine peut être ajustée à la gravité morale de l’action. À mon avis, ces deux théories sont incompatibles ; et cela me semble être une émasculation de la doctrine de Mill que d’affirmer que cette dernière ne doit s’appliquer qu’à l’acte de légiférer et non pas à l’administration de la loi.
Le second principe fondamental annoncé plus haut concerne la fonction du consentement en droit pénal. Selon la doctrine de Mill, le consentement devrait toujours être un bon moyen de défense parce que le droit ne devrait se mêler que du tort causé à autrui contre son gré. Mais de manière générale le consentement n’est pas un moyen de défense valable, même s’il y a des crimes, tels que le viol et le vol, où l’absence de consentement fait partie des éléments constitutifs de l’infraction ; il incombe par conséquent au ministère public d’en apporter la preuve. Un exemple de crime ordinaire où le consentement n’est pas un moyen de défense recevable est le meurtre dans les cas d’euthanasie, de duels ou de suicides concertés (suicide pacts). Un autre est l’agression physique (assault) ; une certaine forme de masochisme serait sans doute aujourd’hui le cas le plus probable de soumission consentante à une agression physique.
Dans ma première conférence, j’en avais tiré la conclusion qu’en droit pénal une infraction devait être considérée comme allant à l’encontre non seulement de la victime, mais de la société dans son ensemble ; et qu’un acte accompli avec le consentement de la victime, tel que l’euthanasie, pouvait être puni dès lors qu’il constituait la violation d’un principe moral dont l’observance était exigée par la société. Le professeur Hart dit que cela « n’est tout simplement pas vrai ». Cette formule emphatique semble suggérer que j’ai ignoré quelque chose d’évident. Ce que je n’avais hélas pas prévu, c’est que certains membres de l’équipage naviguant sous le pavillon de la liberté millienne se mutineraient et hisseraient en haut du mât la bannière du paternalisme. Le professeur Hart considère que c’est le paternalisme et non un principe moral qui fournit la justification de la loi sur ces questions ; il est donc prêt à accepter mon second principe. « Les règles excluant le consentement de la victime des moyens de défense en matière de meurtre ou d’agression peuvent également s’expliquer comme un élément de paternalisme, dont la finalité est de protéger les individus contre eux-mêmes ».
« Mill aurait sans doute protesté » poursuit le professeur Hart avec un sens tout à fait remarquable de l’euphémisme. En effet, cela porte atteinte à l’essence même de sa doctrine. « Son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. On ne saurait légitimement contraindre quiconque à agir ou à s’abstenir d’agir parce que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste ».
Le professeur Hart suggère que Mill aurait davantage objecté à la mise en œuvre par le droit de principes moraux qu’au paternalisme. Il se fonde pour ce faire sur les trois raisons dégagées par Mill dans l’extrait ci-dessus pour lesquelles la contrainte serait illégitime. Ces trois raisons sont selon lui distinctes : les deux premières renvoient, si je comprends bien, au paternalisme, et la troisième à la mise en œuvre de la morale. Cette lecture me semble solliciter le texte de Mill. Celui-ci énonce ces raisons de manière cumulative, non alternative. Dans la perspective de Mill, si un homme fait ce qui est sage et juste, cela le rendra certainement plus heureux. Je ne pense pas que Mill aurait distingué entre les deux. Quoi qu’il en soit, le professeur Hart affirme clairement que si la doctrine est divisible, il en abandonne la moitié.
J’espère ne pas paraître impertinent si je dis qu’à mon avis le professeur Hart aurait mieux fait de laisser Mill tranquille ; son argument n’en aurait été que plus clair. Il ne gagne aucun avantage à citer Mill comme une autorité. Si Mill avait manifestement tort au sujet du paternalisme, pourquoi aurait-il raison au sujet de la mise en œuvre de la morale par le droit ? S’il s’était dégagé de l’entrave millienne, le professeur Hart aurait sans aucun doute énoncé dans ses propres termes – et avec sa précision coutumière – la manière dont il détermine les limites de la sphère privée. Il tente de le faire au moyen de ce qu’il appelle sans exagération une « version modifiée » de Mill ; pour ma part, j’ai de sérieux doutes quant à la consistance de cette version modifiée.
Clairement, cette version doit être définie de manière à faire une place pour le paternalisme au moins jusqu’à un certain point. Mais s’agit-il d’un paternalisme complet, c’est-à-dire relatif à tout ce qui rend l’homme meilleur et plus heureux ? Ou bien y a-t-il une distinction à tracer entre le bien physique et le bien moral d’un individu ? Je pense qu’on connaîtrait la réponse à cette question si l’on savait exactement où passe la distinction entre le paternalisme et le moralisme juridique. Négliger cette distinction est selon le professeur Hart « l’une des manifestations d’une erreur plus générale ». Mais en quoi consiste le moralisme juridique ? Celui-ci intervient lorsque les juges « s’évertuent à défendre la position selon laquelle la mise en œuvre de la morale sexuelle est tout à fait l’affaire du droit ». Voilà tout ce que le professeur Hart a à dire à ce sujet.
Mais en quoi cela consiste-t-il exactement ? S’il s’agit uniquement de l’habitude répréhensible qu’ont les juges de se livrer obiter à des considérations moralisatrices, le moralisme juridique ne peut être contrasté avec le paternalisme de manière à produire une distinction éclairante. Peut-être s’agit-il d’une autre manière de décrire le paternalisme en matière de moralité, que j’appellerai pour faire vite « paternalisme moral » ? Si c’est le cas, l’argument en devient aisément compréhensible, à supposer qu’il soit possible (je pense que ce n’est pas le cas, pour des raisons que j’exposerai plus loin) de tracer une ligne entre le paternalisme physique et le paternalisme moral.
Si la distinction n’est pas celle-là, alors elle doit être établie entre le moralisme juridique et le paternalisme complet, c’est-à-dire, je présume, entre l’utilisation du droit pour mettre en œuvre la morale et son utilisation pour contraindre un individu à faire ce qui est pour son propre bien moral. C’est sans doute cette distinction qui s’accorde le mieux au langage employé par le professeur Hart ; il ne qualifie jamais expressément le type de paternalisme qu’il défend et certains passages dans le texte suggèrent qu’il doit s’entendre en un sens très large. Mais alors le paternalisme complet ne justifierait-il pas les lois contre l’immoralité ? (Ici, quand je parle d’immoralité, il me semble nécessaire de restreindre mon argument à l’homosexualité, puisque, comme je l’ai dit, c’est la seule immoralité dont nous savons avec certitude à la fois qu’elle est concernée par le droit en vigueur et qu’elle fait partie selon le professeur Hart d’une sphère privée dont le droit n’a pas à se mêler.) Selon le paternalisme, il ne fait aucun doute que le droit peut se mêler de l’homosexualité dès lors que celle-ci cause un tort moral (is morally harmful) à l’homme que l’on traite de façon paternaliste. Or si une chose est claire, c’est que le professeur Hart soutient fermement la recommandation émise par Commission Wolfenden tendant à ce que la loi contre l’homosexualité soit abrogée pour la raison que le droit n’a pas à s’en mêler.
Considérons maintenant de quelle manière la « célèbre formule » de Mill devrait être reformulée pour couvrir ces différentes hypothèses.
Supposons tout d’abord qu’elle ne concerne que le paternalisme physique. On devrait alors la lire ainsi : « Les seules fins auxquelles le pouvoir puisse être à bon droit exercé sur un membre d’une communauté civilisée contre son gré est de l’empêcher de nuire aux autres ou de se nuire physiquement à soi-même. Son propre bien moral n’est pas une justification suffisante. On pourra légitimement contraindre quelqu’un à agir ou à s’abstenir d’agir parce que c’est physiquement meilleur pour lui, que cela le rendra [physiquement ?] plus heureux mais pas parce que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste ».
Supposons ensuite que la formule concerne le paternalisme complet, tant physique que moral. On devrait alors la lire ainsi : « Les seules fins auxquelles le pouvoir puisse être à bon droit exercé sur un membre d’une communauté civilisée contre son gré est de l’empêcher de nuire aux autres ou de se nuire physiquement ou moralement à soi-même. Son propre bien physique ou moral est par conséquent une justification suffisante. On pourra légitimement contraindre quelqu’un à agir ou à s’abstenir d’agir parce que c’est meilleur pour lui, que cela le rendra plus heureux mais pas parce que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste ».
La première reformulation a clairement plus d’attrait que la seconde. Ses défenseurs qui sont disposés à penser que la doctrine est divisible peuvent arguer à l’appui de cette version de ce que l’amendement proposé n’annihile que la moitié de la doctrine et peut ainsi être fort bien décrit comme un acte de modification. La seconde reformulation – je pense qu’on doit le reconnaître – affecte la doctrine au point de la détruire sous les coups d’une contradiction directe et, pire encore, la réduit à une pure et simple absurdité. Si le droit ne laisse pas l’individu juger par lui-même si une action le rendra meilleur ou plus heureux, qui en jugera si ce n’est l’opinion de ses semblables ? Et si ces derniers sont d’avis que l’action n’est ni sage ni juste, comment celle-ci pourrait-elle, dans leur opinion, le rendre meilleur ou plus heureux ?
Il me faut donc examiner la distinction entre paternalisme physique et moral sur laquelle se fonde la première reformulation. Dans un passage consacré à l’exclusion du consentement comme moyen de défense en cas de meurtre ou d’agression, le professeur Hart emploie une expression qui laisse à penser qu’il effectue une distinction entre le paternalisme physique et moral : il parle en effet « d’utiliser le droit pour protéger une victime même consentante d’un dommage corporel ». Mais je ne pense pas qu’il entende « corporel » en un sens distinctif, du moins pas dans ce contexte. Il serait tout à fait irréaliste d’envisager les crimes dont parle le professeur Hart comme ne constituant que des atteintes au corps d’un individu consentant et non à sa moralité. Le cas le plus courant où un homme se soumet de plein gré à une agression physique est sans doute, comme je l’ai suggéré, le cas de masochisme. Affirmer que le droit devrait intervenir ici non en raison du caractère vicieux de cette pratique mais pour protéger, dans son propre intérêt, l’homme en question contre une atteinte corporelle, voilà qui semble difficilement faire sens. Il en va de même pour l’euthanasie. On ne saurait sérieusement suggérer que, si aucun principe moral n’était impliqué, le droit irait, dans un pays libre, dire aux gens quand ils ont le droit de mourir et quand ils ne l’ont pas, et qu’il tirerait cette prérogative de l’intérêt paternel qu’il a pour leur corps, mais non pour leur âme. On ne saurait davantage affirmer qu’en matière d’euthanasie, le crime réside non pas dans la décision morale de rechercher la mort, mais purement dans l’acte physique – et sans nul doute indolore – qui cause cette dernière.
S’il y a certes un élément de paternalisme physique dans la loi qui prohibe le masochisme et l’euthanasie, ces crimes me semblent de bons exemples, parmi de nombreux autres, de la difficulté à distinguer en pratique entre le paternalisme physique et moral. Pas plus en principe qu’en pratique ne peut-on tracer une ligne entre une législation relative au bien-être physique des individus et une législation relative à leur bien-être moral. Si l’on prend le paternalisme pour principe, il n’est aucun père de famille qui se satisferait de rechercher le bien-être de ses enfants et leur laisserait le soin de s’occuper de leur propre moralité. Si la société a un intérêt qui l’autorise à légiférer dans un cas, pourquoi n’en aurait-elle pas un dans l’autre ? Si, d’un autre côté, nous sommes suffisamment grands pour nous occuper de notre propre moralité, pourquoi ne le serions nous pas pour nous occuper de nos propres corps ?
Les termes dans lesquels le professeur Hart justifie le type de paternalisme qu’il défend mènent à la même conclusion. Il y a, dit-il, « un déclin général de l’idée que les individus savent mieux qu’autrui ce qui est dans leur intérêt ». Nous n’avons aucune raison de croire que s’ils sont incapables de savoir où est leur propre bien physique, ils peuvent juger de leur propre bien moral. Il continue : « Il peut arriver que l’on fasse des choix ou que l’on donne son consentement sans réflexion adéquate ou sans en apprécier les conséquences, dans la poursuite de désirs qui ne sont que passagers ou sous l’empire d’une contrainte psychologique intérieure, voire encore sous une pression exercée par autrui d’un genre trop subtil pour être susceptible d’être prouvée dans un tribunal ». Ces mots pourraient presque, me semble-t-il, avoir été écrits avec à l’esprit le cas des homosexuels. C’est la faiblesse morale davantage que physique qui mène aux situations difficiles où il est probable que le jugement soit troublé et qu’il cause une contrainte psychologique intérieure.
Ces considérations mènent à la conclusion selon laquelle ce n’est pas une distinction entre le paternalisme physique et moral que le professeur Hart a en tête. Mais l’hypothèse alternative semble encore plus inacceptable. S’il est difficile de tracer une ligne entre le paternalisme physique et moral, il est impossible d’en tracer une de manière un tant soi peu significative entre le paternalisme moral et la mise en œuvre de la loi morale. Une loi morale, c’est-à-dire, une morale publique, est une nécessité pour le paternalisme, autrement il serait impossible d’arriver à un jugement partagé sur ce en quoi consiste, pour individu, son bien moral propre. Si la société contraint un individu à agir pour son propre bien moral, la société met en œuvre une loi morale ; et c’est faire une distinction n’impliquant aucune différence réelle que d’affirmer que la société agit ce faisant pour le bien propre de l’individu et non en vue de mettre en œuvre la loi. Éviter le moralisme juridique revient-il donc uniquement à dire qu’un juge qui rend sa sentence devrait se garder de mentionner qu’il applique la loi, mais seulement qu’il agit pour le propre bien de l’individu ?
D’ailleurs même cette distinction s’évanouit si l’on accorde au juge, comme le fait le professeur Hart, le droit de prendre en compte, en rendant sa sentence, la violation de la loi morale. Dans de telles circonstances, une sentence évitant le moralisme juridique serait formulée de la manière suivante. « Jean Dupond et Richard Durand, vous avez plaidé coupable à l’accusation d’outrage aux bonnes mœurs (gross indecency). Dans notre pays, de tels actes sont considérés comme moralement mauvais, mais vous n’êtes pas sur le bancs des accusés pour cette raison. Vous êtes ici car vous avez violé une loi qui a été adoptée pour votre propre bien moral, et parce que c’est mon devoir de vous empêcher de la violer de nouveau. Si je ne considérais que votre propre bien, je devrais exiger que vous vous soumettiez à un traitement psychiatrique. Mais la loi dit qu’afin de ne pas provoquer une confusion des jugements moraux ni porter atteinte à la réputation du droit lui-même, je dois prendre en considération au moment de rendre ma sentence la vilénie morale de votre acte. C’est pourquoi je vous condamne chacun à trois mois de réclusion criminelle ».
Enfin, même à supposer qu’il soit possible, ce dont je doute, d’effectuer une distinction théorique entre le paternalisme moral et la mise en œuvre de la morale par le droit, cette distinction serait tout à fait dénuée de pertinence pour le présent argument. La question est ici de savoir s’il y a un domaine de moralité et d’immoralité privées dont le droit n’a pas à ce mêler. Comme je l’ai fait remarquer, le paternalisme, à moins qu’il ne soit limité d’une manière qui n’a pas encore été évoquée, implique que la morale tout entière soit quelque chose dont le droit a à se mêler.
Les deux reformulations que je viens de considérer mènent donc à des positions intenables, si ce n’est absurdes. On ne saurait présumer que les modifications que le professeur Hart contemple mènent à une absurdité. Il doit avoir en tête une solution de rechange qu’il lui reste encore à formuler.
Une telle reformulation (voire une formulation nouvelle) devra non seulement faire nécessairement une place pour le paternalisme, mais également autoriser des modifications supplémentaires que le professeur Hart est disposé à admettre. Il est possible de justifier que la cruauté envers les animaux constitue une infraction dès lors que la protection contre les torts est étendue au-delà de l’humanité à tous les êtres sensibles. Il se peut d’ailleurs que ce soit cela que Mill ait eu en tête ; en effet, dans son Utilitarisme, procédant à la définition du « critère de la moralité », il fait référence non seulement « à tous les hommes » mais aussi, « autant que la nature des choses l’admet, à tous les êtres sensibles de la création ». Dans la « célèbre formule », il ne semble toutefois pas se projeter au delà de l’humanité. On ne voit pas immédiatement comment cette modification pourrait s’y accorder, car s’il existe un devoir envers les animaux – distinct de l’obligation de s’abstenir envers eux de cruauté, car celle-ci cause à son auteur un tort moral –, il ne saurait s’agir du même type de devoir que l’on a à l’égard des autres membres de la même société.
Le professeur Hart est également disposé à accepter que la bigamie soit un crime pour la raison que celle-ci est un acte public offensant les sentiments religieux. Il pense qu’il est douteux que Mill aurait admis que la bigamie soit punie pour cette raison. L’exception que Mill lui-même reconnaît en matière d’actes publics ne portait, selon les termes dans lesquels elle était exprimée, que sur ceux qui « sont une violation des bonnes manières », catégorie dans laquelle il plaçait les « offenses contre la décence ».
La bigamie ne viole ni les bonnes manières ni la décence. C’est par conséquent un crime que les disciples du Mill ont du mal à appréhender. Quand il est commis sans tromperie, il ne cause du tort à personne ; pourtant, en ces temps de divorce facile, les bigames ne suscitent pas la sympathie comme le font les homosexuels et personne ne semble très enthousiaste à l’idée de modifier le droit en leur faveur. Diverses raisons ont été avancées pour laisser le droit inchangé, mais celle que retient le professeur Hart me semble porter à la doctrine de Mill un coup plus dur que toute autre. Un mariage prononcé dans un bureau d’état civil (registry office) n’est un acte public que de manière formelle. L’exception reconnue par Mill ne repose pas sur une distinction formelle entre public et privé, mais sur le droit qu’a la société de ne pas se voir contraindre à prêter attention à des actes odieux. Il est peu probable que quelqu’un doté de profonds sentiments religieux aille assister à un mariage dans un bureau d’état civil ; et il y a fort peu de chances pour qu’au sortir de la cérémonie, l’heureux couple tombe sur quelqu’un qui non seulement a de profonds sentiments religieux mais qui sait également que l’une des parties a déjà été mariée auparavant.
Nous arrivons à un point où les exceptions à la doctrine de Mill doivent être étendues de manière à couvrir non seulement l’ensemble du domaine de la sanction pénale, mais également une certaine forme de paternalisme ainsi que les offenses à l’endroit des susceptibilités religieuses ; et il reste encore cinq crimes sur lesquels le professeur Hart ne dit rien. Ils sont de nature assez diverses et il serait futile de ma part de tenter d’anticiper les modifications supplémentaires qui seraient nécessaire pour leur faire une place. J’oserai cependant affirmer qu’à mon avis, le traitement que le professeur Hart fait de Mill a déjà largement dépassé les limites permissibles de l’exégèse voire de l’amendement.
Voilà qui conclut notre étude sur les soi-disant modifications apportées à la doctrine de Mill. Ce n’est pas, je crois, faire preuve de pédantise que d’affirmer que si l’on veut que ces dernières recueillent un jour quelque degré d’acceptation – ou soient seulement intelligibles –, il faudra les formuler avec un degré bien supérieur de précision. Après tout, la doctrine de la liberté, qu’elle soit correcte ou non, a été formulée par Mill avec une grande minutie, de manière très détaillée et avec une clarté exemplaire. Elle mérite le compliment d’un traitement plus précis que celui qu’elle a reçu dans les mains du professeur Hart. Tant qu’une reformulation satisfaisante de cette doctrine n’aura pas été apportée, ou qu’elle n’aura pas été remplacées par quelque autre formule de mérite comparable, il n’y aura plus lieu, ce me semble, de se livrer davantage à la discussion sur le plan théorique.
Au plan pratique, je pense, avec tout le respect que je dois au professeur Hart, que celui-ci a proposé un traitement défectueux du sujet. Je suppose que l’objectif pratique est de promouvoir les réformes du droit pénal du type de celles que le professeur Hart mentionne dans la préface de son ouvrage. Je ne doute pas que des arguments puissants puissent être avancés au soutien de chacune d’entre elles prise séparément et considérée à l’aune de ses mérites propres. La seule raison pratique d’invoquer quelque principe général de liberté en matière de comportement moral est de rassembler un groupe disparate de réformes sous la bannière d’un principe unique, de manière à leur conférer un attrait qui, si on les prend séparément, leur fait défaut. Si la formule selon laquelle « il doit rester un domaine de moralité et d’immoralité privées dont, pour le dire rapidement et crûment, le droit n’a pas à se mêler » ne doit s’entendre que comme un slogan destiné à attirer l’attention de manière dramatique sur le fait que les délits d’homosexualité sont généralement commis en privé et sans qu’aucun tort ne soit causé à quiconque si ce n’est aux participants, il ne vaut pas la peine de lui consacrer davantage de commentaires, que ce soit au niveau théorique ou pratique. Si cette formule s’entend comme une affirmation de principe destinée à inclure d’autres immoralités que l’homosexualité, tout individu chargé de mettre en pratique ces réformes exigera de savoir à quels autres comportements elle s’étend. Sélectionner, comme le fait le professeur Hart, une ou deux infractions ne lui gagnera aucun adhérent. Ce que les gens intéressés à réformer souhaiteront savoir c’est si l’adoption de ce principe, à supposer qu’on l’accepte déjà en ce qui concerne l’homosexualité, entraînera la suppression d’autres parties du droit pénal. Qu’en est-il de l’inceste ? de l’avortement ? de la bestialité ? Le principe ne s’étend-il pas également à la législation prohibant les bordels et la pornographie ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Ce sont des questions auxquelles celui qui considère que le principe est pertinent pour la réalité sociale contemporaine ne pourra pas indéfiniment se dérober.
Traduit de l’anglais par Mathieu Carpentier