Le positivisme analytique
L’adoption de la loi sur le « mariage pour tous » a donné lieu à une polémique relative à l’aptitude des juristes à évaluer les mérites ou les démérites moraux d’une loi. Dans le cadre de cette controverse, les « mésaventures du positivisme » ont été encore une fois dénoncées, cette fois pour condamner la thèse défendue par quatre universitaires positivistes contre les très vives critiques que plusieurs de leurs collègues avaient formulées contre la loi en question. Selon cette thèse positiviste, le droit positif n’est que le produit d’un fait contingent, à savoir d’une volonté politique donnée et, en tant que tel, il n’entretient aucune relation nécessaire avec telle ou telle conception morale particulière. De ce fait, c’est au titre de leurs propres idées morales que les juristes peuvent évaluer moralement une loi, et non pas au titre de leur expertise juridique. Quatre parmi les juristes s’opposant à la loi en question ont critiqué cette thèse en lui opposant deux arguments. Selon le premier, la thèse positiviste ne peut pas être maintenue dès lors que le droit positif lui-même emploie des critères à contenu moral dans des dispositions qui fixent les compétences des organes de production et d’application du droit. Selon le deuxième argument, la thèse positiviste est contredite par ses défenseurs : ceux-ci dissimulent leurs propres préférences idéologiques, favorables à la loi en question, « en s’arbitrant derrière un paravent méthodologique ».
Ces deux arguments soulèvent deux problèmes. En premier lieu, le premier argument présume ce qu’il veut prouver : il ne suffit pas de signaler le fait que le droit positif comporte des notions morales pour en conclure que la délibération morale fait nécessairement partie des tâches du juriste ; il faut démontrer que la détermination du contenu de ces notions, à la suite d’une délibération morale, est une condition nécessaire pour l’identification des règles qui fixent l’étendue des compétences des organes concernés. En d’autres termes, il faut démontrer qu’il y a incorporation des critères moraux dans le droit positif, de sorte que l’identification du droit tel qu’il est implique nécessairement une délibération morale sur le droit tel qu’il devrait être. En deuxième lieu, et faute d’une telle démonstration, le deuxième argument contourne l’objection positiviste : si le « paravent méthodologique » s’appuie sur une thèse théoriquement pertinente – c’est-à-dire, s’il est vrai que l’identification du droit positif, par opposition à sa création, est indépendante de délibérations morales – peu importe, d’un point de vue théorique, si les juristes positivistes expriment ou dissimulent leurs propres idées morales.
Ces défauts révèlent une asymétrie dans la critique que les juristes s’opposant à la loi adressent à leurs collègues positivistes : ils s’intéressent davantage à dénoncer le positivisme comme une posture méthodologique qui rompt arbitrairement le lien entre le droit et la morale, qu’à expliquer en quoi consiste précisément ce lien. Cette approche semble attester de la persistance de deux idées dans la littérature antipositiviste française. En premier lieu, les auteurs antipositivistes tendent à assimiler, implicitement ou explicitement, le positivisme en général avec une théorie particulière, celle de Kelsen. Or, le trait essentiel de celle-ci est la radicalité de son programme épistémologique, à savoir la radicalité d’une distinction a priori établie entre le droit, d’une part, et les faits et la morale, d’autre part. De ce fait, et en deuxième lieu, la critique antipositiviste se concentre davantage sur les thèses positivistes relatives à la science du droit, et notamment sur l’exigence de neutralité axiologique, que sur les thèses positivistes relatives à la nature du droit.
Ce double réductionnisme – réduire le positivisme au kelsénisme et ce dernier à un programme épistémologique de neutralité axiologique – comporte deux défauts. D’une part, il entraîne une assomption fallacieuse : les auteurs antipositivistes raisonnent comme si le rejet de la pureté de la Théorie Pure impliquait le rejet du positivisme tout court. D’autre part, et par conséquent, la doctrine antipositiviste perd souvent de vue l’enjeu théorique de l’opposition entre le positivisme et l’antipositivisme : contrairement à ce que des débats comme la controverse décrite ci-dessus laissent entendre, la question capitale n’est pas de savoir si le juriste doit se cantonner dans une description « pure » du droit, mais de savoir ce qu’est le droit en premier lieu, de savoir, en d’autres termes, quels sont les traits essentiels du droit qui déterminent notre concept de celui-ci.
S’agissant des traits essentiels du droit, ce qui oppose traditionnellement les théories positivistes des théories antipositivistes c’est la question de savoir si le droit entretient ou non un certain lien nécessaire avec la morale. Ainsi formulée, cette question demeure très vague, mais elle nous permet déjà d’opérer une distinction au sein même du camp positiviste. En effet, l’absence d’un lien nécessaire entre le droit et la morale peut être établie de deux façons.
Une première approche serait de distinguer le droit de la morale par un argument a priori. Cette approche est celle de Kelsen et elle s’appuie sur une série de prémisses qui ne sauraient être analytiquement exposées ici. On se contentera de remarquer que l’introduction d’une telle distinction par un argument a priori est la seule façon, selon Kelsen, dont la science du droit peut élaborer des propositions qui décrivent les normes d’un système juridique sans partager le point de vue des participants à celui-ci concernant les mérites ou les démérites moraux des normes décrites.
Une deuxième approche positiviste serait de prendre le chemin inverse pour se pencher sur ce qui rend possible non pas les propositions de la science du droit, mais les énoncés normatifs des participants mêmes à un système juridique. Selon cette approche, une analyse de la façon dont nous utilisons un langage normatif à propos du droit révèle que ce qui rend déjà possible ce langage normatif c’est l’existence de certaines pratiques sociales, et non pas la valeur morale de ces pratiques ou des règles qui sont produites dans leur cadre. Cette deuxième approche est celle suivie par le positivisme analytique, c’est-à-dire par les théories positivistes développées dans le sillage de la théorie de Hart.
Pour des raisons variées, dont la principale est l’hégémonie de la Théorie Pure, le positivisme analytique demeure peu étudié en France. L’objectif de la présente étude est alors d’exposer les principales thèses de ce courant théorique et de montrer, à l’occasion des critiques adressées au positivisme dans le cadre de la controverse décrite ci-dessus, que ces thèses portent sur des questions que la doctrine antipositiviste française considère communément comme étant a priori exclues du champ d’étude des théories positivistes, comme le sont les questions relatives à l’inclusion de la morale dans le droit ou la question du lien entre l’autorité et la légitimité du droit (II). Avant toutefois de procéder à cet exposé, il est nécessaire de tenter de dissiper quelques malentendus relatifs aux « mésaventures du positivisme » en précisant ce que le positivisme n’est pas (I).
I. Ce que le positivisme juridique n’est pas
Les critiques adressées habituellement au positivisme par la doctrine juridique française peuvent être regroupées autour de deux thèses, celle du juriste apathique et celle du juriste normativiste. La thèse du juriste apathique est à la base des critiques adressées aux « mésaventures du positivisme ». Selon cette thèse, le positivisme incite les juristes, ou du moins leur procure le prétexte, à ne pas évaluer moralement le droit. De ce fait, et d’après la même critique, la description axiologiquement neutre professée par le positivisme légitime le droit indépendamment de ses mérites moraux. La thèse du juriste normativiste consiste, quant à elle, en l’idée que le positivisme prescrit aux juristes de ne pas s’aventurer au-delà du droit positif, écrit ou jurisprudentiel, et, notamment, de ne pas se pencher sur les fondements de ce droit.
Si par « fondements du droit » on entend certaines pratiques sociales dont dépend l’existence du droit, la critique qui associe le positivisme à la thèse du « juriste positiviste » doit se limiter au positivisme kelsénien, le positivisme analytique étant un courant théorique qui insiste, précisément, sur l’ancrage social de la normativité juridique (B). La critique des « mésaventures du positivisme », en revanche, s’avère mal fondée pour toutes les deux écoles positivistes : loin d’impliquer la thèse du « juriste apathique », les théories positivistes sont tout à fait aptes à favoriser la réflexion critique des juristes dans la mesure où elles insistent sur l’idée que la validité juridique est indépendante des mérites moraux du droit (A).
A. Le positivisme et les mérites moraux du droit
Dès son début, la théorie de Kelsen avait un aspect critique qui ne visait pas seulement les théories de droit naturel. Elle était également une attaque contre les théories positivistes antérieures, l’école de Gerber et de Laband en tête, qui dissimulaient leurs préférences politiques – leur approbation pour le régime de l’Empire allemand en particulier et leur désapprobation des institutions libérales en général – sous un langage scientifique. La critique de Kelsen est aussi radicale que la méthodologie dont elle se sert : l’incommensurabilité ontologique entre l’être et le devoir-être, d’une part, et la distinction a priori établie, par l’ancrage de la validité juridique sur une norme présupposée, entre le devoir-être juridique et le devoir-être moral, d’autre part. Les conséquences de cette double distinction sont connues : la science juridique est amenée à saisir son objet dans « une sphère éthérée remplie exclusivement de propositions normatives », la « normativité » étant entendue au sens de la seule normativité juridique. Ce qui est peut-être moins connu ou apprécié, c’est qu’en isolant la normativité juridique des considérations morales et factuelles, Kelsen propose un cadre théorique qui permet aux juristes de ne pas s’impliquer dans la genèse et le contenu « impur » de leur objet d’étude : conscient du fait que le contenu ainsi que les sources du droit peuvent être moralement défaillants, Kelsen insiste sur l’idée qu’il est autant possible que souhaitable d’établir une distinction entre la science « pure » et son objet « impur ».
La thèse de la pureté peut alors avoir des implications critiques dans un double sens : d’une part, si le droit peut être décrit par des propositions normatives « pures », il s’ensuit que cette description laisse ouverte toute possibilité d’une critique morale puisqu’elle ne préjuge rien quant aux mérites ou les démérites moraux du droit décrit ; d’autre part, et symétriquement, si le droit positif peut être décrit sans recours à ses fondements idéologiques et à la valeur morale ou immorale de son contenu, l’introduction de telles considérations extra-juridiques dans le discours juridique relève non pas d’une nécessité scientifique mais d’une préférence idéologique de ceux qui prêtent (ou dénoncent) des qualités morales au droit positif sous prétexte de le décrire. Bien évidemment, et même si ce constat est encore « anathématisé » par plusieurs tenants du kelsénisme, la neutralité de la Théorie Pure est idéologiquement sous-tendue : élaborée dans le contexte politiquement tourmenté de Weimar, la Théorie Pure peut devenir une arme de critique idéologique et sociale dans la mesure où elle met en exergue le fait que la validité juridique ne nous dit rien sur le bien-fondé, d’un point de vue moral, de l’idéologie de ceux qui défendent un système juridique donné.
Néanmoins, l’argument des antipositivistes ne vise pas les intentions d’aspiration progressiste de Kelsen, mais leur résultat : Kelsen a élaboré une théorie qui traite de la même façon un régime libéral et un régime autoritaire, comme s’il n’y avait pas de différences entre les deux. La même critique peut être adressée au positivisme analytique qui, quoique « impur », avance comme position de principe la primauté de l’ancrage social du droit sur ses mérites moraux. Une telle critique peut se construire autour de deux arguments. Selon le premier, un régime libéral et un régime autoritaire présentent bien des différences juridiquement pertinentes. Selon le deuxième, l’insistance sur la possibilité d’une description indistincte de deux régimes moralement incommensurables rend la description elle-même moralement défaillante.
Avant de se pencher sur ces deux objections, il importe de préciser que les théories positivistes sont des théories générales relatives à la nature du droit, c’est-à-dire des théories qui visent à identifier certains traits essentiels du droit présents dans tous les systèmes juridiques – ou, du moins, dans tous les systèmes juridiques modernes. En tant que théories de ce type, les théories positivistes sont principalement des théories relatives à la validité et à la normativité juridique : elles aspirent à repérer les conditions qui rendent possible l’existence des règles juridiquement valides, et à expliquer ce en quoi la normativité de ces règles consiste. En ce sens, aucune théorie positiviste, et la Théorie Pure n’y fait pas exception, ne prétend être une théorie générale du droit au sens d’une théorie qui explique tous les traits importants que présente le phénomène juridique, comme le sont, par exemple, les différences juridiquement pertinentes qui distinguent un régime autoritaire d’un régime qui respecte les exigences de l’État de droit.
Ceci étant, et pour ce qui concerne la première objection, les positivistes, y compris Kelsen, n’ont jamais nié qu’il y ait des régimes moralement défaillants. Ils n’ont jamais nié, non plus, que ces régimes présentent des différences juridiquement pertinentes par rapport aux régimes qui respectent les exigences de l’État de droit. Ils nient simplement que ces différences soient coextensives d’une différence dans la nature du droit lui-même, c’est-à-dire d’une différence dans les conditions qui expliquent la validité et la normativité des règles des régimes respectifs. Le positivisme insiste en revanche sur l’idée qu’on ne peut pas se rendre compte de la spécificité du droit en tant que phénomène social si l’on n’explique pas comment celui-ci présente certains traits essentiels qui établissent sa validité et sa normativité indépendamment des différences dans la structure ou le contenu de chaque système juridique donné, voire indépendamment de ses éventuels mérites ou démérites moraux.
Quant à la deuxième objection, elle paraît à première vue comme indépendante de la première. Elle constitue pour autant le revers de la même médaille et pour la réfuter il faut analyser davantage la première objection. Plus précisément, les antipositivistes reprochent au positivisme de ne pas se rendre compte de façon adéquate de la dimension morale du droit. Cette dimension, selon les antipositivistes, est inhérente au droit et donc indispensable à sa compréhension. Mais il y a plus. Leur reproche est toujours sous-tendu par la présomption que cette dimension morale est nécessairement quelque chose de bon. Ainsi, lorsque les antipositivistes s’exclament que le positivisme ne permet pas la critique de régimes moralement défaillants, ils considèrent comme allant de soi que les régimes qu’ils prennent comme modèle pour mesurer cette défaillance sont moralement louables. Le positivisme par contre renonce aux louanges adressées à un certain type de contenu ou de forme juridique pour prendre le chemin inverse : il érige en considération de principe la faillibilité morale et le caractère instrumental du droit, à savoir le fait que, d’un point de vue moral, le droit n’est ni nécessairement bon ni nécessairement mauvais, et qu’il est également apte à être mis au service des régimes libéraux et des régimes autoritaires. Selon cette thèse, une théorie générale du droit n’est pas réussie si elle n’est pas capable d’expliquer l’existence du droit même là où il véhicule des valeurs étrangères à notre sentiment de justice ou là où il échoue à satisfaire à ses prétentions morales.
Les auteurs antipositivistes répliqueraient très probablement que les « mésaventures du positivisme » relèvent non pas de la pertinence théorique des thèses positivistes, mais de leurs implications pratiques : en affirmant qu’une loi moralement défaillante fait partie du droit positif au même titre qu’une loi moralement louable, le positivisme légitime le droit indépendamment de ses qualités morales et il incite, fut-ce indirectement ou même malgré lui, à l’obéissance irréfléchie. Cette critique serait pertinente si le positivisme liait l’existence du droit à l’existence d’une obligation morale d’obéir au droit. Or, l’apport essentiel du positivisme à la philosophie du droit, mais aussi à la philosophie politique, est la défense de la thèse selon laquelle la validité juridique est moralement inerte : l’affirmation qu’une règle juridique est valide ne nous dit rien, par elle-même, sur les éventuels mérites ou démérites moraux de cette règle et, par conséquent, sur l’existence ou non d’une obligation morale de se conformer aux prescriptions de celle-ci. Il en est ainsi, selon les positivistes, parce que les conditions de la validité juridique sont indépendantes des considérations morales. Ainsi, même une loi moralement louable est valide pour des raisons qui sont indépendantes de ses mérites moraux. Symétriquement, une telle loi mérite d’être obéie pour ses mérites moraux, et non pas en raison de sa validité juridique. Cette thèse implique que le droit ne peut pas créer, par lui-même, des obligations morales justifiant l’obéissance. De plus, certains positivistes affirment qu’il ne peut pas y avoir une obligation générale d’obéir au droit, c’est-à-dire une obligation morale qui pourrait justifier l’obéissance indépendamment des éventuels mérites moraux que chaque citoyen reconnaît à chaque loi particulière.
En revanche, c’est dans la littérature antipositiviste où l’on discerne une prédisposition en faveur de l’autorité du droit. Cette prédisposition est attestée par l'idée, commune à toutes les théories antipositivistes, suivant laquelle le droit aspire nécessairement à satisfaire certains objectifs moraux. Cette idée implique nécessairement que là où le droit présente de telles qualités il y a une obligation non seulement juridique mais aussi morale de l’obéir.
Il est alors paradoxal de considérer que le positivisme décourage la réflexion critique des juristes et légitime le droit positif tandis qu’il insiste autant sur la faillibilité morale et sur la distinction entre la validité et la moralité de celui-ci. Bien au contraire, et comme le remarquait Hart, c’est en raison de ces thèses qu’une conception positiviste du droit est apte à fournir « une vision plus claire de ce qui est moralement en jeu quand une obéissance est requise ». En effet, transposées du champ de la réflexion théorique à celui de la réflexion pratique, les thèses positivistes impliquent deux impératifs : d’une part, il faut toujours soumettre le droit en un examen moral, la seule positivité de celui-ci étant inapte à nous renseigner sur ses mérites moraux ; d’autre part, et symétriquement, on ne peut pas présumer que la légalité dans l’exercice du pouvoir s’accompagne ou implique des garanties substantielles quant à la légitimité de ce pouvoir. Le dénominateur commun des deux impératifs, et le point sur lequel Hart et Kelsen insistaient explicitement, est l’idée qu’on ne peut pas déléguer au droit positif la justification morale de nos actions : seuls des arguments moraux substantiels, y compris des arguments relatifs à la valeur du droit lui-même, peuvent nous indiquer ce qui est moralement bon à faire.
Ceci étant, il faut souligner que le positivisme ne nie pas la valeur qui peut s’attacher au respect de la légalité ni l’idée que le droit peut avoir des mérites moraux considérables. Il nie simplement l’idée que l’existence du droit présuppose ou entraîne nécessairement l’existence de tels mérites moraux. Cette dernière thèse est d’autant plus importante que certains auteurs positivistes du courant analytique défendent la thèse selon laquelle le droit prétend toujours satisfaire à certaines exigences morales dans la mesure où il prétend nécessairement être une autorité légitime. Selon cette thèse, il faut alors distinguer la prétention d’être une autorité légitime, qui est un trait essentiel du droit, de la vérité de cette prétention, qui est un trait purement contingent. Cette distinction implique une thèse de principe qui ne laisse pas de doutes quant au caractère essentiellement critique, sinon sceptique du positivisme vis-à-vis de l’autorité du droit : le droit ne peut pas créer, par lui même, l’obligation morale d’y obéir, mais il prétend toujours être légitimement investi de l’autorité de le faire.
On trouve déjà une distinction similaire dans l’idée de norme fondamentale. Kelsen considère, de façon paradoxale pour un positiviste, que la validité n’est pas moralement inerte dans la mesure où toute norme est l’expression d’une valeur : affirmer que quelque chose doit être fait revient à affirmer, selon Kelsen, que cette chose est justifiée. Toutefois, Kelsen considère également que les valeurs ne peuvent être que relatives ce qui implique que les normes juridiques ne peuvent jamais être objectivement valides en fonction d’un critère qui soit indépendant des nos valeurs subjectives. Or, ce constat est contredit par la réalité empirique, puisque « si l’on dénie toute signification à la norme, considérée comme objectivement valable […] ce sont [des] milliers de propositions dans lesquelles s’exprime quotidiennement la vie juridique qui seraient dépourvues de signification ». Le droit se présente alors comme étant objectivement valide, d’où le besoin d’introduire une norme fondamentale afin de l’étudier, quitte à ne plus voir dans un système juridique qu’un faisceau de commandements dépourvus de signification normative pour ceux qui n’acceptent pas les valeurs de celui qui commande.
Toutefois, fondé sur l’idée d’une séparation radicale entre le droit et les faits, le présupposé de la norme fondamentale ne peut pas expliquer pourquoi certains faits sont en premier lieu aptes à recevoir une signification normative. En d’autres termes, Kelsen n’explique pas, et il ne jugeait pas nécessaire d’expliquer, pourquoi ce phénomène social qu’on appelle « droit » est-il apte à être décrit dans des termes normatifs, fut-ce à l’aide de la norme fondamentale. Or, il serait impossible d’identifier les faits concrets que la norme fondamentale nous permet d’interpréter en termes normatifs si ces mêmes faits n’avaient déjà reçu une telle interprétation par ceux qui participent à un système juridique. En ce sens, la norme fondamentale indiquait déjà le pas en avant qu’une théorie positiviste moins préoccupée de l’idée de pureté aurait à effectuer : se pencher sur le lien entre le droit et les faits afin de repérer ce qui rend possible l’interprétation normative de certains faits non pas par la science du droit, mais par ceux même qui participent à un système juridique. Le pas décisif vers cette direction a été effectué avec le concept de règle de reconnaissance qui doit beaucoup, à l’aveu de Hart lui-même, au concept de norme fondamentale.
B. La relation entre le droit et les faits.
Contrairement à la thèse du « juriste normativiste», le positivisme analytique met au cœur de ses analyses la relation entre le droit et les faits, dans la mesure où il considère que le droit est ultimement ancré sur un faisceau de pratiques sociales. En ce sens, la question des fondements du droit, loin d’être évacuée, constitue le noyau dur du positivisme analytique, pourvu que par le terme « fondements » on entende certaines pratiques sociales, et non pas les raisons morales qui justifient ou pourraient justifier lesdites pratiques. Avec la parution du Concept de droit, le positivisme opère son tournant décisif vers l’examen des faits sociaux qui rendent possible l’existence du droit.
Dans cet ouvrage, Hart poursuit le même objectif que Kelsen : préserver la spécificité de la normativité du droit sans la réduire ni à une normativité morale ni à une simple factualité de domination et d’obéissance. Il ne partage pas pour autant la scission radicale entre le Sein et le Sollen, ce qui lui permet d’ancrer la normativité dans des faits sociaux. Cette différence entre Kelsen et Hart se manifeste dans la façon dont chaque auteur saisit la relation entre la normativité et la validité du droit.
Plus précisément, Kelsen ne distingue pas la validité de la normativité du droit. Il en est ainsi pour deux raisons. En premier lieu, si une norme ne peut tirer sa validité que d’une autre norme, il s’ensuit qu’il ne peut pas y avoir de normes qui ne font pas partie d’un système normatif donné, ce qui revient à dire que la validité, en tant qu’appartenance à un système normatif, est l’équivalant de l’existence même des normes ou, selon la formule de Kelsen, que la validité est « le mode spécifique d’existence des normes ». Toutefois, et en deuxième lieu, l’isolation de la validité de toute considération factuelle, y compris de considérations pragmatiques relatives à la façon dont les agents d’un système normatif raisonnent et agissent en fonction des normes, ne permet pas à Kelsen de distinguer clairement entre deux questions : pourquoi un acte est-il normatif et en quoi consiste le fait d’être normatif ? En effet, Kelsen considère que la deuxième question relève plus ou moins d’une évidence, la normativité étant l’expression d’un devoir-être et le devoir-être étant, à son tour, une notion élémentaire qui ne peut pas être davantage analysée. Kelsen se concentre alors sur la première question : il vise à repérer les conditions qui rendent possible l’existence des actes qui peuvent avoir une signification normative, ce qui nous ramène à la question de la validité décrite ci-dessus. Par conséquent, Kelsen ne distingue pas entre, d’une part, l’identification des conditions qui doivent être réunies pour qu’un acte puisse avoir une signification normative et, d’autre part, l’explication de ce en quoi consiste le fait d’avoir une signification normative.
Hart en revanche distingue la validité de la normativité à la suite d’une réflexion qui aspire à repérer les conditions pragmatiques qui doivent être réunies pour que le langage normatif que nous employons à propos du droit puisse avoir de sens. En effet, dans notre langage ordinaire les propositions « la norme N pose l’obligation de faire φ » et « la norme N est valide » sont liées mais non pas réductibles l’une à l’autre : la première indique la raison pour laquelle « φ » doit être fait, tandis que la deuxième indique les critères que N doit remplir pour qu’elle puisse fournir une telle raison. Hart distingue alors la normativité de la validité en tant qu’il distingue, respectivement, la façon dont nous traitons certains actes et faits comme normatifs, et les critères que nous utilisons afin d’identifier ces actes et faits.
Concernant la première question, Hart commence son analyse par une remarque empirique : d’un point de vue externe – à savoir, du point de vue de celui qui observe une pratique sociale sans prendre en compte la façon dont les participants la conçoivent – un système juridique consiste en un faisceau d’habitudes convergentes d’obéissance : une large partie de la population obéit régulièrement aux commandements que certaines personnes énoncent dans certaines formes et d’après certaines procédures. Hart insiste toutefois sur l’idée que ces faits, pris en eux-mêmes, sont sans apport normatif : le simple fait de commander à quelqu’un ne fait pas de ces commandements des normes, et le simple fait d’obéir à ces commandements, fût-ce de façon régulière, ne suffit pas pour générer une obligation juridique correspondante. Selon Hart, la normativité de ces pratiques dépend d’une attitude pratique spécifique de ceux qui y participent. Il s’agit d’une attitude que Hart appelle « le point de vue interne ». Ceux qui adoptent ce point de vue entretiennent une « attitude réflexive critique » vis-à-vis des pratiques en question en les traitant non pas comme de simples constats sur ce qui est fait ou de simples prévisions sur ce qui sera fait, mais comme des critères qu’ils doivent adopter afin d’évaluer leur propre conduite ainsi que la conduite des autres. Pour illustrer cette différence, Hart fait appel à notre aptitude à distinguer la situation décrite par l’expression « j’ai l’obligation de faire φ », de la situation décrite par l’expression « je suis obligé de faire φ ». Comme la différence entre les deux situations relève non pas de notre conduite, mais de la raison pour laquelle nous avons adopté cette conduite, il s’avère, respectivement, que le droit est normatif en ce qu’il peut faire une différence non pas dans le comportement de ses sujets, mais dans la délibération pratique dont ce comportement procède et en fonction de laquelle il est évalué : pour que certaines pratiques puissent fonder un système juridique, il ne suffit pas que la conduite des sujets se plie effectivement aux commandements des autorités ; il faut encore qu’elle soit guidée ou orientée par ceux-ci.
Concernant la question de la validité, Hart partage avec Kelsen l’idée que la validité relève de l’appartenance d’une règle à un système juridique. Mais, contrairement à Kelsen, Hart ne conçoit pas cette relation d’appartenance dans des termes purement formels, à savoir comme une chaîne de validité composée de normes qui sont identiques du point de vue de leur qualité d’être la source de validité d’une autre norme ; il conçoit la relation d’appartenance comme une interconnexion entre deux types de règles qui différent quant à leurs fonctions en tant que composants d’un système juridique. Plus précisément, Hart remarque que les systèmes juridiques développés comportent non seulement des règles relatives à la conduite de leurs sujets, mais aussi des règles relatives à la façon dont ces règles doivent être identifiées, amendées ou supprimées et appliquées. Hart appelle le premier type de règles « règles primaires » et le deuxième type « règles secondaires ». Pour Hart, cette articulation entre règles primaires et règles secondaires constitue l’un des traits essentiels du droit : elle explique le caractère institutionnel de celui-ci, et notamment la continuité des systèmes juridiques, et constitue un trait qui distingue les ordres juridiques des autres ordres normatifs. La validité, en tant qu’appartenance à un système d’interconnexion entre règles primaires et règles secondaires, relève par conséquent des critères fournis par ces dernières quant aux conditions qu’une règle (primaire ou secondaire) doit satisfaire pour qu’elle puisse faire partie d’un système juridique donné.
Bien évidemment, cette conceptualisation n’est pas moins exposée que la théorie de Kelsen au problème de la régression à l’infini : il faut qu’une règle secondaire d’indentification soit elle-même identifiée comme telle à l’aide d’une autre règle secondaire. La réponse à ce problème est la règle de reconnaissance. Cette règle fournit les ultimes critères de validité, c’est-à-dire les critères en fonction desquels peuvent être identifiés tous les autres critères de validité et, corrélativement, toutes les autres règles d’un système juridique donné. Ces critères, et donc le contenu de la règle de reconnaissance, résultent de la pratique d’une partie de la population, et notamment de ceux qui sont des agents des organes de production et d’application du droit : ceux-ci acceptent un critère ou un ensemble de critères en fonction desquels ils déterminent en dernier ressort les sources du droit, à savoir ce qui compte effectivement comme droit au sein d’un système juridique donné.
Acceptée par une partie des participants à un système juridique, et notamment par les organes de celui-ci, la règle de reconnaissance est normative : ceux qui adoptent le point de vue interne vis-à-vis des pratiques dont cette règle est issue reconnaissent les critères de validité que celle-ci fournit non pas comme de simples indices de ce qui compte effectivement comme une source de droit, mais comme des règles relatives à ce qui doit être reconnu comme étant une source de droit. La règle de reconnaissance n’est pour autant pas valide : elle est simplement acceptée, ce qui veut dire que, d’une part, les critères qu’elle fournit sont effectivement employés par les organes de production et d’application du droit et que, d’autre part, l’acceptation de ces critères est la condition qui rend intelligibles en tant qu’actes normatifs – par opposition à de simples données factuelles de commandement et d’obéissance – tous les actes d’édiction et d’application de règles juridiques entrepris dans le cadre du système juridique concerné. Hart souligne toutefois, dans un passage qui fait clairement allusion au concept de norme fondamentale, que le défaut de validité n’implique en aucune façon l’idée que la règle de reconnaissance doit être présupposée : quoique non valide, cette règle est bien existante en raison, précisément, du fait qu’elle est acceptée. L’existence d’une règle de reconnaissance relève alors d’une question de fait, à savoir d’une pratique effectivement suivie et empiriquement constatable au sein d’une communauté politique donnée.
Issue d’une pratique et étant la source des critères ultimes de validité sans être elle-même valide, la règle de reconnaissance est la règle suprême d’un système juridique : elle fournit les critères de validité pour les autres règles sans qu’il y ait une justification juridique quant aux raisons pour lesquelles il faut l’accepter. Or, là est le point où l’enquête de Hart sur les fondements du droit s’arrête : soulignant que lorsqu’on se pose une question relative aux raisons de l’acceptation de la règle de reconnaissance on ne se pose plus une question relative à la validité juridique, Hart se contente de remarquer que ces raisons peuvent être variées, et non pas nécessairement morales.
Le positivisme analytique contemporain prolonge les thèses avancées au Concept de droit en franchissant les frontières au sein desquelles tant Hart que Kelsen avaient voulu sécuriser la théorie générale du droit. On emploie le terme « sécuriser » parce que tous les deux auteurs font preuve d’un scepticisme très marqué à l’égard des fondements du droit, conscients semble-t-il de l’asymétrie qui se dessine entre l’autorité dont se réclame le droit et le caractère plus prosaïque des raisons pour lesquelles les hommes reconnaissent une telle autorité au droit. Ainsi, ils s’intéressent seulement aux fondements de la validité et de la normativité des règles juridiques, et non pas aux fondements des pratiques par lesquelles ces règles sont posées.
Quoique le positivisme analytique contemporain insiste sur l’idée que les raisons justifiant ces pratiques sont contingentes et inaptes à expliquer la validité et la normativité du droit, il remet au cœur de la théorie du droit les concepts d’autorité et de légitimité : il s’agit de défendre l’idée que le droit est ultimement ancré sur certaines pratiques et que ces pratiques comprennent la prétention du droit d’être une autorité légitime, mais non pas la vérité de cette prétention. On examinera cette idée dans la deuxième partie de la présente étude. On se contentera ici de remarquer, en conclusion à cette première partie relative aux malentendus qui entourent le positivisme, que, dans la théorie de Hart et, a fortiori, dans la littérature positiviste contemporaine, la relation entre le droit et les faits, loin d’être expulsée, constitue le noyau dur du positivisme. Quelle que soit alors la pertinence des thèses positivistes, il s’avère que sont mal fondées les critiques qui prônent l’abandon du positivisme au motif que celui-ci écarte par principe toute question qui va au-delà des textes du droit positif ou de la volonté qui les pose. Le positivisme analytique s’avère ainsi incompatible avec l’idée très répandue suivant laquelle le positivisme ne s’intéresse pas aux fondements du droit : ce qui rend positiviste une théorie du droit n’est pas le désintérêt pour les fondements du droit ou, plus généralement, pour la relation du droit avec les faits et la morale ; c’est l’idée que les fondements du droit s’épuisent en un faisceau de pratiques sociales, quelles que soient les raisons morales qui justifient ces pratiques. L’abandon du positivisme doit alors être justifié par des arguments qui sont opératoires non seulement face à la pureté de la Théorie Pure, mais aussi face aux thèses du positivisme analytique. Nous tenterons désormais de présenter certaines de ces thèses aussi brièvement que possible.
II. Ce qu’est le positivisme analytique
Par « positivisme analytique » on entend les théories positivistes qui ont été développées principalement dans le cadre académique anglo-américain, et dont la généalogie remonte à Hobbes, Austin et Bentham, mais qui se construisent aujourd’hui dans le sillage de l’œuvre de Hart. L’adjectif « analytique » atteste de l’affiliation de ce courant du positivisme avec la philosophie analytique et, symétriquement, sa prise de distances d’avec la philosophie continentale, souvent perçue comme obscure ou même dénuée de rigueur conceptuelle. Cette affiliation se manifeste aujourd’hui sur deux registres : d’une part, sur l’importance accordée au langage et à l’analyse conceptuelle, à savoir sur l’idée que l’analyse des concepts que nous employons communément à propos d’une chose peut nous révéler certains traits essentiels de la chose elle-même ; d’autre part, sur l’importance accordée à l’idée que les phénomènes complexes doivent être décomposés en des entités plus concrètes dont chacune peut nous révéler un trait essentiel du phénomène étudié.
Certes, cette conception de la façon dont il faut philosopher est partagée tant par les théories positivistes que par les théories antipositivistes qui s’inscrivent dans le courant de la théorie analytique du droit. En plus, la prolifération des travaux au sein de celle-ci s’est accompagnée d’une multitude d’arguments pour ou contre le positivisme qui sont très complexes mais aussi très ponctuels quant à leur objet, de sorte qu’il ne est pas aisé d’identifier le positivisme et l’antipositivisme à un ensemble précis de thèses qui sont partagées par tous les auteurs qui se réclament de l’une ou de l’autre école. Toutefois, il y a une ligne de démarcation, fût-elle vaguement tracée, qui est communément utilisée pour distinguer les deux écoles et consiste en l’identification du positivisme avec deux thèses : la « thèse des faits sociaux » et la « thèse de la séparabilité ». La portée exacte de ces thèses peut différer considérablement d’un auteur à l’autre, mais l’idée de principe défendue par chacune de celles-ci peut être formulée ainsi : selon la thèse des faits sociaux, ce qui vaut comme droit dans un pays donné n’est que le produit de certains faits, voire de certaines pratiques sociales ; selon la thèse de la séparabilité, il n’y a aucune relation nécessaire, mais simplement des relations contingentes, entre le droit positif établi par ces pratiques et la morale.
Un troisième trait caractéristique du positivisme analytique consiste en l’abandon de la thèse – élaborée par Austin mais remontant déjà à la théorie de la souveraineté de Hobbes – suivant laquelle la normativité du droit s’explique par l’unilatéralité des commandements du souverain et par les sanctions attachées à ces commandements. Au lieu de cette thèse, les théories analytiques du droit, tant positivistes qu’antipositivistes, insistent sur le caractère pratique du droit : d’une part, elles conçoivent la normativité en général – morale ou juridique – comme un phénomène qui relève de notre raison pratique ; d’autre part, elles visent à expliquer la normativité juridique en fonction de la façon dont le droit influe, ou aspire à influer, sur notre raisonnement pratique. Il ne va cependant pas de soi que la thèse des faits sociaux soit compatible avec la thèse sur la nature pratique du droit : si la normativité du droit relève de notre raison pratique, il n’est guère évident que notre raisonnement pratique ne comporte pas de délibérations morales lorsqu’il s’agit d’identifier les faits dont dépend l’existence du droit. Saisir alors ce qui est spécifique à la normativité juridique appelle à élucider la façon dont le droit s'adresse au raisonnement pratique des individus. On examinera cette relation (B) après avoir présenté brièvement les positions principales avancées aujourd’hui relativement à la thèse de la séparabilité et à la thèse des faits sociaux (A).
A. La thèse de la séparabilité et la thèse des faits sociaux.
À première vue, la thèse de la séparabilité et la thèse des faits sociaux paraissent coextensives, sinon identiques : de l’idée suivant laquelle ce qui compte comme droit n’est que le produit de certains faits, ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de droit en dehors et au-delà du droit positif, il serait logique de déduire la conclusion que le droit est distinct de la morale. Cette inférence, qui caractérise surtout la littérature antipositiviste française, est erronée : affirmer que le droit n’est que le produit de certains faits ne préjuge rien quant aux éventuelles qualités morales de ces faits et du droit qui en est issu. Il importe alors de distinguer entre, d’une part, la thèse de la séparabilité, dont le rôle au maintien d’une théorie positiviste est beaucoup plus modeste que ne le croient communément les auteurs antipositivistes (1) et, d’autre part, la thèse des faits sociaux qui constitue, elle, le noyau dur du positivisme analytique (2).
1. La thèse de la séparabilité : relations contingentes et relations nécessaires entre le droit et la morale.
La thèse de la séparabilité est souvent décrite comme l’idée suivant laquelle il n’ y a aucune relation nécessaire entre le droit et la morale. Ainsi formulée, cette thèse est erronée et explicitement rejetée par des auteurs positivistes : il y a plusieurs façons dont le droit est nécessairement lié à la morale, les plus évidentes étant, d’une part, le fait que le droit est apte à être évalué moralement et, d’autre part, le fait que le droit se réclame toujours de l’autorité de régler des questions morales. Il faut alors clarifier le type de lien entre le droit et la morale sur lequel porte la thèse de la séparabilité. Le positivisme s’intéresse communément à deux types de lien : celui entre la validité juridique et la morale, et celui entre le concept du droit et la morale.
a) La thèse de la séparabilité et la validité du droit.
C’était au premier type de lien que Hart pensait lorsqu’il identifiait le positivisme avec « la simple thèse selon laquelle il n’est en aucune manière nécessairement vrai que les règles de droit reflètent ou donnent satisfaction à certaines exigences morales, bien qu’en réalité elles l’aient souvent fait ». Ainsi formulée, cette thèse constitue une interprétation stricto sensu de la thèse de la séparabilité : il s’agit d’affirmer que la validité des règles juridiques ne dépend pas nécessairement de leurs mérites moraux. Or, la thèse de la séparabilité peut aussi recevoir une interprétation lato sensu, relative à la valeur morale du droit lui-même en tant que technique spécifique d’organisation sociale. Une première définition lato sensu serait de considérer qu’il n’y a aucun lien nécessaire entre la morale et le fait d’être gouverné par le droit. Une théorie positiviste peut rejeter cette thèse, et accepter même l’idée que le droit, par opposition à d’autres formes d’organisation sociale, est nécessaire pour l’accomplissement de certains objectifs moralement louables, comme le sont, par exemple, la protection des membres les plus faibles d’une société assurée par les droits sociaux, ou la liberté politique assurée par le constitutionnalisme moderne. Ce qu’une théorie positiviste ne peut pas accepter c’est l’idée que ces objectifs doivent être nécessairement satisfaits jusqu’à un certain degré pour qu’un système d’organisation sociale puisse être considéré comme un système juridique. De façon plus générale, une théorie positiviste ne peut pas accepter l’idée que l’existence d’un système juridique constitue une valeur morale en soi qui rendrait le gouvernement par le droit nécessairement préférable à d’autres formes d’organisation sociale, voire préférable à l’état de nature communément évoqué par la philosophie politique moderne pour justifier l’autorité du droit positif. En ce sens, la thèse de la séparabilité lato sensu relève des deux questions évoquées plus haut, à savoir la question de la faillibilité morale du droit et celle de l’obligation morale d’obéir à celui-ci.
Toutefois, le dénominateur commun des deux interprétations de la thèse de la séparabilité demeure la question du lien entre la moralité et la validité du droit – d’une loi particulière ou d’un système juridique in globo. De ce fait, une formulation de la thèse de la séparabilité qui pourrait combiner les deux interprétations serait la suivante : la validité d’une loi ne dépend pas de ses mérites moraux, qu’il s’agisse des mérites de son contenu ou des mérites de ses sources, à savoir de la légitimité de l’autorité qui l’a édictée ou, plus généralement, de la légitimité du système juridique dont cette autorité fait partie. Lorsque Hart identifiait le positivisme avec la thèse de la séparabilité, il voulait alors établir comme étant le noyau dur du positivisme la thèse selon laquelle l’existence du droit relève d’une question bien distincte de celle concernant ses mérites de sorte qu’on ne saurait inférer de l’existence d’un système juridique (ou d’une norme particulière) la légitimité de celui-ci (ou de celle-ci). Or, ainsi conçue, et contrairement à l’idée communément admise qui la considère comme la pierre angulaire du positivisme, la thèse de la séparabilité relative à la validité du droit constitue une exigence a minima qui ne suffit pas pour distinguer une théorie positiviste d’une théorie antipositiviste.
Plus précisément, accepter la thèse de la séparabilité ne signifie pas accepter l’idée qu’il n’y a aucune relation entre la validité et la moralité du droit : il s’agit d’accepter l’idée qu’il n’y a aucune relation nécessaire entre les deux. La thèse de la séparabilité est alors compatible avec toute théorie qui accepte une relation contingente entre la validité et la moralité du droit. En d’autres termes, la thèse de la séparabilité est satisfaite par toute relation entre le droit et la morale autant qu’il demeure concevable que le droit demeure valide même au cas où cette relation échoue à s’établir. Elle est en revanche incompatible avec toute théorie qui établit un lien quelconque entre le droit et la morale en termes d’une relation nécessaire entre les deux de sorte que la validité du droit positif soit dépendante de la validité de ses qualités morales. Malgré toutefois sa portée réduite, la thèse de la séparabilité entraîne une importante conséquence : il s’agit de l’idée, présentée plus haut, selon laquelle la validité est moralement inerte, c’est-à-dire inapte à nous informer, par elle-même, sur les éventuels mérites ou démérites moraux d’une loi ou du système juridique dont celle-ci fait partie.
En effet, l’affirmation que la validité du droit positif n’est pas nécessairement dépendante de ses mérites moraux est prima facie compatible avec les théories antipositivistes actuellement dominantes : il serait absurde, voire radicalement contraire à nos intuitions les plus élémentaires ainsi qu’à la réalité empirique, de nier le fait qu’il y a des lois qui sont valides en dépit de leur défaillance morale. Ce que les théories antipositivistes nient, c’est la thèse de la faillibilité morale et du caractère instrumental du droit, à savoir l’idée que le droit est également apte à être mis au service de fins iniques et de fins moralement louables. Selon ces théories, une loi moralement défaillante constitue un cas de dérive par rapport aux cas paradigmatiques en fonction desquels on raisonne lorsqu’il s’agit d’identifier quelque chose comme étant du droit. Ces théories défendent alors l’idée suivant laquelle il existe un concept idéal du droit, à savoir un concept du droit tel qu’il devrait normalement être, en fonction duquel on peut saisir le phénomène juridique et identifier ce qui compte comme droit, même comme du droit « dégénéré » . De cette idée, les théories antipositivistes tirent deux conclusions qu’une théorie positiviste ne peut pas accepter. En premier lieu, les théories antipositivistes considèrent qu’il incombe à la philosophie du droit d’identifier, d’une part, les traits essentiels du droit dont dépend notre concept idéal de celui-ci, et de mesurer, d’autre part, les écarts entre cet idéal et le droit positif. En deuxième lieu, les théories antipositivistes considèrent que cet écart, à savoir le degré de « dégénération » du droit, ne peut pas excéder certaines limites : il y a des cas où le droit échoue si radicalement à satisfaire certains objectifs moraux, ou des cas où les objectifs qu’il poursuit sont si étrangers par rapport aux objectifs qui pourraient justifier l’autorité des institutions juridiques – le droit nazi étant l’exemple typique des deux types de cas – qu’il ne peut plus être intelligiblement reconnu comme étant du droit. Il s’avère alors que le la thèse de la séparabilité relative à la validité du droit n’oppose le positivisme à l’antipositivisme que dans la mesure où les deux théories divergent sur la portée de la thèse de la séparabilité relative au concept de droit.
b) La thèse de la séparabilité et le concept de droit.
Si Hart avait retenu la thèse de la séparabilité concernant la validité du droit, il avait explicitement rejeté la même thèse s’agissant du concept de droit, soulignant que si l’on veut élucider ce concept, c’est-à-dire élucider la nature de la chose que ce concept désigne, on ne saurait consacrer nos efforts à la découverte d’un lien qui serait spécifique entre le droit et la morale : « Il existe de nombreux types de relations différentes entre droit et morale, et l’examen de la relation qui existerait entre ces phénomènes ne présente aucun intérêt ».
En effet, la thèse de la séparabilité est erronée, et explicitement rejetée par le positivisme, si elle est conçue comme l’idée suivant laquelle il n’y a aucune relation nécessaire entre le concept de droit et la morale. Cette idée est démentie, par exemple, par deux liens nécessaires entre le concept de droit et la morale déjà évoqués : le droit est nécessairement apte à être moralement évalué et il prétend nécessairement être une autorité légitime. Cette prétention en particulier est nécessairement morale en raison de son contenu et en raison de sa portée. En premier lieu, le droit n’exige pas simplement d’encadrer notre conduite ; il prétend toujours être légitimement investi de l’autorité de le faire. D’autre part, ce « droit de dire le droit » n’est par principe pas limité à une certaine matière : toute question peut faire l’objet d’une réglementation juridique, y compris les questions morales. Plus encore, il y a certaines questions morales qui doivent nécessairement faire l’objet d’une réglementation juridique pour qu’un système juridique soit viable, comme le sont, par exemple, les questions relatives à l’emploi de la force ou au respect des promesses parmi les membres d’une communauté politique.
En ce sens alors, le positivisme affirme que le droit est conceptuellement lié à la morale. Au contraire, ce que le positivisme nie, et ce que les théories antipositivistes affirment, c’est l’idée suivant laquelle le concept de droit doit être lui-même défini à l’aide des concepts moraux. Plus précisément, le positivisme affirme que certains traits essentiels du droit sont liés à la morale, mais il nie l’idée que ces traits sont eux-mêmes moraux, c’est-à-dire identifiables à l’aide d’évaluations morales. Cette différence peut être illustrée par l’exemple suivant : les auteurs positivistes affirment, d’une part, que le droit prétend nécessairement être une autorité légitime mais nient, d’autre part, l’idée défendue par les antipositivistes suivant laquelle cette prétention serait inintelligible si elle était purement et simplement mensongère, ou si elle était fondée sur des arguments moraux pervers, comme la légitimité réclamée en vertu d’idées racistes, par exemple. Pour les auteurs antipositivistes, la définition du droit est alors nécessairement idéale en ce sens qu’elle inclut un trait essentiel du droit – en l’espèce, la prétention d’être une autorité légitime – qui doit être lui-même moralement évalué. Symétriquement, l’identification du droit positif n’est pas toujours indépendante des délibérations morales puisque le droit positif doit être apte à justifier le bien-fondé de sa prétention à la légitimité.
La thèse positiviste de séparabilité n’est alors pas soutenable en tant qu’une séparation conceptuelle entre le droit et la morale. Elle ne concerne qu’une propriété que la définition du droit doit revêtir : le droit ne peut pas être défini comme étant nécessairement investi de certaines qualités morales. Si on peut définir le droit sans avoir recours à des concepts moraux, il s’ensuit qu’on peut également identifier le droit positif sans recours à des délibérations morales : ce qu’on définit au niveau conceptuel comme étant du droit, c’est ce qu’on peut identifier au niveau empirique comme étant du droit positif. Les deux volets de la thèse de la séparabilité – le lien de la morale avec la validité et le concept de droit – peuvent être combinés pour formuler une thèse considérée comme étant le dénominateur commun de toutes les théories positivistes : le droit est séparable de la morale en ce sens que l’identification du droit positif relève d’une question qui n’est pas nécessairement conditionnée par la question de savoir quel aurait dû être le droit positif en l’occasion. Toutefois, des divergences surgissent quant à la portée de cette thèse entre ceux qui soutiennent qu’une telle condition, si elle n’est pas nécessaire, n’est pas non plus impossible, et ceux qui soutiennent qu’elle est nécessairement incompatible avec les caractéristiques conceptuelles que le positivisme accorde au droit et, plus précisément, avec la prétention du droit d’être une autorité légitime. Comme la thèse de la séparabilité peut accommoder toutes les deux interprétations, le choix entre celles-ci dépend de la façon dont les auteurs positivistes interprètent la thèse des faits sociaux.
2. La portée de la thèse des faits sociaux : la distinction entre positivisme exclusif et inclusif.
Selon la thèse des faits sociaux l’existence du droit au sein d’une communauté politique, et la possibilité d’identifier ce droit, dépendent de l’accomplissement de certaines pratiques sociales qui sont constitutives de ce qu’on appelle les sources de droit. Toutefois, dans le célèbre « Postscript » publié posthumément lors de la deuxième édiction au Concept de droit, Hart nuance cette thèse en réponse aux critiques de Dworkin. Selon l’une de ces critiques, la règle de reconnaissance ne peut pas offrir une explication compréhensive de la validité juridique dans la mesure où les juges ont nécessairement recours à des délibérations morales afin d’identifier le droit applicable dans des cas où ils appliquent des principes juridiques. Hart repousse cette critique par une argumentation qui mérite d’être citée in extenso :
« Dworkin a considéré de manière erronée que ma théorie non seulement exigeait (ce qu’elle fait) que l’existence et l’autorité de la rège de reconnaissance dépende du fait de son acceptation par les juridictions, mais aussi qu’elle exigeait (ce qu’elle ne fait pas) que les critères de validité juridique que la règle fournit résident exclusivement dans la forme spécifique d’un pur fait qu’il qualifie de “pedigree” et qui concerne le mode et la forme de la création ou de l’adoption du droit. Cela est doublement erroné. Premièrement, cela méconnaît le fait que j’ai reconnu explicitement que la règle de reconnaissance peut inclure, parmi les critères de validité juridique, la conformité à des principes moraux ou a des valeurs substantielles ; ma doctrine constitue dès lors ce qu’on a appelé un “positivisme tempéré” et non, selon la version qu’en donne Dworkin, un positivisme “purement factuel”. Deuxièmement, il n’y a rien dans mon ouvrage qui puisse suggérer que les critères purement factuels fournis par la règle de reconnaissance soient nécessairement de l’ordre d’un pedigree ; ils peuvent aussi bien prendre la forme de contraintes substantielles relatives au contenu de la législation, telles que les seizième ou le dix-neuvième amendements de la Constitutions des États-Unis concernant la reconnaissance de la religion ou les restriction du droit de vote ».
Depuis lors, la théorie positiviste se constitue d’un faisceau complexe de théories qui prennent position, peu ou prou, face à cette affirmation de Hart. Ces prises de position peuvent être regroupées en deux courants qui défendent des versions plus sophistiquées de ce que Hart appelait positivisme « purement factuel » et « positivisme tempéré » : il s’agit, respectivement, du positivisme exclusif et du positivisme inclusif.
Selon le positivisme inclusif, la conformité à un principe moral peut être une condition nécessaire de la validité d’une norme juridique dans un système juridique donné. Une variante du positivisme inclusif est la thèse de l’incorporation : les critères moraux sont incorporés au droit positif en ce sens que la conformité à ceux-ci peut constituer une condition suffisante de la validité d’une norme juridique dans un système juridique donné. Ces deux positions demeurent des positions positivistes en ce qu’elles font primer le caractère social du droit sur ses qualités morales qui demeurent, elles, contingentes. Cette contingence comprend deux volets. En premier lieu, l’existence de critères de validité qui incorporent des critères moraux est une possibilité et non pas une nécessité, c’est-à-dire qu’elle dépend des données de chaque système juridique, sans être une condition nécessaire pour l’existence d’un système juridique. En deuxième lieu, la moralité ne devient un critère de validité que dans la mesure où cela est explicitement prévu soit par une autre règle qui doit sa propre validité à son « pedigree » et non pas à ses qualités morales, soit par la règle de reconnaissance elle-même qui doit son existence, comme nous l’avons remarqué, à l’existence d’une pratique correspondante et non pas aux mérites de cette pratique.
Le positivisme exclusif est incompatible avec toutes les deux positions inclusives. Selon les positivistes exclusifs, le droit positif s’identifie exclusivement en fonction de faits sociaux qui peuvent être identifiés et décrits sans recours à des arguments moraux. Bien évidemment, ils ne nient pas que le droit positif renvoie à des concepts moraux et à des standards à contenu substantiel (comme la dignité humaine ou l’indemnité juste, par exemple), ni le fait que les organes d’application du droit, et notamment les juges, ont recours à de telles considérations dans le cadre de l’exercice de leurs compétences. Ils soutiennent seulement que, même lorsqu’ils figurent dans des textes juridiques, les principes moraux ne peuvent pas faire partie ni du contenu ni des critères de validité du droit positif, de même que les calculs mathématiques, par exemple, ne deviennent pas des règles juridiques lorsqu’elles figurent dans une loi budgétaire. Ils nient, en d’autres termes, qu’il puisse y avoir incorporation des critères moraux dans le droit positif, qu’il s’agisse du contenu substantiel ou des critères de validité de celui-ci. Il en est ainsi, selon les mêmes auteurs, parce que c’est dans la nature même du droit en tant que phénomène autoritaire d’être identifiable en fonction de ses sources et d’écarter des considérations morales lorsqu’il s’agit de guider le raisonnement pratique de ses sujets. Le positivisme exclusif ne constitue alors pas une thèse sur la science du droit : il s’agit d’une thèse sur la nature pratique du droit.
Plus précisément, le positivisme exclusif repose sur un concept particulier de l’autorité du droit, la « conception de l’autorité comme service » (service conception of authority), qui conçoit le droit comme une autorité qui remplit une fonction pratique spécifique : une autorité juridique est une instance qui s’interpose entre les individus et leurs raisons d’agir de sorte que les individus reconnaissaient les normes juridiques comme des sources de raisons d’agir sans avoir recours à des évaluations axiologiques relatives ni à leurs propres raisons d’agir subjectives, ni aux raisons sur lesquelles l’édiction de la norme a été fondée. Or, si les individus intercalaient des considérations morales entre le droit et leurs raisons d’agir, leur pratique contrarierait la possibilité même du caractère autoritaire du droit : il n’y aurait pas de sens à avoir des autorités si nous pouvions avoir recours à des arguments moraux afin de décider si l’autorité exige quelque chose de nous et quel est le contenu de cette exigence. Le positivisme exclusif a alors recours à une conceptualisation hobbesienne de l’autorité : une autorité est là pour faire clore le débat moral autour des questions sur lesquelles elle se prononce par le droit qu’elle édicte. Introduire des critères moraux dans les critères de validité ou dans le contenu du droit positif équivaudrait à débattre de nouveau les considérations praxéologiques sur lesquelles la décision de l’autorité a été fondée et rendrait donc caduque la raison d’être de celle-ci. Évidemment, ce qui distingue le positivisme exclusif du positivisme de Hobbes est la prétention prescriptive de ce dernier : il faut que l’autorité fonctionne comme ça pour que la paix civile soit maintenue. Le positivisme exclusif en revanche se contente d’un argument conceptuel qui aspire à expliquer, et non pas à justifier, la façon spécifique dont le droit établit son autorité vis-à-vis de ses destinataires.
Ainsi, le positivisme exclusif avance une explication de la façon dont les dispositions du droit positif qui comportent des standards moraux sont appliquées par les juges, et non pas des injonctions vers ces derniers quant à la façon dont ils doivent appliquer ces dispositions. Selon cette explication, lorsqu’un juge se prononce sur le caractère « juste » d’une indemnité d’expropriation en application de l’article 545 du Code civil, par exemple, il exerce une compétence discrétionnaire : le droit positif l’habilite d’aller « au-delà » du droit positif, à savoir d’exercer sa discrétion afin de trancher un litige non pas sur la base de règles ou de principes juridiques préétablis, mais sur la base des arguments substantiels établis en fonction de sa propre délibération morale. De cette habilitation il ne s’ensuit pas que l’équité – telle que la conçoit le législateur ou le juge – devient elle-même une règle ou un principe juridique dont dépend l’obligation des juges d’appliquer l’article 545 du Code civil ou l’autorité des décisions qui font application de cet article.
L’enjeu de l’opposition entre le positivisme exclusif et le positivisme inclusif consiste alors en une question conceptuelle relative à l’autorité du droit : il s’agit de savoir si la façon dont le droit établit son autorité vis-à-vis de ses destinataires permet à ceux-ci de concevoir la moralité comme une composante du droit positif ou, au contraire, comme une source de normativité qui demeure nécessairement extérieure au droit et dont l’appréciation demeure discrétionnaire d’un point de vue juridique. Si l’idée inclusive est admise, il s’ensuit que la reconnaissance de ce qui compte effectivement comme droit n’est pas toujours possible sans recours à des délibérations morales. En ce sens, l’opposition entre les deux courants positivistes ne porte pas sur le lien entre le droit et la morale, mais sur la question plus spécifique de la relation entre le droit et ses sources socialement repérables, à savoir sur la portée de la thèse des sources sociales. Toutefois, si sa portée est débattue, la thèse des faits sociaux demeure dans son principe le dénominateur commun de toutes les théories positivistes : même si un ordre juridique érige des principes moraux en critères de validité, les ultimes critères de validité sont fixés par une règle de reconnaissance dont l’existence ne dépend pas de ses mérites moraux. Bien évidemment, la question intéressante qui en résulte est la suivante : si ce n’est pas en vertu de ses mérites moraux, en vertu de quoi la règle de reconnaissance peut-elle établir son autorité en tant que source ultime des critères de validité ?
B. Autorité, légitimité et raison pratique.
Selon la thèse des faits sociaux, l’existence de certaines pratiques sociales est une condition nécessaire et suffisante pour qu’un système juridique existe, de sorte qu’à chaque fois que certaines conditions socio-factuelles sont satisfaites, on est en présence d’un ordre juridique. Hart exprimait cette idée dans les termes suivants :
« Il y a deux conditions minimales nécessaires pour qu’existe un système juridique. D’une part, les règles de conduite qui sont valides selon les critères ultimes de validité du système doivent être généralement obéies, et, d’autre part, ses règles de reconnaissance déterminant les critères de validité juridique, ainsi que ses règles de changement et de décision doivent être effectivement admises par ses autorités comme constituant des modèles publics et communs de la conduite qu’elles adoptent en cette qualité ».
D’après ces critères, un ordre juridique peut exister, à la limite, même lorsque les citoyens nient toute valeur normative au droit auquel ils sont soumis, considérant qu’ils sont simplement obligés d’y obéir, et non pas qu’ils ont une obligation de faire ainsi. Il suffit que les autorités juridiques acceptent la règle de reconnaissance et qu’elles arrivent à obtenir l’obéissance des citoyens aux règles produites conformément à celle-ci. Toutefois, et comme nous l’avons précisé, Hart considère qu’il n’est pas nécessaire que les autorités se sentent moralement obligées d’appliquer la règle de reconnaissance : il suffit qu’elles acceptent cette règle – c’est-à-dire qu’elles adoptent un point de vue interne vis-à-vis de celle-ci – quelle que soit la raison pour laquelle elles font ainsi. En même temps pourtant, il précise que, contrairement à l’« attitude purement personnelle à l’égard des règles, à laquelle peut se réduire la préoccupation du simple citoyen qui leur obéit », les autorités juridiques, et notamment les juges, doivent effectivement accepter la règle de reconnaissance comme une règle, et non pas comme un prétexte que chaque autorité emploie à sa guise : « pour qu’elle puisse ne fût-ce qu’exister, cette règle [de reconnaissance] doit être envisagée du point de vue interne comme un modèle public et commun de décision judiciaire correcte, et non pas comme un phénomène auquel chaque juge se contenterait d’obéir pour sa part seulement ». Dans le Postscript, Hart explique davantage cette idée d’acceptation et son lien avec la possibilité d’énoncer des jugements qui sont non pas des simples commandements, mais des jugements corrects d’un point de vue juridique :
« [L’acceptation] consiste dans la tendance habituelle des individus à considérer de tels modèles de conduite [développés au sein d’une pratique] à la fois comme des guides pour leur conduite future et comme des critères d’évaluation susceptibles de légitimer des prétentions ainsi que différentes formes de pression en vue de leur observance ».
Il s’avère alors que la distinction entre l’acceptation pratique et l’approbation morale de la règle de reconnaissance correspond à une distinction entre deux niveaux. Le premier est celui de l’attitude pratique qui rend intelligible l’emploi d’un langage normatif au sein d’une pratique : il faut que les organes juridiques regardent la pratique à laquelle ils s’engagent comme leur procurant une raison qui peut justifier leurs jugements. Le deuxième niveau est celui des raisons pour lesquelles les individus qui sont membres des organes juridiques décident de s’engager dans une telle pratique normative. Cette distinction permet à Hart de maintenir la thèse selon laquelle les énoncés juridiques, quoique aptes à être évalués comme « corrects » ou « légitimes », ne sont pas des énoncés moraux : si ceux qui adoptent le point de vue interne formulent des jugements juridiques « dans le langage normatif commun tant au droit qu’à la morale [avec des expressions comme] “j’ai (ils ont) l’obligation” […] ils ne sont pas pour autant amenés à émettre un jugement moral selon lequel il convient moralement d’accomplir ce que le droit exige ». Il paraît ainsi que Hart distingue entre l’acceptation et l’approbation de la règle de reconnaissance afin d’expliquer l’autorité du droit : en tant qu’attitude pratique distincte de nos attitudes morales, le point de vue interne pourrait expliquer notre aptitude de reconnaître le fait que nous sommes soumis à des obligations juridiques, et non pas à de simples commandements, même dans les cas où ces obligations ne s’accordent pas avec notre conception de ce qui serait plus opportun de faire en l’espèce.
Toutefois, la double distinction décrite ci-dessus – entre les citoyens et les autorités juridiques, d’une part, et entre l’acceptation et l’approbation par ces dernières de la règle de reconnaissance, d’autre part – soulève deux problèmes : d’une part, cette distinction implique que lorsqu’un juge prononce une condamnation pénale, par exemple, il s’appuie sur ces propres raisons pour agir ainsi – à savoir, sur le fait qu’il adopte le point de vue interne – et non pas sur les raisons que la personne condamnée avait pour ne pas violer le droit ; d’autre part, il serait possible pour un juge de croire qu’il n’existe aucune bonne raison qui pourrait justifier sa décision outre le simple fait de l’acceptation par lui-même et par ses collègues de la règle de reconnaissance. Ce double problème révèle un concept non-cognitiviste de la normativité juridique : suivant une approche empiriciste, Hart considère que les jugements juridiques expriment la décision d’adopter une attitude pratique vis-à-vis de certains faits ; ils n’expriment pas l’existence, ou la croyance en l’existence, de certaines entités normatives qui pourraient justifier ces attitudes ou la conduite correspondante de ceux qui adoptent ces attitudes. Ce non-cognitivisme implique alors que les jugements juridiques n’expriment que la décision de celui qui les énonce d’adopter une attitude pratique vis-à-vis d’une règle, et non pas l’existence d’une obligation qui pèse sur le destinataire de ce jugement.
Cette approche a fait l’objet d’une critique qui comprend deux volets. Selon le premier, il n’est pas clair en quoi le point de vue interne, en tant qu’attitude pratique, se distingue des pratiques qui sont censées en attester l’existence . Si tel est le cas, et selon le deuxième volet, le point de vue interne présuppose plutôt qu’il explique l’existence des pratiques normatives : il s’agit d’un concept qui nous permet de décrire l’aspect normatif d’une pratique sans pouvoir expliquer pourquoi cette pratique est normative.
L’un des premiers à formuler une telle critique était Dworkin. Deux arguments de Dworkin sont ici d’importance. Selon le premier, il faut distinguer entre, d’une part, les pratiques convergentes où chaque participant s’engage dans la pratique pour ses propres raisons et, d’autre part, les pratiques où la convergence s’explique par référence à une raison communément partagée par les participants. Si la règle de reconnaissance est une règle normative dotée d’autorité – c’est-à-dire une règle obligatoire pour tous les participants – il faut qu’elle s’appuie sur une pratique du deuxième type. Si tel est le cas, et selon le deuxième argument, la référence à certaines pratiques sociales ne peut pas expliquer la normativité du droit : lorsqu’il s’agit de justifier leur conduite, les participants à un système juridique se réfèrent au caractère obligatoire des règles, et non pas au fait qu’ils reconnaissaient ces règles comme étant obligatoires. Selon cette critique alors, les pratiques sociales peuvent attester de l’existence de règles suivies au sein d’un groupe, mais elles n’expliquent pas pourquoi ces règles sont obligatoires.
Dans la réplique à Dworkin développée dans le Postscript, Hart semble avancer une approche conventionnaliste des pratiques en question, voire une interprétation de la règle de reconnaissance comme une règle conventionnelle : la raison pour un organe pour accepter cette règle réside dans l’existence d’une convention correspondante, à savoir en la reconnaissance du fait que les autres organes font ainsi. Selon certaines interprétations, il est peu probable que Hart ait en fait opéré un tournant conventionnaliste, même s’il emploie le terme de convention, ou même de coutume, à propos de la règle de reconnaissance. Quelle que soit toutefois l’approche adoptée dans le Postscript, un courant plutôt majoritaire de la littérature positiviste contemporaine insiste sur ce que les conventions sont inaptes à fonder l’autorité du droit (1). Ce même courant insiste en revanche sur l’idée que cette autorité s’explique par la spécificité de l’appel que le droit fait à la raison pratique de ses sujets en tant qu’instance qui prétend être une autorité légitime (2).
1. Les conventions et les fondements du droit.
Une règle est conventionnelle lorsque l’existence d’une pratique constitue elle-même une raison pour se conformer à cette pratique. En d’autres termes, il y a une règle conventionnelle lorsqu’on peut citer comme raison pour suivre cette règle le fait que tous les autres la suivent aussi. En plus, on peut distinguer entre deux types de règles conventionnelles. Il y a d’abord des règles purement conventionnelles où l’existence d’une pratique est une raison en soi suffisante pour justifier la participation à cette pratique et aux règles qui en découlent. Telles sont les conventions réglant des problèmes de coordination : ce qui compte, c’est plutôt l’existence d’une coordination, comme contraire à l’existence d’un désordre, que le contenu spécifique que la convention revêtira. En d’autres termes, le contenu de telles conventions est arbitraire en ce que la raison substantielle pour s’engager dans la pratique conventionnelle ne réside pas dans les mérites de son contenu mais sur la considération qu’il vaut mieux avoir une convention que de n’en pas avoir une tout court. Bien évidemment, les pratiques socio-politiques qui sont à l’origine d’un système juridique ne peuvent pas être considérées comme des conventions de ce type : la décision d’un peuple de se doter d’une Constitution, par exemple, ainsi que le contenu de celle-ci se fondent sur des considérations substantielles. L’enjeu dans la fondation d’un système juridique porte alors sur le contenu des pratiques sociopolitiques pertinentes et sur le contenu des règles qui en résultent et non pas sur l’existence de règles comme alternative à l’anarchie ou à l’état de nature.
Une deuxième approche conventionnelle serait alors de considérer que les conventions peuvent justifier le contenu spécifique des ces pratiques. Il s’agirait d’expliquer, par exemple, la reconnaissance de la Constitution française de 1958 en tant que loi rigide et suprême au sein de l’ordre juridique français. En effet, si l’on demande à un juge pourquoi il considère la Constitution de 1958 comme une norme juridique rigide et suprême, il peut répondre – et la majorité des juristes répondraient semble-t-il ainsi – de façon tautologique : parce que la Constitution de 1958 est une telle norme. Énoncée par un juge, cette affirmation implique nécessairement l’affirmation que « tout le monde », et notamment ses collègues, font la même chose. Or, cette dernière affirmation ne constitue ni une description ni une prévision de l’état d’esprit des autres juges : le juge questionné ne respecte pas la Constitution de 1958 en raison, simplement, du fait que ces collègues font ainsi. Lorsqu’il répond qu’il respecte la Constitution parce que « tout le monde fait ainsi », il entend que « tout le monde » respecte une obligation bien existante, et non pas que tout le monde croit en l’existence d’une telle obligation.
Cet exemple montre qu’une convention peut attester de l’existence d’une raison communément partagée pour suivre une pratique mais elle ne peut expliquer ni pourquoi cette raison a été acceptée ni pourquoi quelqu’un est obligé de participer à la pratique ainsi établie. Une convention procure alors des raisons d’agir de deuxième ordre, à savoir des raisons tirées de l’existence de la convention elle-même (faire quelque chose parce que les autres le font aussi) mais non pas des raisons de premier ordre, à savoir les raisons spécifiques pour lesquelles la convention a été établie et qui obligeraient quelqu’un de participer à la pratique établie. Dans notre exemple, la réponse initiale du juge laisse toujours ouverte la question de savoir pourquoi « tout le monde » reconnaît la Constitution de 1958 comme une norme suprême (et non pas comme une norme inférieure aux conventions internationales, par exemple) et, finalement, pourquoi il la reconnaît comme une norme tout court. La réponse à cette question nécessite le recours à des considérations substantielles de philosophie morale et politique, comme le fait que la Constitution de 1958 est louable quant à son contenu, qui accorde des droits et libertés aux citoyens, aussi bien que quant à son élaboration, puisqu’elle a été ratifiée par le peuple, conformément aux exigences du principe de souveraineté populaire. Ce sont ces considérations qui justifient l’existence de la pratique conventionnellement établie et non pas l’inverse. Une convention joue alors seulement un rôle d’identification, en montrant en quoi consiste la règle effectivement suivie, mais non pas un rôle d’explication : elle présuppose l’existence d’un titre en vertu duquel la règle doit être suivie.
Cette distinction entre l’existence d’une pratique au niveau constitutionnel et les raisons la justifiant peut être illustrée par un exemple récurrent dans la littérature publiciste : la pratique constante selon laquelle le Président du Conseil n’exerçait pas, à partir de 1877, son pouvoir de dissolution du Parlement sous la IIIe République ne dit rien sur les raisons pour lesquelles chaque détenteur de ce pouvoir s’abstenait de l’exercice de cette compétence. Or, dès lors que l’on ne connaît pas ces raisons on ne peut pas savoir si la pratique en cause était normative : on demeure uniquement face à un phénomène comportemental. En effet, les règles en général, et les règles juridiques en particulier, ne sont pas des régularités comportementales mais des raisons qui peuvent justifier ces régularités. Ainsi, résoudre le problème du décalage entre les textes constitutionnels et la pratique en érigeant cette dernière en règle « non écrite » contourne le problème au lieu de le creuser : transformer la pratique de la non-dissolution – fût-elle constante et ininterrompue – en une règle du même contenu constitue une tautologie. Sauf à considérer que les Présidents du Conseil faisaient ça par hasard, il faut qu’ils aient eu une raison pour agir ainsi, comme celle avancée dans le message adressé aux chambres par le président Grévy le 6 février 1879, par exemple. La pratique en cause serait l’application d’une règle non écrite si elle procédait d’une telle raison d’agir normative qui permettrait aux acteurs constitutionnels d’affirmer que le Président du Conseil avait l’obligation de ne pas procéder à la dissolution du Parlement, et non simplement qu’il était obligé, par des contraintes pragmatiques, à s’abstenir de cette action. Si une telle raison d’agir existait, elle doit être recherchée dans la réalité politique de l’époque et non pas être inférée de la pratique elle-même qui en est le produit et non pas la cause.
De ce qui a précédé, on constate que l’autorité des critères de validité contenus dans une règle de reconnaissance – et les règles relatives à la composition et à la durée des fonctions des organes législatifs font partie de ces critères – ne peut pas reposer sur des conventions.
2. La revendication de légitimité et l’autorité pratique du droit.
Parmi les auteurs qui rejettent une approche conventionnaliste, l’idée la plus influente concernant l’explication de l’autorité du droit repose sur la thèse selon laquelle le droit prétend nécessairement être une autorité légitime. Cette prétention permet au droit d’encadrer la conduite humaine par des règles qui peuvent être reconnues non pas comme de simples commandements qui indiquent ce qu’il faut faire, mais comme des raisons d’agir qui peuvent justifier ce qu’il s’agit de faire (a). Cette idée permet d’expliquer comment le droit est reconnu comme étant obligatoire même lorsqu’il ne prévoit pas de sanctions (b).
a) La prétention à la légitimité.
Comme nous l’avons remarqué, l’idée d’acceptation de la règle de reconnaissance pose un problème relatif à la normativité et l’autorité du droit : le juge qui adopte une attitude pratique vis-à-vis du droit n’exprime que sa propre raison pour agir dans un certain sens, sans affirmer, voire sans même croire qu’une telle raison existe pour ceux auxquels le droit s’applique. Or, ceux qui sont soumis au droit croient que la raison pour agir dans un certain sens est le caractère obligatoire du droit, et non pas le simple fait que certaines autorités juridiques ont décidé, pour leurs propres raisons, d’adopter une certaine attitude pratique. La solution la plus évidente à ce problème serait de nier la disjonction entre notre attitude pratique et notre attitude morale vis-à-vis des pratiques juridiques : le droit est normatif en ce qu’il y a des bonnes raisons morales pour se conformer au droit, et il doit son autorité à ce que chacun doit se conformer à ces raisons. Cette solution est exprimée par le concept d’obligation politique en tant qu’obligation d’obéissance générale qui est valable pour toutes les lois d’un système juridique et pour tous les agents de ce système.
Traditionnellement, la philosophie politique présupposait la possibilité de l’existence d’une telle obligation comme allant de soi et les divergences portaient sur la théorie qui devrait être retenue pour sa justification. Comme nous l’avons déjà remarqué, la littérature positiviste contemporaine renoue avec cette tradition en se montrant sceptique face à la possibilité même de l’existence d’une telle obligation politique. Elle déplace ainsi son intérêt vers une propriété du droit qui s’avère, elle, généralisable : la prétention à être une autorité légitime.
En effet, il n’y a pas eu – à notre connaissance et, évidemment, à la connaissance de ceux qui soutiennent la thèse en question – de régime, même parmi les plus atroces, qui ne se réclamait pas d’être légitimement investi du « droit de dire le droit ». Le contenu de cette prétention et, a fortiori, sa vérité, sont des données contingentes. Or, cet élément diachronique révèle une vérité conceptuelle concernant l’autorité du droit : la prétention à la légitimité est un élément constitutif de ce en quoi être une autorité consiste. Ainsi, la prétention à la légitimité est constitutive de ce que l’on peut qualifier de droit, indépendamment de la vérité substantielle de cette prétention, de même que la prétention de réclamer la descendance apostolique de Saint Pierre, par exemple, est constitutive de ce qu’est un pape, même si le pape lui-même peut douter de la plausibilité de cette réclamation.
La prétention à la légitimité ne serait pas constitutive du concept de droit si ce dernier n’était pas conçu comme étant autoritaire. Le droit est ainsi conçu parce qu’il remplit – ou, du moins, il aspire à remplir – le rôle qui est propre à une autorité : guider la conduite des hommes autoritairement. D’habitude, le qualitatif « autoritairement » est associé à la prévision de sanctions. L’exemple familier de la bande de brigandes montre en quoi la prévision de sanctions, et la possibilité effective de les infliger, n’est pas une condition suffisante ou même nécessaire pour qu’un commandement soit reconnu comme exprimant une obligation juridique. Kelsen ainsi que Hart proposent un critère de distinction entre les deux situations mais ils n’arrivent pas à expliquer ce qui rend possible l’existence d’un tel critère en premier lieu. Il en est ainsi parce que l’existence des obligations juridiques est liée à l’existence des autorités. Et pour saisir ce qui est propre à une autorité on a besoin de se pencher sur le rôle que la prétention à la légitimité joue dans les énoncés que l’autorité adresse à ses sujets. Néanmoins, comme on le sait, le concept de légitimité est absent de la Théorie Pure et du Concept de droit. Or, la différence entre les brigands et l’État repose sur le fait que seul ce dernier s’adresse à ses sujets en tant qu’autorité légitime.
Plus précisément, la prétention à la légitimité rend possible ce qui est spécifique à la façon dont une autorité s’adresse à la faculté pratique de ses sujets. Une autorité s’adresse à ses sujets en avançant des raisons d’agir que l’on qualifie comme péremptoires et indépendantes du contenu de l’action qu’elles supportent. Une norme procure une raison d’agir péremptoire lorsque l’invocation de la norme suffit pour que l’action prescrite soit justifiée indépendamment d’autres considérations praxéologiques pertinentes, notamment de considérations morales. De plus, une norme procure une raison d’agir indépendante du contenu lorsque l’invocation de la norme suffit pour justifier l’action prescrite indépendamment du contenu spécifique de cette action. Ces deux traits signifient que le droit s’adresse à ses sujets en exigeant qu’ils remplacent leurs propres raisons d’action par des raisons d’actions juridiques parce que ces dernières sont juridiques. Ainsi formulée, cette exigence – l’exigence d’agir sur la base de raisons péremptoires et indépendantes du contenu – s’apparente à une tautologie. Or, c’est précisément de cette façon qu’une autorité aspire à nous guider : une autorité n’est pas une instance qui exige que quelque chose soit fait ; elle exige que quelque chose soit fait parce ce que c’est elle qui l’exige. Ainsi conçue, l’autorité ne relève pas de ce qui doit être fait mais des raisons pour lesquelles quelque chose doit être fait. En d’autres termes, une autorité ne porte pas sur la conduite elle-même mais sur la raison pratique des individus.
Le droit est donc autoritaire autant qu’il prétend – et autant qu’il arrive à satisfaire cette prétention – constituer en soi une raison pour action que les sujets du droit doivent suivre indépendamment de leurs propres raisons d’action qui seraient en l’occasion pertinentes . Le droit est autoritaire, par exemple, lorsque les citoyens paient leurs impôts, s’abstiennent du meurtre, rédigent un testament d’après certaines modalités précises et reconnaissent comme loi le texte produit conformément aux exigences des articles 25 et s. de la Constitution simplement parce que c’est le droit qui dit qu’il faut ainsi faire, même s’ils pensent qu’il serait mieux d’agir d’une façon différente dans chaque cas d’espèce.
Cet appel à la raison pratique des citoyens ne serait pas possible si le droit ne prétendait pas être légitime : une autorité ne pourrait même pas exiger qu’on remplace nos propres raisons d’agir par les raisons qu’elle-même édicte si elle ne prétendait pas qu’il y a une bonne raison pour faire ainsi. Ceci n’implique pour autant pas que de telles raisons existent vraiment : ce qui distingue cette thèse positiviste des théories antipositivistes, c’est l’idée qu’il suffit que les autorités juridiques prétendent que de telles raisons existent et que certains parmi ces autorités ou les citoyens croient à cette prétention. Car en fait, l’existence d’un système juridique, par opposition à un système de force brute, présuppose que certaines personnes reconnaissaient les lois comme des sources de raisons d’agir, et qu’ils n’agissent pas uniquement en fonction de leurs propres raisons d’agir, comme c’est l’envie d’éviter les sanctions. De ce fait, le titre de légitimité dont se réclame le droit doit être apte à justifier l’obéissance indépendamment de la prévision de sanctions. Ce point distingue les analyses positivistes du concept hobbesien d’autorité dont elles s’inspirent.
En effet, Hobbes était le premier à concevoir l’autorité en termes d’une instance qui fait appel à la raison pratique des ses sujets. La légitimité du souverain provient de ce qu’il empêche la chute dans un état de nature et, autant qu’il l’empêche et pour qu’il continue à l’empêcher, il n’y a pas lieu pour les sujets de se demander sur le bien-fondé des décisions du souverain. La théorie de Hobbes était alors bien autoritaire en ce que, contrairement à l’idée répandue, elle a mis en exergue que ce qui conditionne existentiellement une autorité n’est pas l’obéissance mais la légitimité, à savoir l’existence d’une raison substantielle assez forte pour que les individus renoncent au raisonnement pratique sur la base de leurs propres raisons d’agir subjectives (égoïstes et mutuellement conflictuelles dans l’état de nature d’après l’hypothèse hobbesienne) et acceptent à raisonner sur la base de raisons d’agir émanant d’une seule instance. Comme on le sait, Hobbes avait cependant réduit le droit du souverain à des commandements unilatéraux assortis de sanctions. Il en est ainsi parce qu’il prônait une légitimité minimale de l’État : il suffisait qu’il empêchât le retour à l’état de nature. Or, la peur de la violence étant la seule raison, selon Hobbes, qui est assez forte pour justifier la sortie de l’état de nature, c’est la même peur, voire la peur de la sanction, qui peut également justifier le maintien de l’autorité de l’État. Ayant une conception si étroite des raisons qui peuvent justifier la création d’une communauté politique, Hobbes personnifie l’État sous la forme d’une instance transcendantale, le Léviathan, pour conceptualiser la manière par laquelle l’État arrive à faire respecter le droit par la seule menace des sanctions, surtout lorsque le droit porte sur des domaines qui vont au-delà du simple maintien de la paix civile.
Toutefois, le Léviathan n’existe pas. Même dans la dictature la plus autoritaire il faut qu’il existe un groupe d’individus qui reconnaissent l’autorité du droit indépendamment de la prévision de sanctions. Sinon, il faudrait que le dictateur soit un Léviathan capable de punir tout seul tous ses sujets. Plus encore, dans les États démocratiques, la légitimité du droit dépasse de loin le maintien de la paix civile. Dans ces États, les citoyens ont des raisons substantielles pour obéir au droit indépendamment de l’existence de sanctions. Ainsi, la différence entre une dictature et un État de droit consiste en ce que, dans ce dernier, il n’y pas que la nomenklatura administrative ou militaire qui croit à la légitimité du droit. Formellement pourtant, l’autorité et la normativité du droit sont établies de la même façon : les deux régimes expriment la même prétention, à savoir qu’ils sont des autorités légitimes.
La prétention à la légitimité même par les régimes les plus oppressifs indique ce qui rend en premier lieu possible la distinction entre un État et une bande de brigands : un État ne se reconnaît jamais comme une instance qui s’intéresse simplement à la conduite de ses sujets et non pas aux raisons de cette conduite. En d’autres termes, si une différence existe entre les deux, elle consiste en ce que l’État, par sa prétention à être légitime, s’adresse à ses sujets comme une instance dont les commandements doivent être respectés non pas afin d’éviter une sanction mais parce qu’ils émanent d’une autorité légitime à émettre de tels commandements et à les assortir de sanctions. Pour qu’un État existe, il faut dès lors qu’il arrive à faire une différence dans le raisonnement pratique de ses citoyens (ou, à la limite, de ses officiels) consistant en ce que ces derniers arrivent à distinguer l’obligation d’obéir au droit de la prévision de sanctions.
b) L’autorité du droit et les sanctions.
Cette distinction peut être illustrée par un exemple théologique. Dans la théologie chrétienne, le bon fidèle n’est pas celui qui se conforme aux commandements divins par peur de l’enfer. L’enfer n’est que la conséquence du fait de ne pas être chrétien et non pas une raison pour l’être. Ainsi, quelqu’un qui suit à la lettre les commandements divins par peur d’aller en enfer, finira, malgré tout, en enfer. La raison en est qu’il n’a pas suivi les commandements divins, il leur a simplement obéi. Heureusement, quelqu’un qui suit à la lettre le droit simplement par peur d’être sanctionné ne court pas un risque pareil. L’obéissance est, dans la plupart des cas, une condition suffisante pour qu’on ne soit pas sanctionné. Elle n’est pourtant pas une condition suffisante pour qu’une autorité politique puisse exister sous forme d’un ordre juridique : l’obéissance reposant sur des raisons variées comme la peur, l’habitude ou l’intérêt propre consiste à faire ce qu’il faut mais non pas pour la raison qu’il faut.
Plus précisément, l’analogie avec la théologie montre que ce qui constitue une autorité (divine ou politique) n’est pas l’existence de sanctions mais la justification des règles dont la violation est sanctionnée. Car en fait, vu la nature autoritaire du droit, le problème moral pressant qui se pose n’est pas de savoir s’il est justifié d’obéir au droit, mais s’il est justifié d’obéir pour la seule raison que c’est le droit qui exige notre obéissance. L’objet de cette justification, qui constitue la légitimité du droit, n’est pas la question de savoir si le droit peut assortir ses règles de sanctions ; il s’agit de savoir s’il y a des bonnes raisons pour regarder ses règles comme des raisons d’agir péremptoires et indépendantes du contenu. En d’autres termes, la légitimité du droit porte sur sa prétention à édicter des règles autoritaires et non pas sur sa prétention de détenir le monopole d’imposer des sanctions tout-court.
De ce fait, la contrainte peut garantir l’efficacité du droit, mais elle ne peut pas fonder sa normativité. En fait, une sanction constitue une réponse à la violation d’une règle. Or, si la règle n’était pas déjà autoritaire – à savoir, si elle n’exigeait pas d’être respectée en tant que règle et non pas comme une simple condition du non prononcé d’une sanction – en quoi l’existence de la sanction serait-elle justifiable ? Certes, l’État persuade ses sujets de ne pas violer le droit par la menace d’une sanction. Or l’existence d’une sanction est indicative de l’existence d’une règle qui ne devrait être violée. Dans le cas des brigands, c’est la sanction qui constitue une raison d’agir, et il s’agit, de ce fait, d’une raison purement prudentielle – faire ce que les brigands commandent pour éviter un mal –, et non pas d’une raison normative. En revanche, le droit n’arriverait pas à être normatif, en tant qu’autorité, si la raison d’agir de ses sujets était la sanction et non pas la règle juridique elle-même. Ainsi, contrairement aux brigands, dont les commandements ne sont interprétés ni par eux-mêmes ni pas leurs victimes comme des règles dont la violation est assortie d’une sanction, la sanction juridique est réservée à l’encontre de ceux qui échouent à reconnaître la force autoritaire des raisons d’agir fournies par le droit : les sanctions sont des raisons d’agir de deuxième ordre – faire ce que le droit ordonne pour éviter la sanction – qui n’interviennent que lorsque les sujets échouent à reconnaître les raisons de première ordre qui s’appliquent à eux – faire ce que le droit ordonne parce que c’est le droit qui l’ordonne .
Si l’on conçoit la sanction comme une conséquence et non pas comme la cause de l’autorité du droit, on peut se réconcilier avec l’idée de règles juridiques qui ne sont pas assorties de sanctions. Le concept du droit en tant qu’instance pratique autoritaire explique comment les dispositions constitutionnelles, par exemple, sont traitées comme des règles obligatoires par les acteurs constitutionnels même lorsqu’il n’y a pas d’intervention d’un juge constitutionnel. Certes, une jurisprudence constitutionnelle renforce l’efficacité des dispositions constitutionnelles. L’existence, pourtant, d’un juge constitutionnel, en tant que manifestation de la volonté d’accroître l’efficacité constitutionnelle, procède de l’autorité de la Constitution et ne la précède pas.
Cette autorité, fondée sur la croyance en la légitimité de la Constitution, a été depuis longtemps regardée avec suspicion par les positivistes qui hésitaient à « toucher » aux fondements politiques et moraux du droit. L’idée de prétention à la légitimité permet au positivisme contemporain de se rendre compte de la normativité du droit sans pour autant compromettre ses propres prémisses positivistes : le droit est normatif parce que nous le traitons comme une autorité légitime, non pas parce qu’il est une autorité légitime. La doctrine positiviste contemporaine retient ainsi l’idée que l’existence du droit relève d’une question de fait, à savoir de l’existence de certaines pratiques, et non pas d’une question de moralité. Cette doctrine insiste simplement sur l’idée que, si le droit est un pur artefact humain, on ne peut pas comprendre sa normativité si l’on ne comprend pas ce qu’il prétend être et ce que ses sujets pensent qu’il est. Quelle que soit alors la pertinence de ces thèses positivistes, il serait contre-productif pour la théorie du droit de ne pas se pencher sur celles-ci et de discréditer le positivisme par principe en l’associant à un « paravent méthodologique » qui entraine des « mésaventures ».
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