La solidarité sociale et la mise en œuvre de la morale par le droit
Il est possible de trouver, dans La République et Les lois de Platon, ainsi que, peut-être, dans les Éthiques et Les politiques d’Aristote, cette thèse relative au rôle que le droit remplit dans la mise en œuvre de la morale : le droit de la cité existe, non pas seulement pour donner aux hommes l’opportunité de mener une vie moralement bonne, mais également pour s’assurer qu’ils le fassent. Selon cette thèse, on peut non seulement utiliser le droit pour punir les actes moralement mauvais, mais on le doit. En effet, l’une des fins ou des raisons d’être d’une société suffisamment complexe pour avoir développé un système juridique est de promouvoir la vertu par ce moyen, comme par d’autres. Cette théorie est étroitement associée à une conception spécifique de la morale comme cet ensemble de principes vrais ou corrects, qui ne sont pas créés par l’homme, mais qui peuvent être découverts par lui, soit par l’usage de sa raison, soit (dans une perspective théologique) par la révélation. J’appellerai cette théorie « thèse classique », et je ne la discuterai pas plus avant.
Il faut distinguer cette thèse classique de ce que j’appellerai « la thèse de la désintégration ». Cette dernière inverse la relation instrumentale, telle qu’elle prévaut dans la thèse classique, entre la société d’un côté et la morale de l’autre. En effet la thèse de la désintégration ne considère pas la société comme un instrument de la vie morale, mais plutôt la morale comme ciment de la société, comme le lien – ou l’un des liens – sans lequel les hommes ne pourraient pas former une société cohérente. Cette thèse est étroitement associée à une conception relativiste selon laquelle la morale varie d’une société à l’autre et ne requiert aucun contenu rationnel, ni même aucun autre contenu spécifique, pour justifier sa mise en œuvre par le droit pénal. Ce ne sont pas les caractéristiques (quality) de cette morale, mais son pouvoir cohésif qui compte. « Ce qui importe, ce ne sont pas les caractéristiques des croyances, mais la force de conviction qu’elle emporte. L’ennemi de la société n’est pas l’erreur, mais l’indifférence ». C’est parce que le maintien de la morale est nécessaire pour prévenir la désintégration de la société que la mise en œuvre de la morale est ici défendue.
Cependant, lorsque l’on exige des éléments de preuve empirique (empirical evidence) pour étayer l’affirmation selon laquelle le maintien de la morale est nécessaire à l’existence de la société, la thèse de la désintégration se dégrade en une autre thèse que j’appellerai « thèse conservatrice ». Selon cette dernière, la société a le droit de mettre en œuvre juridiquement (by law) sa morale parce que la majorité a elle-même le droit d’agir conformément à ses propres convictions morales d’après lesquelles l’environnement moral est une valeur en soi à défendre contre le changement.
L’objet de cet article est la thèse de la désintégration, même si je ne prendrai en charge qu’un nombre limité de ses aspects. Après avoir levé les ambiguïtés de cette thèse, je m’attacherai principalement à découvrir ses présupposés empiriques, ainsi que les voies par lesquelles il peut être pertinent de rechercher des preuves pour l’étayer. Mais même cela, je ne le prendrai en charge que partiellement.
I.
La thèse de la désintégration est un élément central de la défense élaborée par Lord Devlin pour justifier la mise en œuvre juridique de la morale dans des cas que les successeurs de John Stuart Mill, et d’autres libéraux contemporains, considéreraient comme une extension injustifiable de la portée du droit pénal. Cette morale, dont la mise en œuvre [par le droit] serait justifiée selon Lord Devlin, est décrite successivement comme « la structure morale » de la société, « une morale publique », « une morale commune », « des idées partagées sur la politique, la morale et l’éthique », « un accord fondamental sur le bien et le mal », ou encore « une morale acceptée (recognised morality) ». Selon Devlin, cette morale fait partie « des liens invisibles de la pensée commune » qui soudent la société ; et « si ces liens étaient trop relâchés, ses membres s’éparpilleraient ». Elle est une de « ces contraintes (…) [indispensables à] la société » et est « aussi nécessaire à la société que peut l’être, disons, un gouvernement accepté (recognised government) ». La mise en œuvre de cette morale acceptée est simplement justifiée par le fait que l’on peut avoir recours au droit afin de préserver tout ce qui est essentiel à l’existence de la société. « Il y a désintégration lorsque plus aucune morale commune n’est observée et l’histoire montre que le relâchement des liens moraux est souvent le premier stade de la désintégration ». À les considérer, ces formulations semblent constituer une généralisation empirique très ambitieuse d’une condition nécessaire de l’existence de la société, ou de son existence continue, fournissant ainsi une condition suffisante de sa désintégration. En dehors de l’énoncé général selon lequel « l’histoire montre que le relâchement des liens moraux est souvent le premier stade de la désintégration », Devlin n’apporte aucun élément de preuve supplémentaire à l’appui de sa thèse, ni aucune indication sur le type de preuve qui pourrait l’étayer ; et il ne semble pas même éprouver le moindre besoin d’en apporter.
En m’opposant à Lord Devlin, je l’ai placé face à l’alternative suivante : apporter des preuves à l’appui de ce qu’il avançait ; ou bien accepter que ses énoncés – selon lesquels une morale commune est nécessaire à l’existence de la société – ne sont en rien des énoncés empiriques, mais des tautologies déguisées ou des vérités nécessaires dépendant entièrement du sens donné aux expressions « société », « existence », ou « existence continue » de la société. Si parler de l’existence continue d’une société désigne le fait de vivre conformément à un code moral partagé, la préservation d’un code moral est nécessaire à l’existence continue de la société de manière logique, et non pas de manière causale ou contingente ; or une idée présentant si peu d’intérêt ne vaudrait pas même la peine d’être formulée. Pour autant, à certains endroits, Lord Devlin adopte bien une définition de la société (« une société signifie une communauté d’idées ») qui semble suggérer qu’il considérait comme des vérités définitionnelles ses énoncés sur la nécessité de la morale pour l’existence de la société. Bien sûr, les expressions « société », « existence de la société », ou « la même société », sont très souvent utilisées pour désigner une forme ou un type de vie sociale individuée par une morale ou un code moral particuliers, ou par des institutions juridiques, politiques ou économiques distinctives. Néanmoins, une société considérée comme forme ou type de vie sociale peut changer, disparaître ou être remplacée par d’autres formes de société, sans que l’on puisse décrire ce phénomène comme « une désintégration » ou « un éparpillement de ses membres ». Ainsi, dans cette première acception du terme « société », l’Angleterre de l’époque post-féodale et l’Angleterre de l’époque féodale correspondent à des sociétés différentes. Mais, si l’on décrit ce même fait en disant que la même société anglaise est une société féodale à une époque et ne l’est plus à une autre, alors nous avons recours à un autre sens du mot « société » qui mobilise d’autres critères d’individuation et d’identité continue. Il apparaît clairement que si le risque de désintégration ou d’« éparpillement des membres » doit avoir quelque réalité, ou s’il faut considérer cette affirmation (d’après laquelle une morale commune est « aussi nécessaire à la société que peut l’être, disons, un gouvernement accepté ») comme participant d’une argumentation en faveur de la mise en œuvre de la morale, alors les vérités définitionnelles qui dépendent de l’identification d’une société à sa morale partagée sont complètement dénuées de pertinence. Ainsi, à un anarchiste qui souhaiterait préserver la société, il ne sert à rien de répondre qu’un gouvernement est nécessaire à une société organisée si, en fin de compte, on entend en fait par « société organisée » une société avec un gouvernement. De même, face à celui qui considère que la préservation du code moral de la société n’est pas l’affaire du droit, il est vain de soutenir que le maintien de ce code moral est nécessaire à l’existence de la société si, en fin de compte, on entend par « société » une société vivant selon ce code moral.
Pour faire bref, on peut entendre par « société qui cesserait d’exister », non pas sa « désintégration », ni « l’éparpillement » de ses membres, mais plutôt un changement radical dans sa morale commune. Dans ce cas, on ne peut pas justifier le recours au droit en vue de préserver la morale par une quelconque thèse de la désintégration. On doit au contraire avoir recours à l’affirmation, sous l’une quelconque de ses formes, selon laquelle il faut préserver, lorsqu’un groupe humain y accède, toute forme de vie commune suffisamment riche pour inclure une morale commune. L’une des formes les plus évidentes de cette affirmation est la thèse conservatrice d’après laquelle la majorité a le droit, dans ces circonstances, de défendre son environnement moral actuel contre tout changement. Mais il ne s’agit plus alors d’une thèse empirique.
II.
On peut trouver dans nombre de théories sociologiques contemporaines relatives aux prérequis structurels et fonctionnels de la société des points de vue assez proches de ceux de Lord Devlin, qui oscillent parfois de manière similaire entre la thèse de la désintégration et la thèse conservatrice. Il serait par exemple fructueux, voire même nécessaire pour une pleine compréhension des travaux de Talcott Parsons, de dégager les formulations de ce qui semble correspondre à la thèse de la désintégration, formulations présentes dans chaque chapitre de son livre Le système social. Il faudrait alors s’interroger sur la question de savoir (i) à quoi elles correspondent précisément ; (ii) si elles sont présentées comme des affirmations empiriques ; et (iii) si tel est le cas, sur quels éléments de preuve elles reposent. Considérons, par exemple, des choix de formulation comme le suivant : « Le partage de tels ensembles de valeurs communes […] crée une solidarité parmi ceux qui sont mutuellement orientés vers ces valeurs communes. […] [S]ans cet attachement aux valeurs communes constitutives, la collectivité tend à se dissoudre ». « Cette intégration d’un ensemble de valeurs communes au sein d’une structure de besoins et dispositions (need-disposition structure) internalisée par les personnalités constituantes (constituent personalities) est le phénomène au cœur de la dynamique des systèmes sociaux. Que la stabilité d’un système social donné dépende, à un certain degré, d’une telle intégration peut être considéré comme le théorème dynamique fondamental de la sociologie ». Ce serait une tâche de trop grande ampleur que de déterminer le statut et le rôle précis de ces propositions dans les travaux complexes de Parsons. Je m’intéresserai donc plutôt, au sein de la littérature sociologique, à l’élaboration par Durkheim d’une forme de théorie de la désintégration, d’une part parce que la variante qu’il nous en offre dans son livre De la division du travail social est relativement claire et formulée de manière concise, et d’autre part parce qu’elle est spécifiquement liée au thème de la mise en œuvre de la morale par le droit pénal.
Durkheim distingue deux formes de ce qu’il appelle « la solidarité », c’est-à-dire des facteurs qui contribuent à unifier les hommes et à les souder dans des sociétés distinctes et durables. Dans l’acception minimale qui prévaut ici, « la société » désigne un groupe d’hommes distinguable d’autres groupes semblables, et reconnaissable sur une période donnée comme formant le même groupe, bien que les membres qui le constituaient aient été remplacés par d’autres durant cette même période. La première forme de solidarité, « la solidarité mécanique », procède des ressemblances entre les hommes, tandis que la seconde, « la solidarité organique », procède de leurs différences. La solidarité mécanique dépend du partage – voire même peut-être y correspond – de croyances communes relatives à des questions de fait, ainsi que de modèles communs de comportement (common standards of behaviour), parmi lesquels figure une morale commune. Ce mélange de croyances communes et de modèles communs forme la conscience collective, qui reproduit toutes les ambiguïtés du terme français de conscience, qui peut renvoyer, d’un côté, à ce dont on est conscient (consciousness) ou à ce que l’on connaît (knowledge) et, de l’autre, à la conscience morale (conscience). Cet usage de la terminologie de la conscience présuppose surtout que les croyances, ainsi que l’adhésion aux modèles communs, sont intériorisées dans la personnalité ou le caractère des membres de la société.
À l’inverse, la solidarité organique procède des dissemblances entre êtres humains et de leur besoin mutuel de complémentarité, au moyen d’associations de diverses formes, avec d’autres qui ne leur ressemblent pas. L’aspect le plus visible de cette interdépendance des dissemblables est la division du travail. Durkheim nous prévient cependant que l’on ne doit pas situer l’importance de cette dernière, en tant qu’élément unifiant de la société, seulement dans ses apports économiques. « Les services économiques qu’elle [la division du travail] peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité ». Généralement, la solidarité mécanique est la forme dominante de solidarité dans les sociétés simples et, bien qu’elle ne soit apparemment jamais complètement éliminée comme facteur d’unification, elle diminue en importance au fur et à mesure du développement de la solidarité organique dans les sociétés plus complexes. Selon Durkheim, le droit offre un reflet fidèle des deux formes de solidarité et peut être utilisé comme mesure de l’importance relative de ces deux formes à un moment déterminé. Le droit pénal, avec ses sanctions répressives, reflète la solidarité mécanique. Le droit civil reflète, quant à lui, la solidarité organique dans la mesure où il soutient les instruments caractéristiques de l’interdépendance, à savoir l’institution du contrat, et prévoit généralement, non pas des sanctions répressives, mais la restitution et la réparation.
De manière quelque peu fantaisiste, Durkheim pense que le droit peut être utilisé comme un instrument de mesure. Il suffirait de compter le nombre de règles constituant, à un moment donné, le droit pénal et le nombre de règles constituant le droit civil – qui exprime la division du travail – pour obtenir une proportion indiquant l’importance relative de chacune des deux formes de solidarité. Cette conception fantaisiste soulève d’énormes problèmes concernant l’individuation des règles juridiques ainsi que la possibilité de les compter (countability), problèmes qui occupèrent longuement Bentham, mais qui ne doivent pas nécessairement nous retenir ici. En revanche, ce qui est très intéressant, c’est le point de vue de Durkheim quant au rôle du droit pénal vis-à-vis de la morale partagée. Il importe tout particulièrement à Durkheim de montrer la vacuité des explications rationalistes et utilitaristes de l’institution de la sanction pénale (criminal punishment). Pour lui, comme pour le juge anglais, la théorie utilitariste échoue comme théorie explicative car elle dénature le crime et la peine et, appréhendée comme théorie normative, elle conduirait à des résultats dérangeants. Durkheim fournit ainsi de nouvelles définitions du crime et de la peine. Pour lui, le crime est essentiellement une offense grave contre la conscience collective (bien que, dans des sociétés développées, il y ait des acceptions secondaires du mot crime auxquelles cette définition ne s’applique pas directement) – c’est-à-dire contre la morale commune qui soude les hommes sur des points où les sentiments qui y correspondent sont tout à la fois intenses et déterminés. La morale commune ne condamne pas un tel acte parce qu’il est un crime ou un mal indépendamment d’elle ; au contraire, il est un crime ou un mal parce qu’elle le condamne. Surtout, pour être un mal ou un crime, un acte n’a pas besoin de porter préjudice – ni même d’être perçu comme tel – à qui que ce soit ou à la société, excepté lorsqu’il va à l’encontre de la morale commune sur des points où les sentiments correspondants sont à la fois intenses et déterminés. Ces traits de la théorie durkheimienne présentent des analogies frappantes avec les travaux de Lord Devlin, d’une part lorsqu’il observe que ce ne sont pas les caractéristiques de la morale qui comptent, mais l’intensité de la croyance que l’on en peut avoir, ainsi que le pouvoir cohésif qui en est la conséquence ; et d’autre part lorsqu’il stipule que, pour être mise en œuvre, la morale doit atteindre ce qu’on pourrait appeler un diapason de concert (concert pitch) : il faut que sa violation soit accompagnée « d’intolérance, d’indignation et de dégoût ».
Dans cette perspective, qu’est donc la peine ? Pourquoi punir ? Et avec quelle sévérité ? Selon Durkheim, la peine est essentiellement l’hostilité suscitée par les violations de la morale commune. Elle peut être soit diffuse à l’échelle de la société, soit administrée de manière officielle, auquel cas elle prend habituellement la forme de mesures précisément graduées. Durkheim définit ainsi la peine comme « une réaction passionnelle d’intensité graduée » aux offenses contre la conscience collective. Lorsqu’on regarde la manière dont, même dans la société contemporaine, les sanctions pénales sont graduées, la théorie utilitariste révèle sa vacuité en tant qu’explication de la sanction pénale. Cette dernière ne répond pas à l’objectif utilitariste d’empêcher ce que l’on décrirait ordinairement comme un comportement nuisible ; elle constitue plutôt l’expression adéquate du niveau d’intensité que revêt le ressentiment suscité par l’offense, dans la mesure où cette expression adéquate du ressentiment est un moyen de maintenir la croyance en la morale collective. De nombreux phénomènes juridiques l’attestent. Nous punissons le voleur qui risque de récidiver moins sévèrement que l’assassin dont nous n’avons pourtant aucune raison de penser qu’il récidivera. En matière pénale, nous adoptons le principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi et, comme Durkheim l’ajouterait peut-être, nous punissons les tentatives moins sévèrement que les infractions consommées (completed offences), ce qui reflète les différences de ressentiment provoqué par l’infraction consommée par rapport à la simple tentative.
Par là même, à la question « Pourquoi punir ? », Durkheim répond que nous punissons principalement pour exprimer symboliquement la morale commune outragée dont le maintien assure la cohésion par similitudes. Punir le criminel est nécessaire au maintien de la cohésion sociale puisque la conscience commune violée par l’infraction « perdrait nécessairement de son énergie si une réaction émotionnelle de la communauté [prenant la forme d’une peine] ne venait compenser cette perte, et il en résulterait un relâchement de la solidarité sociale ».
Cette brève esquisse de la théorie durkheimienne en présente les traits essentiels. Cependant, deux points importants s’avèrent plus problématiques – comme c’est le cas chez Lord Devlin. Tous deux ont à voir avec la possibilité du changement dans la morale commune. Les deux théoriciens semblent envisager la possibilité d’un changement spontané ou naturel ; et nous préviennent de diverses manières que la mise en œuvre de la morale doit permettre un tel changement. Ainsi Lord Devlin avertit le législateur que « les limites de la tolérance se déplacent » et qu’il ne faut pas transformer en infraction criminelle une opinion morale qui risque de changer sous peu, laissant le droit, pour ainsi dire, moralement en plan (to leave the law high and morally dry). De même, cela ne veut pas dire, selon Durkheim, qu’il faille conserver une règle pénale parce que, à un moment donné, elle a correspondu aux sentiments collectifs. Elle ne doit l’être que si ce dernier est encore « vivant et énergique ». S’il a disparu ou s’il est affaibli, rien n’est mauvais comme d’essayer de la maintenir artificiellement au moyen du droit. Cela signifie qu’il faut distinguer un changement naturel ou bénin de la morale sociale, ou « déplacement naturel des limites de la tolérance », d’une forme nocive de changement contre laquelle la société doit être protégée et qui résulte de déviances individuelles par rapport à cette morale. Néanmoins, ces théories présentent un élément de complexité supplémentaire en ce que la fonction de la peine, ou plutôt le mécanisme par lequel elle opère afin de préserver la morale des changements nocifs, diffère chez Durkheim et chez Lord Devlin. Pour Lord Devlin, la peine protège la morale existante en réprimant les actes immoraux, ou en diminuant leur nombre, actes immoraux qui sont considérés en eux-mêmes comme « menaçant » ou affaiblissant la morale commune. Pour Durkheim, par contre, la peine soutient la morale commune, non pas principalement en réprimant le comportement immoral, mais surtout en offrant au sentiment d’outrage un exutoire adéquat sans lequel la conscience commune « perdrait son énergie » et la morale cohésive s’affaiblirait.
III.
Si l’on se demande quelles sont précisément les affirmations empiriques permettant aux théories comme celles de Lord Devlin et de Durkheim d’établir une connexion entre le maintien de la morale commune et l’existence de la société, alors il reste quelques nœuds à démêler.
On pourrait naturellement leur objecter, semble-t-il, que la justification qu’elles entendent apporter à la mise en œuvre de la morale est bien trop générale pour que l’on puisse les prendre au sérieux en tant que variantes de la thèse de la désintégration. Il est sans doute, non seulement possible, mais aussi pertinent de distinguer entre ceux des éléments du code moral de la société qui sont essentiels à son existence (à supposer qu’il existe un code moral unique) et ceux qui ne le sont pas. Tout au moins, il paraît de prime abord évident qu’une telle distinction est nécessaire, et ce même lorsque l’on suppose que le code moral ne doit être mis en œuvre que là où il est soutenu par « des sentiments à la fois intenses et déterminés » (Durkheim) ou par « l’intolérance, l’indignation et le dégoût » (Devlin). En effet, le déclin de toute retenue morale (moral restraint), ou encore le libre recours à la violence et la tromperie, ne porteraient pas seulement atteinte aux individus, mais mettraient en péril l’existence même d’une société puisque cela retirerait les conditions essentielles qui rendent possible et avantageux le fait pour les hommes de vivre ensemble les uns à côté des autres. Par contre, pour ce qui est du déclin de la retenue morale en matière, disons, de relations extra-maritales – ou du changement général de la morale sexuelle en un sens plus permissif – c’est une toute autre affaire, car il ne paraît pas évident que cela entraîne comme conséquences « la désintégration » ou « l’éparpillement des hommes ».
Il semble donc pertinent de s’arrêter un instant sur deux manières possibles de discriminer, parmi les éléments d’une morale sociale, ceux qu’il faut considérer comme essentiels.
(i) Première possibilité, la morale commune qui est essentielle à la société et qui doit être préservée par une mise en œuvre juridique renvoie à cette partie de la morale sociale composée des seules contraintes de soi (restraints) et des seuls interdits essentiels à l’existence de toute société humaine quelle qu’elle soit. Hobbes et Hume ont apporté une caractérisation générale de ce minimum moral essentiel à la vie sociale. Ils y ont inclus les règles restreignant le libre-recours à la violence, ainsi que celles qui, sous une forme minimale, protègent l’honnêteté, le respect des promesses, l’équité des transactions (fair dealing), et la propriété. Cependant, dans la mesure où cette première possibilité susciterait l’accord de tout utilitariste ou de tout défenseur du rapport Wolfenden, il est assez clair que ni Devlin, ni Durkheim ne pensent que ces éléments de la morale commune sont les seuls à devoir faire l’objet d’une mise en œuvre par le droit. L’argument de Devlin et de Durkheim concerne clairement des règles morales pouvant varier d’une société à l’autre. Durkheim avance même que la morale commune, dont les violations doivent être punies par le droit pénal, peut n’avoir aucun rapport à l’utilité : « Il n’était pas du tout utile qu’ils [ces interdits] prissent naissance ; mais une fois qu’ils ont duré, il devient nécessaire qu’ils persistent malgré leur irrationalité ». La morale à punir [sic] se compose de nombreux éléments n’ayant rapport « ni aux intérêts vitaux de la société, ni à un minimum de justice ».
(ii) Seconde possibilité, quand bien même la morale à mettre en œuvre ne recouvrirait pas entièrement un code moral existant, elle comprendrait non pas les seules contraintes de soi et les seuls interdits nécessaires à toute société quelle qu’elle soit, comme ceux relatifs à l’usage de la violence et à la tromperie, mais également ce qui est essentiel à une société particulière. L’idée directrice est ici que l’on peut identifier pour toute société, parmi les dispositions de son code moral, un noyau dur de règles et de principes qui constitue son style de vie dans son caractère omniprésent (pervasive) et distinctif. C’est de cette manière que Lord Devlin parle fréquemment de ce qu’il appelle l’adoption de la monogamie « en tant que principe moral » ; et en effet celle-ci traverse en profondeur notre société, et ce de deux manières principales. Premièrement, le mariage est une institution juridique et l’acceptation de la monogamie comme sa forme juridique unique a des implications en droit pour de nombreux types de comportement : la garde et l’éducation des enfants, les règles relatives à l’héritage et à la distribution de la propriété, etc. Secondement, c’est aussi moralement que le principe de la monogamie traverse la société : le mariage monogame est au cœur de notre conception de la vie familiale et, grâce au droit, fait partie intégrante de la structure sociale. Sa disparition emporterait avec elle de vastes changements dans la société de sorte que l’on pourrait dire sans exagération qu’elle en modifierait le caractère.
Dans cette perspective, la morale nécessaire à l’existence de la société ne correspond ni au minimum moral qui lui est indispensable (Lord Devlin lui-même écrit que le mariage polygame dans une société polygame peut être tout aussi cohésif que la monogamie dans la nôtre), ni à la totalité de son code moral. C’est son noyau dur qui est essentiel et à préserver. Partant de là, ce serait une question empirique ouverte que de savoir si une règle morale particulière, ou un interdit – par exemple en matière d’homosexualité, d’adultère ou de fornication – est à ce point organiquement lié au noyau dur que son maintien et sa préservation sont requis comme un avant-poste ou un bastion d’importance vitale. On trouve peut-être certaines traces de ces idées chez Lord Devlin, mais pas chez Durkheim. Mais même si c’est bien cette position à laquelle nous avons affaire, nous ne sommes toujours pas vraiment en présence d’une thèse empirique relative au rapport entre le maintien d’une morale commune et la prévention de la désintégration ou de « l’éparpillement » des hommes. Mis à part la question de savoir si une règle particulière est, ou n’est pas, un avant-poste ou un bastion d’importance vitale pour le noyau dur, il se peut que nous ayons encore affaire à la même monotone tautologie qui dépendrait désormais, non plus de l’identification de la société à l’ensemble de sa morale, mais seulement à son noyau dur ou à son « caractère ». Mais il ne s’agit plus alors de la thèse de la désintégration.
IV.
Qu’est-ce donc qui est requis pour convertir cette dernière position en thèse de la désintégration ? Est requise la théorie selon laquelle le maintien des éléments du noyau dur dans la vie morale d’une société donnée est en fait nécessaire pour éviter sa désintégration, parce que l’étiolement ou le pourrissement de ce noyau moral est un facteur de désintégration. Mais même si nous avons pu avancer dans l’identification d’une thèse empirique, il reste bien entendu de nombreuses questions à régler avant même de pouvoir formuler quoi que ce soit d’empiriquement testable. Dans une société complexe, quels sont les critères pour déterminer l’existence de la morale acceptée ou de son noyau dur ? Dans les conditions modernes, qu’est ce que « la désintégration » ou « l’éparpillement » des hommes? Je n’examinerai pas ces difficultés, mais tenterai de décrire dans leurs grandes lignes les types de preuves que l’on pourrait concevoir comme pertinentes si l’on parvenait à régler ces difficultés. Il semble y en avoir deux :
(a) D’abord, les preuves historiques rudimentaires selon lesquelles les sociétés – et non les individus – sont les unités. L’idée serait ici d’examiner des sociétés qui se sont désintégrées et de se demander si cette désintégration était précédée par une dégradation de leur morale commune. Ceci fait, il nous faudrait ensuite nous intéresser à la possibilité d’un rapport causal entre le déclin de la morale commune et la désintégration. Mais nous serions alors confrontés aux difficultés bien connues qui entourent les généralisations macroscopiques portant sur la société ; et quiconque a déjà tenté de tirer des généralisations de ce qu’on appelle le déclin ou la chute de l’Empire romain sait qu’elles sont considérables. Pour n’en soulever qu’une : supposons que tous nos éléments de preuve soient tirés de sociétés tribales simples ou de sociétés agraires très soudées (qui illustreraient le plus favorablement la théorie durkheimienne de la solidarité mécanique). Je prends pour acquis que nous ne sommes pas censés avoir grande confiance en l’applicabilité aux sociétés industrielles modernes des conclusions tirées de ces exemples. Ou alors, il faudrait que nous ayons une théorie bien développée et bien étayée qui démontrerait que les différences entre les sociétés simples et la nôtre ne sont pas en la matière pertinentes ; de même que les différences de taille entre laboratoires peuvent être ignorées sans problème car elles sont sans rapport avec l’ampleur des généralisations testées en laboratoire. Durkheim, pourrait-on dire, est étrangement obscur sur ce point précis : il n’apparaît pas clairement dans son livre s’il considère que, dans une société avancée caractérisée par une division du travail étendue, la solidarité mécanique doit ou non être prise en compte tout en continuant à être reflétée dans son droit pénal.
(b) L’autre type de preuve ressort sans doute de la psychologie sociale et se scinde en au moins deux sous-ensembles selon la manière dont on envisage ce qui adviendra si la morale commune n’est pas maintenue. La première alternative est une permissivité générale et uniforme à l’égard des types de comportement précédemment régis par la morale commune. Il s’agit, par exemple, du recul de l’idée qu’il y a plus qu’une simple affaire de goût personnel dans le choix entre deux épouses ou une seule, ou dans le choix entre hétérosexualité et homosexualité. C’est cette alternative de la permissivité que Lord Devlin semble envisager ou craindre lorsqu’il écrit : « l’ennemi de la société n’est pas l’erreur, mais l’indifférence », ou encore « que la nouvelle croyance soit meilleure ou pire que l’ancienne, c’est sa disparition durant l’interrègne qui constitue un péril ». La seconde alternative possible réside, non dans la permissivité, mais plutôt dans un pluralisme moral autorisant des sous-morales divergentes par rapport à un même type de comportement.
Avant d’initier l’examen des questions que ces deux alternatives soulèvent, il serait raisonnable de laisser de côté tout critère général de la désintégration sociale au profit d’autre chose qui en soit suffisamment proche pour pouvoir quand même satisfaire l’esprit général de la thèse de la désintégration. Ainsi, sans doute suffirait-il de pouvoir montrer qu’un changement nocif dans la morale commune mène à un accroissement général de comportements anti-sociaux qui violent ce qui semble constituer les minima moraux : les interdits et contraintes de soi en matière de violence, le non-respect de la propriété et la malhonnêteté. Il nous faudrait alors pouvoir rendre compte des mécanismes psychologiques possibles qui seraient censés lier le déclin de la morale sociale à l’accroissement de ces types de comportement. On trouverait sans doute à cet endroit des différences notables entre les alternatives de la permissivité et du pluralisme moral.
Du côté de l’alternative de la permissivité [première alternative], la théorie à tester serait, peut-on supposer, la suivante : dans « les conditions de l’interrègne », la capacité générale des individus à faire preuve de maîtrise de soi se verrait nécessairement affaiblie par la disparition, dans l’un des domaines de vie (comme, par exemple le domaine sexuel), de la discipline permettant de le soumettre aux exigences de la morale commune. Ainsi, l’avènement de la permissivité dans le domaine sexuel, précédemment régi par une morale sexuelle restrictive, entraînerait l’accroissement de la violence et de la malhonnêteté, ainsi qu’un recul général de la contrainte de soi essentielle à toute vie sociale. Selon ce point de vue, la morale de l’individu constitue une toile homogène (seamless web). Quelques indices laissent à penser que Lord Devlin souscrirait en dernier ressort à l’idée que « l’interrègne » met en danger l’existence de la société de cette manière. En effet, à ma critique selon laquelle il suppose sans preuve que la morale est une toile homogène, il répond que, bien que « cette image force quelque peu mon propos », « la plupart des hommes considèrent leur morale comme un tout ». Mais cette supposition ne saurait être considérée comme indiscutablement vraie. Le point de vue inverse semble au moins aussi plausible : la permissivité dans certains domaines de vie (même si elle résulte du non-respect d’une morale sexuelle jusqu’alors fermement établie) pourrait aider à ce que les hommes acceptent les restrictions de la violence qui sont essentielles à la vie sociale.
[Seconde alternative], lorsqu’un type de comportement jusqu’alors régi par une morale sexuelle tombe en déclin en raison du non-respect de ses injonctions, on peut considérer que c’est le pluralisme moral, et non la permissivité, qui succède à la « morale commune ». Dans ce cas, la thèse à tester serait, peut-on supposer, la suivante : là où le pluralisme moral se développe de cette manière, les querelles que soulèvent les différences entre morales divergentes doivent à long terme détruire les formes minimales de contraintes de soi nécessaires à la cohésion sociale. À cela, le contre-argument serait que, dans les conditions des sociétés modernes de grande échelle, des morales plurielles pourraient tout à fait se tolérer mutuellement. Nombreux seraient sans doute ceux à considérer que la contre-thèse est plus pertinente et que, dans de nombreux domaines de la vie moderne, on trouve en fait des morales divergentes co-existant pacifiquement, parfois cachées derrière la façade d’une morale commune plus ancienne.
Je n’ai rien fait de plus qu’esquisser les contours des types de preuves requis pour étayer la thèse de la désintégration. Tant que les psychologues et les sociologues n’auront pas fourni ces preuves, ceux qui défendent la mise en œuvre de la morale feraient mieux de prendre appui honnêtement sur la thèse conservatrice, plutôt que sur celle de la désintégration.
Traduit de l’anglais par Gregory Bligh et Mélanie Plouviez