Le recueil d’articles qui suit constitue un dossier qui, avec la traduction de Law, Liberty, and Morality qui paraîtra en 2015, met pour la première fois à la disposition d’un lectorat francophone les textes essentiels du débat Hart-Devlin qui fait l’objet de ce numéro de Droit&Philosophie. Bien entendu, Law, Liberty, and Morality constitue l’exposition la plus approfondie de la position de Hart face à Lord Devlin, et le choix des textes de ce dossier vise plutôt à couvrir les évolutions de ce débat dans le temps. Par ailleurs, s’il ne fait aucun doute aujourd’hui que les idées de Lord Devlin sont bien vulnérables aux objections hartiennes et qu’elles ne parviennent pas à les surmonter, il nous semble néanmoins que les positions de Devlin méritent, de par leur subtilité, plus d’attention que l’on a bien voulu leur accorder, et il a été donc jugé intéressant de proposer une traduction de deux de ses textes les plus importants.

 

 

Le premier article de ce dossier est une conférence prononcée par Lord Devlin à la British Academy en 1959 sous le titre « The Enforcement of Morals ». Elle sera reproduite en 1965 dans un recueil du même titre, et renommée « Morals and the Criminal Law ». C’est dans cet article que Lord Devlin expose pour la première fois les thèses qu’il formule en réaction au rapport de la Commission Wolfenden. Hart répond initialement à ces thèses la même année dans le deuxième article de ce dossier intitulé « Immorality and Treason ». Ce premier échange entre Hart et Devlin amènera une série d’articles de part et d’autre, dont les six articles suivants du recueil de Devlin ainsi que l’article de Hart « The Use and Abuse of the Criminal Law », paru en 1961, incorporé par la suite dans Law, Liberty, and Morality. C’est dans ce dernier ouvrage, qui consiste en un cycle de conférences prononcées à l’université de Stanford en 1962 et publiées l’année suivante, que Hart nous offre la présentation la plus approfondie et la plus aboutie de son libéralisme tel qu’il résulte du débat Hart-Devlin. Le troisième texte est un article de Devlin intitulé « Morals and Contemporary Social Reality » qui constitue le dernier stade de l’évolution de ses thèses (en 1964) dans le cadre de ce débat. Enfin, le dernier élément de ce dossier est l’article « Social Solidarity and the Enforcement of Morality », publié par Hart en 1967. Nous signalons également, pour compléter ces indications bibliographiques, le cycle de conférences prononcées par Hart à l’Université hébraïque de Jérusalem en 1964, publiées l’année suivante sous le titre The Morality of the Criminal Law. Ce dernier cycle de conférences permet notamment de faire le lien entre la philosophie politique et morale que Hart développe dans Law, Liberty, and Morality, et sa philosophie du droit pénal telle qu’on la trouve exposée dans les articles de son recueil Punishment and Responsibility.

Ainsi, ce dossier offre un aperçu de l’évolution des thèses de Lord Devlin en proposant une traduction française de sa position initiale ainsi que sa réponse finale à Law, Liberty, and Morality. Son article « Morals and Contemporary Social Reality » est tout particulièrement important parce que Devlin y adresse des critiques sévères à l’encontre de la théorie hartienne, critiques auxquelles ce dernier ne répondra finalement que dans sa préface à l’édition de 1981 de Law, Liberty, and Morality. Quant à l’article de Hart « Social Solidarity and the Enforcement of Morality », nous avons estimé qu’il était intéressant de le mettre à disposition d’un lectorat français parce qu’il est le seul endroit où Hart se confronte directement aux classiques de la pensée sociologique – dont notamment les thèses d’Emile Durkheim et de Talcott Parsons – qu’il cherche à mettre directement en rapport avec les idées de Lord Devlin. Cet article constitue également la réfutation la plus aboutie par Hart de la « thèse de la désintégration » de Lord Devlin.

 

 

Le débat opposant Hart à Devlin survient à la suite de la publication en 1957, par la Commission Wolfenden sur les délits d’homosexualité et de prostitution, d’un rapport qui propose la dépénalisation des pratiques homosexuelles entre adultes consentants dans un cadre privé, ainsi que celle de la prostitution lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’actes de racolage sur la voie publique. C’est à ce rapport que se réfèrent les textes de ce dossier lorsqu’ils évoquent le Rapport Wolfenden. Pour une contextualisation et une présentation plus complète du débat Hart-Devlin, le lecteur pourra se reporter aux articles qui précèdent ce dossier dans le présent volume. Cependant, il n’est sans doute pas inutile d’en rappeler les grandes lignes. Le point de départ le plus sûr est de partir des thèses défendues par Hart dans Law, Liberty, and Morality.

La problématique soulevée par Hart dans Law, Liberty, and Morality est celle de savoir si le droit pénal doit chercher à punir un acte du seul fait qu’il présente un caractère immoral au regard des normes socialement acceptées, ou si la sanction pénale ne trouve pas plutôt sa justification dans un élément entièrement indépendant de l’immoralité de l’acte. Hart répond par la négative à la première question en expliquant qu’une sanction pénale est un mal infligé à l’individu – un mal qui peut même aller jusqu’à la privation de la liberté de l’individu –, et qu’une culture libérale ne peut accepter d’infliger de souffrance à l’un de ses membres sans offrir de justification adéquate du traitement qu’elle lui impose. Hart pense trouver une justification adéquate de la sanction pénale dans le « principe de non-nuisance » qui trouve sa formulation canonique dans l’essai De la liberté de John Stuart Mill. Ce principe prévoit que l’on ne peut constituer d’entrave à la liberté de l’individu en lui infligeant une sanction pénale que pour l’empêcher de porter préjudice à autrui. Hart défend ainsi une thèse libérale à l’encontre des partisans de la thèse du « moralisme juridique », comme Lord Devlin, qui soutiennent que la société est tout à fait fondée à chercher à utiliser le droit pénal pour mettre en œuvre sa morale, et qu’ainsi un comportement peut faire l’objet d’une sanction du seul fait de son immoralité.

Dans son premier article (reproduit dans ce dossier), Devlin multiplie les exemples de normes pénales qui semblent reposer sur une règle morale, dont un en particulier fixera le débat Hart-Devlin. Il s’agit de l’exemple de l’interdiction pour la personne accusée de se prévaloir du consentement de la victime dans un cas d’agression ou d’homicide volontaires. L’habileté de cette démarche de la part de Devlin est que les partisans du Rapport Wolfenden ne souhaitent pas abolir une telle règle pénale, et qu’ils ne peuvent donc pas selon lui soutenir que le droit pénal n’a aucun titre à mettre en œuvre la morale. Cette manœuvre force Hart à chercher un fondement alternatif – qui ne relèverait pas de la morale – sur lequel cette règle pénale reposerait plus vraisemblablement, ce qui lui permettrait ainsi de soutenir à la fois que le droit pénal ne doit pas chercher à mettre en œuvre la morale en tant que telle, et que le droit pénal doit continuer de refuser d’admettre le consentement de la victime comme moyen de défense valable dans le cadre de l’agression ou de l’homicide.

Hart prend ainsi le parti d’élargir quelque peu le principe de non-nuisance, et il ajoute ainsi qu’il serait sans doute également justifié d’avoir recours au droit afin d’empêcher l’individu, non seulement de porter atteinte à autrui, mais également de se causer un tort à lui-même. C’est ce que l’on peut appeler la thèse du « paternalisme juridique » de Hart. C’est sur ce passage de Law, Liberty, and Morality que les critiques de Lord Devlin viennent se concentrer dans « Morals and Contemporary Social Reality » (le troisième article de ce dossier) lorsqu’il objecte à Hart que le paternalisme « physique » que défend ce dernier ouvre la voie à un paternalisme « moral » – par lequel on préserverait l’individu contre son propre abaissement moral – très proche de la thèse du « moralisme juridique » que Hart cherche justement à infirmer. En effet, à partir du moment où l’on considère que l’individu doit être protégé contre lui-même, alors on considère également que cet individu ne sait pas ce qui est bon pour lui. Ce n’est pas autre chose que soutient le moralisme juridique que Devlin présente dans son premier article : le droit doit pourvoir à la droite conduite morale de ceux qui ne parviennent pas à se préserver de l’indignité et de la dégradation. Hart répond finalement à cet argument dans sa préface de 1981. Il y explique que, si l’on peut clairement identifier le dommage dont on préserve l’individu en lui imposant, par exemple, le port du casque à motocyclette (paternalisme physique), on a par contre beaucoup plus de difficulté à identifier le mal dont on le préserve en lui imposant le respect de la morale sociale (paternalisme moral). Si l’on suit le raisonnement de Devlin, alors il faudrait considérer que la femme qui refuse de se conformer au sati et de s’immoler sur le bûcher de son défunt mari (ou le citoyen noir qui refuse de coopérer avec le régime de l’apartheid) subit de ce fait un dommage moral. Cela n’est guère intelligible, et il n’est donc pas possible d’étendre le paternalisme physique au paternalisme moral si l’on ne peut pas tout d’abord identifier un tort subi par l’individu dont il faudrait le préserver.

Tout ceci emporte deux conséquences. Selon Hart, premièrement, c’est seulement le tort causé par l’acte qui est susceptible de justifier l’intervention du droit pénal. Ensuite, le seul caractère immoral de l’acte ne saurait entraîner aucune sanction pénale dès lors que l’acte ne cause aucun tort à autrui. Dit autrement, l’immoralité de l’acte ne justifie pas sa criminalisation. Dans le cas de Law, Liberty, and Morality, il s’agissait pour Hart de montrer que les pratiques homosexuelles accomplies dans un cadre privé entre adultes consentants ne causent pas de tort à autrui, et qu’elles devaient donc être décriminalisées au regard du principe de non-nuisance ; et ce même si l’homosexualité était considérée comme immorale au regard des normes sociales de l’époque.

Hart s’oppose en particulier à l’un des aspects de la position défendue par Lord Devlin, qu’il qualifie de « thèse de la désintégration », d’après laquelle la société est adossée à une morale commune qui constitue l’élément central du lien social qui unit les membres de la société. Devlin présente notamment cette idée dans « Morals and the Criminal Law » (premier article de ce dossier) où il affirme que le droit pénal doit sanctionner un comportement du fait de son immoralité, étant donné que la mise en cause d’une norme morale affaiblit le lien social lui-même, ce qui constitue une menace contre laquelle toute société doit se prémunir au risque de se désintégrer de l’intérieur. Il nous semble que Hart répond de manière extrêmement convaincante à cet argument, notamment dans le dernier article du présent dossier « Social Solidarity and the Enforcement of Morality ». Pour le dire brièvement, Hart explique que la thèse de la désintégration ne constitue pas une conception crédible du lien social qui unit les membres d’une société, et qu’elle est dénuée de toute base empirique. Le propos de Hart est ainsi d’expliquer que la thèse de la désintégration est un échec en tant que thèse sociologique. C’est d’ailleurs parce qu’il interprète la thèse de la désintégration comme une thèse abstraite de sociologie que Hart prend l’initiative de mettre les idées de Devlin en rapport avec celles de Parsons et de Durkheim – rapprochement que ne revendique cependant pas Lord Devlin.

Nous souhaiterions néanmoins mettre en garde le lecteur contre la possibilité du caractère quelque peu déformateur de la lecture que propose Hart des positions de Devlin. En effet, la question se pose de savoir si Hart ne donne pas une importance exagérée à la thèse de la désintégration dans les travaux de Devlin, en la coupant du contexte plus général de son argumentation, et en lui conférant une place centrale qui ne ressort pas nécessairement de la lecture de ses articles. Il ne nous semble pas que Devlin cherche à nous mettre en garde contre les dangers abstraits de la destruction sociale, mais plutôt qu’il est inquiet – à tort ou à raison – face à ce qu’il perçoit comme une menace pesant sur la culture libérale spécifique de la société britannique qui est adossée à sa tradition de common law. En effet, le cas de la Grande-Bretagne présente ceci de particulier – et d’intriguant pour un continental – que la liberté ne peut pas être comprise simplement comme une chose à conquérir par le rejet des valeurs traditionnelles, mais au contraire comme le fruit d’une tradition à défendre : celle du common law par laquelle le peuple anglais se voit transmettre « la liberté en héritage ». C’est ainsi qu’il faut comprendre le propos de Devlin dans « Democracy and Morality », article que nous n’avons malheureusement pas pu inclure dans ce dossier, lorsqu’il écrit :

Dans le monde d’ici bas nul homme n’est libre s’il ne vit pas sous la protection d’une société libre. (…) Dans une société libre, il y a certains hommes, des combattants de la liberté, qui luttent contre les liens que leur impose la société au nom de la vision qu’ils ont de leur propre existence telle qu’ils estiment qu’elle devrait être. Ils vivent glorieusement, nombre d’entre eux meurent glorieusement, et, dans leur vie comme dans leur mort, ils magnifient la liberté. Ce qu’ils gagnent, alors qu’ils y accèdent, devient la propriété de leur société, et cela doit être gardé. Le droit en est le gardien. Ainsi, il est d’autres hommes, des défenseurs et non des attaquants, qui sont eux-aussi combattants de la liberté, car ceux qui défendent une société libre défendent la liberté. Ce sont ceux qui servent le droit. (…) Le juriste anglais a foi, comme chacun des juristes qui a reçu et enrichi ce droit que les anglais créèrent à l’origine, en le fait que la plupart des choses qui font leur société sont bonnes.

Il est donc quelque peu déloyal de la part de Hart, dans Social Solidarity and the Enforcement of Morals, de réduire la position de Devlin à celle d’un simple « conservateur ». Il nous semble plutôt que l’enjeu du débat Hart-Devlin est celui d’un affrontement entre deux conceptions de la liberté. Là où Hart voit dans la dépénalisation des comportements accomplis dans un cadre privé un accroissement de la liberté des citoyens, Devlin n’y voit que permissivité. Or, celle-ci risque d’être consubstantielle à une destruction du socle véritable de la culture juridique de la liberté dans la forme spécifique qu’elle adopte en Grande-Bretagne, et ce parce que cette permissivité risque d’affaiblir les croyances morales auxquelles sont adossées les libertés traditionnelles de la culture de common law. Bien entendu, il paraît évident aujourd’hui que l’on ne peut pas se présenter comme un « combattant de la liberté » tout en considérant que l’homosexualité doit faire l’objet de sanctions pénales du seul fait qu’une majorité de citoyens la considère comme immorale. Il nous a cependant paru intéressant d’expliciter l’arrière-plan culturel de l’ouvrage The Enforcement of Morals afin de montrer que le contexte dans lequel intervient le texte de Devlin est plus complexe qu’il n’apparaît en surface.