Le Rapport de la Commission sur le délit d’homosexualité et la prostitution, plus généralement connu sous le nom de Rapport Wolfenden, est, de l’aveu de tous, une étude excellente portant sur deux problèmes juridiques et sociaux extrêmement difficiles. Mais il revêt un intérêt particulier pour tous ceux qui s’intéressent la théorie du droit. Les auteurs du Rapport ont accompli ce que les réformateurs du droit ne font que rarement : exposer clairement et minutieusement quelle est, dans leur esprit et relativement aux sujets dont ils traitent, la fonction du droit. Trop souvent, on ajoute une nouvelle loi au droit pénal pour la simple raison qu’« il devrait y avoir une loi contre ceci ou cela ». La majeure partie du droit relatif aux délits sexuels provient de créations législatives, et il est difficile d’établir quelque relation logique que ce soit entre ces règles et les idées morales que, pour la plupart d’entre nous, nous partageons. L’adultère, la fornication et la prostitution ne sont pas, comme le fait remarquer le Rapport, des délits pénaux : l’homosexualité masculine est un délit pénal, mais il n’en va pas de même de l’homosexualité féminine. Cela fait seulement cinquante ans que la loi a fait de l’inceste un délit. Le législateur sélectionne-t-il ces délits au hasard ou bien y a-t-il des principes auquel on peut avoir recours pour savoir quelle partie de la loi morale devrait être incorporée dans la loi pénale ? Par exemple, on envisage actuellement de faire un délit pénal de la pratique d’insémination artificielle d’une femme au moyen de la semence d’un homme auquel elle n’est pas mariée ; si, comme c’est généralement le cas, la femme en question est par ailleurs mariée, c’est en substance (si ce n’est par la forme) un adultère. Doit-on rendre une telle pratique punissable, alors que l’adultère ne l’est pas ? Les questions de cette sorte ont une importance pratique, car au bout du compte, une fois tassée la vague d’indignation qui l’a introduite au sein des recueils de lois, une règle juridique qui apparaît arbitraire ou illogique cesse d’être digne de respect. Cette question pratique survient plus fréquemment dans le domaine de la moralité sexuelle que dans tout autre, mais la réponse ne saurait être spécifique à ce domaine. L’investigation doit être générale et porter sur les fondements. Quelle est la connexion entre le crime et le péché et jusqu’à quel point le droit pénal doit-il – à supposer qu’il le doive – se préoccuper de mettre en œuvre la morale et punir le péché ou l’immoralité comme tels ?

Les principes énoncés dans le Rapport Wolfenden fournissent un point de départ autant moderne qu’admirable pour une telle investigation. Au cours de l’examen que j’en proposerai, j’y trouverai matière à critique. Si mes critiques sont solides, il ne faudra pas en retirer l’impression qu’elles pointent du doigt quelque défaut du Rapport. Les auteurs de ce dernier n’avaient pas pour tâche, comme c’est mon cas ici, d’écrire un article de philosophie du droit portant sur la morale ; ils ont élaboré une formule de travail à même de fournir un certain nombre de conclusions pratiques. Je ne prétends pas exprimer une opinion dans un sens ou dans l’autre sur ces conclusions ; voilà qui dépasserait le propos d’une conférence de théorie du droit. Je ne m’intéresserai ici qu’aux principes généraux ; leur formulation au sein du Rapport est une manière éclairante d’entrer dans le sujet, et j’espère que ses auteurs me pardonneront si j’emporte la lampe avec moi dans des endroits où il n’était pas prévu qu’elle aille.

Au tout début du Rapport, la Commission expose

 

« [sa] propre formulation de la fonction du droit pénal, relativement du moins aux sujets sur lesquels porte cette enquête. Dans ce domaine, sa fonction, telle que nous la concevons, est de préserver l’ordre public et la décence publique, de protéger les citoyens contre ce qui est choquant et préjudiciable et de fournir des garde-fous suffisants contre l’exploitation et la corruption d’autrui, particulièrement de ceux qui sont spécialement vulnérables parce qu’ils sont jeunes, faibles de corps ou d’esprit, dépourvus d’expérience ou dans un état de dépendance spéciale physique, économique ou vis-à-vis des autorités. Selon nous, il n’entre pas dans la fonction du droit de s’immiscer dans la vie privée des citoyens ni de chercher à mettre en œuvre un modèle particulier de comportement au delà de ce qui serait nécessaire à la réalisation des objectifs que nous avons délimités ». (§13)

Elle débute ensuite sa recommandation la plus importante, selon laquelle « les comportements homosexuels entre adultes consentants et en privés devraient cesser de constituer un délit pénal » (§62) au moyen de l’argument

 

« qu’[elle] juge décisif, à savoir l’importance que la société et le droit devraient reconnaître à la liberté individuelle de choix et d’action en matière de moralité privée. À moins que la société, agissant au moyen du droit, ne tente délibérément de faire coïncider la sphère du crime et celle du péché, il doit rester un domaine de moralité et d’immoralité privées dont, pour le dire rapidement et crûment, le droit n’a pas à se mêler. Dire cela ne revient pas à cautionner ou à encourager l’immoralité privée ». (§61)

 

On retrouve des principes formulés de manière similaire dans les chapitres que le Rapport consacre à la prostitution. Selon le Rapport, aucun argument ne rendrait justifiable de rendre la prostitution en elle-même illégale. La Commission renvoie aux raisons générales qu’elle a déjà données auparavant et ajoute : « Nous sommes d’accord pour dire que le droit pénal ne devrait pas se préoccuper d’immoralité privée, sauf dans les circonstances spéciales déjà mentionnées ». (§224) Elle cite (au §227) avec approbation le rapport de la Commission sur les infractions de rue (Street Offences Committee) selon lequel « c’est une proposition générale universellement acceptée que le droit ne s’occupe pas de la moralité privée ou de sanctions éthiques ». On observera que l’accent est mis sur l’immoralité privée. Par là, on entend l’immoralité qui n’est pas choquante ou préjudiciable au public à la manière décrite dans la première citation que j’ai donée ci-dessus. En d’autres termes, aucun acte immoral ne devrait constituer une infraction pénale à moins qu’il ne soit accompagné de quelque autre dimension, telle l’indécence, la corruption ou l’exploitation. Cela apparaît très clairement dans les passages concernant la prostitution : « Le droit n’a pas pour devoir de s’occuper de l’immoralité en tant que telle ; (...) il doit se limiter aux activités qui offensent l’ordre public et la décence publique ou qui exposent le citoyen ordinaire à ce qui est choquant ou préjudiciable ». (§257)

Ces principes, tels qu’ils sont énoncés ici, sont naturellement restreints à l’objet dont s’occupe le Rapport. Mais, ils sont formulés en des termes généraux, et il n’y a semble-t-il aucune raison pour que, s'ils sont valides, ils ne soient pas appliqués au droit pénal dans son ensemble. Ils séparent résolument le crime du péché, la loi divine de la loi séculière, le moral du pénal. Ils n’impliquent nulle défiance vis-à-vis de la loi, que celle-ci soit morale ou pénale, et ils ne traduisent nulle attitude qui puisse être qualifiée de religieuse ou d’irréligieuse. Il y a beaucoup d’écoles de pensées pour qui la morale n’est pas l’affaire du droit. Il y a d’abord l’agnostique ou le libre penseur ; bien sûr, il serait faux de dire qu’il ne croit pas en la morale ou dans le péché, si on donne à ce dernier terme le plus large des sens qu’on lui trouve dans l’Oxford English Dictionary, où il est défini comme étant une « transgression contre la loi divine ou contre les principes de la morale ». Notre agnostique ne peut pas accepter la loi divine ; cela ne veut pas dire qu’il ne regardera pas avec suspicion tout écart par rapport aux principes moraux qui sont acceptés depuis des générations par la société dans laquelle il vit ; mais au bout du compte, il entend juger par lui-même. – Il y a ensuite la personne profondément religieuse qui a le sentiment que dans la sphère de la morale, le droit pénal est parfois plus un obstacle qu’un adjuvant, et que la réformation du pécheur – du moins lorsqu’il ne cause de tort qu’à lui-même – devrait être une affaire spirituelle plutôt que temporelle. – Enfin, il y a celui qui, n’ayant aucune opinion très arrêtée, ne comprend pas pourquoi, alors qu’il existe une liberté en matière de croyances religieuses, il n’existerait pas également, comme cela serait logique, une liberté en matière de morale. – Dans ces trois cas, on trouve une forte opposition à l’équation du crime et du péché.

Je dois dévoiler dès maintenant que, comme juge, j’ai un intérêt dans le résultat de l’enquête que je vais maintenant mener comme théoricien du droit. En tant que juge qui administre le droit pénal et qui doit souvent rendre ma sentence dans une cour criminelle, je me sentirais handicapé dans ma tâche si je pensais m’adresser à un public n’ayant aucun sens du péché ou tenant ce dernier pour radicalement distinct du crime. Par exemple, lorsqu’on prononce une sentence concernant une avorteuse, devrait-on la traiter simplement comme une sage-femme exerçant sans permis ? Si non, pour quelle raison ? Mais si oui, est-ce à dire que toute la panoplie du droit est érigée sur un ensemble de régulations sociales ? Je dois admettre dès maintenant que j’ai le sentiment qu’une séparation complète du crime et du péché (j’emploie ce dernier terme dans son sens le plus large) ne serait pas bonne pour la loi morale et pourrait être désastreuse pour la loi pénale. Mais ce type de sentiment peut-il être justifié en matière de théorie du droit ? Et, à supposer que ce soit un sentiment correct, comment devrait-on formuler la relation entre la loi morale et la pénale ? Y a-t-il un fondement théorique solide à cela, ou s’agit-il d’une alliance pragmatique à courte vue, ou un peu des deux ? Voilà le problème que je me propose d’examiner, et je commencerai par considérer le point de vue du strict logicien. Ce point de vue peut être soutenu par des arguments convaincants, qui, pour certains d’entre eux, sont à mon avis sans réponse, et qui sont les suivants.

La morale et la religion sont inextricablement liées – les normes morales généralement acceptées par la civilisation occidentale coïncident avec celles qui dérivent du christianisme. En dehors de la chrétienté, d’autres normes proviennent d’autres religions. Aucun de ces codes moraux ne peut prétendre à quelque validité que ce soit si ce n’est en vertu de la religion sur laquelle il est fondé. La morale de l’Ancien Testament diffère sous certains aspects de la morale du Nouveau Testament. Même au sein du christianisme existent des différences. Certains affirment que la contraception est une pratique immorale et qu’un homme qui a une relation charnelle avec une autre femme alors que son épouse est en vie est en toutes circonstances un fornicateur ; d’autres, en particulier dans une grande partie du monde anglophone, nieraient l’une comme l’autre assertion. Il y a des différences encore plus importantes entre les grandes religions du monde, le christianisme n’en étant qu’une parmi d’autres. Que cela soit juste ou non, un État peut adopter l’une de ces religions comme étant la vérité, se fonder sur ses doctrines et dénier à ses citoyens la liberté d’en exercer une autre. S’il le fait, il est logique qu’il utilise la loi séculière lorsqu’il juge que cela est nécessaire pour mettre en œuvre la loi divine. Dans le cas contraire, il est illogique qu’il s’occupe de morale en tant que telle. Mais s’il abandonne les affaires de la religion au jugement privé, il est logique qu’il lui abandonne également les affaires de la morale. Un État qui refuse de mettre en œuvre les croyances du christianisme perd le droit de mettre en œuvre la morale chrétienne.

Si cette vue est correcte, alors cela veut dire que le droit pénal ne peut justifier aucune de ses dispositions en faisant référence à la loi morale. Il ne peut pas dire, par exemple, que le meurtre et le vol sont prohibés parce qu’ils sont immoraux ou qu’ils sont des péchés. L’État doit justifier d’une autre manière les peines qu’il inflige aux malfaiteurs, et on doit pouvoir assigner au droit pénal une fonction qui soit indépendante de la morale. Cela n’est pas une tâche très difficile. Le fonctionnement harmonieux d’une société et la préservation de l’ordre requièrent qu’un certain nombre d’activités soient régulées. Les règles qui sont créées à cette fin et qui sont mises en œuvre par le droit pénal sont souvent conçues dans un souci pratique d’uniformisation et n’impliquent que rarement un choix entre le bien et le mal. Les règles qui prévoient une vitesse maximale autorisée ou qui interdisent d’entraver la circulation n’ont rien à voir avec la morale. Puisque la majeure partie des règles de droits pénales sont de cette sorte, pourquoi diable faire intervenir la morale là-dedans ? Pourquoi ne pas plutôt définir la fonction du droit pénal dans des termes simples tels que la préservation de l’ordre et de la décence ou la protection de la vie et de la propriété des citoyens, et élaborer ces termes en relation avec tout sujet particulier, à la manière du Rapport Wolfenden ? La loi pénale, en mettant en œuvre ces divers objectifs, coïncidera sans nul doute en partie avec la loi morale. Les crimes violents sont moralement mauvais et ils sont également de nature à troubler l’ordre ; pour cette raison, ils violent les deux types de lois. Mais la raison en est simplement qu’il arrive que deux lois, poursuivant des objectifs différents, en viennent à couvrir le même domaine.

Tel est l’argument.

Cet argument est-il compatible ou incompatible avec les principes fondamentaux du droit pénal anglais tel qu’il existe aujourd’hui ? Cette question est une première manière de le tester, bien que ce test ne soit nullement conclusif. En matière de théorie du droit, on est libre de renverser toute conception, la plus fondamentale soit-elle, si elle est théoriquement incorrecte. Cependant, examiner l’argument qui nous occupe à l’aune du droit existant est un bon point de départ.

Il est vrai que durant des siècles le droit pénal s’est avant tout donné pour objectif de conserver la paix, et qu’il s’est fort peu occupé de morale sexuelle. Mais il serait incorrect d’en inférer qu’il n’avait alors aucun contenu moral ou qu’il aurait toléré l’idée que l’on puisse juger par soi-même en matière de morale. Le droit pénal anglais s’occupe depuis le départ de principes moraux. Une manière simple de montrer ce point est de considérer l’attitude que le droit pénal adopte à l’endroit du consentement.

Sauf exceptions inhérentes à la nature de certains crimes, le droit pénal n’a jamais admis que le consentement de la victime soit invocable comme moyen de défense. Dans le viol, par exemple, le consentement annihile un élément essentiel du crime. Mais le consentement de la victime ne peut être un moyen de défense en cas de meurtre. Il en va de même en cas de voie de fait, où l’on ne peut exciper du fait que la victime pensait que sa punition était méritée et y a consenti ; pour que sa défense soit couronnée de succès, l’accusé devra prouver que la loi lui donnait le droit de châtier la victime et qu’il a fait de ce droit un usage raisonnable. De la même manière, une victime ayant pardonné son agresseur ne peut demander au ministère public l’abandon des poursuites. Le droit d’introduire un nolle prosequi appartient à l’Attorney General et à lui seul.

Par conséquent, si le droit existait pour la protection de l’individu, on ne verrait pas pourquoi celui-ci devrait nécessairement en bénéficier s’il ne le souhaite pas. La raison pour laquelle on ne saurait consentir à ce qu’une infraction soit commise à son encontre ou qu’on ne saurait pardonner au malfaiteur après qu’il l’a commise est qu’il s’agit d’une infraction contre la société. Bien entendu, la société n’est pas physiquement lésée – cela serait impossible. Il n’y a du reste aucune nécessité qu’un individu soit choqué, corrompu ou exploité ; il est possible que tout soit accompli en privé. Et on ne peut pas expliquer cela par l’idée pragmatique selon laquelle un homme violent est un danger potentiel pour d’autres membres de la communauté qui ont dès lors un intérêt direct à ce qu’il soit appréhendé et puni, parce que cela est nécessaire pour leur propre protection. Cela serait vrai d’un homme auquel sa victime est prête à pardonner, mais non d’un individu qui agirait avec le consentement de sa victime ; un meurtrier qui agit uniquement en raison du consentement – et peut-être même à la demande – de la victime n’est pas un danger pour les autres, mais il menace l’un des grands principes moraux sur lesquels la société est fondée, à savoir le caractère sacré de la vie humaine. Il n’y a qu’une seule explication à ce qui constitue le fondement du droit pénal et qui a, jusqu’à présent, été accepté comme tel : c’est qu’il y a certaines normes de comportement (standards of behaviour), certains principes moraux dont la société exige qu’on leur obéisse ; leur violation constitue une infraction non seulement contre la personne qui est lésée, mais contre la société dans son ensemble.

Par conséquent, si le droit pénal devait être réformé de manière à en éliminer tout ce qui n’est pas destiné à préserver l’ordre et la décence et à protéger les citoyens (y compris protéger la jeunesse contre la corruption), cela reviendrait à renverser un principe fondamental. Cela entraînerait également la fin d’un certain nombre de crimes spécifiques. L’euthanasie, le fait de tuer autrui à sa propre demande ; le suicide, la tentative de suicide et les suicides concertés (suicide pacts) ; le duel ; l’avortement ; l’inceste entre frère et sœur : autant d’actes qui sont accomplis en privé sans préjudice pour les autres et qui n’impliquent nullement la corruption ou l’exploitation d’autrui. Beaucoup de gens pensent qu’il convient de réformer le droit relatif à ces sujets, mais personne n’a suggéré jusqu’à présent de les exclure purement et simplement du droit pénal au motif qu’ils seraient l’affaire de la seule morale privée. C’est parce qu’ils relèvent de principes moraux qu’ils sont régulés par le droit. Il convient d’insister sur le fait que bien que de nombreuses immoralités ne soient pas punies par le droit, il n’y en a aucune à laquelle le droit acquiesce. Le droit n’admet pas que l’on se serve de ses procédures à des fins immorales. Par exemple, on ne saurait louer une maison pour des buts immoraux ; le bail est invalide et il ne sera pas appliqué. Si ce qui se passe à l’intérieur de la maison était l’affaire de la seule morale privée, et que le droit n’avait rien à y faire, pourquoi le droit s’en enquerrait-il après tout ?

À mon sens, il est clair que le droit pénal tel que nous le connaissons est fondé sur un principe moral. Dans un certain nombre de crimes sa fonction est simplement de mettre en œuvre un principe moral, et rien d’autre. Le droit, tant pénal que civil, prétend être à même de parler de moralité et d’immoralité en général. D’où tire-t-il son autorité pour ce faire, et comment établit-il les principes moraux qu’il met en œuvre ? D’un point de vue historique, il ne fait pas de doute qu’il a dérivé tant cette autorité que ces principes des enseignements du christianisme. Mais je pense qu’il faut donner raison au strict logicien lorsqu’il affirme que le droit ne peut plus s’appuyer sur des doctrines auxquelles les citoyens ne sont plus tenus de croire. Il est donc nécessaire de rechercher une autre source.

En théorie du droit, ai-je dit, tout est ouvert à la discussion, et j’ai formulé trois questions, que je me pose à moi-même, et dont je crois qu’ils couvrent le champ entier de mon investigation :

1. La société a-t-elle le droit d’exprimer un jugement sur toutes les affaires regardant la morale ? En d’autres termes, doit-il y avoir une morale publique ou la morale est-elle toujours affaire de jugement privé ?

2. Si la société a le droit d’exprimer un tel jugement, a-t-elle le droit d’utiliser l’arme du droit pour le mettre en œuvre ?

3. Si oui, devrait-elle utiliser cette arme dans tous les cas ou seulement dans certains d’entre eux ? Dans la seconde hypothèse, selon quels principes devrait-elle distinguer ces cas ?

Je commence par la première question, en considérant ce que veut dire un droit qu’aurait la société d’exprimer un jugement moral, c’est-à-dire un jugement au sujet du bien et du mal. Le fait que la majorité des gens désapprouvent une pratique ne rend pas cette dernière susceptible d’intéresser la société dans son ensemble. Il est possible que neuf personnes sur dix désapprouvent ce que le dixième est en train de faire tout en accordant que cela ne les regarde pas. On ne saurait parler de jugement collectif – entendu comme quelque chose de distinct d’un grand nombre d’opinions individuelles que les gens raisonnables s’abstiendront d’exprimer s’il s’agit des affaires privées d’autrui – que si la société est affectée. Sans ce jugement collectif l’intervention ne saurait être justifiée. Prenons un exemple : l’attitude présente et passée de l’Anglais moyen face à la religion. Son attitude présente est que la religion est une affaire privée ; il pourra penser que la religion d’autrui est correcte ou incorrecte, qu’elle est vraie ou fausse, mais non qu’elle est bonne ou mauvaise. Autrefois il n’en allait pas ainsi ; tout droit de pratiquer ce qu’on pensait être une hérésie était refusé, et on croyait que l’hérésie allait entraîner la destruction de la société.

Le langage utilisé dans les passages du Rapport Wolfenden cités plus haut suggère l’opinion selon laquelle il ne devrait pas y avoir de jugement collectif concernant l’immoralité per se. Est-ce cela que l’on veut dire en parlant de « morale privée » et de « liberté individuelle de choix et d’action » ? Certains croient sincèrement que l’homosexualité n’est ni immorale ni contre-nature. La « liberté de choix et d’action » que l’on accorde à l’individu, est-ce la liberté de décider par soi-même ce qui est moral ou immoral, la société restant quant à elle neutre ? Ou bien est-ce la liberté d’être immoral si on souhaite l’être ? On peut questionner le langage employé dans le Rapport, mais les conclusions auxquelles la Commission arrive permettent de répondre sans ambiguïté à cette question. Si la société n’était pas prête à dire que l’homosexualité est moralement mauvaise, aucune justification ne saurait être trouvée à une loi (telle que le Rapport la recommande) protégeant la jeunesse de la « corruption » ou punissant les hommes qui vivent « immoralement » de la prostitution homosexuelle. L’attitude de la Commission est encore plus claire lorsqu’elle en vient à traiter de la prostitution. En vérité, le Rapport admet qu’il existe une morale publique qui condamne l’homosexualité et la prostitution. Ce que le Rapport semble vouloir dire par « morale privée » peut être sans doute mieux décrit comme un comportement privé regardant la morale.

L’idée qu’existe une morale publique peut être également justifiée par un argument a priori. Ce qui constitue une société de quelque sorte que ce soit est une communauté d’idées, non seulement d’idées politiques, mais également d’idées concernant la manière dont ses membres devraient se comporter et mener leur vie ; les idées de ce type sont des idées morales. Toute société a une structure morale tout autant qu’une structure politique ; je devrais plutôt dire – afin de ne pas suggérer qu’il s’agit de deux systèmes indépendants – que la structure de toute société est constituée à la fois de politique et de morale. Prenons par exemple l’institution du mariage. Qu’un homme soit autorisé ou non à épouser plus d’une seule femme, voilà une question sur laquelle la société doit prendre une décision dans un sens ou dans l’autre. En Angleterre, nous croyons dans l’idée chrétienne du mariage, et nous avons donc adopté la monogamie comme principe moral. En conséquence de quoi l’institution chrétienne du mariage est devenue le fondement de la vie familiale, et ainsi, la structure de notre société. Ce n’est pas parce qu’elle est chrétienne qu’il en va ainsi. Ce sont ses origines chrétiennes qui ont fait de cette institution ce qu’elle est, mais elle se maintient en vie parce qu’elle est intégrée à la maison où nous habitons et que, sans elle, cette dernière s’effondrerait. La grande majorité des habitants de ce pays l’acceptent parce qu’elle correspond à l’idée chrétienne du mariage, qui est, pour eux, la seule qui soit vraie. Mais celui qui n’est pas chrétien est également lié par cette institution, non parce qu’elle fait partie du christianisme, mais parce que, à tort ou à raison, elle a été adoptée par la société dans laquelle il vit. Il serait tout à fait inutile pour lui d’organiser un débat destiné à prouver que la polygamie est théologiquement plus correcte et préférable socialement ; s’il veut vivre dans cette maison, il doit l’accepter telle qu’elle est construite.

On comprendra cela plus aisément si on pense aux institutions qui sont purement politiques. La société ne peut pas tolérer la rébellion ; elle n’admettra aucun argument mettant en avant la justesse de la cause. Un siècle plus tard, les historiens pourront bien dire que les rebelles avaient raison et que le gouvernement avait tort ; il est également possible que, sur le moment, un sujet perspicace et consciencieux ait pensé la même chose. Mais ce n’est pas quelque chose qui peut être laissé à l’appréciation du jugement individuel.

L’institution du mariage est un bon exemple pour le propos qui est le mien parce qu’elle établit un pont par-dessus la division – si tant est qu’il y en ait une – entre politique et morale. Le mariage fait partie de la structure de notre société, et il est également le fondement d’un code moral qui condamne la fornication et l’adultère. L’institution du mariage serait gravement menacée si des jugements individuels sur la moralité de l’adultère étaient permis ; sur ce point, il doit y avoir une morale publique. Mais la morale publique n’est pas confinée aux principes moraux qui soutiennent des institutions telles que le mariage. Les gens ne pensent pas qu’il faille maintenir la monogamie parce que la société a choisi de s’organiser autour d’elle, mais parce qu’ils pensent que la monogamie est bonne en elle-même, qu’elle offre un bon mode de vie, et que c’est pour cette raison que la société l’a adoptée. Je reviens à l’affirmation que j’ai faite plus haut, selon laquelle une société signifie une communauté d’idées ; en l’absence d’idées partagées sur la politique, la morale et l’éthique, aucune société ne peut exister. Chacun d’entre nous a ses idées sur le bien et le mal ; ces idées ne peuvent être tenues à l’abri de la société dans laquelle nous vivons. Si des hommes et des femmes essaient de créer une société dans laquelle il n’y a aucun accord fondamental sur le bien et le mal, ils échoueront ; si, après qu’ils l’aient fondée sur un accord commun, cet accord disparaît, la société se désintègrera. Ce qui fait la cohésion de la société, ce ne sont pas des liens physiques, mais les liens invisibles d’une pensée commune. Si ces liens étaient trop relâchés, les membres de la société s’éparpilleraient. Une morale commune fait partie des contraintes (bondage) qui sont, pour une part, le prix à payer pour qu’il y ait une société : et l’humanité, qui a besoin de la société, doit payer ce prix.

Les juristes de common law disaient que le christianisme faisait partie des lois du pays (law of the land). Cela n’a jamais été davantage qu’une formule rhétorique, comme l’a noté Lord Summer dans Bowman v. The Secular Society. Ce qui se trouve à l’arrière-plan de cette formule est l’idée que j’ai cherché à développer, à savoir que la morale – et jusqu’à il y a un siècle, personne ne pensait qu’il faille distinguer la morale de la religion – est nécessaire à l’ordre temporel. En 1675, le Chief Justice Hale écrivait : « Dire que la religion est une escroquerie revient à dissoudre toutes les obligations par lesquelles la société civile est préservée ». En 1787 le juge Ashurst affirma que le blasphème est « non seulement un crime contre Dieu mais contre la loi et le gouvernement dans leur ensemble, en ce qu’il tend à dissoudre tous les liens et obligations de la société civile ». Et en 1908, le juge Philimore pouvait écrire : « Un homme est libre de penser, d’exprimer et d’enseigner ce que bon lui semble en matière de religion, mais non en matière de morale ».

On pensera peut-être que j’ai passé beaucoup trop de temps à affirmer qu’il existe une morale publique, proposition que la plupart des gens seraient prêts à accepter, et que je ne me suis pas laissé le temps nécessaire pour discuter la question suivante qui, pour beaucoup, causera surement de plus grandes difficultés : jusqu’à quel point la société devrait-elle utiliser la force du droit pour mettre en œuvre ses jugements moraux ? Je pense cependant que la réponse à la première question détermine la manière par laquelle on devrait approcher la deuxième, et il se peut bien qu’elle dicte la réponse qu’il convient d’y apporter. Si la société n’a nullement le droit de formuler des jugements concernant la morale, le droit devra trouver quelque justification spéciale au fait qu’il investisse le champ de la morale ; si l’homosexualité et la prostitution ne sont pas par eux-mêmes mauvais, alors il incombera très clairement au législateur (lawgiver) qui souhaite adopter une loi contre certains aspects de ces activités la charge de justifier ce traitement exceptionnel. Mais si la société a le droit de formuler un jugement, et possède un tel droit pour la raison qu’une morale acceptée est aussi essentielle à la société que, par exemple, un gouvernement accepté, alors la société peut utiliser le droit pour préserver la moralité, de la même manière qu’il peut l’utiliser pour protéger tout ce qui est essentiel à son existence. Si, par conséquent, il est solidement démontré que la première proposition, avec tout ce qu’elle implique, est valide, il en résulte que la société a prima facie le droit de légiférer contre l’immoralité en tant que telle.

Le Rapport Wolfenden, quoiqu’il semble reconnaître à la société le droit de condamner l’homosexualité et la prostitution comme immoraux, exige que soit apportée la preuve de circonstances spéciales pour que l’intervention du droit soit justifiée. Je pense que ce raisonnement est, quant aux principes, erroné et que toute tentative d’approcher ainsi la seconde question que j’ai formulée plus haut est vouée à l’échec. Il me semble que la tentative en ce sens de la Commission débouche sur un échec, comme le démontre le fait que cette dernière est obligée de définir ou de décrire les « circonstances spéciales » en question de manière si large qu’on ne peut les admettre que si on accepte l’idée que le droit doit se mêler de l’immoralité comme telle.

Parmi ces circonstances spéciales, les plus larges sont celles qui fournissent « des garde-fous adéquats contre l’exploitation et la corruption d’autrui, particulièrement de ceux qui sont spécialement vulnérables parce qu’ils sont jeunes, faibles de corps ou d’esprit, dépourvus d’expérience ou dans un état de dépendance spéciale physique, économique ou vis-à-vis des autorités » (§13). La corruption de la jeunesse est un motif largement accepté d’intervention de l’État et il est facile de définir ce qu’est la jeunesse dans le cadre d’une législation. Mais si une telle protection devait être étendue à tous les autres citoyens, il n’y aurait aucune limite à la mainmise du droit. La « corruption et l’exploitation d’autrui » est une notion si large qu’on pourrait l’utiliser pour recouvrir n’importe quelle sorte d’immoralité qui implique (comme c’est le plus souvent la cas) la coopération d’une autre personne. Même si on considère que cette expression doit être restreinte aux catégories spécifiées comme « spécialement vulnérables », elle est si élastique qu’elle ne connaît pratiquement aucune restriction. Ce n’est pas simplement affaire de mots. Car même si étire les mots employés par le Rapport jusqu’au point de rupture, ils demeurent trop étroits pour s’appliquer aux recommandations formulées par la Commission au sujet de la prostitution.

La prostitution n’est par elle-même pas illégale, et la Commission ne pense pas qu’il doive en aller autrement (§§224, 285 et 318). Mais si la prostitution est une forme d’immoralité privée dont le droit n’a pas à se mêler, pourquoi le droit se préoccupe-t-il du souteneur, du tenancier de bordel ou encore du propriétaire qui autorise l’usage régulier de son bien à des fins de prostitution ? Le Rapport recommande que les lois qui font de ces activités des délits pénaux soient conservées, voire renforcées, et il range (aux §§302 et 320) ces activités dans la catégorie de l’exploitation (du moins pour le principe ; en ce qui concerne les bordels, il se contente d’affirmer que la loi les désapprouve à bon droit). Certes, il y a des cas d’exploitation dans ce genre de commerce – tout comme dans de nombreux autres – mais en général, le souteneur n’exploite pas plus la prostituée que l’impresario n’exploite l’actrice. Le Rapport affirme que « la grande majorité des personnes prostituées sont des femmes dont l’état psychologique est tel qu’elles choisissent cette vie parce qu’elles y trouvent un mode de vie qui leur plus facile, plus libre et plus profitable que ne le ferait n’importe quelle autre occupation... Dans la plupart des cas, l’association entre la prostituée et son souteneur est volontaire et les avantages retirés sont partagés » (§223). La Commission reconnaît que cela ne peut être appelé « exploitation » au sens ordinaire du terme. Elle écrit : « Il est à notre avis extrêmement réducteur de penser que ceux qui vivent des bénéfices de la prostitution d’autrui exploitent les prostituées en tant que telles. Ce qu’en vérité ils exploitent, c’est l’ensemble complexe que forme la relation entre la prostituée et le client ; ce qu’ils exploitent en effet, c’est la faiblesse humaine qui conduit le client à rechercher la prostituée et la prostituée à répondre à la demande » (§306).

Toute immoralité sexuelle implique l’exploitation de faiblesses humaines. La prostituée exploite le désir de ses clients et le client exploite la faiblesse morale de la prostituée. Si on considère que l’exploitation des faiblesses humaines crée une « circonstance spéciale », alors il n’y a virtuellement aucun aspect de la morale qui puisse être défini de telle manière à exclure l’intervention du droit.

C’est pourquoi il n’est à mon avis pas possible de définir des limites théoriques au pouvoir qu’a l’État de légiférer contre l’immoralité. Il n’est pas possible de déterminer à l’avance des exceptions à la règle générale ou de délimiter inflexiblement des domaines de la morale où il ne serait en aucune circonstance permis au droit d’intervenir. La société a le droit de se protéger par ses lois contre les dangers intérieurs comme extérieurs. Ici, encore, je pense qu’on peut légitimement dresser un parallèle avec la politique. Les lois sur la trahison sont dirigées contre les ennemis du roi et contre la sédition intérieure. La justification en est qu’un gouvernement bien établi est nécessaire à l’existence de la société ; il faut donc assurer sa sécurité contre les renversements violents. Mais une morale bien établie est tout aussi nécessaire au bien-être de la société qu’un bon gouvernement. Les sociétés se désintègrent de l’intérieur bien plus fréquemment qu’elles ne sont brisées par des pressions extérieures. Il y a désintégration lorsque plus aucune morale commune n’est observée, et l’histoire montre que le relâchement des liens moraux est souvent le premier stade de la désintégration ; la société est donc justifiée à prendre les mêmes dispositions pour préserver son code moral que celles qu’il prend pour préserver son gouvernement et ses autres institutions essentielles. La répression du vice est l’affaire du droit, tout comme la répression des activités subversives ; il n’est pas plus possible de définir une sphère de moralité privée qu’il n’est possible de définir une sphère d’activité subversive privée. Il n’est pas correct de parler de morale privée ou d’affirmer que le droit n’a que faire de l’immoralité en tant que telle ; il n’est pas correct de tenter d’imposer des limites rigides au rôle que le droit est amené à jouer dans la répression du vice. Il n’y a aucune limite théorique au pouvoir qu’a l’État de légiférer contre la trahison et la sédition ; de même, je pense qu’il ne peut y avoir aucune limite théorique à son pouvoir de légiférer contre l’immoralité. On pourra objecter que si les péchés qu’un homme commet n’affectent que lui, la société ne saurait s’en préoccuper : s’il choisit de s’enivrer tous les soirs dans l’intimité de sa maison, qui d’autre que lui s’en trouve lésé ? Que notre objecteur suppose qu’un quart ou la moitié de la population s’enivre chaque soir : quelle sorte de société cela donnera ? On ne peut pas définir une limite théorique au nombre d’individus qui peuvent s’enivrer avant que la société ait le droit de légiférer contre l’ivrognerie. On peut dire la même chose des jeux d’argent. La Commission royale sur les paris, loteries et jeux a pris comme pierre de touche la personnalité du citoyen, pris comme membre de la société : « Lorsque nous nous préoccupons de l’impact moral des jeux d’agents, nous nous confinons à l’effet que ceux-ci sont susceptibles de produire sur la personnalité du joueur pris comme membre de la société. Si nous devions être convaincus que les jeux d’argents, à quelque degré qu’on s’y adonne, ont un effet nuisible, nous serions inclinés à penser que l’État a le devoir de limiter ces activités autant qu’il est possible ».

Cela m’amène à la troisième question que j’ai formulée plus haut : dans quelles circonstances l’État devrait-il exercer ce pouvoir ? Avant d’y venir, je soulève un point que j’aurais déjà pu évoquer au cours du traitement de l’une ou l’autre de ces trois questions : comment déterminera-t-on quels sont les jugements moraux de la société ? Si j’ai laissé ce problème de côté jusqu’à présent, c’est parce que je peux désormais le reformuler en des termes plus étroits, suffisants pour mon propos : comment le législateur déterminera-t-il quels sont les jugements moraux de la société ? Il n’est certainement pas suffisant qu’ils constituent l’opinion de la majorité  ; et il serait excessif d’exiger l’assentiment individuel de chaque citoyen. Le droit anglais a élaboré un standard qu’il utilise régulièrement et qui ne repose pas sur le comptage des voix. C’est le standard de l’homme raisonnable. Il faut se garder de le confondre avec l’homme rationnel. On n’attend pas de lui qu’il raisonne sur quoi que ce soit, et son jugement peut être largement affaire de sentiment. C’est le point de vue de l’homme de la rue ou – pour utiliser un archaïsme familier à tous les juristes – « l’homme de l’omnibus de Clapham ». On pourrait également l’appeler « l’homme de bon sens ». Pour le propos qui est le mien, j’aimerais également l’appeler l’homme sur le banc des jurés, car le jugement moral d’une société est quelque chose dont on doit pouvoir attendre qu’après discussion, douze hommes ou femmes tirés au sort soient unanimes à son sujet. C’était le standard que les juges appliquaient à une époque où le Parlement n’était pas aussi actif qu’aujourd’hui et où ils formulaient des règles de politique publique. Ils n’avaient pas l’impression de légiférer, mais simplement d’énoncer des principes que toute personne de bon sens accepterait comme valides. C’est ce que Pollock appelait la « morale pratique », qui ne dérive pas de fondations théologiques ou philosophiques, mais « de la masse d’expérience continue accumulée de manière semi-consciente ou inconsciente et sédimentée dans la morale du sens commun ». Il la décrivait également comme « une certaine manière de penser sur les questions de morale que l’on peut s’attendre à trouver chez un homme civilisé et raisonnable, ou chez un Anglais raisonnable, pris au hasard ».

L’immoralité est donc, pour ce qui regarde le droit, ce que toute personne de bon sens est présumée considérer comme immoral. Toute immoralité est capable d’affecter de manière dommageable la société, et de fait, celle-ci en est habituellement affectée dans une plus ou moins grande mesure ; c’est cela qui donne au droit son locus standi. Il ne peut en être tenu à l’écart. Mais – et cela m’amène à la troisième question – l’individu a lui aussi un locus standi ; on ne peut attendre de lui qu’il abandonne au jugement de la société la conduite tout entière de sa vie. On retrouve ici la question ancienne et familière de l’établissement d’un équilibre entre les droits et intérêts de la société et ceux des individus. C’est quelque chose que le droit fait constamment quelle que soit l’importance de la matière dont il traite. Prenons un exemple terre-à-terre et considérons un individu dont la maison jouxte une route et qui revendique le droit d’avoir accès à cette dernière ; de nos jours, cela veut dire le droit d'y stationner des véhicules, parfois pour une durée considérable pourvu qu’on ait à y effectuer des chargements et des déchargements. Il y a de nombreux cas où les cours ont eu à balancer le droit d’accès privé avec le droit du public d’utiliser la route sans obstruction. Cela ne peut se faire en découpant la route en zones publiques et privées, mais en reconnaissant que tant le public que les personnes privées ont des droits sur la route tout entière ; que s’ils en venaient tous à exercer pleinement ces droits, ceux-ci entreraient en conflit ; et, partant, que les droits des uns et des autres doivent être limités de manière à assurer autant que possible que les besoins essentiels des uns et des autres soient protégés.

Je ne pense pas que l’on puisse parler de manière sensée de morale publique ou privée, pas plus qu’on ne peut parler de route publique ou privée. La morale est une sphère dans laquelle il y a un intérêt public et un intérêt privé qui entrent souvent en conflit, et le problème est de savoir comment les réconcilier. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’énoncer des formules générales indiquant comment, dans notre société, l’équilibre entre ces intérêts peut être atteint. De telles formules ne peuvent, par leur nature, être rigides ou précises ; elles ne sauraient être destinées à circonscrire l’intervention du pouvoir légiférant, mais uniquement à guider ceux qui doivent appliquer la loi. Quoique toute décision rendue par une cour de justice et tentant d’équilibrer les intérêts publics et privés soit une décision ad hoc, la jurisprudence contient des affirmations de principe dont la cour doit tenir compte lorsqu’elle prend sa décision. De la même manière, il est possible d’énoncer des principes généraux dont on peut penser que le législateur devrait les avoir en tête lorsqu’il envisage d’adopter des lois mettant en œuvre la morale.

Je pense que la plupart des gens seraient d’accord avec le plus important de ces principes élastiques : on doit tolérer le maximum de liberté individuelle compatible avec l’intégrité de la société. On ne peut dire que ce principe traverse tout le droit pénal. Dans la plupart de ses aspects réglementaires– qui traitent du malum prohibitum plutôt que du malum in se – le droit pénal se fonde sur le principe opposé, à savoir que le choix individuel doit s’effacer devant le bon plaisir de la multitude. Mais dans les affaires de conscience, on admet en général que c’est le principe que j’ai énoncé qui prévaut. Il n’est pas confiné aux opinions et à la parole ; il s’étend aux actions, comme le montre la reconnaissance des droits des objecteurs de conscience en temps de guerre ; cet exemple montre également que la conscience est respectée même en période de danger national. Le principe me semble être particulièrement adéquat dans toutes les questions de morale. Le droit ne devrait rien punir qui ne se trouve au delà des limites du tolérable. Le fait que la majorité n’aime pas une certaine pratique est loin d’être suffisant ; il doit y avoir un véritable sentiment de réprobation. Ceux qui sont insatisfaits par l’état actuel du droit sur l’homosexualité disent souvent que les opposants à la réforme se laissent simplement influencer par leur dégoût. Si c’était le cas, ce serait regrettable, mais je ne pense pas que l’on puisse ignorer le dégoût si celui-ci est profondément ressenti et s’il n’est pas contrefait. La présence de ce dégoût est une bonne indication de ce que les limites du tolérable ont été atteintes. Tout ne peut être toléré. Aucune société ne peut fonctionner sans intolérance, sans indignation, sans dégoût ; voici les forces derrière la loi morale, et de fait, on peut affirmer que si elles ne sont pas présentes sous cette forme ou sous une autre, les sentiments qu’éprouve la société ne pourront pas avoir assez de poids pour priver l’individu de sa liberté de choix. Je suppose que qu’il n’y a de nos jours presque personne à qui la cruauté délibérée envers les animaux n’inspire du dégoût. Personne ne propose de reléguer cette forme (ou toute autre) de sadisme au domaine de la morale privée ou de permettre qu’elle soit pratiquée en public ou en privé. Bien entendu, il serait possible de faire remarquer que jusqu’à une époque relativement récente, personne ne se sentait particulièrement concerné par la cruauté envers les animaux, et que la compassion, la gentillesse, la réticence à infliger des douleurs autrui sont des vertus qui sont généralement davantage estimées aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été par le passé. Mais en pareille matière, rien n’est déterminé par un argument rationnel. Tout jugement moral, à moins qu’il ne se revendique d’une source divine, est simplement le sentiment qu’aucun homme de bon sens ne saurait se comporter autrement sans admettre qu’il a mal agi. C’est le pouvoir du bon sens et non le pouvoir de la raison qui se trouve derrière les jugements de la société. Mais avant qu’une société puisse considérer qu’une pratique va au-delà des limites du tolérable, il doit y avoir un jugement délibéré selon lequel cette pratique est dommageable à la société. Par exemple, l’homosexualité est généralement tenue en horreur. Nous devrions tout d’abord nous demander, en posant sur cette question un regard calme et dépassionné, si nous le considérons comme un vice si abominable que sa seule présence est une offense. Si cela est le sentiment général de la société dans laquelle nous vivons, je ne vois pas comment on pourrait dénier à la société le droit de l’éradiquer. Il se peut que notre sentiment ne soit pas si intense. On peut avoir le sentiment que cette pratique est tolérable si elle est confinée, mais que si elle se répandait, elle pourrait s’avérer gravement préjudiciable. C’est de cette manière que la plupart des sociétés envisagent la fornication, qui est perçue comme une faiblesse naturelle qui doit être maintenue dans certaines limites mais qui ne peut être éradiquée. Tout devient alors affaire d’équilibre entre d’un côté le danger pour la société et de l’autre l’étendue de la restriction. Sur ce genre de problèmes, la valeur d’une investigation menée par un organe tel que la Commission Wolfenden est manifeste, comme l’est celle de ses conclusions.

Les limites de la tolérance se déplacent. Ce constat est le complémentaire de ce que je viens de dire, mais il est d’une importance suffisante pour mériter qu’on en fasse mention comme un principe distinct que les législateurs doivent également garder à l’esprit. Je suppose que les normes morales ne varient pas ; pour autant qu’elles proviennent de la révélation divine elles ne sauraient varier, et je suis prêt à supposer que les jugements moraux effectués par une société demeurent toujours bons pour cette société. Mais la marge de déviance morale qu’une société peut tolérer – je dis bien tolérer, et non approuver – varie d’une génération à l’autre. Il est possible que, globalement, la tolérance s’accroisse. L’esprit humain, toujours avide d’une plus grande liberté de pensée, exerce une pression de l’extérieur sur les liens sociaux et les force graduellement à se distendre. On pourrait dire que l’histoire est une suite de contractions et d’expansions et que toutes les sociétés développées ont pris le chemin de leur propre dissolution. Je ne peux pas parler de ce que je ne connais pas ; et de toute façon, il n’est, d’un point de vue pratique, aucune société qui soit prête à mettre en œuvre sa propre décadence. C’est pourquoi j’en reviens au fait simple et observable qu’en matière de morale les limites de la tolérance se déplacent. Les lois, particulièrement celles qui sont basées sur la morale, sont plus lentes à faire évoluer. Il en résulte un autre bon principe de travail selon lequel dans toute nouvelle question de morale, le droit devrait agir lentement. Il se peut qu’à la prochaine génération, le flot d’indignation se soit apaisé et que la loi se retrouve dépourvue de l’appui dont elle a besoin. Mais il devient alors difficile de changer la loi sans donner l’impression d’affaiblir le jugement moral. C’est l’un des facteurs qui militent fortement en défaveur de toute modification du droit sur l’homosexualité.

Il faut avancer, quoique de manière plus hésitante, un troisième principe élastique : la vie privée devrait être respectée autant que possible. Cette idée n’a jamais été formulée explicitement dans notre droit pénal. En principe, les actes accomplis et les paroles proférées en public comme en privé entrent sans distinction dans son champ d’application. Mais cela va de pair avec une très forte réticence de la part des juges et des législateurs à cautionner les atteintes à la vie privées dans la détection de crimes. La police n’a pas plus qu’un simple citoyen le droit de faire intrusion chez vous (right to trespass) ; un droit général à effectuer des fouilles n’existe pas ; dans cette mesure la maison d’un Anglais est toujours sa forteresse. Le gouvernement est extrêmement prudent y compris lorsqu’il s’agit d’exercer des pouvoirs dont il prétend qu’ils ne lui sont pas disputés. Les écoutes téléphoniques ou les interceptions de correspondances en sont une bonne illustration. Une commission constituée de trois membres du Conseil privé qui a récemment enquêté sur ces activités a conclu que le ministre de l’Intérieur (Home Secretary) et ses prédécesseurs avaient déjà formulé des règles strictes encadrant l’exercice de ces pouvoirs et la Commission a pu recommander que l’on continue à faire usage de ces pouvoirs dans des conditions substantiellement identiques. Elle indiqua cependant que ces pouvoirs étaient « de manière générale considérés défavorablement ».

Cela indique un sentiment général que le droit à la vie privée est une chose qui doit être mise dans la balance contre l’exécution des lois. En va-t-il de même en ce qui concerne la formation des lois ? Clairement, ce n’est le cas que dans un nombre très limité de cas. Quand le secours de la loi est invoqué par un citoyen victime d’un dommage, le respect de la vie privée n’est clairement pas pertinent ; l’individu ne peut demander que son droit au respect de sa vie privée contrebalance le préjudice qu’il a criminellement causé à autrui. Cependant lorsque tout ceux qui sont impliqués dans l’acte litigieux sont des parties consentantes et lorsque c’est à la morale que le dommage est infligé, l’intérêt public du maintien de l’ordre moral peut être contrebalancé avec les prétentions au respect de la vie privée. Les restrictions apportées aux pouvoirs d’investigation de la police montrent qu’en cette matière on va bien au-delà de l’équilibre des intérêts ; cela veut dire que lorsque personne ne porte plainte, la détection d’un crime commis en privé est condamnée à être aléatoire, ce qui est une raison supplémentaire en faveur de la modération. Ces considérations ne justifient pas que toute immoralité privée soit mise hors de portée du droit. Comme je l’ai déjà suggéré, je pense que le critère du « comportement privé » devrait être substitué à la « moralité privée » et que son importance devrait être minorée, le caractère privé étant un facteur à prendre compte et non une limite bien définie à ne pas franchir. Dès lors que la gravité du crime doit aussi être adéquatement prise en considération, il est tout à fait possible, dans le cas de l’homosexualité, de faire une distinction entre les actes véniels d’indécence et l’infraction complète – distinction qui apparaît tout à fait illogique si l’on suit les principes du Rapport Wolfenden.

La dernière chose dont il faut se souvenir – c’est également la plus importante – est que le droit se préoccupe du minimum, et non du maximum : des pans entiers du Sermon sur la montagne n’auraient pas leur place dans les Dix commandements. Nous reconnaissons tous qu’existe un fossé entre la loi morale et la loi positive (law of the land). Quelqu’un qui règle son comportement dans le seul objectif d’échapper à la sanction n’est pas digne de beaucoup de considération, et le mérite de toute société consiste à fixer à ses membres des modèles de comportement qui vont au-delà de ce que le droit requiert. Nous reconnaissons l’existence de tels modèles supérieurs lorsque nous utilisons des expressions telles que « obligation morale » ou « être tenu moralement de… ». Cette distinction a été bien formulée dans le jugement rendu par des sages africains dans un litige familial : « Nous avons le pouvoir de vous obliger à diviser vos cultures, car c’est ce que dit notre droit, et nous veillerons à ce que vous vous exécutiez. Mais nous n’avons pas le pouvoir de vous obliger à vous comporter avec droiture ».

Ce ne peut être qu’en raison de son caractère évident que ce point est si fréquemment ignoré. Les discussions entre législateurs, professionnels comme profanes, sont trop souvent limitées à la question de savoir ce qui est bon ou mauvais – ce qui est bien ou mal – pour la société. Elles échouent à tenir séparées les deux questions que j’ai posées plus haut : la question du droit de la société à exprimer un jugement moral et la question de savoir si le bras armé du droit devrait être utilisé pour mettre en œuvre ce jugement. Le droit pénal ne dit pas comment les gens devraient se comporter ; il dit ce qui arrivera s’ils se comportent mal ; on ne saurait attendre de lui qu’il concerne les bons citoyens ou influe sur leurs décisions. Toute loi devrait tenir compte de cela.

Le bras armé du droit est un instrument dont la société a l’usage et la détermination des cas particuliers dans lesquels il doit être utilisé relève d’une décision qui est essentiellement pratique. Puisque c’est un instrument, il est recommandable, avant de décider d’y recourir, de prendre en considération les outils dont il peut être muni et la machinerie qui le fait fonctionner. Parmi les outils, on trouve l’amende, la prison ou des formes plus douces de surveillance (telles que la maison de redressement ou la libération conditionnelle), mais aussi – il ne faut pas l’ignorer – la déchéance qui suit la divulgation du crime. L’un ou l’autre de ces outils sont-ils adéquats en matière d’immoralité sexuelle ? Le fait qu’il y a un grand nombre d’immoralités sur lesquelles le droit reste silencieux montre qu’il ne peut y avoir à ce sujet de règle générale. La décision doit être prise en fonction de chaque cas ; mais dans le cas de l’homosexualité, le rapport Wolfenden tient compte à juste titre des opinions de ceux qui, par expérience, connaissent bien les crimes de cette sorte et des membres du clergé qui sont les gardiens naturels de la morale publique.

La machinerie qui met en mouvement le droit pénal s’achève avec le verdict et la sentence, le verdict étant rendu soit par des magistrats soit par un jury. En règle générale, dès lors qu’une infraction est suffisamment sérieuse pour justifier une peine maximale de plus de trois mois de prison, l’accusé a droit à ce que ce soit un jury qui rende le verdict. Il en résulte que les magistrats n’appliquent le plus souvent que ce que j’ai appelé la « partie réglementaire » du droit. Ce dont ils s’occupent, c’est largement des affaires d’ébriété, de jeux d’argents ou encore de prostitution, qui toutes concernent de près ou de loin la morale ; ils ne s’occupent pas des violations plus sérieuses de la morale. Ils sont plus sensibles que les jurys aux idées du législateur ; et il n’est sans doute pas accidentel que les recommandations du Rapport Wolfenden visant à alourdir les sanctions pour racolage n’aient pas dépassé la limite des trois mois. Les jurys tendent à diluer les décrets du Parlement avec leurs propres idées sur ce qui devrait être punissable. Bien sûr, leur domaine de compétence est le fait, non le droit, et je n’entends nullement affirmer que les jurys méconnaissent souvent délibérément la loi. Mais s’ils pensent que la loi est trop rigoureuse il leur arrivera parfois d’être très charitables dans leur appréciation des faits. Prenons un exemple parmi de nombreux autres possibles. Constitue un délit le fait d’avoir une relation charnelle avec une jeune fille de moins de seize ans. Le consentement de celle-ci n’est pas un moyen de défense valable ; si elle n’y avait pas consenti, on aurait bien sûr affaire à un viol pur et simple. La loi prévoit des dispositions particulières lorsque le garçon et la fille sont d’âge rapproché. Si un homme âgé de moins de vingt-quatre ans arrive à prouver qu’il avait des motifs raisonnables de croire que la fille en avait plus de seize, il a une bonne défense. La loi considère que cette infraction est si grave qu’elle l’a rendu passible de la cour d’assises. Par « motif raisonnable » on ne veut pas simplement dire que le garçon doit avoir honnêtement cru que la fille avait plus de seize ans, mais qu’il devait avoir de bonnes raisons (reasonable grounds) de le croire. En théorie, cette défense ne devrait donc pas être chose aisée, mais dans les faits il est très rare que quelqu’un qui la soulève soit condamnée. Le fait est que la fille est souvent autant à blâmer que le garçon. L’objectif de la loi, comme les juges ne cessent de le répéter auprès des jurys, est de protéger les jeunes filles contre elles-mêmes ; mais cela n’impressionne guère les jurys.

Le rôle que les jurys jouent dans l’application du droit pénal et le fait qu’il n’est pas de violation sérieuse de la morale qui ne soit punissable sans leur verdict sont des éléments d’une grande importance si on se réfère aux principes que j’ai élaborés plus haut. Ils montrent que ce qui pourrait sembler pure exhortation adressée au législateur s’avère, en quelque sorte, être un ensemble de règles que ceux qui font les lois ne peuvent ignorer sans danger. « L’homme sur le banc des jurés » n’est pas seulement une expression, c’est une réalité agissante. À long terme il ne servira à rien de faire des lois relatives à la morale qui ne soient pas acceptables pour lui.

C’est donc ainsi qu’à mon avis, on doit répondre à la troisième question que j’ai posée plus haut – non pas en formulant des règles strictes, mais en effectuant dans chaque cas un jugement qui prend en compte des facteurs du type de ceux que j’ai mentionnés. La ligne qui sépare la loi pénale de la loi morale ne peut être déterminée au moyen de l’application d’un critère précis. Elle est comme une ligne qui sépare la terre et la mer, un littoral irrégulier et dentelé. On y trouve des dénivellations et des promontoires, tels que l’adultère et la fornication, qui, depuis des siècles, sont substantiellement hors de portée du droit. Le type d’adultère qui brise les mariages me semble être tout aussi dommageable pour le tissu social que l’est l’homosexualité ou la bigamie. La seule raison qui explique que le droit pénal ne s’y intéresse pas est que la loi qui en ferait un crime serait trop difficile à appliquer. Concernant la fornication, tout ce que le droit peut faire, c’est d’agir contre ses pires manifestations ; la commercialisation du vice inspire l’horreur générale, et c’est ce sentiment qui donne au droit la force d’agir contre les bordels et les gains immoraux. Aucune logique ne saurait être trouvée là-dedans. On ne fixera la frontière entre la loi pénale et la loi morale qu’en pesant, pour chaque crime particulier, les avantages et les inconvénients de sa répression juridique selon les considérations que j’ai exposées jusqu’à présent. Le fait que l’adultère, la fornication et le lesbianisme sont hors de portée du droit ne prouve pas qu’il doive en aller de même pour l’homosexualité. L’erreur de théorie du droit que commet le Rapport Wolfenden provient de ce qu’il recherche un principe unique à même d’expliquer la division entre le crime et le péché. Selon le Rapport, ce principe est le suivant : le droit pénal existe pour protéger les individus ; si on suit ce principe, le droit n’a que faire de la fornication en privé entre adultes consentants, c’est pourquoi il s’avère logiquement inadmissible de prétendre qu’il en va autrement de l’homosexualité pratiquée en privé par des adultes consentants. Or le véritable principe est que le droit existe pour la protection de la société. Il ne remplit pas sa fonction en protégeant les individus contre les torts, les nuisances, la corruption et l’exploitation ; le droit doit également protéger les institutions et la communauté d’idées tant politiques que morales sans laquelle les gens ne peuvent vivre ensemble. La société ne peut ignorer la moralité de l’individu, pas davantage qu’elle ne peut ignorer sa loyauté ; loyauté et moralité sont toutes deux les conditions de l’épanouissement de la société et sans l’une ou l’autre, celle-ci meurt.

J’ai affirmé que la morale qui sous-tend le droit doit dériver d’un sens du bien et du mal qui réside dans la communauté dans son ensemble ; il importe peu de savoir d’où provient cette communauté de pensée, que ce soit de quelque corps de doctrine ou de la connaissance du bien et du mal dont nul homme n’est dépourvu. Si l’homme raisonnable croit qu’une pratique est immorale et s’il croit également – que cette croyance soit ou non correcte ne change rien, pourvu qu’elle soit honnête et dépassionnée – qu’aucun membre de la société doté de bon sens ne saurait penser autrement, alors, pour autant que le droit est concerné, cette pratique est immorale. Il en résulte, dira-t-on, que l’immoralité est une question de fait – un fait que le droit considérerait certes comme absolument évident, mais il ne pourrait pas pour ce faire se prévaloir d’une autorité qui soit supérieure à celle de n’importe quelle autre doctrine de l’intérêt public (doctrine of public policy). Je pense qu’il en va ainsi, et de fait, le droit ne distingue pas l’acte immoral de l’acte contraire à l’intérêt public (contrary to public policy). Mais le droit n’a jamais encore eu l’occasion de s’enquérir des différences entre la morale chrétienne et celle dont on peut attendre de tout membre de la société doté de bon sens qu’il la reconnaisse. Une telle enquête serait, je crois, d’ordre académique. Les moralistes trouveraient des différences ; du reste ils en trouveraient y compris parmi les diverses branches de la foi chrétienne, sur des sujets tels que le divorce et la contraception. Mais, si on s’en tient au champ d’intervention limité du droit au sein des questions de morale, tout cela ne fait aucune différence pratique. C’est pourquoi il me semble que le libre-penseur et le non-chrétien peuvent accepter, sans renier leurs convictions, le fait que la morale chrétienne constitue le fondement du droit pénal, et ils peuvent reconnaître, toujours sans reniement aucun, que sans le soutien des églises, l’ordre moral, qui trouve son origine et puise sa force dans les croyances chrétiennes, s’effondrerait.

Cela me ramène à la question que j’ai posée au début de cette conférence. Quelle est la relation entre le crime et le péché, entre l’Église et le Droit ? Je ne pense pas qu’on puisse faire équivaloir le crime et le péché. La loi divine et la loi séculière ont été désunies, mais elle se rapprochent à nouveau lorsque l’une a besoin de l’autre. Ce n’est pas mon rôle de souligner à quel point l’Église a besoin de la loi séculière ; pour le dire brièvement, on ne saurait avoir de plafond sans avoir de plancher. Je dis très clairement que le droit a besoin de l’Église. Comme je l’ai indiqué, en matière de normes de comportement humain, le droit pénal s’occupe du minimum, la loi morale du maximum. L’instrument du droit pénal est la peine ; les instruments de la loi morale sont l’enseignement, la discipline, l’exhortation. Si le droit devait prendre à charge le poids entier du péché, il ne supporterait pas la pression. Si à un moment ou un autre un enseignement moral clair et convaincant fait défaut, l’administration du droit en souffrira. Considérons à titre d’illustration l’état du droit en matière d’avortement. Je crois qu’énormément de gens aujourd’hui ne comprennent pas pourquoi l’avortement est mauvais. S’il est acceptable de prévenir la conception, dans quel mesure est-ce un péché de prévenir la naissance, et pourquoi est-ce le cas ? Je doute que quiconque n’a pas reçu une formation théologique puisse apporter une réponse satisfaisante à cette question. Lorsque, par accident, la contraception a échoué, beaucoup de gens regardent l’avortement comme l’étape suivante ; et davantage encore sont dissuadés de recourir à l’avortement non parce qu’ils y voient un péché ou une activité illégale, mais parce qu’en raison de son illégalité, il est difficile d’y avoir accès. Le droit est impuissant à faire face à l’avortement per se. À moins qu’une tragédie ne se produise ou qu’un avorteur « professionnel » ne soit impliqué – le parallèle entre le « professionnel » en matière d’avortement et le « professionnel » en matière de fornication est fort étroit –, le droit ne peut rien faire. Sauf dans les deux cas que je viens de mentionner, le crime est rarement détecté ; et lorsqu’il l’est, le plaidoyer ad misericordiam est souvent trop fort. L’avorteur « professionnel » est souvent une personne sans aucune qualification qui, contre une petite récompense, vient en aide aux filles en difficulté ; la jeune fille et au père de l’enfant sont des témoins essentiels pour le ministère public, et ils sont donc laissés en liberté ; l’avorteur rémunéré est, lui, souvent condamné à une très lourde peine, bien plus lourde que celle généralement infligée aux adjuvants de l’immoralité que sont le souteneur ou le tenancier de bordel. La raison en est qu’un avortement pratiqué par une personne dénuée de toute qualification met la vie en danger. Dans une affaire de 1949, Lord Chief Justice Goddard affirma : « C’est parce que les services offerts par des personnes ignorantes et sans compétences entraînent souvent la mort que la tentative de pratiquer l’avortement est considérée par le droit comme une infraction extrêmement sérieuse ». Ici le droit prend une certaine tournure qui le dissocie de la morale et, je pense, jusqu’à un certain point du bon sens. L’acte est puni parce qu’il est dangereux, et il est dangereux largement parce qu’il est illégal et qu’il est par conséquent pratiqué uniquement par des personnes dépourvues des compétences nécessaires.

Ici, je n’ai pas pour objectif de critiquer la théologie ni le droit en relation à l’avortement. C’est un vaste sujet qui dépasse de loin mon présent propos. Ce que je cherche à montrer, c’est ce qu’il advient du droit lorsque celui-ci s’occupe de questions de morale au sujet desquelles un sens du péché n’est pas profondément imprimé dans la communauté prise dans son ensemble : le droit s’affaisse sous un poids qu’il n’est pas destiné à porter et il peut en ressortir définitivement déformé.

J’en reviens maintenant au fil principal de mon argumentation, que je résumerais ainsi. La société ne peut vivre sans la morale. Sa morale est constituée des normes de conduite que l’homme raisonnable approuve. Un homme rationnel, qui est également un homme bon, peut fort bien reconnaître d’autres normes. S’il n’en reconnaît aucune, alors il n’est pas un homme bon et ne saurait davantage être digne de notre considération. En revanche, s’il reconnaît des normes, celles-ci pourront-être très différentes : par exemple, il ne désapprouvera peut-être pas l’homosexualité et l’avortement. Dans ce cas, il ne prendra pas part à la morale commune ; mais cela ne doit pas l’entraîner à nier que cette morale est une nécessité sociale. Un rebelle peut rationnellement croire qu’il a raison de se rebeller, mais il est irrationnel s’il croit que la société peut le laisser libre de se rebeller.

Quiconque concède que la morale est nécessaire à la société doit approuver l’usage des instruments sans lesquels la morale ne peut être maintenue. Il y a deux instruments : l’enseignement, qui est l’affaire de la doctrine, et la mise en œuvre par la force, qui est l’affaire du droit. Si on pouvait enseigner la moralité en montrant simplement qu’elle est nécessaire à la société, il n’y aurait nul besoin social de religion ; celle-ci pourrait être abandonnée à la seule sphère personnelle. Mais la moralité, pas plus que la loyauté d’ailleurs, ne peut être enseignée ainsi. Aucune société n’a encore résolu le problème de savoir comment enseigner la moralité sans la religion. Il faut donc que le droit se fonde sur la morale chrétienne et, pour autant qu’il en est capable, qu’il mette en œuvre cette dernière, non pas simplement parce que c’est la morale que la plupart d’entre nous pratiquons ou parce que c’est celle qui nous est enseignée par l’Église établie – sur tous ces points, le droit reconnaît le droit d’exprimer une opinion divergente –, mais pour la raison impérieuse que sans l’aide des enseignements du christianisme, le droit est voué à l’échec.

Traduit de l’anglais par Mathieu Carpentier