Les conditions du droit d’association moderne. Liberté et consentement à la violence dans les communautés religieuses (XVIIe-XIXe siècles)
L’association est une institution commune à la pensée classique qui conçoit la société de manière organique ou corporatiste et à la pensée moderne qui la regarde comme composée d’individus libres, libres notamment d’unir et de mettre en commun un certain nombre de choses.
Cette institution ne pose pas de problèmes cruciaux dans la pensée scolastique classique car les corps et les communautés sont réputés exister naturellement et, autant que possible, coexister de manière harmonieuse au sein d’une autre communauté naturelle, la communauté politique. Pas d’obstacle logique en amont, au regard de la communauté politique, pas davantage en aval, au regard du particulier précisément parce que l’individu, en tant que titulaire de droits subjectifs, n’existe pas. Ce particulier jouit des droits et des privilèges qui sont attachés aux corps et aux communautés auquel il appartient. Mais il doit également subir les normes qu’imposent ces corps et communautés et s’y conformer sans y avoir consenti, et dès lors, ne pas être libre. Bref, les libertés (i.e. l’autonomie) des corps et des communautés leur garantissent une certaine abstention du pouvoir politique, mais au prix de la liberté de l’individu de vouloir appartenir, de ne pas vouloir appartenir ou de cesser de vouloir appartenir à l’un d’eux.
Dans un cadre de pensée moderne, l’association peut poser des problèmes parfois aigus. Il est difficilement pensable de priver les individus du droit de s’associer précisément parce que l’ordre politique et juridique repose sur le fondement de la libre association des hommes naturels par le contrat social. Pour autant, il ne saurait être question de laisser renaître et prospérer des communautés qui feraient concurrence à l’État, qui constitueraient un « État dans l’État » ou soutiendraient un intérêt particulier menaçant l’intérêt général. C’est évidemment la cause de la défiance des Révolutionnaires à l’encontre des associations autres que le contrat social. Cette même défiance, doublée d’une approche policière de la société, conduira à présumer association de quasi-malfaiteurs toute association de plus de vingt personnes, en vertu du fameux article 291 du Code pénal de 1810 jusqu’en 1901. Présomption qui ne peut être renversée que par une autorisation administrative préalable : l’agrément du gouvernement. D’où cette ignorance ou cette négation du droit ou de la liberté d’association par crainte de voir les corps et les communautés renaître et nier la liberté des individus.
Pour les Modernes, l’existence de groupes ou de corps intermédiaires entre l’individu et l’État est donc une véritable difficulté, ou pour le dire autrement, la reconnaissance de droits individuels trouvant à s’exprimer de manière collective – la liberté de réunion et les trois libertés d’association : syndicale, intellectuelle et cultuelle – se fait de manière problématique. Elle se fait à certaines conditions.
Aujourd’hui, en France, coexistent une défense de la liberté d’association et un regard plutôt réprobateur à l’endroit des communautés, de sorte que ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme » fait office de repoussoir. Ce communautarisme peut être envisagé selon trois postures. Tantôt, il est dénoncé comme une sorte de retour aux corps et communautés privilégiés qui déchirent le contrat social par leur existence même : c’est l’approche que l’on qualifiera de vétéro-républicaine. Tantôt, il est défendu comme une extension légitime de la liberté individuelle de se regrouper par affinités (l’idée de droit à la différence) : c’est l’approche paradoxalement ultra-individualiste. Il est enfin défendu dans une logique de reconnaissance de droits attachés à des corps, des communautés ou des minorités qui existent en tant que tels, par delà l’adhésion individuelle de ceux qui en font partie : c’est l’approche communautaire. Chacune de ces postures a évidemment des implications juridiques sur le droit d’association.
Les « communautés » selon la dernière approche – communautaire – reposent sur une logique très éloignée de celle du droit d’association moderne car on postule que le groupe précède l’individu. D’où cette idée que l’on peut appartenir malgré soi à une communauté ou encore que l’on ne peut pas cesser d’appartenir à une communauté quand bien même on le souhaiterait. Ce qui est la négation même de l’idée moderne d’association laquelle repose sur le droit de s’associer, suppose celui de ne pas s’associer, et induit celui de cesser de s’associer. La loi de 1901, fruit d’une intense dynamique intellectuelle à partir de la seconde décennie du Second Empire, a été conçue dans un contexte de société regardée par beaucoup comme atomisée depuis un siècle, parce qu’on avait empêché les groupes sociaux de mettre librement en commun certaines convictions ou intérêts. Beaucoup étaient convaincus qu’il était nécessaire que l’État laisse la société s’organiser librement hors de son contrôle. Aujourd’hui, le contexte est bien différent : on s’interroge davantage sur les moyens dont peut disposer l’État pour contrôler des communautés, sans pour autant les nier, au sein d’une société assez largement éclatée ou fractionnée.
Pour penser la place de l’association à l’intérieur de la modernité, on peut s’arrêter un instant sur la manière dont Émile Beaussire, un des membres fondateurs de l’École libre de sciences politiques, présente les choses dans son grand livre La Liberté dans l’ordre intellectuel et moral. Études de droit naturel publié en 1866, dans un contexte où la liberté de s’associer est à conquérir. Son explication se veut historique mais elle est en réalité philosophique ou politique. Selon lui, les corps et les communautés ont prospéré au Moyen Âge à cause de l’incurie de l’État dans sa mission de protection de l’intégrité physique des personnes. Pour la pallier, les hommes se sont regroupés dans des corps, des communautés, des corporations qui leur ont procuré la sécurité. Ces associations, étant chargées de protéger la vie même des personnes, se sont dotées de pouvoirs qui sont normalement dévolus aux États : elles se sont donc emparées des « droits de souveraineté ». Pas d’usurpation volontaire ou pensée des droits des États mais plutôt constat de leur carence et, dès lors, appropriation d’une mission en déshérence, celle de la protection de l’intégrité des personnes. (Évidemment, sans que l’État moderne ne soit pensé et que la souveraineté comme forme moderne de la puissance ne soit conceptualisée au XVIe siècle, il est anachronique d’évoquer une carence et partant une usurpation.) Ces groupes sociaux organisés offrent une sécurité à leurs membres, et pour cela ils disposent de la force. Une force qui se déploie dans deux directions : vers l’extérieur, une force armée pour contrer une menace, vers l’intérieur, c’est-à-dire vers les membres de la communauté, une force coercitive et disciplinaire afin d’imposer aux membres d’exposer leur vie pour la défense du tout. (L’archétype de ce type d’association – que Beaussire n’évoque d’ailleurs pas – étant la ville fortifiée et franche.) À la fin du Moyen Âge, l’autorité royale progresse et cherche à dépouiller les corps et communautés de ces prérogatives de puissance et à s’affirmer comme l’unique détenteur légitime du recours à la violence. Beaussire explique que ces groupes concurrents étant en guerre perpétuelle les uns envers les autres, les hommes ont préféré vivre sous le despotisme d’un seul, le roi. D’où cette situation entre le XVIe siècle et la Révolution : l’État conquiert le monopole de la violence nécessaire à la protection des sujets et impose à ses sujets à cette fin un pouvoir absolu, mais il ne fait pas disparaître les autres compétences des groupes sociaux, qui prennent la forme de privilèges, « entretenant la haine contre un régime social dont les abus semblaient d’autant plus odieux qu’il avait cessé d’être protecteur ». Mais en détruisant les privilèges, les Révolutionnaires ont fait une victime collatérale, le droit d’association.
Quelle place l’association peut-elle trouver dans le cadre de la liberté des Modernes ? Pour Beaussire, les associations ne doivent usurper ni les droits des individus ni ceux de l’État. Pour ce faire, il faut qu’elles ne puissent pas utiliser la force, ni à l’égard des autres ni à l’égard de leurs propres membres : leur moyen d’action doit rester l’influence morale ou intellectuelle. Elles ne doivent disposer que des moyens qui étaient ceux du pouvoir spirituel au Moyen Âge à savoir la persuasion non violente (la prédication), tandis que le pouvoir temporel disposait du pouvoir de contraindre physiquement (le glaive). (À une importante différence près néanmoins : le pouvoir étatique est et doit être supérieur au pouvoir associatif tandis que jusqu’au XIVe siècle, le pouvoir spirituel était regardé comme intrinsèquement supérieur au pouvoir temporel.) En revanche, il est très légitime que les associations disputent à l’État son influence morale et intellectuelle car l’État ne doit pas pouvoir cumuler le pouvoir coercitif et le pouvoir moral. « Pour que toutes les libertés ne soient pas sous l’empire de la force, il faut d’autres associations que l’État lui-même, il faut des associations libres, qui puissent se former librement et librement se dissoudre, et dont les statuts, la juridiction, la défense, excluent tout moyen coercitif ». Il ne s’agit pas de dénier à l’État toute influence intellectuelle ou morale, ne serait-ce que parce qu’en démocratie les détenteurs du pouvoir véhiculent des idées pour lesquelles ils ont été élus, mais il importe au plus haut point qu’il n’en ait pas le monopole car le cumul des pouvoirs coercitif et moral (i.e. temporel et spirituel) est funeste pour la raison que les moyens dont ils disposent sont distincts : au pouvoir coercitif, la violence physique légitime, au pouvoir moral, la persuasion des âmes.
Ce pouvoir moral – qui n’est autre que le commerce des idées, des idéologies, des croyances, des expressions de la foi religieuse, de leur transmission – est très délicat, sensible et périlleux parce qu’il touche au savoir, à la vérité, aux fins dernières. Le domaine des libertés morales, parce cela même qu’il touche à ce que d’aucuns considèrent comme la Vérité, est celui d’une répugnance naturelle à accepter l’altérité (si une vérité en vaut une autre, il n’existe aucune vérité), c’est en même temps le domaine dans lequel son acceptation est le plus nécessaire. Ces libertés sont essentiellement recognitives : si chacun entend rechercher et découvrir librement la (ou sa) vérité, il est logiquement impératif qu’il reconnaisse la même liberté à tout autre.
C’est la raison pour laquelle, soutient Beaussire, l’État ne peut ni ne doit s’aventurer seul sur ce terrain de la vérité. Il a le devoir de laisser les citoyens s’organiser librement pour la rechercher, en s’abstenant de décider de ce qui sera une bonne ou une mauvaise manière de la rechercher. Dès lors, le moyen de garantir la liberté morale est de permettre la libre association de ceux qui souhaitent s’instruire, étudier, rechercher ou prier en commun. La limite étant simplement de ne porter atteinte ni à la liberté d’autrui (l’altérité ou le « pluralisme ») ni à l’ordre public (l’abstention de tout recours à la violence). Cela explique d’ailleurs le retard pris par la liberté d’association sous la IIIe République. Les républicains les plus anticléricaux posaient comme condition à la reconnaissance de cette liberté que les congrégations religieuses, véritables épouvantails, en soient exceptées, en particulier en considérant que les vœux perpétuels étaient en quelque sorte une question d’ordre public, que les idées réactionnaires véhiculées étaient contraires au credo républicain, que les enseignements chrétiens nuisaient à la jeunesse du pays et, enfin, que le patrimoine dont elles disposaient en faisait des empires hors de contrôle des représentants du peuple français.
L’un des points de tension les plus acérés est celui du pouvoir de l’association sur ses membres : ce pouvoir doit rester dans le registre de la simple persuasion et ne jamais verser dans la coercition afin de préserver la liberté imprescriptible pour celui qui appartient à une association de la quitter ou, pour un novice ou un aspirant, de ne pas y adhérer. Cette question est posée dans sa plus grande radicalité pour les membres des ordres monastiques qui envisagent de prononcer des vœux perpétuels ou qui les ont d’ores et déjà formulés. C’est d’ailleurs au nom de la liberté moderne que ces vœux perpétuels ont cessé d’être reconnus en 1790 au motif qu’il est contraire à la liberté de s’engager sans pouvoir se désengager. C’est véritablement lorsque les religieux quittent le siècle, qu’ils meurent au monde – « un suicide payé d’éternité » dit Hugo en 1862 dans Les Misérables – et choisissent un ordre normatif en contradiction avec celui du contrat social que le droit d’association moderne est le plus fortement mis à l’épreuve.
C’est pourquoi, il convient de retracer les débats qui se font jour entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle à propos de la liberté (ou non) pour les membres des ordres monastiques de quitter leur communauté. Jusqu’à la Révolution, cette liberté n’existe pas. Au contraire, des dispositifs juridiques permettent de lutter de manière préventive et répressive contre l’apostasie, à savoir le fait de fuir l’habit et le cloître. Ces dispositifs coercitifs seront critiqués au XVIIIe de manière véhémente de sorte que lorsque les vœux monastiques sont abolis en 1790, la mesure est accueillie favorablement, y compris chez nombre de catholiques. La hantise des corporations, de la société d’ordres et de communautés s’abat aussi sur les ordres monastiques et plus généralement les congrégations, y compris celles qui sont réputées « utiles » (congrégations charitables, hospitalières ou enseignantes), qui sont supprimées en 1792 de manière générale et absolue. On refuse de reconnaitre la liberté de ne pas être libre. Ce qui conduit à une première phase d’exil pour nombre de religieux profès. Pour supprimer les corporations, on frappe aussi la libre association.
D’où cette via media choisie au XIXe siècle : les congrégations seront soumises à un régime d’autorisation préalable. Pas de liberté d’association mais un mécanisme de contrôle que réalise l’État sur ce que doivent être les communautés, sur leur nombre et sur leur ampleur. Un contrôle qui, d’ailleurs, existait tout autant sous l’ancienne monarchie. Quant aux communautés qui ne demandent rien, qui vivent hors du monde discrètement, leur association est un simple fait. Au cours de cette période, en droit, tout religieux ne peut s’engager auprès de sa communauté que pour cinq années. Et le pouvoir séculier n’apporte plus son concours afin de pourchasser ceux qui fuiraient leur cloître. En outre, il semble que les mesures coercitives de prévention de ces évasions, si elles n’ont pas disparues de facto, sont comme absorbées dans la liberté de s’engager, liberté de se rendre esclave d’une règle monastique. Une pratique qui, si elle existe, est largement souterraine, une sorte d’angle mort du droit commun.
Tandis que la reconnaissance d’une véritable liberté d’association est revendiquée fortement à partir du Second Empire, et qu’elle emporte une large adhésion, le point qui bloque sa consécration est l’hostilité aux congrégations. Les républicains ne veulent pas les laisser s’établir librement, précisément à cause de l’absorption de l’individu par la claustration et la mort au monde. Il y a aussi dans cette hostilité des motifs moins avouables : il s’agit d’institutions bien peu républicaines et l’anticléricalisme comporte aussi un volet politique. Bref, si l’association a sa place dans la République, la communauté – et son prolongement le communautarisme – n’en ont aucune lorsqu’est reconnue la liberté d’association en 1901.
I. La liberté ensevelie
Dans la littérature, spécialement juridique, relative aux vœux monastiques, on insiste particulièrement sur la liberté de s’engager. Richer précise dans son Traité de la mort civile en 1755 que la « profession en religion » étant « un joug qui dure autant que la vie de celui qui se l’est imposé » qui fait « perdre pour toujours la qualité de citoyen » et qui le prive de ses biens mais aussi de sa « propre liberté », qui livre tous les moments de sa vie à l’autorité de ses supérieurs, il est « de la dernière importance que ceux qui se soumettent à un joug aussi rigoureux, ne le fassent qu’en connoissance de cause, après de mûres délibérations, après avoir éprouvé la rigueur de la règle qu’ils veulent embrasser : en un mot, cet engagement doit être parfaitement libre de leur part ». Compte tenu de l’importance de cet engagement par lequel le religieux renonce absolument à tout, « les loix canoniques et civiles se sont réunies pour apporter toutes les précautions possibles, afin d’empêcher qu’on ne soit surpris ou contraint, en se liant, par la profession de religion ». Et Richer de détailler l’ensemble de ces règles sur près de cinquante-cinq pages d’une belle densité. En revanche, à partir du moment où les vœux ont été prononcés, a fortiori après la mise en place de la mort civile en 1532, il ne saurait être question de quitter la clôture sans autorisation expresse et écrite du supérieur. En cas de fuite, non seulement l’apostat s’expose à des peines canoniques (l’excommunication notamment), pour faire en sorte qu’il ne soit accueilli nulle part ailleurs (que les prêtres s’abstiennent de leur donner la communion), mais encore le bras séculier peut prêter main forte à l’ordre religieux pour lui faire réintégrer le cloître, quand même le supérieur n’en a pas fait la demande. Si toutefois la fuite résulte des mauvais traitements subis par le religieux, les magistrats lui doivent protection, dit Richer, même si la plupart des Règles monastiques interdisent aux religieux de faire appel au pouvoir civil à l’intérieur comme à l’extérieur des cloîtres. La main forte du pouvoir civil s’explique par le fait que la profès fugitif n’a aucune existence juridique dans le « siècle » : mort au monde, mort civil, il a été enseveli lors de ses vœux et a quitté le monde des « citoyens ». En fuite, il est une sorte de banni, de proscrit, quasiment de sacer sans le droit de le tuer. Il est religieusement excommunié c’est-à-dire placé hors de la communauté des chrétiens mais il est civilement hors de la citoyenneté, ce qui est le cas, en réalité, depuis le moment où il prononce ses vœux définitifs.
Les enjeux sont donc considérables. L’intervention du pouvoir civil ne prive pas les ordres religieux du pouvoir de prévenir ces fuites ou de corriger ceux qui ont été rattrapés. Le pouvoir coercitif des ordres est particulièrement dénoncé, avant même le XVIIIe siècle.
A. La justification du pouvoir coercitif
La question de l’emprise sur le corps physique du religieux est très complexe, en particulier parce que les mortifications, qui peuvent aller assez loin, sont regardées comme un moyen de se rapprocher de Dieu. Il convient de se concentrer, autant que faire se peut, sur la dimension spécifiquement coercitive ou punitive de la violence exercée sur les religieux. Les plus emblématiques de ces peines sont l’In pace (les oubliettes ou le cachot) et la peine du feu. L’In pace est ainsi dénommé comme réduction de l’expression « Vade in pace ! » (« Va en paix ! ») que le pécheur écoute après avoir reçu la confession mais aussi que le condamné entend au moment où il est abandonné dans ce lieu avant qu’il ne soit muré. La peine du feu, quant à elle, consiste à « rôtir » le coupable, au risque, assumé, que mort s’ensuive. Dans les deux cas, le principe en vertu duquel « l’Église a horreur du sang » (Ecclesia ahborret a sanguine) n’est pas altéré et il ne s’agit pas, à proprement parler, de peines de mort car la mort est réputée « naturelle ».
Pourquoi les communautés peuvent-elles infliger des telles peines concernant les infractions à la règle de l’ordre ? En vertu de quel titre peuvent-elles s’emparer d’un tel pouvoir de coercition qui conduit à la mort du coupable ? La principale explication reste la mort au monde du religieux profès. Ayant quitté le siècle, et dès lors, ayant cessé « en quelque manière d’être membre de l’État et citoyen du royaume », explique Gabriel Musson, il a dépouillé le pouvoir civil de son droit de le punir et, le prince ayant autorisé cet ordre religieux, a ipso facto transféré au Prélat régulier – le supérieur de l’ordre – le dominium qu’il avait sur son sujet. « Voilà pourquoi, ajoute Musson, chaque Ordre & chaque maison Religieuse a ses prisons & ses cachots pour punir les transgresseurs : chaque Ordre a son Code criminel, aussi différent que l’habit qu’ils portent & la Règle qu’ils observent ».
La question est celle du niveau d’étanchéité de la frontière entre les deux mondes. La conception défendue par les ecclésiastiques est, en général, celle de l’absolue imperméabilité entre la répression dans l’ordre civil ou politique et celle qui prévaut dans l’ordre religieux. Par le droit de vie et de mort dont elles se prévalent, ces communautés disputent à l’ordre politique, quant à leurs membres, un droit généralement attaché à la souveraineté. Les auteurs laïcs ont tendance, comme Richer, à défendre une conception moins absolue de l’opposition entre ces mondes dans certaines hypothèses, notamment celle de la fuite du religieux justifiée par des mauvais traitements qu’il subit. Quant aux actes commis par des religieux à l’extérieur des cloîtres ou même à l’intérieur si ceux-ci sont d’une particulière gravité, à savoir les crimes qui méritent une peine afflictive, il est d’usage que les inculpés relèvent de la compétence du juge royal. Bien conscient que ce droit de vie et de mort sur les membres des communautés est vivement contesté par le pouvoir civil, nombre de récits évoquent le secret et la véritable stratégie de dissimulation qui entoure ces mises à mort « non sanguinaires » mais terribles. Deux raisons principales expliquent ces exécutions clandestines : primo, le risque que le juge royal ne s’empare de l’affaire, ce qui priverait les monastères d’un puissant aiguillon pour maintenir l’ordre en interne ; secundo, « prévenir le scandale et l’infamie qui rejaillirait sur tout le corps, si l’un de ses religieux était exécuté publiquement », en effet « l’exécution se faisant dans le secret du Cloître, le crime est puni, et l’honneur du corps sauvé aussi bien que ses privilèges ».
Les ordres religieux mettent donc en place ce que l’on appelle une « discipline régulière » ou « des réguliers » qui leur permettent de garantir leur propre pérennité mais aussi de soulager le pouvoir politique d’avoir à se préoccuper d’un être qui n’est plus une personne au sens du droit civil. S’en préoccuper de quelque manière juridique que ce soit serait d’une certaine manière la « ressusciter » au monde…
L’In pace, bien que ce châtiment soit « terrible », a pu être présenté comme le moyen « le plus efficace » pour « prévenir les désordres ». Sans doute, dans les temps païens, dit Musson, le cachot ou les oubliettes sont-ils nés dans un esprit de vengeance, dans les temps chrétiens, les communautés ont employé cette peine « avec fruit et bénédiction par un esprit de piété et de religion ». Et de reprendre un récit qui rapporte que saint François avait ordonné à l’un de ses frères de rendre visite à un lépreux. Celui-ci avait refusé. Animé d’une « sainte colère » et ne pouvant laisser cette faute impunie, François ordonne aux frères présents, à certains de creuser une fosse, aux autres d’y enterrer immédiatement le prévaricateur. Tandis qu’il ne lui reste que la tête hors de terre, le malheureux demande miséricorde. Elle lui est accordée. S’agissant de la réclusion dans l’In pace, Musson prend soin de souligner également la « pompe et [la] cérémonie » qui entourent l’accomplissement de la dégradation religieuse « afin de jeter plus d’effroi et d’épouvante dans les cœurs ». Les frères conduisent le dégradé « nu, à l’exception de la tunique, au lieu de son repos », précédé par le porte-croix marchant devant, la croix renversée, au son de la prière des agonisants et d’autres prières pour les défunts. On dit « une messe de Requiem pour le repos de l’âme du patient qui assist[e] à ses obsèques couvert d’un drap mortuaire ». Enfin, il arrive sur le lieu de son repos, qui est une fosse « faite en forme […] de tombeau », il reçoit un pain, un pot d’eau et un cierge allumé, il est descendu dans le caveau dont on mure l’ouverture immédiatement.
Malgré l’évocation d’une forme d’In pace dans une Chronique de Saint François, la peine frappant les apostats est, chez les Franciscains, celle du feu. Ordre pour lequel on dispose en outre d’un texte effrayant, glaçant et dont les yeux du public ont été préservés, du R. P. Octavien Spatharius publié à Venise en 1620, intitulé Aurea methodus de modo corrigendi regulares (traduit au XVIIIe siècle sous le titre Correctoire des réguliers, mais plus littéralement Méthode d’or du mode de correction des Réguliers), composé à l’attention des Frères mineurs. Le texte reprend la logique de l’incompétence absolue des juges du siècle à l’égard des Réguliers en s’appuyant sur l’autorité d’auteurs scolastiques, et cela, quelque soit la gravité du crime, fût-il public, quelque soit le lieu de sa commission (y compris hors du cloître), quelque que soit le statut du religieux (y compris celui qui a été exclu de son ordre ou l’apostat). L’argument étant le secret de ce qui se passe dans le cloître. S’agissant des crimes graves, Spatharius recommande le passage à la « question extraordinaire », qui consiste à tirer les membres du corps du prévenu avec des cordes. Mais l’auteur convient que, pour efficace qu’il soit pour obtenir des aveux, l’usage de la corde est dangereux à cause du risque arrachage des membres. D’où l’utile secours d’un professionnel : bourreau ou « questionnaire ». Spatharius assure toutefois qu’il n’a été contraint de recourir à cet expédient qu’une seule fois : le plus souvent, les habiles bourreaux se recrutent parmi les « frères ». Chez les Mineurs comme chez les Carmes, on dissimule le nom de l’accusateur pour ne pas introduire de désordre ou préserver la paix et l’union dans l’ordre. Cependant, les moines doivent avoir des moyens de se défendre, ils doivent impérativement confirmer des aveux passés sous la question hors de celle-ci tandis qu’un appel au supérieur de l’ordre est possible en cas d’erreur manifeste. Enfin, Spatharius convient qu’il ne faut pas user de violence pour certains : 1/ parce que cela est contraire à la douceur évangélique et 2/ parce que cela est nuisible à la réputation de l’ordre. Mais il s’empresse d’ajouter qu’en réalité, la coercition s’exerce à l’abri des regards, dans le plus grand secret ou sous serment.
Les peines supérieures doivent être prononcées par le Provincial (Spatharius est lui-même provincial) : privation du droit de suffrage, peine du talion, privation de tout office, privation de tout acte légitime, maison de discipline, prison (sans corde ni capuce, ou privé des deux), privation de l’habit, expulsion, envoi aux galères, et enfin, condamnation au feu. Ces trois dernières peines équivalent à la peine de mort dans le siècle.
Les statuts généraux de 1457 dits « de Barcelone » sont reçus en France en 1613 et en 1640 à la grande satisfaction de Spatharius. Il les reprend dans sa Méthode d’Or. Ces statuts décrivent l’hypothèse de la mise en œuvre de la peine du feu, peine que Gabriel Musson va s’attacher à décrire dans toute son horreur. Le criminel est conduit au chapitre, presque nu. Il est ensuite « rôti et grillé depuis les pieds jusqu’à la tête avec un petit feu clair de paille ou de sarment ; ensuite jeté dans un cul de basse fosse pour le reste de ses jours, et condamné à jeûner au pain et à l’eau trois fois la semaine ». Avec un souci du détail scabreux, Musson poursuit : « cheveux, poils, barbe, sourcils, toutes ces parties superflues du corps sont dévorées dans un instant par l’activité de ce terrible élément ; la partie qui a péché est celle qui est le plus cruellement tourmentée, afin qu’à proportion du plaisir qu’elle a goûté, elle ressente aussi la peine ». La symbolique des flammes qui purifient est ici essentielle, comme dans la théologie du purgatoire. C’est la raison pour laquelle il n’est pas question de laisser brûler entièrement le criminel, « de crainte de perdre l’âme en faisant mourir le corps », il faut au contraire que le supplice « lui soit méritoire pour la vie future » et que « la mortification de l’homme extérieur serve à vivifier l’homme intérieur ». Mais la quasi-crémation du coupable, qui ne doit pas aller jusqu’à la mort – car l’Église a, toujours, horreur du sang – ne permet pas sa réintégration au sein du groupe, elle favorise simplement la purification de son âme. Le « criminel » est ensuite jeté dans un cachot pour le reste de ses jours « afin d’y achever sa pénitence dans les fers, les jeûnes, les veilles, les disciplines et l’horreur d’une prison ».
Gabriel Musson convient que ce sont là des peines extrêmes et qu’elles offrent un spectacle regrettable, mais moins fâcheux toutefois que de voir des frères s’adonner à des comportements qui les y exposent. Et il finit par évoquer son admiration pour les Mineurs qui ont su « allier avec tant de prudence les droits de la justice avec ceux de la miséricorde ».
Par-delà la question de la rédemption de l’âme du coupable, il est clair que ces ordres religieux n’envisagent pas un instant que l’infracteur à la règle puisse « sortir » et « être rendu au siècle » car les vœux perpétuels, quoique libres, n’en sont pas moins définitifs, et que le profès, mort au monde au plan théologique et mort civil au plan juridique, ne peut plus vivre et mourir que dans le couvent dans lequel il a choisit d’être « enseveli ». Si l’étanchéité de cette séparation est justifiée dans la logique médiévale de partition de l’espace (enceintes des monastères comme espaces de paix inaccessibles aux hommes en armes), elle l’est beaucoup moins à l’époque moderne. D’une part, avec l’émergence de la souveraineté qui institue un lien direct entre le roi et les sujets, fussent-ils réguliers, sur l’ensemble du territoire, et libérant ainsi une forme de concitoyenneté. D’autre part, avec l’émergence, à partir de la stratégie de reconquête issue de la Contre-Réforme, d’ordres religieux nouveaux qui agissent dans le monde en formulant des « vœux simples », notamment la Compagnie de Jésus (les Jésuites) qui non seulement sont dans le monde mais au service et sous l’autorité directe d’un souverain « étranger », le Pape. Les communautés cloîtrées apparaissent alors comme des enclaves dans l’espace étatique qui doivent être exceptées formellement (d’où l’attention portée par le pouvoir civil sur la police ecclésiastique relative aux monastères) et dont on conteste le droit de vie et de mort sur leurs propres membres. Cependant, à partir du moment où l’ordre religieux est légalement établi, on considère généralement que le Prince « transfère au Prélat régulier le domaine qu’il avait sur son sujet » et que dès lors, « la surveillance de la police vient expirer à la porte des cloîtres ».
B. La dénonciation du pouvoir coercitif
Lorsque Montalembert publie en 1860 l’étude qu’il consacre aux moines d’Occident de saint Benoit à saint Bernard, il confesse qu’il ne savait nullement ce qu’était un moine au moment où il a entamé son travail, vingt ans plus tôt – et il souligne : « J’étais bien de mon temps ». Les ordres religieux ont en effet connu un recul considérable au XVIIIe siècle et une quasi-disparition jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le premier s’explique par les critiques extrêmement vives qui s’abattent sur ces institutions, la seconde par les mesures d’interdiction mises en place sous la Révolution. Montalembert s’efforce de réhabiliter ces ordres qui ont été utiles à la civilisation occidentale tant par le travail manuel (défrichage, culture, construction, etc.) et intellectuel (récits, copies, conservation et transmission du savoir, sciences, etc.) qu’ils ont accompli que par leur engagement au service des pauvres et des malades. Et la disgrâce dans laquelle ils sont tombés à partir du second XVIIe siècle, non dépourvue de fondements, s’explique moins à ses yeux par leurs vices intrinsèques que par l’envahissement des intérêts temporels en leur sein, à travers le mécanisme de la commende – soit la possession par un séculier d’un bénéfice régulier – mais aussi à travers le placement de force, par les familles, de jeunes gens afin de mieux organiser les ambitions successorales de leurs collatéraux. Discrédit qui va largement vider les cloîtres, et cela bien avant l’interdiction de 1792.
Dans le dossier de l’accusation, on rencontre la débauche, l’inutilité pour l’État (à cause du célibat), la paresse et l’oisiveté de gens engraissés aux dépens du peuple, l’enfouissement de quantité considérables de biens et de richesses par la mainmorte, mais aussi, la dénonciation des violences qui s’y commettent. Violences directement liées au fait que certains religieux ont prononcé des vœux forcés : l’escalade de la cruauté de la répression est proportionnelle à l’exécration d’une règle qui n’a pas été sincèrement consentie. Montalembert cite le célèbre avocat janséniste Antoine Le Maistre qui écrit : « Malheureuse hypocrisie, que vous couvrez de l’ombre d’une profession qui est très-sainte en elle-même, et très-douce à ceux à qui Dieu en donne la volonté, l’esprit et l’amour, les rigueurs inhumaines que souffrent de pauvres enfants à qui il n’en donne aucun mouvement et que les parents y font entrer à coups de pied, qu’ils y lient avec les chaînes de la crainte et de la terreur, et qu’ils y retiennent par la même force, par la même appréhension qu’ils leur donnent des prisons et des supplices ! » On comprend mieux l’épais secret qui enveloppe la coercition exercée sur les religieux.
Un secret qui va être dénoncé par un intellectuel bénédictin, Dom Jean Mabillon dans un texte écrit sans doute en 1690 mais qui ne sera publié qu’à titre posthume, en 1724 : Réflexions sur les prisons des ordres religieux. Il commence par distinguer les fins de la répression des justices séculière et ecclésiastique. Tandis que la première a pour objectif le « bon ordre », la seconde a celui du « salut des âmes ». L’idée du bon ordre dans l’Église ou dans les monastères n’est donc pas pertinente, ou plutôt, les moyens du bon ordre passent par des voies autres que celle de la coercition physique : il résulte du bon gouvernement par chacun de ses propres passions, donc par la préoccupation constante pour le salut de son âme. Ipso facto, on est face à cette idée que les communautés ne peuvent être régis que par la persuasion non violente, dans une logique profondément pastorale. Toutes les fois qu’une communauté use de violence, elle singe l’État et, d’une certaine manière, perd son âme ou son caractère propre, et se rend odieuse à l’État, évidemment, mais aussi aux éventuels futurs membres. La justice dans les monastères doit être celle « d’un père à l’égard d’un fils » : la « dureté doit en être bannie ». Lorsque des fautes ne sont pas publiques, il faut les tenir cachées pour faire voir aux coupables « que l’on souhaite les épargner autant que l’on peut ». Il s’agit, par la justice, de permettre de prolonger le consentement initial à la Règle par les vœux perpétuels. Autrement dit, l’adhésion à une communauté n’est pas celle d’un moment unique, elle est de chaque jour et de chaque instant. Mais évidemment, un tel point de vue fragilise la théologie de la mort au monde, le régime juridique de la mort civile et scie les barreaux de la grille qui sépare le cloître du siècle. Mabillon propose de méditer la règle originaire de saint Benoit qui prévoyait que les condamnés seraient soutenus par des religieux sage et vertueux « pour les consoler, de peur que l’excès de tristesse ne les accable, et rende leur pénitence infructueuse ». Ce souci de ne pas être dans une logique de rupture y compris lors de l’exécution de la peine charrie un esprit très XVIIIe siècle d’émergence de l’individu et dit quelque chose de la métamorphose de la communauté ancienne en association moderne.
Dans la communauté ancienne, le groupe précède et, même, absorbe et fait disparaître l’adhérant lorsqu’il se métamorphose en membre. La communauté est le lieu d’allégeance unique et total, l’horizon indépassable. Au contraire, dans l’association moderne, l’adhésion doit être sans cesse renouvelée ce qui déstabilise le principe de l’indissolubilité de l’engagement, comme c’est le cas des vœux perpétuels, ainsi que du mariage catholique. Mabillon introduit ainsi une idée très importante, profondément moderne. L’unité du groupe est d’autant plus solide que l’individu ne disparaît pas et qu’il peut sans cesse adhérer à la règle, y compris lorsqu’il accomplit une peine. Tandis que lorsque l’individu disparaît, l’adhésion, ferment de cette solidité de la communauté, s’érode.
Mabillon ouvre une autre voie fondamentale : celle de la conceptualisation de la violence psychologique. Dans les couvents, on ne martyrise pas seulement le corps du coupable par les mortifications ou les privations, on supplicie son âme. Pourquoi emploie-t-on « toutes sortes de remèdes corporels aux religieux malades, surtout à ceux qui sont tombés en léthargie ou qui ont quelque transport au cerveau » alors que ceux « dont l’âme est frappée de plusieurs maladies mortelles », on les jette « dans des cachots, on les abandonne à eux-mêmes, sans secours […] et on se plaint après de ce qu’ils ne se convertissent pas ». Dans le premier cas, on a affaire à des malades, donc des victimes qui méritent soin et réconfort, dans le second, on a affaire à des coupables, parce qu’ils ont transgressé la règle, alors qu’ils sont peut-être – probablement, semble penser Mabillon – eux aussi des victimes, dont la maladie se traduirait non par la léthargie mais par une tendance transgressive. À l’égard de ceux-ci, l’exercice de la violence tant physique que psychologique, est elle-même coupable : « Ne craint-on pas que Dieu ne demande un jour compte de la perte de leurs âmes aux Supérieurs qui les auront ainsi négligés ? » À nouveau, la vie même du groupe passe par l’adhésion des membres, en qualité d’individus, individus d’autant plus singuliers que leur complexion psychologique est prise en considération, et par l’appréhension pastorale de la question de la transgression de la règle. Les peines longues dans les prisons des monastères dans la plus parfaite solitude aboutit à faire des « fous », des « endurcis » ou des « désespérés », l’exact contraire de ce qui est souhaité, tant pour le groupe car ils ne peuvent le réintégrer que pour l’individu dont l’âme est abandonnée.
L’approche résolument moderne proposée par Mabillon aboutit finalement à considérer possible la sortie du monastère, ce qui revient à penser que l’on peut théologiquement ressusciter au monde. Soit, mais sur le plan juridique, « ressusciter civilement » pose des problèmes, évidemment, très importants (en droit du mariage et en droit des successions spécialement). Mabillon, ignorant le droit civil, se place sur le terrain religieux et n’hésite pas à préférer une sortie du monastère à une réclusion qui aboutirait à la folie ou au désespoir. Et de s’autoriser de la règle de saint Benoit qui prévoit l’exclusion et le départ du couvent pour les « incorrigibles ». Cette solution proposée par Mabillon est peut-être humainement et religieusement souhaitable, elle n’en est pas moins difficilement concevable au plan du droit civil. Plein de sagacité, Mabillon achève ses Réflexions par ces mots : « Je ne doute pas que tout ceci ne passe pour une idée d’un nouveau monde ». En effet.
Ce « nouveau monde » est celui dans lequel se déploie la pensée de Denis Diderot lorsqu’il achève, en 1780, son roman – La religieuse commencé vingt ans plus tôt. L’ouvrage sera publié sous la forme de feuilleton entre 1780 et 1782 et sous celle de roman en 1796. Ce livre est inspiré par l’histoire véridique de Sœur Marguerite Delamarre, qui s’était plainte d’être « emprisonnée » à l’abbaye de Longchamp, qui avait protesté de ses vœux et fait l’objet de procédures ecclésiastiques et civiles entre 1752 et 1758, qui toutes avaient échoué. L’histoire de Diderot est celle d’une jeune fille qui prononce des vœux perpétuels à la suite de pressions psychologiques, officiellement parce que ses parents ont doté ses deux sœurs et qu’ils sont démunis, en réalité parce qu’elle est une fille adultérine et que sa mère entend expier sa propre faute par le sacrifice de sa fille. Elle entame une procédure afin de faire annuler ses vœux tandis qu’elle demeure « incarcérée » dans le couvent, humiliée et violentée psychologiquement et physiquement. Après l’échec de sa requête, elle est transférée dans un autre couvent, formellement moins rigoureux, mais se trouve aux prises avec une mère supérieure qui se prend d’une passion plus qu’ambiguë pour cette jeune recrue. Nouvelle pression, nouvelle violence morale. La supérieure sombre dans la démence et meurt tandis que la jeune Suzanne fuit le couvent et (sur)vit dans la crainte d’être découverte. La dimension puissamment innovatrice (et subversive) de cette œuvre tient largement dans le fait que Suzanne reste une jeune fille pieuse et décente mais qui, simplement, entend vivre sa foi en dehors des rets de la « profession ». Elle tient aussi au fait que c’est désormais la violence psychologique qui se trouve sur le banc des accusés, le combat contre la violence physique étant déjà moralement gagné même si elle n’a pas disparue. En effet, dans le second couvent, plus libéral mais licencieux, Suzanne n’est pas plus heureuse car elle n’est pas moins incarcérée. La cause de son malheur est donc seulement de ne pas être libre de sortir, quand même elle est formellement bien traitée.
Avec Mabillon, apparaissait l’individu survivant au groupe, ou le groupe dont l’existence devait être (ré)approuvée en permanence par ceux qui s’y agrègent, Diderot va plus loin en suggérant que même sans violence et dans un certain luxe, le fait même de ne pouvoir choisir à tout moment de sortir du couvent est inacceptable. La « sécurité » ou « l’assurance » pour le groupe de sa propre pérennité est quasi nulle. En arrière plan, il y a l’idée que seule la communauté politique peut et doit être pérenne tandis que les communautés « concurrentes » doivent être précaires : si chacune se vit dans une logique de survie, les armes des secondes doivent rester moins puissantes que celles de la première. Les corps et les communautés ne sauraient être juridiquement assurés de leur perpétuité, dès lors, les vœux que prononcent les religieux ne sauraient être perpétuels. C’est la voie dans laquelle s’engage la Révolution.
II. La liberté imprescriptible
Pour les Révolutionnaires, on doit « forcer à être libre » à l’instar de ce que suggérait Rousseau, c’est-à-dire rejeter la liberté de ne pas être libre. Dans une logique qui repose sur des fondements tout autres, mais qui aboutissent au même résultat, on peut citer Locke qui pense la liberté comme un droit inaliénable que ne peut subjuguer la volonté : l’homme ne peut librement aliéner sa liberté, quand bien même il le voudrait. Les Révolutionnaires de 1789 se situent plutôt dans la perspective rousseauiste : puisque la liberté consiste à ne pas avoir d’autre maitre que soi-même, donc à être membre du souverain, toute perspective de mort au monde (ou à la citoyenneté) et, dès lors, de mort civile est exclue : on ne peut pas ne pas être citoyen, les vœux perpétuels sont donc en contradiction formelle avec la liberté.
Dès février 1790, les Révolutionnaires abolissent la mort civile et, dès lors, cessent de reconnaître quelque conséquence juridique aux vœux perpétuels dans la ferme intention que les ordres réguliers soient supprimés. Dans le contexte de culte reconnu de l’époque, ce dispositif n’emporte pas une interdiction des vœux religieux mais la fin des conséquences civiles qui y étaient attachées. Ces vœux sont désormais renvoyés à la sphère privée et ecclésiale. Par conséquent, les religieux qui veulent renoncer à leurs vœux le peuvent et ne seront plus retenus par la force (de l’État). Mais ceux qui souhaitent demeurer dans ces ordres, le peuvent également. Du point de vue du droit canonique, les ordres réguliers restent des communautés (ils existent comme des corps, par-delà leurs membres), et du point de vue du droit civil, n’est reconnue et autorisée qu’un nombre réduit de maisons religieuses par localité (décret des 5-12 février 1790).
Dans l’anonyme Adresse aux religieuses ou dialogue entre une religieuse sortie de son couvent, son frère et son directeur publié en 1791, la religieuse peut répliquer à son directeur : « Les hommes ont-ils le droit d’obliger à la clôture sous peine de damnation ? Heureusement, MM., j’aurai affaire à Dieu, et non point à vous. Quand vous m’aurez prouvé que j’ai mérité la damnation pour avoir quitté une prison affreuse, où j’étais retenue sans crime, je commencerai à me laisser épouvanter. Jusques alors je serai tranquille ». Et d’ajouter que lorsqu’elle a prononcé ses vœux, elle n’a pas été informée complètement : « Quelle est la Religieuse qui, en prononçant ses Vœux, ait bien connu ses engagements, et qui ait été parfaitement libre ? ». On replonge sur ce dernier point dans un registre argumentatif d’avant la Révolution : la question du consentement vicié. Mais sur le premier, la rupture juridique est consommée : la rétention physique sans faute civile ou séculière est une atteinte fondamentale à la liberté, seule la claustration consentie parfaitement librement est pensable et ce consentement peut cesser à tout moment car la liberté ne saurait se prescrire. La précarité caractérise désormais les ordres religieux, privés du secours du droit de la cité (la mort civile) et de la main forte des autorités (la poursuite des fuyards). Ces ordres ne peuvent survivre que par l’adhésion sans cesse renouvelée de leurs membres. Ce dialogue entre cette religieuse, son frère et son directeur en est une illustration : les deux derniers n’ont que l’arme de la persuasion pour convaincre la première, qui semble passablement affranchie de toute forme de contrainte. Plus loin, la religieuse rapproche les flagellations que s’infligent les sœurs les unes aux autres et celles qu’elles s’administrent à elles-mêmes : « il n’y a de différence que dans la manière ». Rapprochement qui en suggère un autre : l’indistinction entre violences physiques et psychologiques subies qui conduisent à s’infliger des violences corporelles à soi-même. La justification de ces flagellations – le rapprochement avec Dieu – est absolument niée. Cette indifférenciation entre ces violences, parfaitement compréhensible du point de vue de la critique comme de celui de l’approbation, pose un problème extrêmement complexe au juriste qui a besoin de faits, de coupables et de victimes.
La rencontre du ressentiment envers les ordres religieux, qui est antérieur à la Révolution, avec le véritable divorce entre Révolutionnaires et Catholiques (réfractaires) conduit à la suppression générale et absolue des communautés, y compris les congrégations hospitalières, charitables et enseignantes en 1792. L’idée est qu’un contrat irrévocable avec l’ordre monastique est absolument incompatible avec le contrat social : il faut donc choisir. Et l’on pourchasse les religieux qui s’exilent à l’étranger tandis que d’autres reviennent dans le monde et rencontrent mille difficultés pour recouvrer judiciairement un certain nombre de droits.
Malgré une méfiance persistante au XIXe siècle, les gouvernements successifs se satisfont d’un régime d’autorisation préalable instauré en l’an XII et complété en 1810 par les dispositions générales relatives au droit d’association contenues dans les articles 291 à 294 du Code pénal. Les congrégations ne peuvent légalement exister que si elles sont reconnues : leurs statuts doivent être approuvés en fonction des époques par l’exécutif ou par le législatif. De manière générale, si ce n’est une hostilité envers les Jésuites, les autorisations sont largement accordées spécialement lorsqu’il s’agit de congrégations dites « utiles », c’est-à-dire lorsque leur vocation est de soigner, de secourir les plus pauvres ou encore d’enseigner. On peut à cet égard distinguer avec Claude Langlois les religieux proprement dits, qui restent cloîtrés, des « congréganistes », en plein essor, qui se consacrent à des activités enseignantes, charitables et hospitalières. Il faut aussi évoquer les ordres religieux qui ne demandent pas la reconnaissance ce qui les maintient dans une forme de clandestinité mais aussi de liberté assumées.
Eu égard aux limites du droit d’association, les questions posées sont les suivantes. Primo, les congrégations reconnues ont-elles des moyens d’empêcher leurs membres de quitter la communauté (notamment en tirant des conséquences civiles des vœux), et peuvent-elles user de châtiments corporels ? Secundo, les congrégations non reconnues peuvent-elles demeurer hors du contrôle de la société et de l’État et faire revivre des communautés en usant de la liberté résiduelle de s’associer, celle qui n’est pas couverte par l’article 291 du Code pénal.
A. La persistance de l’individu dans les congrégations reconnues
Après la tourmente révolutionnaire, les communautés religieuses, qui se sont reconstituées clandestinement mais au su d’autorités bienveillantes qui font preuve de cécité volontaire, cessent d’être bannies dès l’an XII. Il n’est pourtant pas question de les laisser prospérer hors du contrôle de l’État. Le mécanisme de l’autorisation préalable est en réalité un retour au système en vigueur sous l’Ancien Régime, à une différence importante près. Avant 1789, les vœux ayant des conséquences juridiques et économiques majeures – la mort civile, la mainmorte, etc. – l’intervention de l’État pour autoriser la création d’un nouvel ordre religieux (nouvelle règle) ou d’un nouvel établissement (règle préexistante) est jugée une juste contrepartie de la protection étatique. Au XIXe siècle, il n’est plus question de reconnaître les vœux perpétuels et le régime qui encadre l’équilibre économique des congrégations est étroitement surveillé. La justification de l’autorisation préalable (et de son prolongement, le droit de dissolution) est ailleurs : il s’agit de priver les ordres religieux de ce qui en fait véritablement des communautés au sens ancien, à savoir de la pérennité et, potentiellement, de l’éternité. Le seul corps politique qui puisse prétendre à cette éternité est l’État lui-même. Éternité d’ailleurs fragile, car par le contrat social, le peuple crée un dieu, certes, mais comme l’écrit Hobbes, un dieu mortel.
Les statuts des ordres religieux, avant d’être autorisés, doivent faire l’objet d’une approbation par l’évêque diocésain, puis d’une vérification et d’un enregistrement par le Conseil d’État. L’autorisation sera refusée s’ils prévoient que soient prononcés des vœux perpétuels, qui furent, écrit un commentateur, « sous l’Ancien Régime la source des plus funestes inconvénients ». C’est pourtant une question qui n’a pas véritablement de sens. Contrairement aux vœux simples qui n’engagent que le for interne du religieux, les vœux solennels sont ceux qui obligent juridiquement et qui se traduisaient par la mort civile. En abolissant la mort civile, la loi a également ipso facto fait disparaître les vœux perpétuels solennels. Si les règles des communautés religieuses prévoient de tels vœux, ils ne peuvent être regardés que comme des vœux simples parce qu’il ne sauraient être sanctionnés par l’autorité politique. Dès lors, on peut soutenir que l’autorité politique ne doit pas refuser son autorisation à des communautés dont les statuts prévoient des vœux perpétuels. C’est d’ailleurs l’opinion de Portalis : « Quel est l’objet des lois, lorsqu’elles refusent de reconnaître et de sanctionner des vœux perpétuels ? C’est de laisser à chacun l’exercice de la liberté naturelle, et d’empêcher qu’on use de coercition et de contrainte envers qui que ce soit, pour l’exécution d’engagements que les lois ne reconnaissent pas ». Par conséquent, l’autorité politique ne pourra apporter son concours que dans le cas de manquement à des vœux temporaires prononcés dans des communautés reconnues : « les statuts autorisés d’une association, poursuit Portalis, sont les seuls dont l’exécution peut être forcée ».
Cette conviction de Portalis l’ancien (Jean-Etienne-Marie) n’est pas partagée par son fils, Portalis le jeune (Joseph-Marie). Celui-ci estime que, du point de vue de la loi civile, de même que les communautés ont la possibilité de chasser, à tout moment, un de ses membres scandaleux ou indocile, un religieux peut quitter son couvent comme il l’entend quand bien même il a prononcé des vœux dans une communauté reconnue. Si la congrégation venait à l’en empêcher, elle se rendrait coupable de séquestration en vertu article 341 du code pénal.
Si, de manière générale, les dictionnaires et répertoires juridiques du XIXe assurent que la rétention de religieux, fût-ce au motif du respect de vœux perpétuels, ressortit à la catégorie du crime de séquestration, on n’en trouve presqu’aucune trace dans les recueils de jurisprudence et les revues. Il en est question en revanche dans des essais et autres pamphlets anticléricaux qui prennent au sérieux des récits sujets à caution. Le sujet est aussi évoqué à la chambre, notamment à propos de l’affaire des religieuses d’Avignon en 1844. On peut penser que le fossé qui sépare la rareté des affaires qui arrivent devant les tribunaux et le nombre significatif de récits mal étayés d’enfermement s’explique par une constante en cette matière : le secret. Une opacité à laquelle, comme sous l’Ancien Régime, tout le monde a intérêt : les communautés, car un départ est un échec révélé au monde ipso facto, la société également qui ne peut pas ou ne veut pas passer la porte des couvents pour voir ce qui s’y passe. Mais il y a une autre raison qui est liée à la psychologie de l’engagement radical (et accessoirement de la logique sectaire). Fréquemment, celui qui veut quitter une communauté dans laquelle il a engagé toute sa vie (dans laquelle il est « enseveli » comme écrivait Bossuet) est regardé comme un fou, un dément, un possédé. Comme l’engagement nécessite une certaine forme de folie, le désengagement traduit une folie inverse, qui est du point de vue de ceux qui restent dans la communauté, une folie. Bref, il faut réserver à celui qui veut quitter la communauté non véritablement un traitement carcéral mais un traitement médical, ressortissant à la médecine de l’âme. Ceci permet de comprendre la difficile distinction entre flagellation conçue comme médecine pieuse pour se rapprocher de la perfection et flagellation comme punition pour un manquement à la règle. D’une certaine manière, les deux se confondent. Dans ces conditions, il y a toutes les raisons de ne pas prendre au sérieux quelqu’un qui souhaite quitter la communauté dans laquelle il est engagé et de l’en empêcher, avec une authentique bonne volonté, « pour son bien ». L’incompréhension profonde de cette logique pour les gens du siècle conduit d’une part à dissimuler aux yeux du monde cet impénétrable rapport à la violence et, dès lors, à rendre le secret plus épais.
La volonté de Portalis le jeune de refuser aux communautés la main forte de l’État pour forcer un religieux qui s’y serait engagé à ne pas quitter son couvent ne concerne en réalité que la coercition, et, du point de vue de « l’apostat », la préservation de sa liberté individuelle. L’État, malgré tout, tient compte de ces engagements sur le plan civil. Le décret du 18 février 1809 relatif aux congrégations hospitalières de femmes dispose qu’à « l’âge de vingt et un ans les novices pourront s’engager pour cinq ans ». Cet « engagement » se fait notamment devant « l’officier civil qui dressera l’acte et le consignera sur un registre […], déposé […] à la municipalité ». Un tel dispositif peut avoir des effets civils tels que, par exemple, l’impossibilité pendant cinq années de contracter mariage car l’engagement religieux est inscrit sur le registre d’état civil de l’intéressée. L’interprétation contraire, celle qui consiste à considérer qu’en abolissant les vœux perpétuels en 1790, le législateur a entendu ignorer tous les vœux quels qu’ils soient se heurte ici à un obstacle de taille. Vraisemblablement, le législateur de 1809 a entendu dans un souci d’apaisement favoriser la stabilité et la pérennité des congrégations « utiles » sans aller jusqu’à la remise en cause des dispositions héritées de la Révolution. Il n’en demeure pas moins que la volonté de renvoyer les vœux religieux au strict for interne et de leur dénier tout effet juridique est mise à mal par la loi. Sur le plan pécuniaire, en « entrant en religion », il arrive que les religieuses apportent une dot, laquelle peut être retenue par la communauté en cas de départ si les statuts le prévoient. S’il n’y a pas eu de dot, la communauté pourra demander la restitution des « aliments » dont la religieuse a pu bénéficier.
La résurrection de communautés religieuses « autorisées » au XIXe siècle permet de réaliser un compromis entre des impératifs logiquement inconciliables. 1/ Sur le plan de l’articulation entre la communauté nationale et les communautés plus restreintes : les secondes ne sont admises que si elles sont préalablement autorisées ce qui signifie qu’elles ne sont pas libres de s’établir. La communauté nationale étant désormais, comme les communautés religieuses, le résultat d’un contrat, et par hypothèse plus fragile qu’un corps politique conçu comme « naturel », on ne peut admettre de communauté religieuse que plus précaire que la communauté nationale. D’où la possibilité de retrait de l’autorisation des communautés par une loi. Pour autant, afin que la précarité des communautés religieuses soit suffisante sans être totale, la loi tire des conséquences civiles (et non pénales) des vœux religieux. 2/ S’agissant des rapports entre l’individu et la communauté religieuse, le premier est libre de s’y engager et de s’en désengager quand bon lui semble et ne saurait y être retenu, il sera néanmoins tenu par ses engagements civils (au plan pécuniaire comme au plan matrimonial même si cela est discuté en doctrine), la seconde est libre d’exclure dans le respect des formes prévues dans les statuts autorisés pour des motifs que le juge civil refuse d’apprécier. La liberté individuelle des citoyens est garantie : malgré des zones d’ombre, le principe est que les communautés ne sauraient retenir un religieux contre son gré, elles se rendraient coupables de séquestration. 3/ En ce qui concerne la relation entre le religieux et la communauté nationale, le premier est toujours citoyen et jouit de ses droits civils sous réserve de respecter ses engagements, la seconde lui laisse la liberté de choisir de vivre « à côté du monde », à condition de ne pas « mourir au monde ». Reste cet angle mort des communautés de fait non reconnues, non autorisées, sans être pour autant interdites.
B. L’absorption de l’individu dans les communautés informelles
Les ordres contemplatifs mais aussi plusieurs communautés ouvertes au monde réapparaissent au XIXe siècle. Les premières menant une existence, sinon secrète, au moins discrète, loin du monde. Les secondes, en plein essor, étant tolérées compte tenu des services qu’elles rendent. Une partie de ces religieux vivent en commun sans que, légalement, leur communauté ait la moindre existence. La question qui va diviser la doctrine est de savoir si l’État a le droit d’interdire et d’empêcher des individus de partager leur vie sans que cela ne trouble en rien l’ordre et la paix publics. Mais en même temps, en n’exerçant aucun contrôle sur ces communautés informelles, l’État renonce à voir les pratiques abusives qui peuvent s’y perpétrer à l’abri de son regard.
On rencontre d’un côté ceux qui défendent l’idée que les membres de ces communautés non reconnues, qui n’ont pas d’existence juridique parce qu’elles n’en demandent pas, doivent demeurer libres de vivre ensemble de manière habituelle. Rien n’interdit en effet à des personnes privées de vivre dans un lieu privé pour partager des moments d’oraison. La loi de 1790 chasse de l’ordre juridique les communautés religieuses en ne reconnaissant plus les vœux perpétuels mais n’interdit pas de vivre en commun : entre la reconnaissance et la prohibition se niche la liberté. D’ailleurs, cette même loi de 1790 prévoit que les religieux qui le souhaitent se regroupent dans des « maisons ». Quant à la loi de 1792, loi adoptée sous la terreur, elle est jugée inconstitutionnelle ou désuète et, de ce fait, implicitement abrogée. Ainsi, dans une affaire jugée au soir de la Restauration – l’arrêt est daté du 29 juillet 1830 – qui concerne un Franciscain accusé d’avoir porté l’habit de son ordre (non autorisé), le procureur général près la Cour royale d’Aix considère que le fait qu’à Marseille des « prêtres schismatiques grecs se montrent publiquement », qu’à Aix « un rabbin juif » porte l’habit des « anciens Hébreux, avec le turban et la barbe » au vu de tous et que les villages soient parcourus par des ermites « revêtus d’un froc conforme à celui des Capucins » sans que jamais les autorités ne s’en soient préoccupées « pendant un grand nombre d’années » permet de penser que « les autorités administratives et judicaires ont dû croire que la loi du 18 août 1792 avait été abrogée par la Charte, comme diamétralement opposée à la liberté civile et religieuse qu’elle établit ». La Cour le suivra en retenant la contrariété de cette loi de 1792 avec le principe de la liberté des cultes (art. 5 de la Charte) et sa désuétude au motif qu’elle « a disparu avec les circonstances malheureuses auxquelles elle a donné naissance ». En tout état de cause, quand même la loi de 1792 a supprimé les « maisons » de la loi de 1790 et interdit le costume, elle n’a pas empêché des personnes privées de vivre ensemble dans un lieu privé. Certes, le décret du 3 messidor an XII (22 juin 1804) déclare « dissoutes toutes […] agrégations ou associations formées sous prétexte de religion et non autorisées » (art. 1er). Mais ce texte ne prévoit aucune sanction en cas de contravention à cette interdiction. Quant au code pénal de 1810, il dispose que sont soumises à autorisation les associations de plus de vingt personnes non « domiciliées dans la maison où l’association se réunit » (art. 291) : or précisément, les moines ou moniales qui vivent ensemble sont domiciliés dans la même maison. En outre, les partisans de la thèse libérale s’autorisent des dispositions constitutionnelles relatives à la liberté des cultes (art. 5 des Chartes de 1814 et de 1830, art. 7 et 8 de la constitution de 1848 et 1er de celle de 1852) dont on pourrait induire que les voies et moyens du salut doivent rester libres, même quand ils passent par la claustration. D’autant qu’aucun trouble à l’ordre public ne peut être identifié et, dès lors, déploré. Enfin, les lois de 1817 et 1825 relatives aux communautés religieuses reconnaissent implicitement la liberté de vivre dans une communauté non autorisée. L’argument est le suivant : avant d’obtenir l’autorisation légale ou gouvernementale que ces lois prévoient, la communauté doit exister, donc avoir pu s’établir. L’on autorise pas une association humaine ex nihilo, car l’affectio societatis lui est toujours antérieur : la communauté ne peut accéder (ou non) à la vie civile que dans un second temps. La jurisprudence irait dans le même sens. À la suite d’une dénonciation de M. de Montlosier, la Cour de Paris rend un arrêt le 18 août 1826 à propos de la reconstitution souterraine des Jésuites – la Compagnie ayant été interdite en 1764. La Cour reconnaît l’illégalité de la compagnie de Jésus en France mais considère néanmoins que « suivant cette législation, il n’appartient qu’à la haute police du royaume de dissoudre tous établissements ou associations qui sont ou seraient formés » au mépris de ces dispositions. Par conséquent, en l’absence de décision administrative de dissolution, c’est la liberté de vivre en commun qui doit prévaloir.
Pour les tenants de la liberté de vivre en maisons religieuses non reconnues, la communauté stricto sensu n’existe pas, il n’existe que des individus. Elle ne saurait dès lors être un danger pour l’État. Et son existence de fait ne s’analyse pas autrement que comme la liberté de toute personne privée de choisir son mode de vie sans troubler l’ordre public. Bref, le droit ne peut faire de différence entre une association de gens qui vivent dans le monde et qui se réunissent ponctuellement et celles dans lesquelles, pour parler comme Dupin, « on se lie par des serments, on dénature sa personne, on abdique son individualité », dans lesquelles « toutes les volontés individuelles s’effacent et disparaissent devant l’être collectif, moral, qui représente tous ces membres et qui constitue une société dans l’État ». Si des crimes ou des délits sont commis en leur sein, leurs auteurs sont passibles de poursuite comme tout autre individu qui ne fait pas profession de religion.
Mais nombreux sont ceux qui considèrent qu’il ne peut exister de communautés religieuses qu’autorisées. Si elles ne demandent pas l’autorisation, elles ne doivent pas pouvoir prospérer à l’ombre de la loi. Et l’argument le plus puissant au secours de cette thèse est le décret de messidor an XII cité plus haut qui prohiberait tout regroupement d’individus vivant « sous prétexte de religion » selon une règle commune qui ne serait pas autorisée. Et contrairement à ce que prétendent les partisans de la liberté, il y aurait bien une sanction. Les clercs composant ces communautés sont tenus de « vivre conformément aux lois et sous la juridiction de l’ordinaire » (art. 2) et les procureurs sont « tenus de poursuivre ou de faire poursuivre » ceux « qui contreviendraient directement ou indirectement au présent décret » (art. 6). À l’argument selon lequel le décret ne prévoit pas de peine, l’on oppose qu’il n’y a certes pas de peine coercitive envisagée mais que la dissolution est, en elle-même, une peine exécutable. Une « peine » néanmoins prononcée par l’administration. Au fond, les partisans de la prohibition reconnaissent assez volontiers que les communautés non autorisées, enfermées dans des cloîtres, ne troublent pas l’ordre public au sens d’un « ordre dont la violation est publique », mais elles altèrent ce qui est qualifié d’« ordre général, ordre de l’État, ordre qui intéresse tous les citoyens ». Cette conception holiste de l’ordre public est assez peu compatible avec le droit d’association – mais les tenants de cette thèse ne le rangent pas dans l’arche des libertés sacrées – mais elle ne l’est pas davantage avec la liberté individuelle, qui se traduit notamment par l’inviolabilité du domicile. En réalité, ce qui est reproché à ces communautés n’est guère la violence physique dont feraient preuve ces associations à l’égard de leurs membres, mais la violence psychologique les conduisant à abdiquer leur personnalité. C’est en cela qu’elles seraient dangereuses pour la société des citoyens. On retrouve ici l’incompréhension fondamentale (et la peur viscérale) que constitue pour l’individu moderne l’idée que l’on puisse renoncer à soi-même.
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L’argument en faveur de la liberté est celui d’un respect strict de la latitude d’action à l’intérieur du périmètre de la propriété privée, conçue comme protégée par un mur, une muraille infranchissable par l’État, et d’un respect non moins strict du choix de ne pas être libre, de la possibilité de s’engager à respecter une règle monastique. Portalis (l’ancien) défend l’argument de l’utilité sociale des couvents : il y a des gens déréglés par les passions turbulentes, les clôtures sont des exutoires pour eux. Ces hommes eussent été des scélérats dans le monde, ils sont à leur place dans les cloîtres ! « L’essentiel est que l’on surveille et que l’on réussisse à diriger les passions que l’on ne peut détruire ». Scélérats dans le monde et morts au monde ; incarcération involontaire et claustration volontaire ; pénitence violente dirigée contre autrui et mortification infligée à soi-même. Proximités ineffables. La modernité a sans doute permis, dès avant 1789, de regarder comme intolérable la violence physique (l’In pace évidemment mais aussi une pratique rigoureuse de la discipline dans une violence infligée à soi-même) et la violence psychologique. Elle a sans doute permis de voir disparaître en partie la première, elle a été impuissante à éradiquer la seconde, tant il est difficile d’identifier des faits coupables, un bourreau et une victime et tant est dévastateur pour d’autres libertés la reconnaissance du droit de l’État de forcer les hommes à être libres.
Cette liberté, évidemment, ouvre en quelques sortes des espaces de non-modernité et de retrait de la communauté politique (ou de la citoyenneté) à l’intérieur du système moderne. Il est intéressant de remarquer que, au XIXe siècle comme aujourd’hui, les plus « modernes » sont ceux qui réclament autorisations, surveillances et punition de l’abus de faiblesse tandis que les plus rigoureux sur le plan religieux peuvent se prévaloir de l’argument de la liberté. On est à fronts renversés. Les libéraux passent pour des gens rigides et les dévots endossent le rôle de martyrs de la liberté. Pour aujourd’hui, on songe notamment aux religieux intégristes, à quelque religion qu’ils adhèrent, et aux membres de « sectes » qui se considèrent comme des victimes de l’oppression des États démocratiques.
Laissons le mot de la fin à Victor Hugo :
« Des hommes se réunissent et habitent en commun. En vertu de quel droit ? En vertu du droit d’association. Ils s’enferment chez eux. En vertu de quel droit ? En vertu du droit qu’a tout homme d’ouvrir ou de fermer sa porte. Ils ne sortent pas. En vertu de quel droit ? En vertu du droit d’aller et de venir, qui implique le droit de rester chez soi. […] À la condition que le monastère soit absolument volontaire et ne renferme que des consentements, je considérerai toujours la communauté claustrale avec une certaine gravité attentive et, à quelques égards, déférente. Là où il y a la communauté, il y a la commune ; là où il y a la commune, il y a le droit. Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. »
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