La tolérance et le respect sont-ils compatibles ?
Le concept de respect est de plus en plus présent dans la philosophie politique contemporaine, que ce soit dans la théorie multiculturelle, où l’on demande aux membres de différents groupes de montrer du respect les uns envers les autres, ou, plus généralement, dans la théorie démocratique libérale, où l’on considère que les citoyens jouissent de certains droits en vertu du respect qui leur est dû en tant que personnes. À la lumière de ces développements théoriques, des doutes sont apparus quant au rôle que les libéraux politiques doivent attribuer à la valeur plus traditionnelle de tolérance. D’un côté, il apparaît naturel de fonder la tolérance libérale sur la notion plus fondamentale du respect pour les personnes. De l’autre, l’idéal de respect a parfois été considéré comme supérieur à l’idéal de tolérance ou comme excluant ce dernier.
Mon objectif dans cet article est de clarifier ces enjeux en indiquant en quel sens fondamental la tolérance et le respect sont mutuellement exclusifs et en quel sens ils ne le sont pas. Suite à une brève explication du concept de tolérance, j’introduirai deux thèses sur la tolérance et le respect : une thèse de la compatibilité et une thèse de l’incompatibilité, et je soutiendrai qu’il existe une part de vérité et de fausseté dans chacune d’entre elles. Dans la section 2, je reviendrai sur l’argument libéral selon lequel le respect est compatible avec la tolérance, et je montrerai pourquoi l’argument contraire manque sa cible en ce qu’il implique un changement de la signification du terme « respect ». Dans la section 3, je soutiendrai que certains cas de tolérance sont malgré tout incompatibles avec le respect, y compris lorsque cela n’entraîne pas un tel changement de signification. Enfin, dans la section 4, j’expliquerai comment la part de vérité contenue dans chacune de ces deux thèses peut éclairer la nature de la tolérance considérée spécifiquement comme une vertu démocratique libérale.
I. Tolérance et respect
La plupart des analyses sur la tolérance mettent en évidence trois traits structuraux de ce concept : une composante d’objection, une composante d’acceptation, et une condition de pouvoir.. Dans la droite ligne de ces analyses, je supposerai que toute attribution de tolérance fait au moins une référence implicite à l’ensemble de ces trois traits.
La composante d’objection de la tolérance consiste en une évaluation négative de l’objet de la tolérance – une personne, une croyance, ou une pratique. Cette composante d’objection entraîne le jugement selon lequel le monde serait meilleur, ceteris paribus, si l’objet de la tolérance n’existait pas, et joue un rôle dans le raisonnement pratique de l’agent tolérant en lui donnant une raison pro tanto d’essayer de supprimer la présence de l’objet toléré, soit en éliminant certaines personnes ou en les soumettant ou en restreignant leur liberté ou leur pouvoir de différentes manières. La composante d’objection sert à distinguer la tolérance de l’indifférence ou de l’appréciation. La composante d’acceptation sert à neutraliser ou à exclure la composante d’objection : c’est ce qui donne à la personne tolérante une raison pour ne pas interférer. La condition de pouvoir stipule qu’afin d’être considérée comme tolérante, une personne doit avoir le pouvoir d’interférer avec succès selon la manière prescrite par la composante d’objection. Une disposition tolérante pourrait fort bien n’exiger qu’un pouvoir hypothétique d’interférer (on peut attribuer cette disposition à une personne qui n’interfèrerait pas si elle en avait le pouvoir), mais une pratique tolérante requiert un pouvoir réel d’interférer.
On a parfois considéré que la condition de pouvoir implique que la tolérance ne peut apparaître que dans une situation d’« asymétrie de pouvoir » – c’est-à-dire une situation impliquant un agent plus puissant (potentiellement tolérant) et un agent moins puissant (potentiellement toléré). Cependant, une distribution inégale du pouvoir n’est pas une condition nécessaire de la tolérance. Le pouvoir, autant que la tolérance elle-même, est bien sûr une relation asymétrique (le fait que l’individu A ait un certain pouvoir sur l’individu B n’entraîne pas que B ait ce même pouvoir sur A), mais une relation entre deux individus peut néanmoins combiner les pouvoirs de A sur B avec des pouvoirs similaires ou aussi efficaces de B sur A. Dans une telle situation, la tolérance peut être mutuelle ; elle est alors une disposition ou une pratique partagée par des agents opposés et dotés de pouvoirs égaux. D’ailleurs la pensée libérale démocratique considère la tolérance comme se produisant normalement entre des égaux – « égaux » pouvant signifier ici non seulement égaux en termes de statut normatif (moral ou juridique), mais aussi égaux relativement à certains types de pouvoir empirique. De plus, la tolérance dans un cadre hiérarchique – en particulier la tolérance de l’État à l’égard des citoyens – est parfois perçue comme inappropriée par les penseurs libéraux démocratiques, étant donné que l’idéal de neutralité de l’État exclut le type d’évaluation négative qui entre dans la constitution de la composante d’objection de la tolérance. Mais je laisserai ici de côté la question de savoir si un État respectueux est nécessairement un État neutre, et, plus généralement, la question de savoir si l’État idéalement libéral peut être convenablement conçu comme tolérant vis-à-vis de ses citoyens.
Considérons maintenant les deux thèses suivantes concernant la relation entre la tolérance et le respect.
La thèse de la compatibilité : Le respect et la tolérance sont compatibles parce que le respect est la base de certains droits, et le fait de tolérer une personne, une croyance ou une pratique consiste à reconnaître et faire respecter ces droits.
La thèse de l’incompatibilité : Le respect et la tolérance sont incompatibles parce qu’on ne peut pas à la fois respecter quelque chose et l’évaluer négativement.
Selon la thèse de la compatibilité, le respect fournit une justification plausible pour la composante d’acceptation de la tolérance. Selon la thèse de l’incompatibilité, le respect contredit la composante d’objection de la tolérance. La thèse de l’incompatibilité est moins répandue, mais on peut immédiatement mesurer sa force lorsqu’on considère la manière dont les personnes tolérantes sont parfois critiquées comme condescendantes et promptes au jugement de valeur. Les minorités ethniques et religieuses ont pu se plaindre, selon cette orientation, du fait que la tolérance qu’on leur témoigne présuppose leur infériorité. Le respect pour les personnes devrait impliquer de les traiter en égaux, et non en inférieurs. Par conséquent, les membres de ces minorités ont demandé à être respectés plutôt que tolérés.
Selon moi, il y a quelque chose de vrai et de faux dans chacune de ces deux thèses. Dans ce qui suit, j’essaierai de montrer à la fois ce qui est vrai dans la thèse de la compatibilité, à la lumière de l’argument démocratique libéral selon lequel le respect est une base de la tolérance ; et ce qui est vrai dans la thèse de l’incompatibilité, étant donné que (comme nous le verrons) la force même de cet argument libéral démocratique exclut certains types d’évaluations négatives. L’un de mes objectifs, en explorant ces deux thèses, est de montrer comment il est possible pour un libéral de reconnaître une part de vérité dans chacune d’entre elles sans y voir contradiction et sans recourir à des modifications ad hoc de la signification de l’un ou de l’autre des deux termes.
II. La part de vérité dans la thèse de la compatibilité
La thèse de la compatibilité peut être justifiée de la façon suivante. Respecter une personne en tant que telle revient à reconnaître son statut d’agent moral. Reconnaître le statut d’agent moral d’un autre être équivaut à lui reconnaître certaines capacités fondamentales, au nombre desquelles on trouve au moins la capacité de se fixer des objectifs et de faire des choix rationnels. Suivant Stephen Darwall et Colin Bird, nous pouvons dire que le statut d’agent moral d’une personne est une chose « dont il faut tenir compte » dans nos réflexions pratiques. Dire que c’est une chose « dont il faut tenir compte » revient à affirmer que c’est un statut particulièrement élevé en comparaison avec ceux des divers objets animés ou inanimés que nous rencontrons dans nos vies. Ce statut particulièrement élevé est quelque chose qui « commande le respect », de la même façon qu’une autorité « commande le respect ». En effet, respecter les personnes « c’est simplement reconnaître qu’elles possèdent une forme d’autorité ».
Accorder du respect à un agent moral doit, tout au moins, impliquer de lui accorder l’espace lui permettant d’agir selon ses plans, de lui attribuer une sphère de liberté et de reconnaître sa responsabilité dans ses propres choix. Le type de liberté discuté ici est la liberté négative, dans le sens que les libéraux donnent normalement à ce concept : la liberté comme absence d’interférence d’autres agents (ou la liberté comme la possibilité d’agir sans subir les interférences des autres). Dans un contexte politique, accorder du respect implique aussi de confier aux personnes une série de droits par lesquels exercer leur qualité d’agent (agency) politique (incluant le droit de vote et d’occuper des fonctions), ainsi que le droit de bénéficier de la prestation de certains biens publics. Si le statut des personnes (considérées comme des agents) est un statut d’égalité, alors respecter ces personnes doit impliquer de leur reconnaître des droits égaux sur ces biens, et d’agir en conséquence.
Certains auteurs voient la tolérance comme une vertu « impossible », compte tenu de la tension entre sa composante d’objection et sa composante d’acceptation. Cette tension a parfois été appelée « le paradoxe de la tolérance » : comment une personne peut-elle de manière cohérente désirer qu’une autre personne ou qu’une pratique n’existe pas, mais en même temps désirer pour cette personne ou cette pratique la liberté et le pouvoir politique qui leur assureront généralement une existence continue ? En réalité, la tension pratique entre les deux composantes de la tolérance n’implique aucun manque de cohérence conceptuelle tant que les raisons motivant chacune de ces composantes sont elles-mêmes distinctes et mutuellement cohérentes. Selon Jeremy Waldron, on peut faire une distinction entre les raisons sous-jacentes de la composante d’objection et celles qui sont sous-jacentes à la composante d’acceptation en affirmant que, bien que la première ait pour fonction de guider les choix, la seconde a pour fonction de les protéger. On peut de manière cohérente désirer protéger les espaces de choix des personnes, étant donné le respect qu’on accorde à leur qualité d’agent, et en même temps critiquer les choix qu’elles font effectivement. En d’autres termes, on peut de manière cohérente soutenir leur « droit à agir mal ». Une raison qui guide les choix fournit la base à partir de laquelle on peut critiquer le contenu des choix des autres. En ce sens, une raison qui protège les choix peut être considérée comme fondée sur la valeur « indépendante du contenu », ou « non spécifique », de la liberté de ces autres agents.
Notre intérêt à protéger les espaces de choix des personnes est, alors, indépendant de tout jugement relatif au contenu de leurs choix. Il est aussi indépendant de tout jugement que nous pourrions faire à propos de leurs caractéristiques particulières en tant que personnes, y compris leurs « identités » plus spécifiques (par exemple en tant que membres de certaines classes économiques, nations, ethnies, races ou genres), car respecter une personne est reconnaître son statut abstrait en tant que tel, et pas quelque « identité » plus spécifique qui la rend semblable à certaines personnes et différente d’autres personnes.
Il résulte de cette indépendance à l’égard des jugements visant les choix ou les identités des personnes que notre respect pour les personnes (considérées simplement comme des agents moraux) est compatible avec ces jugements. Lorsque ces jugements sont négatifs, ils sont recevables comme bases de la composante d’objection de la tolérance. Ainsi, dans la conception libérale démocratique qui vient d’être exposée, le respect pour les personnes forme la base de la composante d’acceptation de la tolérance tout en étant compatible avec sa composante d’objection.
Comme nous l’avons vu, la thèse de l’incompatibilité a été mise en avant par ceux qui soutiennent que la composante d’objection de la tolérance comporte de l’irrespect. Une telle affirmation de la thèse de l’incompatibilité pourrait paraître impliquer une négation de la thèse de la compatibilité telle qu’elle a été défendue précédemment. Cependant, un examen plus précis révèle que les théoriciens qui soulignent la nature irrespectueuse de la composante d’objection de la tolérance travaillent souvent, de manière explicite ou implicite, avec une notion de respect qui diffère significativement de celle qui est exposée ci-dessus. La notion de respect exposée au-dessus est celle de « respect-reconnaissance » au sens de Darwall. Le respect-reconnaissance est la reconnaissance d’un statut. Ainsi, montrer du respect-reconnaissance à une personne en tant que telle revient à reconnaître son statut d’agent moral, où « reconnaître » ce statut signifie qu’on le traite comme quelque chose à prendre en compte de la manière décrite ci-dessus. La notion de respect normalement retenue par ceux qui soutiennent la thèse de l’incompatibilité tend, par contraste, à coïncider avec celle de « respect-appréciation » au sens de Darwall. Respecter une personne ou une chose en ce sens d’« appréciation », c’est effectuer ou supposer une évaluation positive de cette personne ou de cette chose. Pour voir la différence entre ces deux types de respect, on peut considérer les différentes manières par lesquelles ils peuvent être témoignés à un haut magistrat. Nous pouvons montrer du respect à un juge en vertu de son statut en reconnaissant son autorité juridique et en évitant toute sorte de conduite qui pourrait relever de l’outrage à magistrat. Cependant, nous pouvons en même temps penser qu’il est un très mauvais juge, et, dans ce sens alternatif, avoir « peu ou pas de respect » pour lui en tant que juge. Ces deux attitudes sont compatibles, car la première est une attitude de respect-reconnaissance alors que la seconde en est une d’irrespect-appréciation. De la même façon, je peux vous témoigner du respect-reconnaissance en tant que personne en reconnaissant votre statut d’agent et défendre vos droits fondamentaux, et simultanément montrer que j’ai peu ou pas de respect-appréciation pour vous compte tenu de la teneur de votre caractère moral et de vos choix.
Utiliser le terme « respect » dans le sens de respect-appréciation est indubitablement valide du point de vue linguistique, et la thèse de l’incompatibilité est sans nul doute vraie si nous utilisons le terme de cette manière, car le respect-appréciation est en effet incompatible avec la composante d’objection de la tolérance (en supposant que l’identité précise de l’objet hypothétique du respect ou de la tolérance ne varie lui-même pas). Toutefois, ce n’est pas le concept de respect-appréciation que nous utilisons quand nous disons que le respect des personnes constitue le fondement de droits fondamentaux égaux et que la tolérance implique de défendre ces droits. Le concept de respect que nous utilisons ici est au contraire celui de respect-reconnaissance. Par conséquent, retenir la notion de respect-appréciation lorsqu’on soutient la thèse de l’incompatibilité ne revient pas à contredire la thèse de la compatibilité, telle qu’établie ci-dessus. Cela conduit bien plutôt à reconnaître que ces deux thèses peuvent être vraies si on suppose que chacune d’entre elles emploie « respect » en un sens différent. Fonder la thèse de l’incompatibilité sur l’idée de respect-appréciation n’est pas très intéressant d’un point de vue normatif libéral, car il est évident depuis le départ que les libéraux n’ont pas de raison de penser que nous devons du respect-appréciation aux autres membres de notre société. Il serait en effet étrange pour un libéral politique d’exiger que les citoyens montrent du respect-appréciation les uns envers les autres, étant donné que l’une des prémisses fondamentales des théories normatives libérales est la présence de désaccords profonds sur la nature du bien, ce que les rawlsiens appellent « le fait du pluralisme ». Pour examiner la thèse de l’incompatibilité il serait donc plus intéressant de partir de la supposition que « respect » signifie ici respect-reconnaissance. C’est à un tel examen que sera consacrée la prochaine section.
III. La part de vérité dans la thèse de l’incompatibilité
J’ai soutenu ailleurs que la notion de respect-reconnaissance sert à justifier non seulement l’engagement en faveur des droits individuels mais aussi l’engagement en faveur de l’égalité. Les droits démocratiques libéraux sont des droits égaux, non seulement parce que ces droits sont fondés sur l’exigence de « respect égal » – comme si, en creusant jusqu’à la notion composite de « respect égal », nous avions d’une certaine façon déjà atteint le fondement de la théorie normative démocratique et libérale – mais parce qu’un traitement égal est ce à quoi ont droit des personnes qui sont égales en un sens moralement pertinent. La validité morale de toute égalité distributive prescrite – qu’elle soit liberté ou pouvoir politique ou un autre bien – dépend d’une sorte d’égalité fondamentale. Cela veut dire qu’elle dépend du fait que les membres du groupe pertinent possèdent quelque propriété en vertu de laquelle ils comptent comme égaux et en vertu de laquelle il est alors approprié de les traiter en égaux (en leur conférant un statut moral égal et en recherchant une certaine forme d’égalité distributive parmi eux).
Selon moi, cette égalité fondamentale apparaît comme une conséquence du fait que nous faisons preuve d’une certaine sorte de respect envers les personnes. En d’autres termes, c’est une certaine sorte de respect pour toutes les personnes considérées séparément qui permet d’établir leur statut moral en tant qu’égaux. J’ai appelé cette sorte de respect « respect-opacité ». Je vais maintenant brièvement développer la notion de respect-opacité et la thèse selon laquelle cette dernière sous-tend notre égalité fondamentale.
En vertu de quelle propriété les personnes comptent-elles comme égales ? La propriété pertinente ne peut pas être la rationalité, ni l’autonomie, ni l’intelligence, ni la force physique. Elle ne peut pas être non plus la vertu morale, ni la capacité à être vertueux, ni la capacité à montrer de l’empathie ou à agir résolument. Toutes ces propriétés sont des propriétés scalaires et il se trouve qu’elles sont possédées à différents degrés par des personnes différentes. Si ces propriétés devaient être au fondement du respect dû aux personnes, alors on devrait à ces personnes un respect inégal et, en vertu de ce respect inégal, des droits inégaux. Il est en effet difficile de concevoir une propriété élémentaire et moralement pertinente des personnes qui ne soit pas scalaire et sujette à variations interpersonnelles.
La solution de John Rawls à ce problème consiste à postuler que les personnes ont une « propriété de niveau » (range property). Une propriété de niveau est une propriété qui est binaire et non scalaire : soit un objet la possède, soit il ne la possède pas. Un objet possède une propriété de niveau en vertu du fait qu’il possède une autre propriété (scalaire, cette fois-ci) à partir d’un certain niveau. Par exemple, le fait d’être de la glace est une propriété de niveau : H2O est qualifié de glace dès lors que la température descend aux environs de « zéro degrés Celsius ou en dessous », et le fait d’être de la glace n’est pas une question de degrés (H2O à moins 10 degrés n’est pas moins de la glace qu’ H2O à moins 30 degrés). La thèse de Rawls est qu’un être possède la propriété de niveau « personnalité morale » s’il possède certaines capacités pratiques élémentaires (basic agential capacities) au moins à un degré minimum – c’est-à-dire à partir d’un seuil minimal. Par « capacités pratiques élémentaires », j’entends les capacités élémentaires dont nous pensons normalement qu’elles permettent de qualifier un individu d’agent moral. Pour Rawls, ces capacités pratiques élémentaires consistent en « deux pouvoirs moraux » des personnes : la capacité de concevoir, réviser et mettre en œuvre une conception du bien, et la capacité d’avoir un sens de la justice. Bien que ces deux pouvoirs moraux varient certainement en degrés d’une personne à l’autre, la personnalité morale elle-même est une propriété de niveau que l’on possède en vertu du fait que l’on dispose des deux pouvoirs moraux à l’intérieur d’un certain intervalle ; cette propriété est donc possédée de manière égale par ceux qui en sont dotés. D’où l’égalité des personnes morales.
La solution de Rawls pointe dans la bonne direction, mais nous avons encore besoin d’une raison morale indépendante pour faire le postulat selon lequel la personnalité morale est une propriété de niveau plutôt que de dire que la personnalité morale varie d’une personne à l’autre en vertu de variations interpersonnelles dans les capacités pratiques élémentaires. Pourquoi ne pas dire que l’on doit aux personnes des degrés différents de respect en vertu de leurs différents degrés de personnalité morale, et par conséquent que les droits et devoirs fondamentaux devraient être inégaux ? Nous avons besoin, en d’autres termes, d’une raison morale indépendante pour dire que la propriété moralement pertinente est la personnalité morale comprise comme une propriété de niveau plutôt que comme une propriété scalaire, et que les propriétés scalaires sur lesquelles cette propriété de niveau survient (supervenes) sont elles-mêmes des propriétés moralement dénuées de pertinence. La notion de respect-opacité fournit cette raison morale indépendante.
La notion de respect-opacité constitue une interprétation particulière du respect-reconnaissance telle que ce dernier entraîne le statut égal des personnes comme agents moraux. Le respect-opacité comporte non seulement le type de reconnaissance mentionné par Darwall, mais aussi quelque chose de plus : adopter l’attitude de respect-opacité envers une personne, ce n’est pas seulement reconnaître qu’elle possède certaines capacités pratiques élémentaires, mais c’est aussi fermer les yeux sur le degré (au-dessus du seuil minimum) auquel elle possède ces capacités. Plus précisément, c’est refuser de prendre en compte ces degrés (au-dessus du seuil minimum) dans ses délibérations pratiques. On reconnaît que les capacités pratiques pertinentes existent, à un certain degré, à partir d’un seuil minimum absolu. Et dès qu’on reconnaît de la sorte cette existence, adopter une attitude respectueuse implique qu’on s’abstienne de prendre en compte, dans ses délibérations pratiques, le degré auquel elles se situent au-dessus de ce seuil minimum absolu. Reconnaître un seuil minimum absolu tout en fermant les yeux sur les niveaux particuliers au-dessus de ce seuil revient à reconnaître l’existence d’une propriété de niveau. C’est pourquoi l’exigence morale du respect-opacité explique notre tendance à nous concentrer sur la propriété de niveau qu’est la personnalité morale. D’où notre croyance que les personnes sont égales dans un sens fondamental, et qu’elles ont des droits fondamentaux égaux.
Pourquoi devrions-nous penser que le respect-reconnaissance implique de traiter les personnes comme opaques au sens ci-dessus ? On peut trouver la réponse à cette question dans une certaine sorte de dignité qui est protégée ou accordée par un tel traitement. Il est en effet possible de dire que l’on jouit de la dignité lorsqu’on peut considérer que l’on n’est pas sujet à certaines sortes d’évaluations. Le type de dignité auquel je fais référence ici n’est pas la dignité au sens kantien standard. Les personnes possèdent la dignité au sens kantien en vertu du simple fait qu’elles possèdent les capacités pratiques pertinentes. La dignité kantienne ne peut pas être retirée à une personne sans la détruire ; elle ne peut pas davantage être conférée par autrui. Mais il y a une autre sorte de dignité qui peut être tout autant retirée et conférée, à la fois par la personne elle-même et par d’autres : il s’agit du type de dignité dont nous avons tendance à penser qu’elle consiste en la maîtrise de soi, l’invulnérabilité ou l’intégrité (dans le sens de complétude ainsi que dans celui de cohérence). Une personne perd sa dignité, entendue en ce second sens, lorsque par exemple, elle est mutilée, mise à nu ou humiliée en public. On peut appeler cette deuxième sorte de dignité « dignité extérieure ». On peut comprendre la dignité extérieure comme impliquant une mise à l’abri des regards (concealment), une immunité face à l’exposition. De la même façon que nous pouvons rendre la dignité physique à une personne nue en la rhabillant, nous pouvons rendre sa dignité pratique extérieure (agential outward dignity) à une personne, considérée comme un « agent nu », en « l’habillant » d’immunité eu égard aux évaluations portés sur ses capacités pratiques élémentaires (au-dessus du minimum absolu).
Le respect-opacité peut alors être pensé comme dû aux agents moraux en vertu de leur dignité kantienne (dans une réinterprétation naturaliste de cette idée kantienne), et comme consistant dans l’octroi ou la protection de la dignité extérieure. Respecter les agents, en ce sens, implique de les prendre tels quels : lorsqu’on délibère sur la manière de les traiter, on s’abstient de « regarder à l’intérieur » d’eux ou d’évaluer les éléments dont ils sont composés, mais on s’efforce d’adopter un point de vue extérieur et de maintenir une certaine distance. Kant lui-même a déclaré de manière célèbre qu’alors que l’amour rapproche les gens, le respect implique de maintenir « une distance convenable ».
L’idée selon laquelle le respect-reconnaissance implique de traiter les personnes comme opaques permet d’expliquer la distinction entre respect-reconnaissance et respect-appréciation, car sans la référence implicite à l’opacité des personnes, cette distinction s’estompe. Selon Darwall, le respect-appréciation pour les personnes est « une attitude qui admet des degrés », en ce qu’elle repose sur l’évaluation de caractéristiques variables des personnes, tandis « qu’il ne peut pas y avoir de degrés de respect-reconnaissance ». Mais la question qu’on pourrait se poser est : pourquoi pensons-nous que le respect-reconnaissance n’admet pas de degrés ? Une façon de répondre à cette question serait de dire, comme Kant, que la personnalité morale reconnue par un individu qui montre du respect-reconnaissance pour les personnes n’a rien à voir avec les qualités empiriques des individus : elle s’abstrait du monde empirique des capacités variables telles que la force de volonté et la capacité de raisonner et de choisir de manière cohérente, et dépend au contraire de la liberté et de la rationalité égales des personnes comme êtres nouménaux. Cependant, cette réponse repose sur une vision métaphysique de l’agir (agency), que la plupart des philosophes politiques contemporains rejetteraient comme ésotérique ou, en tout cas, comme inappropriée dès lors que l’on cherche un fondement pour le respect qui soit publiquement défendable dans une société caractérisée par une pluralité de points de vue métaphysiques et religieux controversés. D’où notre focalisation, dans le présent contexte, sur les propriétés empiriques des personnes. La distinction entre le respect-reconnaissance et le respect-appréciation commence toutefois à apparaître comme incertaine si nous fondons la personnalité morale sur les capacités pratiques empiriques des êtres humains, capacités variables s’il en est. Comme nous l’avons vu, les gens ne sont tout simplement pas empiriquement égaux en ce qui concerne leur force de volonté, leur aptitude à raisonner et à choisir de manière cohérente, et ainsi de suite. Dans ce cas, on peut encore devoir aux individus le respect-reconnaissance en vertu de leur personnalité morale en tant que telle, mais nous n’avons pas de raison de considérer que tous les individus possèdent également une personnalité morale. De ce fait, le respect-reconnaissance, comme le respect-appréciation, admettra des degrés. La distinction entre ces deux sortes de respect deviendra alors floue : dans de nombreux cas, rien ne nous permettra de distinguer les appréciations relatives aux choix effectués par les personnes d’évaluations de leur capacité à choisir de manière efficace ; il sera tout aussi impossible de distinguer les appréciations relatives à leur caractère moral d’évaluations de leur capacité à être moralement vertueux ; et ainsi de suite.
Ce problème disparaît si nous concevons l’attitude de respect-reconnaissance comme comportant elle-même le fait de maintenir une distance et – ce qui en résulte – d’attribuer aux personnes une immunité vis-à-vis des évaluations de leurs capacités pratiques élémentaires (au-dessus du niveau minimum absolu à partir duquel un être peut bénéficier de ce respect) dans les délibérations sur la manière de les traiter. Dans ce cas, le respect-reconnaissance pour les personnes exclut de lui-même que l’on évalue les capacités pratiques élémentaires des individus lorsqu’on délibère sur la manière de les traiter, alors qu’il permet, tout en en demeurant distinct, l’évaluation de leurs autres caractéristiques dans ces mêmes délibérations.
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la part de vérité qui réside dans la thèse de l’incompatibilité : le type même de respect pour les personnes qui sert à justifier notre égalité fondamentale et nos droits égaux fondamentaux, et qui sert ainsi à fournir une base libérale démocratique à la composante d’acceptation de la tolérance, exclut aussi un certain type d’évaluation des personnes. Le type d’évaluation des personnes qu’il exclut est l’évaluation des capacités pratiques élémentaires sur lesquelles leur personnalité morale survient. Lorsqu’une telle évaluation est une évaluation négative, elle peut former la base de la composante d’objection de la tolérance, et est donc compatible avec la tolérance. Toutefois, comme le montrent les développements ci-dessus, une telle évaluation n’est pas compatible avec le respect. C’est pourquoi de tels cas de tolérance sont incompatibles avec le respect.
Dans le même temps, il importe de souligner que la thèse de l’incompatibilité n’est vraie que jusqu’à un certain point. Le respect et la tolérance sont, selon l’exposé que l’on vient de donner, incompatibles seulement lorsque la composante d’objection bafoue le respect-opacité – c’est-à-dire, seulement quand l’évaluation négative impliquée dans le fait de tolérer des personnes consiste en une évaluation négative des capacités pratiques élémentaires sur lesquelles survient leur personnalité morale et qui servent ainsi à établir leur égalité fondamentale. Dès que l’opacité entre en jeu, les évaluations des caractères des personnes et de leurs choix concrets peuvent être effectuées sans impliquer d’évaluation de leurs capacités pratiques élémentaires. On ne peut pas convenablement expliquer le fait qu’une personne ait des traits de caractère détestables ou ait fait de mauvais choix en invoquant une compétence pratique réduite – on peut en revanche dire, par exemple, que cette personne est méchante, ou bien ou qu’elle est trop paresseuse pour se débarrasser de certaines mauvaises influences. Dans ces cas, de telles évaluations peuvent jouer un rôle dans nos délibérations pratiques sans violer le respect-opacité. De la même manière, on peut évaluer des capacités moins élémentaires, comme l’intelligence nécessaire pour obtenir un diplôme universitaire, ou les divers talents et compétences que les gens apportent sur le marché du travail, sans que cela implique une évaluation des capacités pratiques élémentaires telles que l’aptitude à définir et à mettre en œuvre une conception du bien ou la capacité d’avoir un sens de la justice. Et au-delà de ces évaluations portant sur le caractère, les choix et les capacités non élémentaires, il existe bien d’autres évaluations qui ne comportent aucune relation immédiate avec les capacités pratiques élémentaires : par exemple, des évaluations négatives purement esthétiques sur l’apparence des gens ou sur leur comportement. Dans tous ces cas, la tolérance reste compatible avec le respect, et peut en effet être basée sur le respect tel que défini dans la section précédente.
IV. La tolérance comme vertu démocratique libérale
La part de vérité fortement circonscrite dont j’ai montré l’existence au sein de la thèse de l’incompatibilité ne fournit probablement qu’une explication partielle de l’attrait intuitif de cette dernière : même lorsqu’on distingue de manière adéquate le respect-reconnaissance du respect-appréciation, il est possible que la plupart des attraits préthéoriques de la thèse de l’incompatibilité reposent, plus simplement, sur la supposition selon laquelle « respect » signifie respect-appréciation. Néanmoins, quand le « respect » est interprété comme respect-reconnaissance, la part de vérité résiduelle comprise dans la thèse de l’incompatibilité n’est nullement triviale, car elle nous dit quelque chose d’important sur les cas dans lesquels la tolérance peut compter comme une vertu morale du point de vue démocratique libéral. J’illustrerai ce point en montrant comment mon analyse de la relation entre la tolérance et le respect-reconnaissance fournit une solution plausible au prétendu « paradoxe du raciste tolérant ».
Il n’est guère controversé d’affirmer que du point de vue démocratique libéral, la tolérance ne compte parmi les vertus morales que lorsqu’on souscrit à la composante d’acceptation pour de bonnes raisons – parmi lesquelles on trouve les revendications fondamentales égales des citoyens d’une société idéalement libérale et démocratique. Une question plus difficile et plus controversée est de savoir si le fait de qualifier la tolérance de vertu morale implique d’apporter des qualifications à la composante d’objection, et le cas échéant, quelles qualifications lui apporter.
Il est possible de trouver dans le soi-disant « paradoxe du raciste tolérant » une raison prima facie pour qualifier moralement la composante d’objection tout autant que la composante d’acceptation. Ce paradoxe a été introduit dans la littérature par John Horton et concerne spécifiquement notre compréhension de la tolérance en tant que vertu morale. Ce paradoxe s’énonce de la façon suivante. Nous sommes réticents à dire qu’un raciste fait preuve d’une vertu morale libérale qui reposerait sur le fait qu’il est raciste. Cependant, si une personne est raciste et si elle possède à la fois le pouvoir et une raison pro tanto de limiter la liberté des membres d’autres races qu’elle juge être inférieures à la sienne, et si malgré tout (pour des raisons morales indépendantes) elle se retient de le faire, elle doit être considérée comme tolérante. Si elle se retient pour la bonne raison, il semble que sa tolérance doive être considérée comme vertueuse. De plus, plus une telle personne est raciste, plus elle doit se maîtriser (ce qu’elle fait pour de bonnes raisons), et par conséquent, plus elle est tolérante – et plus elle est vertueuse.
On peut mettre entre parenthèses l’hypothèse implicite d’Horton (qui est sous-entendue dans la phrase précédente) selon laquelle la tolérance croît en degrés (ceteris paribus) en proportion de la force de la composante d’objection. La capacité à comparer de manière exhaustive les degrés auxquels des personnes comptent comme « tolérantes » ne semble pas être une présupposition nécessaire de la théorie normative libérale ; elle ne découle pas non plus nécessairement des intuitions linguistiques communes que l’on a lorsqu’on compare des degrés de tolérance. En particulier, la théorie libérale – de même que le sens commun – peut fort bien présupposer uniquement des comparaisons impliquant des composantes d’objections qui sont similaires qualitativement et quantitativement (« j’objecte non moins fortement que vous, mais je suis plus tolérant »). Peut-être devrions-nous nous contenter de ces comparaisons limitées, et considérer comme incomparables les degrés de tolérance impliqués dans les cas où la base de la composante d’objection diffère en nature ou en force. Même si on laisse de côté cette solution partielle au paradoxe, il demeure pourtant qu’il existe quelque chose de contre-intuitif dans le fait d’attribuer à un raciste une vertu dont il ne pourrait pas faire preuve s’il n’était pas raciste
Les solutions existantes au paradoxe du raciste tolérant – les plus importantes étant celles d’Horton lui-même et de Catriona McKinnon – consistent à exclure certaines bases évaluatives de la composante d’objection en faisant appel à des valeurs morales substantielles exogènes – comme si, en plus de notre qualification morale de la composante d’acceptation, nous avions aussi à fournir quelque qualification morale indépendante de la composante d’objection. Lorsque la tolérance est comprise comme une vertu, a-t-on suggéré, seules les positions morales « responsables », ou celles qui ont « quelque valeur » ou qui sont « raisonnables », peuvent être admises à motiver la composante d’objection, car « il y a des choses pour lesquelles il est mauvais ou déraisonnable d’avoir quelque objection que ce soit ». Horton étaye ce dernier point en suggérant que le racisme diffère d’autres points de vue marginaux dans la mesure où ces autres points de vue sont basés sur certaines valeurs ultimes que nous pouvons malgré tout admettre partager. Par exemple, on peut reconnaître qu’un point de vue anti-avortement a de la valeur parce qu’il est basé sur la valeur ultime partagée de la vie, même si l’on peut en même temps considérer que les adversaires de l’avortement se trompent gravement. Hélas, il est possible, pour pratiquement toutes les positions éthiques avec lesquelles on n’est pas d’accord, de montrer, à un niveau d’abstraction suffisant, qu’elles sont fondées sur une valeur que l’on partage, et dans le cas du racisme la recherche d’une telle valeur n’a pas besoin de nous entraîner vers un niveau élevé d’abstraction : les arguments racistes font appel, par exemple, aux valeurs de pureté, de communauté et de solidarité. Comme dans le cas de l’adversaire de l’avortement, on peut partager ces valeurs bien que l’on considère que le raciste se trompe grossièrement. Peut-être pourrait-on dire que le raciste devrait être exclu à cause de son refus d’appliquer universellement les valeurs pertinentes. Mais, si tel était le cas, alors les adversaires de l’avortement devraient exclure les membres du mouvement pro-choix en raison de leur refus d’appliquer universellement la valeur de la vie.
Ce que j’ai dit de la part vérité contenue dans la thèse de l’incompatibilité suggère une solution moins ad hoc et plus limitée, car elle élimine certaines bases de la composante d’objection sans faire appel à une valeur substantielle exogène. Supposons qu’un raciste dise la chose suivante : « De mon point de vue, les membres de la race R sont des êtres humains inférieurs : ils sont tout simplement moins capables de prendre des décisions responsables et d’effectuer des formes de raisonnements moraux sophistiqués. Cette infériorité me donne une raison d’empêcher cette race d’infecter la mienne, que ce soit génétiquement ou socialement. Cependant, je reconnais que même les membres de la race R sont des personnes, car ils satisfont aux critères rawlsiens : ils ont un certain minimum de capacités pratiques. Sur cette base, je respecterai leurs droits fondamentaux égaux, et je les tolérerai. Et vous, qui êtes un démocrate libéral, vous devriez me considérer comme vertueux en ce sens ». Du point de vue de la conception que j’ai exposée du fondement des droits démocratiques libéraux, ce raciste tolérant dit quelque chose d’incohérent : il affirme que les membres de la race R ont droit à la même liberté et aux mêmes opportunités que celles dont il jouit lui-même, mais en même temps il viole l’exigence de respect-opacité en raisonnant, à l’appui de sa composante d’objection, sur la base d’évaluations portant sur les capacités pratiques élémentaires des personnes, pourtant situées au-dessus du seuil minimum. Les corrélations empiriques qu’il postule pour arriver à ces évaluations sont sûrement fausses, mais cette objection évidente au racisme n’est pas pertinente dans le présent contexte. Ce qui compte dans le présent contexte est que notre raciste fait des évaluations et que celles-ci jouent un rôle dans ses délibérations pratiques. De ce qu’il élabore ces évaluations et délibère à partir d’elles, il résulte qu’il n’est plus en position d’affirmer l’égalité fondamentale dont dépend la validité normative de sa composante d’acceptation, car l’égalité fondamentale repose sur l’exclusion de telles évaluations.
Par conséquent, bien qu’il soit certainement possible pour un tel raciste d’être tolérant en un sens purement descriptif, il ne lui est pas possible de faire preuve de tolérance comprise comme une vertu démocratique libérale. Si l’on veut pratiquer la vertu démocratique libérale de tolérance, il faut que la raison qui sous-tend la composante d’acceptation de l’attitude tolérante soit la conviction morale selon laquelle les citoyens ont des droits fondamentaux égaux. Cependant on ne peut concevoir de tels droits fondamentaux égaux comme moralement valides que si l’on adopte l’attitude morale de respect-opacité envers les autres personnes, et c’est quelque chose que le raciste évoqué ci-dessus ne fait pas. Par conséquent, nous n’avons pas besoin de chercher, au sujet de la composante d’objection, une qualification morale indépendante pour exclure ce raciste tolérant du groupe des individus manifestant la vertu démocratique libérale de tolérance. Dans le but d’exclure ce raciste tolérant, il suffit de se référer à la part de vérité comprise dans la thèse de l’incompatibilité telle qu’on l’a mise en lumière dans la section précédente.
Peut-être existe-t-il des formes de racisme qui n’impliquent pas de postuler une corrélation empirique entre l’appartenance à une certaine race et l’infériorité au regard de certaines capacités pratiques élémentaires. Par exemple, on pourrait vouloir associer l’étiquette « raciste » à des gens qui condamnent certaines pratiques pour des raisons morales et qui font des généralisations empiriques (plus ou moins valides) en attribuant ces pratiques à des personnes qui ont certaines caractéristiques raciales déterminées. De la même façon, il y a le cas de ceux qui désirent l’expulsion de certaines races de leur propre communauté simplement parce qu’elles tendent à être culturellement « différentes » (au point de menacer la stabilité), et que des gens de différentes cultures devraient vivre dans des pays différents. Il semble que c’est le point de vue de certains politiciens de droite européens, qui nient être racistes mais sont malgré tout étiquetés comme tels par leurs adversaires. Ces deux types de « racistes » montrent fréquemment à la fois un manque de respect-reconnaissance et un manque de tolérance. Mais il est possible de se les imaginer comme manifestant ces deux vertus. Rien dans leurs vues, comme on vient de les exposer, ne les empêche de montrer du respect-opacité pour les membres d’autres races. S’ils témoignent d’un tel respect-opacité, et si de surcroît ils sont réticents à agir selon leurs croyances et, au contraire, tolèrent la présence d’autres races pour la raison que des personnes au statut moral égal ont les mêmes droits fondamentaux, ils manifesteront, de mon point de vue, la vertu démocratique libérale de tolérance.
Je ne considère pas ce résultat comme contre-intuitif d’un point de vue libéral démocratique, et par conséquent il ne me semble pas constituer un contre-exemple de la solution que j’ai suggérée pour le paradoxe du raciste tolérant. Si nous vivons dans une société caractérisée par la tolérance mutuelle entre des citoyens qui ont des désaccords profonds sur la nature du bien, il existera de nombreuses opinions que nous considérerons comme moralement ou esthétiquement erronées voire répugnantes, mais que nous n’hésiterons pas à considérer, chez d’autres, comme étant à la base de la composante d’objection de la tolérance comprise comme vertu libérale démocratique. L’air de paradoxe qui accompagne le cas du raciste tolérant doit ainsi dépendre non seulement du fait que nous trouvons parfois que ce qui sert de fondement à la composante d’objection est moralement répugnant, mais aussi de l’impression que quelque chose ne tourne conceptuellement pas rond dans certains de ces fondements. J’ai suggéré que ce qui ne tourne conceptuellement pas rond dans le fondement raciste d’une composante d’objection peut être révélé à l’aide d’une clarification, en termes de respect-opacité, de la base libérale démocratique de la composante d’acceptation.
Il importe de souligner la différence entre la solution que je suggère au paradoxe du raciste tolérant et la solution plus simple qui consisterait à simplement écarter tout fondement « irrespectueux » de la composante d’objection. Cette solution plus simple indique correctement que l’irrespect est le problème que soulève l’attitude raciste, mais elle omet de caractériser le type pertinent d’irrespect comme une violation de l’opacité des personnes. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, si le respect-reconnaissance est compris comme impliquant une évaluation des capacités pratiques élémentaires sur lesquelles la personnalité morale survient, la distinction entre le respect-reconnaissance et le respect-appréciation s’estompera, car, dans de nombreux cas, rien ne nous permettra de distinguer nos appréciations relatives au caractère et aux choix des individus d’évaluations de leurs capacités pratiques élémentaires. Le danger serait alors d’affirmer, contrairement aux intuitions libérales démocratiques, que de nombreux cas de tolérance ne comptent pas comme vertueux parce qu’ils comportent un degré trop faible de respect-appréciation.
Ma propre solution au paradoxe du raciste tolérant nous permet de continuer à admettre que toute sorte d’irrespect-appréciation peut compter comme composante d’objection d’une disposition ou d’une pratique vertueusement tolérante, car elle limite strictement l’ensemble des attitudes « irrespectueuses » qui ne peuvent être considérées comme des fondements pour la composante d’objection. Cet ensemble coïncide avec l’ensemble des attitudes qui sont irrespectueuses dans le sens de la violation du respect-opacité. En dehors de cet ensemble, toute sorte d’irrespect-appréciation pour un objet particulier est compatible avec la tolérance vertueuse (de la même manière que toute sorte de respect appréciation est incompatible avec une telle tolérance).
V. Conclusion
La tolérance et le respect sont compatibles, si le « respect » s’entend comme respect-reconnaissance, et ils ne le sont pas s’il s’entend comme respect-appréciation. D’un autre côté, même là où le « respect » a le sens de respect-reconnaissance, il y a une limite à sa compatibilité avec la tolérance. Cette limite apparaît une fois qu’il devient évident que le respect-reconnaissance doit impliquer de traiter les personnes comme opaques. Si le respect-reconnaissance est vraiment distinct du respect-appréciation, alors il doit dénier toute pertinence aux évaluations portant sur les capacités pratiques élémentaires sur lesquelles survient la personnalité morale des individus. Parce que le respect-reconnaissance exclut ces évaluations, il exclut certains fondements de la composante d’objection de la tolérance.
La notion de respect-reconnaissance peut être comprise comme qualifiant à la fois la composante d’acceptation et la composante de tolérance comprises comme une vertu démocratique libérale. Une personne tolérante peut-être considérée comme vertueuse, d’un point de vue démocratique libéral, seulement si la composante d’acceptation de sa pratique ou de sa disposition tolérante est motivée par la conviction morale selon laquelle les citoyens ont des droits fondamentaux égaux ; et elle ne peut avoir une telle conviction que si elle s’abstient, dans ses délibérations pratiques, de prendre en compte certaines sortes d’évaluations portant sur les capacités pratiques élémentaires des personnes.
Cette conception de la relation entre la tolérance et le respect nous permet non seulement de faire sens du type de respect dont dépend la vertu démocratique libérale de tolérance, mais aussi d’expliquer et de vérifier l’intuition préthéorique selon laquelle une telle vertu ne peut pas être exemplifiée par la pire sorte de raciste, d’eugéniste, ou de misogyne. Elle ne révèle pas tout ce qui est moralement mauvais dans de telles positions, et elle ne révèle pas nécessairement leurs caractéristiques les plus répugnantes. Cependant, elle montre quand et pourquoi de telles positions sont incompatibles avec la tolérance comprise comme une vertu démocratique libérale.
Traduction de l’anglais par Anett Hadhazy révisée par Mathieu Carpentier
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