Droits individuels et droits des communautés en droit international des droits de l’homme
La protection des droits des groupes – entendus pour l’instant lato sensu – par le droit international est une question assez peu traitée par la doctrine – à tout le moins, francophone – qui se concentre sur la protection des droits de l’homme entendu au sens de la personne prise dans son individualité. Lorsqu’elle l’est, c’est pour poser de manière péremptoire, et sans analyse critique à l’aune des développements du droit international contemporain, que seuls les droits individuels sont des droits de l’homme, avec des justifications qui sont parfois difficiles à comprendre. Il est certes admis que certes la personne peut exercer collectivement ses droits – il en est ainsi par exemple du droit de manifester sa religion ou de la liberté syndicale – mais lorsque l’on se penche sur les droits des « groupes », il s’agit alors de « droits des collectivités » qui ne sauraient prétendre à la qualité de droits de l’homme. Pourtant, au-delà de ces pétitions de principe, l’on ne saurait nier que le sujet pose de nombreuses questions cruciales à la matière car il touche aux rapports de la personne au groupe social, à la communauté quelle que soit la forme d’organisation que cette dernière revêt, mais également son rapport au pouvoir qui se caractérise, comme le soulignait Jacques Mourgeon, par une « inévitable hostilité réciproque ». La thématique est même qualifiée par lui de « drame » dans le sens où elle ne peut être appréhendée – au plan philosophique comme juridique – qu’en termes de conciliation imparfaite, de défaite voire de négation des droits des uns par les droits des autres. De plus, les critiques que Michel Villey adressait aux droits de l’homme en ce qu’ils sont « irréalisables », « contradictoires », « illusoires », voire comporteraient « une part d’imposture » sont parfaitement illustrées par la rencontre des droits individuels et des droits des groupes tels qu’analysés notamment par les organes interaméricain et africain de droits de l’homme qui s’y sont intéressés.
Néanmoins, avant d’évoquer ces aspects, il faut rappeler que si, dans les principales conventions générales de droits de l’homme les référence aux groupes (« minorités », « peuples », « société »...) ne sont pas complètement absentes, il n’en reste pas moins que le droit international des droits de l’homme reste essentiellement fondé sur une approche individualiste des droits de sorte que le collectif est peu visible. La Déclaration universelle des droits de l’homme mentionne surtout et avant tout « les êtres humains » (art. 1er), « chacun » (art. 2), « tout individu » (art. 3), de sorte que le titulaire premier des droits internationalement protégés est la personne prise dans son individualité. Ce n’est qu’avec l’apparition de nouveaux États indépendants dans la sphère internationale à partir des années 1960 que la matière commence timidement à être « saisie par le collectif » : à la demande des États issus de la décolonisation, les deux Pactes des Nations Unies de 1966 (Pacte international sur les droits civils et politiques – ci-après PIDCP – et Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels) s’ouvrent sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et plus loin dans le PIDCP (article 27), l’on retrouve une disposition consacrée aux minorités même si celle-ci met l’accent sur les droits des membres des minorités.
C’est surtout avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981 par l’ancienne Organisation de l’Unité africaine (aujourd’hui, Union africaine) que les droits d’un groupe particulier, les « peuples » – avec tout ce que la notion possède d’indétermination – font leur irruption. Les peuples sont ainsi désignés par le texte conventionnel comme titulaires d’un certain nombre de droits prévus aux articles 19 à 24 : droit de disposer d’eux-mêmes ; droit à la sécurité ; droit à l’environnement... La Charte arabe des droits de l’homme (2004) contient à son tour des dispositions qui consacrent des droits en faveur des groupes tels que, par exemple, à nouveau le droit des peuples. C’est également dans le contexte de décolonisation des années 1960 que l’on reprend les débats doctrinaux autour de la question de savoir si « l’humanité » est un sujet de droits. Dans le même temps, des « revendications » (J. Mourgeon) en faveur de nouveaux droits dits de solidarité se font entendre, tels que le droit à l’environnement, le droit au développement, le droit à la paix et à la sécurité... Comme le souligne Philippe Gérard, la particularité de ces prétentions est de porter non plus uniquement sur des intérêts individuels mais bien « sur des intérêts ou des biens collectifs » dont, symboliquement, la Convention n°169 de l’OIT relative aux peuples indigènes ou tribaux et la récente Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007 se font l’écho.
Malgré ce mouvement normatif international, le « paradoxe des intérêts collectifs » (M. Birker) provient de ce que pour de multiples raisons politiques et idéologiques surtout, la doctrine majoritaire du droit international des droits de l’homme continue à rejeter les droits des groupes hors de la sphère des droits de l’homme, en particulier afin de prévenir une « dénaturation » des droits individuels.
Au-delà des textes et de leur analyse doctrinale, la pratique contentieuse des principaux organes internationaux de droits de l’homme illustre une insoluble tension entre les droits individuels et les droits des groupes. En effet, si la reconnaissance positive et substantielle de sujets autres que les individus est sensible dans la jurisprudence internationale (I), il demeure que la structure actuelle du contentieux international des droits de l’homme rend difficile – mais pas impossible – la défense de leurs droits (II) et dans le même temps, la résolution des conflits témoigne d’une difficile, et cette fois impossible, combinaison entre les revendications individuelles et collectives (III).
I. La « collectivisation » des titulaires des droits de l’homme
Ces deux dernières décennies ont été marquées à la fois par l’apparition d’un contentieux de masse et par des « revendications collectives » qui ont entraîné une diversification croissante des titulaires de droits, allant du groupe identifié comme vulnérable (A) aux communautés autochtones et tribales jusqu’au peuple (B). La question reste cependant ouverte de l’apparition de nouveaux sujets tels que les générations futures ou l’humanité en tant qu’entité (R.-J. Dupuy).
A. Les groupes désignés comme « vulnérables »
Depuis les années 1990 et sous diverses formes, le contentieux des droits de l’homme est parfois devenu un contentieux de masse : dénonciations de disparitions forcées et exécutions sommaires à grande échelle, massacres des habitants de tout un village, situations de conflits armés, situation de violence généralisée à l’égard d’une catégorie de la population déterminée par son sexe, son origine ethnique, son handicap... Ce contentieux de masse qui concerne les trois systèmes régionaux (Afrique, Amérique, Europe) a conduit les juges à utiliser la notion de vulnérabilité pour identifier des groupes sociaux ou raciaux qui souffrent particulière de telle forme de violence. Tel est le cas de la discrimination à l’égard des Roms dans certains États d’Europe centrale et orientale, considérés par la Cour européenne comme une « minorité défavorisée et vulnérable » ; tel est le cas aussi de groupes sociaux qui vont être désignés par cette même Cour comme « vulnérables » (demandeurs d’asile ; apatrides ; malades ; femmes). La Cour interaméricaine y ajoute les autochtones comme on le verra plus loin, les enfants, les civils lors de conflits armés, les défenseurs de droits de l’homme ou de la cause environnementale… Un exemple peut être tirée de deux arrêts relativement récents portant sur la violence à l’égard des femmes : tant la Cour européenne (dans son arrêt de 2009 Opuz c. Turquie) que la Cour interaméricaine (dans l’arrêt Gonzales et autres c. Mexique rendu quelques mois plus tard) s’en prennent au contexte social discriminatoire et empreint de stéréotypes pour considérer la vulnérabilité particulière des femmes.
Or, au-delà de la question de savoir s’il est légitime de désigner les femmes ou les handicapés comme des vulnérables et de les « essentialiser » dans cette qualification, l’identification par les juges régionaux de ces groupes vulnérables remplit une fonction bien particulière dans leur méthode de jugement. En effet, les conséquences juridiques que les juridictions tirent de cette vulnérabilité sont importantes et se feront sentir au niveau procédural – le fardeau de la preuve peut être singulièrement allégé – et surtout, sur le plan substantiel, au regard des obligations de l’État dont le contenu sera alourdi, lui imposant par exemple – nous y reviendrons dans les affaires autochtones – de prendre des positive actions pour assurer l’effectivité des droits de ces groupes.
Certes, il ne s’agit pas ici de désigner, à tout le moins dans le contentieux européen, un nouveau sujet qui serait le « groupe vulnérable » mais ces décisions sont importantes dans la mesure où elles montrent bien comment la situation du groupe va affecter la position contentieuse du particulier – s’il appartient à un groupe notoirement discriminé, sa requête sera traitée comme telle, tant du point de vue de l’établissement des faits et responsabilité que dans la détermination du contenu des obligations étatiques – et à cet égard, le traitement par les juridictions de droits de l’homme des atteintes aux droits individuels des membres de ces groupes identifiés comme vulnérables n’est pas sans rappeler, dans la logique comme dans l’esprit, au traitement par le juge pénal international d’une accusation de crime de génocide. La situation dont s’occupe la Cour européenne dans les affaires Roms est bien une situation concrète individuelle mais elle tient compte, de manière déterminante, des atteintes « de notoriété publique » aux droits des membres du groupe pour constater la violation.
B. Les communautés autochtones et tribales et les peuples, titulaires de droits collectifs ?
L’un des arguments classiques avancés par la doctrine pour refuser aux peuples la qualité de titulaires de droits consiste à souligner le caractère indéterminé de la notion de peuple ainsi que du contenu de leurs « prétendus » droits. Or, non seulement la notion de peuples présente par exemple dans la Charte africaine a fait l’objet d’interprétations contentieuses mais il en va de même du contenu de ce fameux « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui n’est plus, loin s’en faut, cantonné au contexte de la décolonisation et à la question de savoir s’il peut être opposé au principe de l’intangibilité des frontières…
S’agissant de la notion de « peuples » au sens de la Charte africaine de 1981, la Commission africaine en a livré une définition souple et conforme à l’histoire du continent dans certaines affaires qui lui ont été soumises sur la base de pétitions individuelles, concernant la situation politique au Darfour par exemple ou au Cameroun. Dans la première affaire, elle établit les lignes d’interprétation suivantes :
« By attempting to interpret the content of a “peoples’ right”, the Commission is conscious that jurisprudence in that area is still very fluid. It believes, however, that in defining the content of the peoples’ right, or the definition of “a people”, it is making a contribution to Africa’s acceptance of its diversity. An important aspect of this process of defining “a people” is the characteristics, which a particular people may use to identify themselves, through the principle of self identification, or be used by other people to identify them. These characteristics, include the language, religion, culture, the territory they occupy in a state, common history, ethno – anthropological factors, to mention but a few. In States with mixed racial composition, race becomes a determinant of groups of “peoples”, just as ethnic identity can also be a factor. In some cases groups of “a people” might be a majority or a minority in a particular State. Such criteria should only help to identify such groups or sub groups in the larger context of a States’ wholesome population. It is unfortunate that Africa tends to deny the existence of the concept of a “people” because of its tragic history of racial and ethnic bigotry by the dominant racial groups during the colonial and apartheid rule. The Commission believes that racial and ethnic diversity on the continent contributes to the rich cultural diversity which is a cause for celebration. Diversity should not be seen as a source of conflict. It is in that regard that the Commission was able to articulate the rights of indigenous people and communities in Africa. Article 19 of the African Charter recognizes the right of all people to equality, to enjoy same rights, and that nothing shall justify a domination of a people by another. There is a school of thought, however, which believes that the “right of a people” in Africa can be asserted only vis-à-vis external aggression, oppression or colonization. The Commission holds a different view, that the African Charter was enacted by African States to protect human and peoples’ rights of the African peoples against both external and internal abuse ».
Quant au contenu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il est désormais synonyme, dans la pratique contentieuse internationale, de droit à l’autodétermination interne. Tant le Comité des droits de l’homme, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale que la Commission africaine adoptent une position claire sur ce point : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne saurait être interprété comme reconnaissant un droit collectif à la sécession. Néanmoins, dans sa dimension interne, l’autodétermination met à la charge des États un certain nombre d’obligations relativement au développement politique, économique, culturel et social des « peuples » au sens défini par les organes internationaux. Ce droit à l’autodétermination pose la question sensible – tant au plan économique que politique – des ressources naturelles. C’est d’ailleurs principalement cet aspect qui a été traité en contentieux international des droits de l’homme. Ainsi, dans l’importante décision relative au peuple Ogoni au Nigéria, la Commission africaine détaille les obligations de ce dernier et en particulier celles au titre de l’article 21 de la Charte africaine, y compris lorsque le pillage des ressources peut être d’origine privée. Sur une ligne similaire, la Cour interaméricaine s’est appuyée sur une interprétation combinée du droit de propriété (article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme – ci-après CADH) et de l’article 6 de la Convention de l’OIT n°169 pour en déduire un droit de propriété communautaire dont le contenu, au fil de la jurisprudence, a été précisé et affiné.
D’ailleurs, comparé au droit africain, l’irruption du collectif en droit international positif est encore plus nette au sein du contentieux interaméricain des droits de l’homme dans la mesure où la CADH ne reconnaît aucune collectivité à l’inverse du texte africain et pendant longtemps, les organes interaméricains ont considéré que seule la personne physique pouvait revendiquer les droits de la Convention. Ce n’est qu’à partir des années 2000 et de l’apparition des revendications territoriales des communautés autochtones et tribales dans certains États d’Amérique centrale et latine que la Cour interaméricaine a consacré le droit de propriété communale de ces groupes, sur le fondement d’une disposition (article 21 de la CADH) qui pourtant s’adresse à « toute personne ». La juridiction a construit, sur la base de ces revendications, un véritable statut juridique en faveur des communautés, fondé sur le principe de l’indivisibilité des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels qui est allé jusqu’à la reconnaissance du droit à l’identité culturelle des groupes en tant que tels. Les conséquences juridiques que la Cour interaméricaine en tire sont également transformées car si dans d’autres affaires concernant des individus la réparation est individualisée, dans ce type de contentieux, la réparation devient elle-même collective.
Sur cette qualité de titulaires en faveur des communautés et des peuples entendus au sens déterminé par la pratique, deux ultimes remarques doivent être faites. La première concerne l’interprétation livrée par le Comité des droits de l’homme de l’article 1er du PIDCP. L’organe universel a, de jurisprudence constante, estimé que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’était pas justiciable. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, on le constate « en creux », elle reste, pour l’heure, très peu présente dans ce « dialogue » entre organes régionaux relatif aux droits des peuples autochtones et tribaux. Certains auteurs le soulignent, cela peut être dû à plusieurs facteurs : l’interprétation par trop « classique » et individualiste du droit de propriété protégé à l’article 1er du Protocole additionnel, l’absence d’intérêt de la majorité des juges de la Cour sur cette question et/ou l’argumentation des requérants qui n’est peut-être pas aussi développée que devant les organes interaméricains.
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L’on aurait pu poursuivre la réflexion sur la recherche de nouveau sujets des droits de l’homme dans la mesure où dès 1945, le droit international pénal a vu naître le crime contre l’humanité et plus tard, d’autres branches du droit international tel que le droit de la mer, le droit des ressources naturelles, le droit de l’environnement, le droit international de la culture ont nourri l’idée selon laquelle les États et les individus seraient débiteurs d’obligations envers l’humanité, « notion englobante par nature ». Certains auteurs tentent d’ailleurs de remettre à l’ordre du jour l’idée « d’humanité souveraine ». Dans le même ordre d’idées, les « générations futures » seraient également titulaires de droits dont les générations présentes seraient les débitrices, notamment en matière environnementale. On aurait pu également s’interroger sur la « société », qui est parfois désignée, par la Cour interaméricaine, comme titulaire de certains droits tels que le droit à la vérité dans le cadre du contentieux lié aux anciennes dictatures, voire de certaines mesures de réparation.
II. L’inadaptation partielle du contentieux internationaux à la défense des intérêts collectifs
Dans sa thèse relative à la défense des intérêts collectifs, Matthieu Birker insiste avec justesse sur l’inadaptation du contentieux international des droits de l’homme actuel aux revendications communautaires et minoritaires et cela est illustré par les trois mécanismes régionaux de protection. Cela se comprend aisément dans la mesure où, comme on l’a dit en introduction, les conventions générales de droits de l’homme sont, pour les textes européen et interaméricain, d’inspiration libérale, centrée sur la personne et ses rapports avec le pouvoir, et non sur le groupe, la communauté, l’ensemble. Cela s’est naturellement traduit dans l’architecture contentieuse mise en place à l’origine et selon la sensibilité des interprètes, cette architecture a pu évoluer – ou non – dans le sens d’une certaine « collectivisation » de la procédure.
Ainsi, en droit européen des droits de l’homme, la Cour européenne est toujours restée strictement attachée à cette approche individualiste des droits et du mécanisme de protection. L’on sait que l’article 34 de la Conv. EDH établit un droit de recours individuel en faveur de la personne qui se prétend victime d’une violation de ses droits. Le recours est donc dès l’origine pensé et construit comme étant un recours en défense d’intérêts individuels subjectifs et même si la Cour européenne a, par sa jurisprudence, quelque peu assoupli son interprétation de la notion de victime, il n’en reste pas moins qu’elle a toujours affirmé que l’article 34 de la Convention n’offrait pas une voie d’actio popularis. La conséquence en est, au plan contentieux, qu’il est extrêmement difficile (impossible même) d’utiliser ce recours pour défendre des intérêts collectifs tels que la protection de l’environnement, sauf si les requérants parviennent à individualiser le préjudice allégué. Ainsi, la juridiction européenne accueille certes et traite de questions liées au droit à un environnement sain, mais uniquement sous l’angle des conséquences individualisables que des atteintes à l’environnement peuvent entraîner.
Quant au mécanisme interaméricain, il ne semblait pas, à la lecture de la CADH et de la jurisprudence des organes de protection, constituer un terrain favorable à la défense des intérêts collectifs dans la mesure où tant la Commission que la Cour ont, pendant longtemps, interprété la notion de « personne » visée par la Convention comme signifiant le « human being » et non les « artificial beings » que sont les personnes morales. À la différence du contentieux européen donc, la personne morale peut certes agir pour défendre les droits d’individus – et de ce point de vue, l’article 44 de la CADH instaure une véritable actio popularis – mais pendant longtemps, elle ne pouvait se prétendre victime d’une violation de ses droits de personne morale. Or, cet état du droit est en train d’être modifié de manière prétorienne avec la jurisprudence autochtone mentionnée plus haut mais elle reste pour l’instant cantonnée à ces cas d’espèce et ne présente pas la sécurité juridique qu’offrirait une reconnaissance, dans l’article 44 de la CADH, d’un véritable droit d’action en faveur des groupes.
Enfin, en ce qui concerne le droit africain et le mécanisme mis en place par la Charte de 1981, il présente le double avantage de s’adresser aux groupes en tant que titulaires de droits et d’établir, à son article 55, un droit de recours extrêmement large puisqu’il n’est pas nécessaire de démontrer un intérêt à agir. Il n’est donc pas surprenant que ce soit devant la Commission africaine que des revendications liées au droit des peuples aient été portées. Néanmoins on le sait, si ce mécanisme est adapté en droit aux revendications communautaires, il ne l’est pas en fait car il souffre d’un problème d’effectivité beaucoup plus marqué que les systèmes européen et interaméricain.
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Comme on le constate, les règles contentieuses internationales sont encore largement marquées par la philosophie individualiste qui a présidé à l’élaboration des conventions et par la notion de droit subjectif et si de nouvelles revendications naissent et arrivent parfois devant les organes – les plus significatives, en termes de nombres d’affaires et de visibilité étant liées au contentieux territorial autochtone – les évolutions sont lentes, voire se heurtent à des obstacles insurmontables. Lorsque l’Assemblée parlementaire demande au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe de réfléchir à l’adoption d’un Protocole additionnel à la Conv. EDH qui affirmerait et protégerait le droit à un environnement sain, le Comité des Ministres répond que la jurisprudence européenne sur les aspects individualisables des atteintes à l’environnement est amplement suffisante et satisfaisante. Les moyens procéduraux pour défendre les intérêts collectifs sont donc beaucoup moins développés que ceux disponibles pour protéger les droits individuels.
III. L’impossible combinaison des droits individuels et des droits des collectivités
La protection de l’individu contre la société et de la société contre l’individu constitue l’un des thèmes récurrents et permanents, pour reprendre l’expression de J. Mourgeon, du droit international des droits de l’homme. Elle soulève principalement deux questions : celle de la limitation/négation des droits des uns par les droits des autres (A) et celle, sans doute plus importante encore, de la possible hiérarchisation des droits des uns et des autres (B).
A. La limitation/négation des droits des uns par les autres
Comme cela a été rappelé en introduction, certaines des principales critiques théoriques adressées aux droits de l’homme et sur laquelle l’on ne réfléchit plus suffisamment, réside dans le fait que la réalisation des droits de l’homme est « impossible ». Cette impossibilité ne renvoie pas à la question bien connue des juristes de l’effectivité. Il ne s’agit pas ici de dire que les droits de l’homme sont essentiellement formels mais ne sont pas respectés par les États. L’impossibilité dont parle M. Villey est une impossibilité philosophique : la réalisation des droits de l’homme est une « promesse intenable ». Et elle l’est parce que la réalisation des droits des uns exige nécessairement la négation des droits des autres.
Le contentieux interne et international des droits et libertés offre de cela plusieurs exemples. Pour l’illustrer, l’on peut prendre le thème de l’impossible conciliation entre la dignité et la liberté de l’individu et la sécurité de tous. La question de l’équilibre impossible à atteindre a été mise en lumière dans les affaires tranchées par les juges internes et internationaux relativement aux mesures anti-terroristes attentatoires aux droits et libertés et en particulier, dans les cas les plus extrêmes qui soulèvent des interrogations philosophiques puissantes, dans les hypothèses de restriction possible ou nécessaire à la dignité de la personne. L’analyse de la pratique montre que dans certains cas, les droits de la société (dont le droit de tous à ne pas être terrorisés) prime : tel est le cas de la jurisprudence de la Cour suprême israélienne lorsqu’elle se prononce sur l’usage des assassinats ciblés contre des personnes soupçonnées d’activités terroristes par les forces armées ou bien encore sur la question de savoir si l’armée peut faire usage de mauvais traitements lors d’un interrogatoire ou de boucliers humains (« human shields »). L’arrêt Ajuri v. Commander of IDF Forces in the West Bank est révélateur de la théorie des droits fondamentaux retenue par la juridiction israélienne. Portant sur la politique d’assignation à résidence pratiquée par l'Israeli Defense Force en 2002 dans les territoires occupés, examinée au regard de l’article 78 de la IVe Convention de Genève sur la protection de la population civile notamment, cette décision constitue l’occasion pour la Cour de rappeler que
« The rights of a person to his dignity, his liberty and his property are not absolute rights. They are relative rights. They may be restricted in order to uphold the rights of others, or the goals of society. Indeed, human rights are not the rights of a person on a désert Island. They are the rights of a person as a part of a society. Therefore they may be restricted in order to uphold similar rights of other members of society. They may be restricted in order to further proper social goals which will in turn further human rights themselves. Indeed, human rights and the restriction thereof derive from a common source, which concerns the right of a person in a democracy ».
Dans d’autres cas – posture de la Cour européenne, de la Chambre des Lords au Royaume-Uni ou de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui ont également été saisies de questions similaires –, la primauté est conférée aux droits individuels à la vie ou à la dignité. Dans le premier cas, la justification philosophique apportée réside dans la rupture du contrat social par le terroriste tandis que dans le second, le caractère absolu de la dignité est affirmé et (pour l’heure) ne saurait être remis en cause. Dans cette occurrence, l’affirmation des droits des uns (individus ou société) peut entraîner la négation des droits des autres.
Un autre exemple de conciliation impossible peut être trouvé dans la revendication du droit à la diversité culturelle des communautés qui peut être utilisé pour justifier ce que les Nations Unies nomment des « pratiques traditionnelles néfastes » qui se caractérisent par des atteintes à l’intégrité physique des personnes, atteinte à la dignité... Même dans d’autres circonstances moins dramatiques de limitation « normale » des droits, l’on retrouve cette conciliation impossible des droits individuels et droits des collectivités, groupes ou communautés : en droit européen par exemple, des droits individuels peuvent être limités au nom de la défense du « bien être économique du pays » ou sur le terrain de l’étendue de la sphère du droit pénal.
Cette crainte que les droits de la communauté n’annihilent les droits de l’individu n’est naturellement pas nouvelle : c’est même elle qui a servi de moteur à l’élaboration des principales conventions de protection des droits de l’homme et qui sert de fil conducteur à l’interprétation des droits individuels par les organes internationaux. Néanmoins, il est dommage qu’elle serve aussi à justifier que l’on rejette, sans y porter un regard neuf, ces droits hors de la sphère des droits de l’homme.
B. La question de la hiérarchisation des droits individuels et des droits des communautés
La question de l’existence d’une hiérarchie entre droits de l’homme est taboue parce que fondamentalement contraire aux principes posés dans la DUDH de 1948 de l’interdépendance et de l’indivisibilité des droits. Pourtant, au-delà même des combinaisons contingentes qui sont opérées par les juges – tantôt privilégiant les droits individuels, tantôt les droits des groupes –, certains sont allés jusqu’à poser la primauté des uns sur les autres et notamment, la Cour interaméricaine comme la Commission africaine en matière de droit de propriété communale des communautés autochtones et tribales ou des peuples qui devient pratiquement absolu alors que le droit individuel à la propriété est, quant à lui, susceptible de limitations. En effet, dans une affaire Saramaka c. Suriname jugée en 2007, la Cour interaméricaine rappelle que l’État a théoriquement le droit d’exproprier des terres ancestrales et d’octroyer des concessions commerciales à des tiers mais ces opérations doivent être entourées de telles garanties visant à protéger les droits des communautés qu’en pratique elles sont très difficilement, voire rarement satisfaites. La Commission africaine procède de la même manière dans des affaires similaires.
Aussi, Paul Martens soulève la question de savoir si « les droits de l’humanité » ne l’auraient pas emporté sur « les droits de l’homme », comme ce peut être le cas en droit international pénal et en particulier, lors de l’instauration du Tribunal militaire international de Nuremberg en 1945 qui était défaillant en matière de protection des droits de la défense notamment. Un auteur américain parle d’ailleurs à cet égard du « Nuremberg paradox ». L’interrogation est intéressante et dépasse largement le droit international pénal qui semble, après Nuremberg, avoir rééquilibré les rapports entre « droits de l’humanité » et « droits de l’homme ». Elle est intéressante en ce qu’elle appelle à la vigilance qui doit être constante – dans l’esprit du juge notamment – sur cette insurmontable tension entre les droits individuels et les droits de la communauté. Il est par exemple arrivé, dans la jurisprudence de la Cour européenne et sans que l’on puisse pour autant parler d’une véritable hiérarchisation, qu’elle fasse prévaloir la « conscience écologique » sur les droits individuels. Ainsi, au nom de la lutte contre les atteintes à l’environnement, le juge européen a pu restreindre des droits tels que la vie privée, familiale et le respect du domicile comme dans le contentieux européen lié aux gens du voyage à partir de l’affaire Buckley c. Royaume-Uni (1996) ou plus encore la liberté comme dans l’affaire Mangouras c. Espagne tranchée par la juridiction européenne. Parce qu’il faut criminaliser les atteintes graves à l’environnement, estime-t-elle, elle adopte une interprétation des conditions de privation de liberté (article 5§3 Conv. EDH) qu’elle n’avait même pas osé adopter dans les affaires de lutte contre le terrorisme. Elle utilise d’ailleurs ce contexte international favorable à la répression des atteintes à l’environnement pour accorder aux juridictions nationales une large marge d’appréciation – rare pourtant sur le terrain de l’article 5 de la Conv. EDH – quant aux conditions de libération conditionnelle du requérant.
Dans ces hypothèses, la protection de l’environnement se transforme en véritable « machine à tuer les droits de l’homme » pour reprendre l’image de Jean-Pierre Marguénaud à propos de l’affaire Mangouras précisément, ce qui invite à poursuivre la réflexion à la fois sur les liens entre ces deux impératifs que sont la protection des droits individuels et la protection des droits des collectivités, liens qui ne doivent pas recouvrir un rapport univoque d’exclusion – les droits individuels excluant la reconnaissance de droits en faveur des communautés – et sur la signification de la subjectivité internationale en matière de droits de l’homme.
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