Deux aspects complémentaires de la liberté : une relecture d’Isaiah Berlin
Les textes les plus cités ne sont pas souvent les mieux compris. Ils sont fréquemment déformés par les résumés, les commentaires, les traductions. La version chinoise de l’essai de Berlin sur « Les deux concepts de liberté », note Liu Xiaobo, traduit par « passive » la liberté négative et « active » la liberté positive. Maladresse ou mauvaise intention, la distorsion est flagrante. L’éloignement linguistique et géographique n’est pas une excuse. D’ailleurs, la proximité n’est pas toujours meilleure conseillère. Ainsi, en Europe (« sur le continent », il est vrai) on a pu lire que « d’après Berlin, cette deuxième conception [la positive] est potentiellement totalitaire et inacceptable pour un libéral. Il affirme que toute conception positive de la liberté est antimoderne ».
Le célèbre essai a provoqué les confusions, les simplifications, les exagérations. Dans certains cas, une volonté délibérée de ne pas comprendre n’est pas à exclure. Pourtant, l’importance généralement accordée à l’essai sur « Les deux concepts de liberté » est comparable à celle de Montesquieu et de Mill aux siècles précédents. Quentin Skinner le proclame « essai politique le plus influent » de son siècle. Après quoi il l’étouffe sous un édredon de sources et d’influences, confectionné par une érudite histoire des idées qui se joue dans quelques collèges d’Oxbridge. L’historien des idées lui aussi grossit le trait au passage. Skinner parle de « concepts qui ne sont pas du même ordre ».
L’opposition des deux concepts est devenue une habitude intellectuelle entretenue par la paresse ou requise par la polémique. Cette dissociation n’est pas fidèle au propos initial de Berlin et encore moins aux précisions et corrections qu’il a voulu lui apporter. La vulgate aujourd’hui réduit la liberté négative au fait d’échapper à la coercition (comme définition c’est trop court) ou d’échapper à l’interférence (cette fois c’est trop vaste). Cette vulgate ajoute qu’il s’agit là de la pure expression d’une conception libérale de la vie sociale. Ainsi, la liberté négative est affectée au service d’une conception individualiste de l’intérêt. Telle est l’interprétation dominante, celle qui irrigue la majorité des commentaires, savants ou non. Dans cette perspective la liberté négative se réduit à une absence d’obstacle. En tant qu’accomplissement, auto-détermination, toute liberté est alors étiquetée « positive ».
Berlin répliqua aux premières critiques qui prenaient ce tour simplificateur : « Je ne propose aucune approbation sans limite du concept négatif par opposition à son jumeau positif, car cela constituerait exactement le genre de monisme intolérant contre lequel toute mon argumentation est dirigée ». Cette précision est donnée en 1969 dans son Introduction au livre Quatre essais sur la liberté, livre de dix ans postérieur à la publication de la conférence de 1958 sur les deux concepts. En dépit de ce rappel on ne peut plus clair, nombre de critiques ont persévéré dans leur première lecture, par ignorance ou par obstination. Ils n’ont pas tenu compte des précisions suivantes : « Permettez-moi de répéter encore que la liberté positive et la négative, au sens où j’emploie ces termes, sont logiquement proches au départ ». Ni de celle-ci : « Ce qui avait débuté comme doctrine de liberté [positive] s’était transformé en instrument d’autorité et, à certains moments, en justification de l’oppression. J’avais pris soin de signaler que la doctrine de la liberté négative aurait pu connaître un même destin funeste ».
Si Berlin avait assez pris soin de le signaler, ce n’était pas assez. Même le passage suivant n’a pas dissipé les malentendus : « La liberté des loups signifie souvent la mort des moutons. Il n’est pas nécessaire aujourd’hui d’insister sur le terrible développement de l’individualisme économique et du capitalisme sans limite ». Berlin aurait dû insister davantage. Mais pourquoi donc la liberté négative a-t-elle été caricaturée à ce point ? On ne trouve aucune raison valable à cette caricature. Les possibles explications renvoient aux soupçons antilibéraux des commentateurs. Berlin, il est vrai, finissait par conclure qu’un léger déséquilibre en faveur de la liberté négative était préférable au déséquilibre inverse : « Le pluralisme, avec la part de liberté négative qu’il implique, me semble un idéal plus humain ». Voilà en effet qui affirme fortement l’importance du pluralisme. Cela ne suggère nullement que la liberté négative s’impose au détriment de la positive.
Au fond, l’attitude de Berlin est comparable à la fameuse position de Socrate sur l’injustice. Dans le Gorgias Socrate dit : « S’il faut choisir, alors je préfère être victime de l’injustice que la commettre ». Certes, mais il n’avait pas manqué auparavant de préciser qu’il voulait éviter cette alternative. Entre deux déséquilibres, l’un en faveur de la liberté négative et l’autre en faveur de la positive, Berlin ne présente pas les choses différemment. Une liberté épanouie repose sur un bon équilibre entre les dimensions positive et négative, mais s’il faut absolument choisir, un léger déséquilibre en faveur de la négative est un moindre mal. Un surplus de pluralisme et de liberté négative est la moins mauvaise parmi les formes toutes imparfaites du déséquilibre. La liberté positive elle aussi est un but en soi, indispensable et jamais mauvais en tant que tel. Elle n’est ni totalitaire ni antilibérale par nature. Ce qui l’est, c’est l’imposture de la coercition déguisée en liberté, c’est le sacrifice entier de la liberté négative à une prétendue liberté supérieure. Souvent les contradicteurs aiment prendre pour cible une définition qu’ils ont d’abord simplifiée ou tronquée. Platon, Pascal, et tant de grands esprits ont utilisé cette tactique.
La définition de la liberté négative par Berlin, loin d’être un refus de la dimension positive, soulignait en fait dans toute liberté le fait de pouvoir choisir et de choisir sans être contraint dans son choix. Il n’y a rien de particulièrement « négatif » dans le fait de choisir, sinon que tout choix consiste à laisser de côté les autres options. Peut-être, au sens propre, aurait-il été plus judicieux d’appeler « négatif » uniquement le refus de choisir et l’abstention. Ce genre de refus n’est d’ailleurs possible que dans certains types de choix.
Berlin avait ajouté une précision irritante dans son Introduction de 1969. Dans le texte initial il avait écrit qu’un pauvre n’était pas libre. Il révisait finalement cette position : un pauvre ou un ignorant sont entravés dans leur liberté d’action ; pourtant cela ne supprime pas le fait qu’une liberté au sens social englobant existe même dans leur situation. Leur condition sociale n’est pas celle de celle d’un serf, d’un hilote ou d’un paria. Même pour les plus démunis, l’interdit, le difficile et l’impossible ne sont pas choses identiques. On ne saurait les confondre. Une telle constatation provoque la fureur de certains critiques.
Pour autant, Berlin ne niait pas que la question fût lancinante et méritât d’être revue. En témoigne sa longue Introduction de 1969 qui précise l’intention et la portée de la conférence faite en 1958. À la fois clair et circonspect, Berlin lève certaines ambiguïtés, se corrige sur quelques points et, en général, affirme plus nettement quelques propositions qu’il avait formulées de façon parfois allusive. Il répond en écartant toutes les lectures les plus systématiques. Il ne ratifie pas la plus rare, celle qui consiste à voir seulement la complémentarité entre les deux concepts. Il ne condamne pas cette lecture, il la nuance. Elle est bien fondée sur une partie de ce qu’il avait dit dans l’essai initial. Pour preuve, il écrivait : « Toute interprétation du mot liberté, aussi inhabituelle soit-elle, doit comporter un minimum de ce que j’appelle négatif ». De plus, dans l’Introduction de 1969 il rappelle que les deux concepts ont une source commune, une « base identique », une « même raison ». Cependant, continue-t-il, ces libertés « ne sont pas la même chose ». Des divergences voulues ou non voulues apparaissent. On peut jouer l’une des libertés contre l’autre. Quant à l’autre lecture, celle qui insiste sur l’incompatibilité des deux concepts, Berlin la considère avec stupéfaction et la repousse.
La première qualité de l’essai de 1958 est d’être une méditation sur toutes les composantes d’un acte libre, pour un individu comme pour un groupe en des termes moraux aussi bien que politiques. Le texte de 1958 comporte une réflexion triangulaire sur trois dimensions de la liberté : le positif, le négatif et le détachement. Ce troisième élément, le détachement comme liberté, est abandonné à mi-chemin par Berlin. Ce long développement est souvent passé sous silence par les commentateurs. Berlin refuse d’élever le renoncement au rang de concept de liberté à part entière. Selon lui, le détachement est valable en morale mais il est illusoire et liberticide en politique. À mon sens, Berlin a raison d’insister sur l’aspect politique et sur le fait que celui-ci implique l’action, l’accomplissement, la consommation et non la renonciation, mais il a tort d’évacuer complètement cette dimension car elle est consubstantielle à toute liberté, au moins en tant que composante initiale. Philosophiquement Berlin a raison contre le stoïcisme et tort contre l’épicurisme. Il a raison de laisser de côté le choix individuel au renoncement complet, car celui-ci n’est pas une option politique. Il a tort, en revanche, de traiter avec dédain l’attitude de détachement. Celle-ci est une référence, non seulement morale, mais sociale. En voici une confirmation, prise dans un cours d’économie. Paul Samuelson définissait (selon une science qui simplifie, admettait-il) le bonheur comme le ratio de la consommation effective sur la somme des désirs de consommation.
Bonheur = Consommation effective/Désirs de consommation
À un contradicteur lui reprochant le matérialisme démesuré de sa formule, Samuelson répliqua : c’est vous qui êtes obsédé par la consommation au point de ne voir qu’une des facettes de cette équation. Vous ne voyez donc pas que, selon cette même équation, si vos désirs de consommation tendent vers zéro, votre bonheur tend vers l’infini. Cette réplique souligne la portée du renoncement et de son impact, non seulement individuel, mais social, chose que négligeait Berlin. Toute liberté comporte une part de libération qui elle-même comporte une part de détachement. Ce fait contredit l’illusion selon laquelle toute libération serait déjà une pleine liberté, illusion justement dénoncée par Berlin. On ne peut réduire la liberté à la libération, qui est rupture, destruction ou suppression. On ne peut pas non plus purger la liberté de ce que la libération a de nécessaire, d’instable et de risqué. Cette importance du détachement n’est pas seulement morale et politique ; elle est humainement générale. Par exemple, tout bonheur adulte exige le renoncement à ce qui fait une grande part du bonheur enfantin.
Dans toute liberté, la libération est toujours nécessaire et jamais suffisante. Une liberté est réaction à une situation, à un environnement, à une forme de contrainte, d’incertitude ou d’anxiété. Il n’y a pas de liberté sans phase liminaire de libération, sans moment de recul, sans mise à distance. Néanmoins l’exaltation de la libération en tant que telle et sans autre fin qu’elle-même est souvent toxique pour la liberté. La conséquence d’une libération n’est souvent que rechute dans une autre forme de servitude, parfois pire que la première. Se libérer de quelque chose ou de quelqu’un n’est jamais qu’un premier pas. En déniant toute valeur politique à la liberté comme renoncement, Berlin se voit obligé de confondre dans son refus l’entêtement stoïcien et le détachement sceptique. Il est vrai que se sentir libre « dans les chaînes » comporte le risque de « les couvrir de fleurs » comme l’a dit Rousseau, mais ce n’est là qu’une conception du détachement parmi d’autres et ce n’est pas la meilleure. Le stoïcisme extrême fait « cesser de vivre avant que l’on soit mort ». Sur ce point Berlin rejoint La Fontaine. Mais la forme la plus sage et la plus sensible du détachement n’est justement pas la plus austère ni la plus radicale. Elle consiste à bien choisir ses jouets, à entrer dans le jeu sans dépendance ni puérilité, en sachant que les instruments sont des jouets, quelle que soit la gravité ou la futilité de la situation. Telle est la forme la plus modérée, la plus humaine et la plus politique d’un détachement qui n’est pas qu’une éradication et d’une tempérance qui n’est pas que l’abstinence. Dire « tant de choses dont je n’ai pas besoin », comme l’aurait dit Socrate devant les étalages de l’agora, ne signifie pas se priver de tout plaisir. La prolifération de la consommation a redonné de l’acuité à cette attitude de recul. Le renoncement à la gourmandise consumériste est-il liberté effective ou seulement libération ?
S’il n’y a pas de liberté sans options, il convient par contre d’éviter la fascination pour la multiplicité des options : dire « plus j’ai d’options, plus je suis libre » n’est pas toujours pertinent. La liberté réelle jaillit et s’affirme aussi bien, et peut-être mieux, contre une contrainte unique, contre une soumission en bloc que par l’existence d’une surabondance d’options personnalisées, d’objets manufacturés ou de caprices standardisés. Il est fallacieux de pousser la notion de choix à l’extrême : la valeur des options compte autant, voire plus, que leur nombre. En réduire le nombre est même, dans certains cas, un élément de liberté.
Entre les deux libertés : une disjonction souvent surévaluée, un équilibre jamais atteint
La proximité des deux concepts n’entraîne pourtant pas une parfaite compatibilité. De la complémentarité initiale partent plusieurs chemins. Répétons-le : il faut avoir atteint un premier stade de liberté effective pour que la divergence commence. C’est seulement quand les libertés positive et négative sont réelles qu’elles divergent jusqu’à un certain point.
Une déviation se produit quand un des concepts voit sa pratique accrue au détriment de l’autre concept. Cela ne change rien aux concepts eux-mêmes. Le problème est leur équilibre. Pourtant, la plupart des commentaires interprètent les déséquilibres comme le signe d’une divergence fondamentale. Ce faisant, ils exagèrent. Pourquoi, sous prétexte de déviations réelles, la dimension positive serait-elle réduite à de l’autoritarisme et de la vérité dogmatique ? On ne voit aucune raison irrésistible de comprendre la liberté positive de cette façon. Le durcissement autoritaire est une possibilité, un danger parmi d’autres, et souvent une imposture. Parallèlement, pourquoi, sous prétexte de « laissez-faire », la dimension négative serait-elle réduite à de l’individualisme ou de l’absence de contrôle ? Les raisons ne paraissent pas ici plus convaincantes que dans l’autre cas. La déviation individualiste ou anti-démocratique n’est qu’une possibilité de déséquilibre parmi d’autres.
L’absence d’obstacles est une condition et non l’opposé de l’accomplissement autonome au cours d’une vie humaine. Que ce soit question d’autorité morale ou d’opinion publique, l’enjeu véritable est la ligne qu’il faut tracer entre l’interférence collective sur l’individu et la non-interférence. De part et d’autre, interférence et indifférence sont destinées à favoriser l’épanouissement d’un être libre. Il existe une limite raisonnable à l’intervention légale et au contrôle collectif, écrivait John Stuart Mill. De même, il doit exister une limite à la liberté ou, mieux dit, à la façon dont les individus et les groupes profitent du principe de non-interférence.
La déviation autoritaire ou tyrannique de nombreux combats de libération est fréquente et frappante. Rien, en fait, ne peut justifier le sacrifice de la liberté négative. Si des contraintes sont justifiées, ce n’est jamais le principe de liberté qui doit être évoqué à l’appui. Il est compréhensible, dans certains cas, de mettre la liberté au second plan. Même en théorie il est plausible d’argumenter contre la liberté, comme on le fait depuis Platon en philosophie. Mais il est inacceptable d’appeler liberté l’endoctrinement et la coercition. Pour Berlin, les penseurs socialistes montraient à juste titre le fossé séparant la condition réelle des ouvriers et les principes abstraits de la citoyenneté. Cela dit, en déduire que la solution consistera à sacrifier la liberté négative à une prétendue solution positive est absurde et autodestructeur.
Au fond, que se passe-t-il quand l’équilibre n’est pas trouvé entre les deux libertés ? L’impact est comparable dans tous les cas : la victime est la majorité de la population. Dans chaque déséquilibre une minorité bénéficie d’un usage très partial de la forme de liberté dominante. La majorité est réduite à la portion très congrue d’une liberté (négative et positive) résiduelle. Une déviation complète au nom d’une prétendue liberté positive sans contrepoint négatif sera totalitaire, mais là n’est pas l’essentiel. Les camps de concentration ou le contrôle de la pensée sont des extrêmes. Il est superflu de recourir à de tels exemples pour constater qu’un mode de vie imposé de façon unilatérale est une sociabilité privée de liberté. Une telle constatation est bien plus ordinaire. En sens inverse, vivre dans un contexte où de nombreux choix sont permis tout en n’ayant aucun moyen d’accéder effectivement à ces choix, crée une profonde frustration. Une liberté ambiante n’en demeure pas moins présente, comme le notait Berlin. Sa présence permet certains espoirs, en particulier à travers le destin des proches, des enfants, des amis. La frustration dans ce contexte est renforcée par un contraste extrême entre les gagnants et les perdants.
Dans l’énorme quantité de commentaires consacrés à la liberté négative depuis cinquante ans persiste une tendance à confondre gouverner et diriger, organiser et commander. Le concept de liberté négative ne signifie pas absence de gouvernement mais absence de commandement. Ne pas avoir de maître (maître étant pris ici aussi au sens autoritaire) est compatible avec certaines formes d’intervention et ne suppose aucun splendide isolement. La liberté négative doit être organisée, définie, protégée pour être effective. Elle n’existe que dans et par un cadre collectif. La liberté négative n’est pas non plus absence de domination, car ce dernier concept est trop flou et trop vaste : où exactement, en effet, commence la domination dans la vie courante ? Quelle personne, à un moment ou un autre, ne serait jamais dominante ou dominée dans un des rôles sociaux qu’elle assume ? Si cette multiplicité des situations fait défaut, alors c’est que nous parlons de domination au sens fort et, dans ce cas, employons les mots adéquats, ils sont disponibles : commandement, contrainte, coercition, oppression. Le simple fait d’exercer une influence ne peut être considéré comme une forme de domination. Imagine-t-on une société sans influences exercées ? Ajoutons enfin que la liberté négative ne saurait être réduite à une absence de gouvernement pour la bonne raison que c’est encore un choix de gouvernement que d’organiser et faire respecter la non-intervention voire, sous forme plus distante, de ne « rien faire », de ne se mêler de rien. Ne rien faire n’est une contrainte terriblement subie que si la situation résulte de l’absence de tout moyen de faire quelque chose. Instituer, organiser, délimiter la non-intervention est aussi une manière de gouverner.
L’autre confusion courante est la tendance à placer la liberté négative à l’échelle individuelle et la liberté positive à l’échelle collective. Là aussi la simplification est pénible. Les marchés, par exemple, n’agissent pas qu’à une échelle individuelle ; ils entraînent des stratégies collectives. Le collectivisme lui non plus n’agit pas qu’à son échelle collective ; ses présupposés et ses répercussions sur les conduites individuelles sont immenses. Le collectivisme engendre des stratégies individuelles brutales. La servilité secrète un individualisme hypocrite. Quant au fondamentalisme religieux, l’une des formes de déviation de la liberté positive aujourd’hui en plein essor, son emprise est aussi collective qu’individuelle, ce qui fait sa force.
Peut-on retourner la lunette et inverser la perspective sur ces concepts ? Michael Walzer commentant Orwell évoque diverses formes de non-liberté (unfreedom) : il se réfère à des exemples de tyrannie, d’oligarchie, de partitocratie. Poursuivant cette approche, on pourrait là aussi retrouver les dimensions négative et positive. Une non-liberté négative (appelons-là « contrainte négative ») est une contrainte sans obligation normative, sans coercition mais excluant toute marge de choix. Ainsi procède l’économie de marché à son extrême. Le marché règne et soumet ce qui lui résiste. De même règnent certaines formes de conformisme démocratique sur les pensées et les sentiments. Le système domine : vous vous adaptez à ses injonctions ou bien vous en êtes réduit à survivre sans influence ni moyens, que ceux-ci soient matériels ou intellectuels. N’est-ce pas une contrainte négative, une fermeture du jeu ? Dans ce contexte la libération consiste à regagner les moyens d’une action non conformiste. Par contre, une contrainte (ou non-liberté) positive consiste en interdiction pure et simple assortie de commandement et de punition. Les choix sont donc faits mais par un autre. Les options sont restreintes ou supprimées. C’est le règne de la force et du dogme. Finalement ces deux dimensions de non-liberté se rejoignent dans une pression sociale, matérielle et mentale. Le conformisme y est consenti autant que subi et son origine se trouve dans quelque ordre surplombant. Il est évident qu’être enfermé dans une prison et forcé à travailler entre ses murs est l’exemple de la contrainte sous tous ses aspects. Se libérer d’une telle emprise, c’est retrouver une marge de décision, agir comme on veut, y compris seulement aller et venir et ne rien faire.
L’inévitable tension entre les deux libertés n’est qu’une illustration d’un phénomène plus général : les déséquilibres inhérents à toute conjonction de principes dynamiques. Les déviations des deux types de liberté sont assez comparables à la divergence bien connue entre les principes de liberté et d’égalité. Dans chaque cas les deux choses sont d’abord complémentaires. L’égalité n’a de sens qu’entre personnes libres. La liberté est exercée entre égaux. Sans cette complémentarité, pas de société libre et démocratique. Il s’agit d’une liberté entre égaux et d’une égalité en liberté. Ensuite, quand ces deux principes sont effectifs, leur dialectique devient contradictoire, soit par poussées successives vers un déséquilibre ou l’autre, soit par un accent trop exclusif mis par principe et dès le départ sur l’une ou l’autre.
On peut comprendre la liberté négative comme indépendance relative d’un individu, d’un groupe, d’une sphère d’activité. L’indépendance est relative au cadre englobant. Elle est instituée par le haut, ou concédée, ou encore sans cesse gagnée sur cet environnement. Là où je ne peux être contraint, je suis mon propre maître mais, en effet, un peu en négatif, en recul, en miniature. La compréhension parallèle de la liberté positive est alors l’autonomie active : se donner ses propres lois au sens fort et étymologique du mot.
L’indépendance, étant « négative », n’est pas autonomie au sens d’autogouvernement. Un voyageur, un savant, un artiste, un moine, un soldat ne font pas eux-mêmes leurs lois, mais ils parviennent à une forme d’indépendance à l’égard du reste de la société en demeurant dans leur propre sphère. On peut étendre cette remarque à certaines professions : le secret médical, la liberté de parole académique. La liberté n’est pas toujours autogouvernement.
Le concept négatif insiste sur l’indépendance, le concept positif sur l’autonomie. Dans la dimension négative, la liberté doit échapper à une emprise, que celle-ci soit exercée sur un individu, un groupe, une nation. Dans la dimension positive, la liberté revient à jouer selon les règles orientées vers une action non contrainte et cela à tous les échelons. Prenons la liberté académique en exemple : quand la sphère académique est effectivement indépendante du pouvoir et de la pression sociale, cela n’entraîne pas que toute activité académique soit autonome et repose sur la création de ses propres lois. L’indépendance consiste en liberté de parole et de recherche. Par contre, des universités peuvent être légalement autonomes, auto-organisées et pourtant pas nécessairement indépendantes parce qu’elles sont soumises à des pressions ou des conformismes politiques, intellectuels et sociaux.
Autre exemple : sous Mao Zedong la Chine en tant que pays a gagné en indépendance à l’égard du monde environnant mais elle n’a certainement pas amélioré son autonomie interne. La tyrannie du Grand Timonier y faisait obstacle à tout exercice de liberté positive collective. L’indépendance retrouvée s’accompagnait de famine, de persécution et d’anarchie. Quant à la liberté négative des individus, elle était écrasée en permanence. L’indépendance nationale est un thème qui montre très bien l’intrication et la réversibilité des dimensions négative et positive. Ainsi, c’est selon le concept négatif qu’une nation acquiert son indépendance à l’égard du monde extérieur dans la mesure où celui-ci cesse de dominer et d’interférer fortement, et c’est selon le concept positif qu’une nation tente de s’organiser par elle-même, de se doter de lois et de règles. Ce qui relève de la liberté négative du point de vue externe relève simultanément de la liberté positive d’un point de vue interne.
La liberté négative est fondée sur la notion de choix sans contrainte et même sur la possibilité d’abstention. La liberté positive est plus orientée vers l’accomplissement, la pratique la plus concrète, son succès et son échec. Un échec détruit beaucoup moins ce qu’il y a de fondamental dans la dimension négative. La preuve de la liberté négative se fait indépendamment de la réussite du projet, que ce soit dans la résistance au monde extérieur ou dans la poursuite d’un projet isolé. Mais enfin pourquoi a-t-on saisi cette différence pour en faire une opposition frontale et quasiment une incompatibilité insurmontable ? L’étonnement de Berlin devant cet acharnement simplificateur paraît toujours justifié aujourd’hui.
La tension idéologique propre aux années 1960 est une première explication. Beaucoup de questions furent vues à la lumière d’une seule : communisme contre libéralisme. Le communisme fascinait les intellectuels, en bien ou en mal. À l’inverse, le jugement dernier du marché est devenu l’horizon indépassable de nombre d’acteurs et de décideurs. Qu’ils l’appellent la modernisation, la compétitivité, l’abolition des frontières ou la mondialisation n’est qu’affaire d’habillage. On ne peut plus dire comme Berlin que le risque d’un « ultra-individualisme libéral » (nommé tel quel) est aussi faible aujourd’hui que dans les années soixante. En 2014 la globalisation n’est pas présentée comme un processus modifiable : c’est une nécessité à laquelle il faut s’adapter ou bien périr. La liberté dans un tel monde n’est pas illusoire mais elle est extrêmement bornée, focalisée sur quelques objectifs au détriment de tous les autres. Dans les années 1950, critiquant une autre forme de déviation, Berlin désignait une imposture : le courant intellectuel communiste charriait la liberté positive d’autogouvernement comme finalité de la suppression autoritaire de l’aliénation d’une classe exploitée, mais le résultat politique agressif de ce projet d’émancipation tombait au mieux dans une dictature cléricale d’un genre laïque et, au pire, émergeait des flots de l’histoire en nouveau monstre exterminateur.
Un marché sans contrôle est incapable d’établir une liberté négative épanouie et générale. Les éléments de liberté y sont réels mais superficiels. Dans le communisme la liberté positive, quoique esquissée, n’est jamais réalisée et ne sert, au fond, qu’à justifier avec incohérence le sacrifice de la liberté négative. Contre la prétention du communisme, l’idée de marché recueillait alors les éléments méprisés de la dimension négative. Aujourd’hui, débarrassé de son adversaire, le dogme du marché a pris un tour nettement plus positif que négatif. Le marché n’est plus considéré comme une organisation parmi d’autres mais comme une norme sociale et un processus de compétition et de rétribution. Si rien ne doit échapper au marché, ce n’est plus en tant que liberté négative de commercer sans trop de contrainte, mais comme liberté positive de s’affirmer comme gagnant, gros, performant. L’autogouvernement est alors assimilé à l’absence de gouvernement. « Ce n’est pas l’excès de gouvernement, mais le gouvernement qui est le problème », dit-on. Le marché, pour cette raison, fait disparaître les responsables ou les rend peu visibles. L’impuissance du contrôle est une garantie de non-gouvernement. On peut comprendre cette approche comme une déviation de la liberté négative, mais la saisir comme une nouvelle déviation de la liberté positive n’est pas moins pertinent. Là où le gouvernement n’est plus la solution, c’est la gouvernance systémique du marché qui est présentée, non comme une dimension parmi d’autres, mais comme « la » solution. À supposer que cela soit probant, on pourrait encore objecter que la liberté du producteur et du consommateur ne constituent pas l’alpha et l’oméga de la liberté mais seulement certaines de ses composantes. Un emploi intermittent et mal payé n’est pas le zénith de la liberté, pas plus d’ailleurs que ne l’est le désir d’accumuler sans fin.
Au fond, si l’on tient vraiment à opposer les deux concepts selon leur déviation possible, on est quelquefois proche de la dichotomie faite par Machiavel, selon qui, dans toute société, une majorité aspire à être protégée tout en étant assez peu gouvernée ou le moins possible. En même temps, une minorité aspire à organiser la société, à gouverner les autres et à faire de la politique, c’est-à-dire attiser le conflit interne et externe à l’État. Ainsi sont « le peuple » et « les grands », à condition de préciser que ces « grands » sont aussi bien les dirigeants méritocratiques d’une république que des aristocrates héréditaires, voire même de simples militants. Côté négatif : ne pas être gouverné ou le moins possible (Machiavel dit « le peuple »). Côté positif : gouverner beaucoup et par soi-même (Machiavel dit « les grands »). La division caractérielle et comportementale dessinée par Machiavel deviendrait division conceptuelle chez Berlin. Parfois la présentation faite par Berlin coïncide avec cette dichotomie. Les deux auteurs n’ont cependant pas la même perspective. La division suggérée par Machiavel est une variation sur le même thème. Or un renversement surprenant semble s’être produit depuis Machiavel et Berlin. Les grands, devenus économiques, ne veulent plus être gouvernés parce qu’ils veulent s’enrichir sans limites, tandis que le peuple oscille entre le désir d’être protégé et celui de n’être pas trop dirigé. Ce n’est finalement qu’un renversement apparent : derrière la gouvernance impersonnelle réside toujours la tentation des « grands » qui consiste à façonner le monde et à utiliser le troupeau à leur fin. La différence essentielle est que l’obsession du bénéfice à court terme relègue au second plan tout vaste horizon.
Chez Machiavel comme chez Berlin, il s’agit toujours « d’être son propre maître », que ce soit en gouvernant ou en étant peu gouverné. Quoi d’étonnant d’ailleurs ? Ne pas être toujours contraint par autrui et pouvoir décider de certaines choses et les faire, c’est bien le double sens commun de l’expression populaire « être maître chez soi ». Ici Machiavel et Berlin encadrent historiquement la réflexion de Constant (souvent simplifiée elle aussi) sur la liberté antique et la moderne. Les dérives potentielles sont aussi deux dangers. Dans la négative : le danger est un repli anarchique et narcissique sur l’individu privé ou le groupe sectaire. Dans la positive : l’oppression d’une partie de la société au nom de la majorité et, au sens socratique, l’oppression possible de toute la société par elle-même.
Une autre lecture : finitude humaine et pluralité
La liberté négativement suppose un certain nombre d’options, même non réalisées. La liberté positivement insiste sur la mise en œuvre autonome des options. « La liberté dont je parle est l’occasion d’agir et non l’action elle-même. Si j’ai le droit de passer par plusieurs portes et que je n’en emprunte aucune et préfère rester assis où je suis, cela ne diminue pas ma liberté ». La liberté négative est caractérisée par la liberté de choisir, voire de ne pas choisir. La liberté positive, en tant qu’auto-détermination, se mesure davantage selon le fait de réussir, de rater.
La causalité n’est pas contraire à la liberté. Toute chose, jusqu’à un certain point, s’explique. Il ne s’agit donc pas de repérer des causes mais des contraintes. Même si l’éventail des choix disponibles après le relevé des contraintes est minime, c’est cette marge de manœuvre qui constitue un espace de liberté. Toute situation est faite de contraintes et toute liberté est une réaction contre des contraintes, avec elles et au-delà. La perspective de Berlin est une philosophie de l’existence. La liberté n’est pas affaire de puissance, de richesse, de technique mais de courage, d’originalité, de volonté. La pratique de la liberté exige des qualités de caractère.
Les choses se compliquent pour diverses raisons. Premièrement, d’autres personnes veulent faire les choix à ma place. Deuxièmement, nombre de gens laissent choisir à leur place et même se reposent sur ces « choix imposés » ou délégués. C’est pourquoi une liberté effective exige de la curiosité, de l’imagination, de la détermination et, parfois, de l’audace et de la combativité. Troisièmement, toutes les portes possibles n’ont pas la même importance. Pour distinguer et évaluer ces portes, il faut de l’éducation, de l’expérience, de la chance aussi.
La perspective existentielle est intrinsèquement une perspective pluraliste. Toute situation permet un choix. La liberté ne vient pas seulement du fait qu’on peut faire des choix, mais du fait qu’on doit faire des choix. Dans ce processus la finitude humaine compte autant, pèse autant que la contrainte, sinon plus. La distinction entre l’aspect négatif et le positif est existentielle autant que politique. C’est peut-être là la contribution la plus originale de l’essai sur les deux concepts. La liberté y est conçue en termes de pluralité, de relativité, de limitation et d’autolimitation. Vivre, c’est choisir et choisir n’est pas fondamentalement négatif. L’indépendance est autant action positive que position négative. Je dois connaître les portes qui me sont ouvertes, à quel point elles le sont, puis en choisir certaines, renoncer à d’autres, refuser quelques-unes.
La finitude humaine est la source de la pluralité. La vie est courte, mes facultés ne sont pas infinies, tous les choix ne me sont pas présentés et tous les moyens ne sont pas à ma disposition. S’il n’y avait ni limites de temps, d’espace, de capacité, d’inclination, aucun choix ne serait requis. Le hasard du moment suffirait. Toutes les expériences pourraient être faites tour à tour. Le monde humain serait un endroit propice à une expérimentation infinie. Probablement ne serais-je pas tenté de tout essayer mais enfin je le pourrais. Or, dans notre monde personne n’a les moyens de tout faire. Même immensément doué et puissant, personne n’a, n’aurait ni le temps, ni l’espace, ni le talent, ni le désir de tout faire. Les choix sont inévitables. Ils le seraient même en disposant de moyens infinis. Les choix se font en relation aux propensions, aux habitudes, aux apprentissages, aux attractions et répulsions. Ainsi, avant d’être produite par les choix effectués, la pluralité est imposée par la finitude. La finitude est caractéristique des deux dimensions de la liberté.
Libre ne signifie pas illimité. Liberté n’est pas absence de limites. L’absence de limite est chaotique. Au total, la liberté n’est qu’une possibilité d’agir, effective seulement dans quelques options choisies, en raison du manque de temps, d’espace, de capacité et de motivation. Il en résulte le plus souvent une obligation de choisir entre des choses également valables, également attirantes. De ce fait ces choses sont incompatibles par effet de la finitude avant même toute considération quant à leur compatibilité intrinsèque. Tout être humain trouve un peu de liberté et l’accommode à sa façon pourvu que personne ne l’en empêche. Comme les contraintes sont très variées, il y a plus de pluralité dans le monde que de liberté. La pluralité existe même sans beaucoup de liberté. La pluralité est inévitable. La liberté est plus fragile, plus intermittente, plus contrainte, toujours diminuée mais jamais annihilée. Personne ne peut gagner tous les jeux et les perdants sont souvent plus nombreux que les autres. Personne ne peut apprendre toutes les langues. Faut-il en conclure qu’une seule langue suffirait ? La réponse pluraliste est « non », bien sûr (mais dites-le en anglais).
Appelée pluralité ou richesse, la finitude impose les choix. Cette donnée est la condition pratique de la politique et de l’éthique. Mais ce fait est reconnu ou dénié. Sur ce point il y a plusieurs options, donc plusieurs postulats intellectuels cette fois : l’un consiste à reconnaître l’importance des choix dans la vie humaine. L’autre, au contraire, consiste à nier cette importance. Accentuer ou diminuer le nombre et l’importance des choix dans la vie humaine est décision politique et éthique. Une organisation orientée vers plus de possibilité de choix est favorable à la liberté, particulièrement au sens social et politique du terme.
La pluralité est une donnée humaine. Le pluralisme n’en est qu’une conséquence. La pluralité parfois tend vers la liberté. Mais parfois elle y fait obstacle. Alors elle entraîne la séparation, l’isolement des expériences. Le pluralisme peut aller jusqu’à donner à la liberté une importance qui s’exerce au détriment d’autres dimensions de l’expérience humaine. Et comme les autres dimensions, la liberté peut être exaltée, exagérée, sous-évaluée ou repoussée. Rien ne démontre à un individu qu’il doit préférer la liberté. La liberté peut être tenue pour trop risquée, trop incertaine. La servitude a des avantages bien exposés par le Chien gras au maigre Loup de la fable. Le chien est inférieur au loup tant pour la liberté négative que pour la positive, mais il est satisfait, repus et protégé. Par-dessus le marché, il est plus fort que le loup. La fable rappelle à bon escient que la liberté est souvent en position d’infériorité. Avant tout, cependant, elle signale qu’elle est irréductible et viscérale. D’abord admiratif et attiré, puis dégoûté et dédaigneux, le Loup abandonne au Chien la satisfaction matérielle et la servitude qui en découle.
Dans le langage de Berlin, le pluralisme et la pluralité ne sont guère différenciés. Cette association se justifie par opposition au monisme. Pourtant il est plutôt superflu de nommer « pluralisme » la pluralité. La pluralité n’a pas besoin du pluralisme. La pluralité basique se trouve déjà dans cette formule :
« Notre incapacité à tout avoir à la fois est une vérité nécessaire et non pas contingente ».
Le pluralisme n’est qu’une pluralité élaborée. D’ailleurs, il n’y a qu’une seule pluralité et il existe différentes approches du pluralisme. Le monisme est l’attitude philosophique et idéologique qui refuse d’admettre l’existence de la pluralité. Il est donc utile d’appeler « pluralisme » l’opposé de cette prétention moniste. Il n’existe pas de « monité », parce qu’une telle réalité n’existe pas. C’est une chose qui n’a jamais été repérée ni observée où que ce soit, par qui que ce soit. L’astuce du monisme est seulement de postuler que les apparences sont trompeuses et que derrière la pluralité évidente il existe une unité cachée.
Par conséquent, le pluralisme n’est pas le relativisme. Le pluralisme n’est pas le libéralisme. Le pluralisme n’est pas le culturalisme ni le multiculturalisme. Le pluralisme n’est pas l’individualisme. Le pluralisme n’est pas le scepticisme ou alors il n’en est qu’une version très modérée et très modeste. Le pluralisme est lié à la finitude humaine, à l’existence humaine, aux significations imaginaires, à l’expérimentation, à l’éducation, au conformisme, à la pression sociale, à la diversité et, in fine, à la liberté.
La liberté n’est pas une possession ni une propriété. Elle est jeu avec les situations, les personnes, les choses. Elle est valeur d’usage. Elle n’est pas absence de limites. Elle est jeu dans les limites et jeu avec les limites, parfois en les déplaçant. La liberté est une relation à un donné. Elle n’est ni illimitée ni infinie. Aucune liberté d’action n’est comparable à une page blanche. L’expression « liberté d’action » serait mieux comprise comme « liberté de réaction ».
La liberté est une question relative à un potentiel et à la réalisation de ce potentiel. Cette potentialité rend toute réponse incertaine. Une liberté ne se détermine pas, elle se révèle. Un surplus d’argent n’élève le degré de liberté que s’il est utilisé à bon escient. L’argent rend plus souvent prisonnier que détaché d’une consommation infinie, d’une addiction à tout ce qui s’achète. Il renforce l’avidité, l’avarice, la rapacité. Bref, aucun moyen ne rend libre sans équivoque. Et aucune absence de moyens n’éradique complètement une liberté. Un minimum de liberté est accordé à tout être humain. Un faible potentiel, pourvu qu’il soit utilisé, a parfois un impact décisif. Rosa Parks n’était ni riche ni puissante. Elle était simplement courageuse. La réalité sociale n’est compréhensible que conçue comme liberté. Le simple fait de se sentir opprimé implique une possible liberté. Et si vous êtes anxieux, indécis, cela aussi signale une degré de liberté.
La liberté se manifeste par un manque ou par un embarras. L’usage délié, impassible, tranquille de la liberté est le meilleur, le plus agréable, le plus équilibré, mais il n’est pas le plus fréquent. La liberté de se constituer, de s’accomplir comme individu ou comme groupe indépendant est démocratique parce que chacun y participe à sa mesure. De plus, elle est démocratique parce que l’addition de libertés individuelles à parts égales est le principe de la démocratie. Les inévitables gains et les pertes ne retirent pas sa valeur d’ensemble à ce processus individuel et collectif. Seul son jaillissement donne vigueur à un corps politique. Cette force collective est indispensable même au maintien de la liberté des individus. Dans le jeu social de la liberté les donnes sont inégales et pourtant l’essentiel est ce qu’on en fait. Le jeu compte plus que la donne et que la mise. Une profusion de pouvoirs parfois paralyse tandis qu’un allègement permet d’agir. Il y a, par exemple, autant de liberté dans l’absence d’agitation que dans la recherche de la puissance.
Le problème n’est donc pas l’impossibilité de la liberté, comme tend à le marteler une critique sociale déterministe et déprimante. Le problème est pour tout être humain de devenir pleinement humain, d’assumer sa part de liberté. Un être humain est raisonnablement effrayé par la liberté. Il en résulte des conflits entre libertés qui sont aussi difficile à démêler que les conflits d’intérêts. Qui doit prévaloir ? L’individuel, le familial, l’amical, le collectif, le matériel, le politique, le moral ?
La liberté ne consiste pas à obtenir ce que l’on veut. Elle consiste seulement à être capable de déterminer soi-même ce que l’on veut. Le succès n’est pas très important. Tout enjeu est différent. Toute situation appelle des sentiments, des moyens, des caractères différents. Aucune recette, aucune tactique, aucune règle intangibles et permanentes ne sont disponibles. La liberté n’est jamais complètement éteinte ni atteinte.
On ne peut tout avoir, même en matière de liberté mais il existe une base commune. Le minimum est facile. Le maximum est difficile. Être libéré de la propagande, de la dépendance, de la passion n’est pas facile. Satisfaire les besoins élémentaires de l’humanité tout en échappant à l’infini des désirs n’est pas plus facile. Politiquement, une démocratie directe, alliant participation, décision et modération est un idéal dont la réalisation tient du presque du miracle, au moins jusqu’à ce jour.
La lecture unitaire de Berlin est la meilleure. L’oublier, c’est se condamner à agir contre la liberté tout en invoquant son nom. Réduire la liberté au marché généralisé est un leurre. Tout ce qui est rentable n’est pas valable. Tout ce qui est valable n’est pas rentable. En sens inverse, réduire la liberté à la décision collective, même réellement démocratique, est incertain et potentiellement oppressif. Enfin, comment oublier que l’invocation du mot de liberté est un paravent souvent trompeur et que l’expérience concrète compte plus que les belles paroles ? Pour vivre une liberté effective, il faut tenir un choix, aussi bien dans le sens négatif que le positif. C’est là le ciment : choisir entre des options, avoir son mot à dire sur les lois humaines. Et, de plus, pouvoir choisir quel déséquilibre, aussi faible que possible, prévaudra entre aspects positifs et négatifs.
La perspective minimale est toujours évidente : les deux libertés sont constitutives de la liberté. L’horizon maximal est toujours repoussé : on ne peut avoir le maximum de chacune des deux libertés en même temps. Davantage de positif s’obtient en renonçant à du négatif : je vote des lois mais elles s’appliquent à tous, et de façon contraignante et exaspérante pour la personne qui était dans la minorité hostile à la législation. L’ermite insouciant est plus libre que le moine reclus, mais il doit faire face à tous les dangers de la survie et sa loi solitaire ne s’applique qu’à lui-même. C’est sur ces points que la disjonction entre négatif et positif est importante. Et c’est rarement en ce sens que Berlin a été simplifié et critiqué. La tentation idéologique a pris le dessus : libéral contre autoritaire, indépendant contre autonome. Or en ce sens-là, la complémentarité l’emporte sur l’opposition.
En somme, une vie libre commence par être libérée de (que ce soit la prison, l’autorité ou la pression sociale), puis consiste en dimension positive, négative, intentionnelle, situationnelle et retourne, à chaque fois, à un constat de libération en demi-teinte. En tant qu’être fini et mortel, je ne prends toute la mesure de la mort que si je la conçois doublement : comme anéantissement et comme libération. Elle n’est pas le « but », mais je ne peux empêcher qu’elle soit le « bout », disait Montaigne. La mort par sa présence sournoise est autant l’aiguillon de la vie que son éphémère cessation. La finitude existentielle et le renoncement partiel (à cela au bénéfice de ceci) sont autant sources de liberté que limites de l’action.
Récapitulation
Fastidieux et tenace, je récapitule. Il convient de conclure de façon dynamique. Récapitulons sur trois niveaux. Ces trois niveaux sont aussi trois stades. Premièrement : les deux libertés sont inséparables. Le négatif est plutôt la dimension du choix, le positif plutôt la dimension des moyens. Ces deux éléments constituent un acte libre. Sans ce duo, il n’y a pas de liberté effective. Le second niveau n’est atteint que si ce premier stade existe. Alors deuxièmement : on peut voir les deux libertés accrues ou les voir diverger et produire un déséquilibre. Le négatif penche vers l’indépendance. Le positif veut dire autonomie au sens de se donner des lois. Troisièmement – dans un troisième temps, à un autre niveau, à un dernier stade : on ne peut pas avoir les deux libertés en même temps. Le négatif est la liberté comme tout ce qui m’est permis. Cela est vrai même si je n’ai pas décidé de cette situation et même si cela ne se passe pas entre égaux. Le positif est la liberté de participer à la décision collective à toutes les échelles, du plus petit au plus grand groupe. Il s’agit alors d’être un maître puissant, au sens où la démocratie, par exemple, est un pouvoir sur des choses et des personnes. L’idée même de maîtrise interdit l’indépendance absolue, d’ailleurs purement théorique. De plus, tout pouvoir comporte un risque d’abus. Cela est vrai à l’échelle des personnes et à celle de la société.
L’abus de pouvoir est le principal ennemi de la liberté négative. C’est en ce sens, mais seulement en ce sens et sur ce point, qu’elle est la dimension la plus « libérale » des deux. En sens inverse, quand l’aspect libéral devient dogmatique, en pratique cela revient à ne plus accepter de limites à l’indépendance possible. À une loi du plus fort instituée ou imposée se substitue alors un effet systémique et anomique du plus fort. Contre ces deux déséquilibres l’autogouvernement politique dans un petit groupe ou dans une société entière repose simultanément et indissolublement sur des garanties d’indépendance et des garanties d’autonomie. Appeler les premières « libérales » et les secondes « démocratiques » est une simplification. Est-il possible d’avoir une société libérale sans droits démocratiques ou bien une société démocratique sans garanties libérales ? Ces deux monstres sont des déviations qui anéantissent le sens profond de toutes les composantes de ce processus (libéral, démocratique, indépendant, autonome).
Ne retenir qu’un seul de ces trois niveaux de lecture aplatit la réflexion de Berlin. Il est vrai que sa profondeur a été acquise au prix de certaines imprécisions. Mieux vaut admettre que la clarification ne peut être absolue. Le premier niveau est plus fondamental que le second et le second que le troisième. Le troisième est nécessaire au monde idéologique, à la controverse politique, à la décision démocratique. Cependant, en ne considérant que celui-ci, on perd l’élément existentiel de la liberté. C’est une des déceptions que procure la lecture de la plupart des commentaires du célèbre essai. Trop d’idéologie tue la philosophie. Berlin lui-même, en précisant ses positions dans l’Introduction de 1969, n’a pu empêcher jusqu’à présent la simplification savante.
Entre esprits clairs de bonne volonté l’accord devrait se faire sur les points suivants. 1/ Les deux concepts sont indispensables à toute liberté. 2/ Plus les deux formes de liberté sont effectives, plus probable est l’apparition de différents types de déséquilibre. 3/ Les deux formes de liberté ne peuvent être maximisées en même temps. La pluralité est la base et la condition de la liberté. La liberté en retour augmente la pluralité. Cette pluralité entraîne et permet des choix plus ou moins libres. Tous ces points ramènent à l’autre limite capitale : la finitude, l’impossibilité pour un être humain ou un groupe d’avoir toutes choses et toutes qualités en même temps.
•