L’obligation de réserve du fonctionnaire européen
« C’est un tort égal de pêcher par excès ou par défaut »
Confucius
La liberté d’expression connaît, ne serait-ce qu’en Europe, une protection particulièrement étendue : au niveau national, tout d’abord, où elle reçoit une protection le plus souvent de rang constitutionnel, mais aussi, au niveau européen, bénéficie-t-elle encore d’une protection subsidiaire par la Cour européenne des droits de l’homme et complémentaire sur la base du droit de l’Union européenne en tant désormais que liberté expressément consacrée à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux. Les garanties accordées à la liberté d’expression apparaissent comme particulièrement élevées. Toute ingérence dans ce droit emporte la suspicion. La marge nationale d’appréciation des autorités limitant la liberté d’expression est en conséquence particulièrement réduite et soumise à un contrôle entier de la Cour européenne des droits de l’homme.
Mais, pour fondamentale qu’elle soit, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Ainsi, lorsque Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, déclarait en 2002 que « le pacte de stabilité était stupide, comme toutes les décisions qui étaient rigides », ou lorsqu’un fonctionnaire de la Commission, chargé de la politique monétaire, publie un livre intitulé The Rotten Heart of Europe, the Dirty War for European’s Money, l’usage de leur liberté d’expression a pu paraître quelque peu excessif. Mettant à mal l’organisation dont ils dépendent et qu’ils se sont engagés à servir, ils ont manqué à ce qu’on appelle communément leur« obligation de réserve ».
La « réserve », expression empruntée au langage courant, reçoit une définition malaisée. Selon les dictionnaires juridiques, elle fait référence à une « Attitude de retenue et d’abstention que dictent la prudence et la modération ». Il est encore précisé qu’il s’agit « d’un devoir statutaire incombant aux fonctionnaires de s’abstenir de manifestations individuelles intempestives, incompatibles avec la dignité, l’impartialité et la sérénité de leurs fonctions ». Cette définition établit une association étroite entre l’obligation de réserve et le statut de fonctionnaire. À ce titre, qu’il s’agisse de la fonction publique nationale, internationale ou européenne, toutes connaissent en effet cette limite. Pourtant, cette obligation s’étend également à tout agent de la fonction publique, y compris les agents contractuels, mais aussi au juge. Dès lors, si le statut du fonctionnaire n’est pas étranger à l’obligation de réserve, c’est davantage la mission d’intérêt général qu’il assume que son statut, qui impose une telle réserve dans la manifestation publique des opinions. Mais le fonctionnaire en tant qu’il représente l’autorité de la puissance publique, qu’il participe à la légitimité de celle-ci, apparaît comme le destinataire privilégié d’une telle obligation. « Citoyen spécial », selon l’expression du doyen Hauriou, il doit, plus que tout autre, servir son institution. À cet égard l’expression de « Civil servant » dans les pays de Common law ne peut être plus juste. En effet, se placer au service d’une institution et/ou d’une organisation qui œuvre pour le bien commun implique corrélativement qu’il ne soit pas contrevenu à son bon fonctionnement et encore moins à ses missions. L’obligation de réserve poursuit cette fin. À ce titre, elle représente alors une limite légitime à la liberté d’expression.
Pour autant, l’obligation de réserve, si elle se justifie, n’est pas exempte de tout danger dans la mesure où elle restreint une liberté fondamentale du citoyen. Aussi ne saurait-elle être le vecteur de limitations arbitraires. Or les dérives ne doivent pas être sous-estimées dès lors qu’il est impossible de déterminer a priori les contours de cette notion. Si faire taire le fonctionnaire est une violation manifeste de sa liberté d’expression et si le laisser libre de propos injurieux voire diffamatoires porte incontestablement atteinte aux intérêts de l’organisation, il reste une gamme extrêmement étendue de manifestations d’opinions qui, selon des appréciations essentiellement subjectives, pourront faire l’objet d’une limitation de sa liberté d’expression de manière abusive. Cela tient à la circonstance que si elle est justifiée dans son principe, cette obligation demeure indéterminée quant à sa portée. Néanmoins le flou qui entoure l’obligation de réserve en fait également sa force puisqu’elle permet de saisir tout comportement attentatoire aux intérêts de l’Institution, ceux peut-être que le statut des fonctionnaires ne pourrait saisir à travers des notions voisines qu’il vise expressément telles que l’obligation d’impartialité, d’indépendance, de discrétion, d’honnêteté, de loyauté et de dignité du fonctionnaire. L’obligation de réserve, pour partie, découle de ces notions, mais aussi les chevauche et même les transcende par la connotation morale, éthique qu’elle induit et qui permet de saisir l’ensemble des manifestations publiques d’opinions du fonctionnaire qui porteraient atteinte aux intérêts de l’organisation dont il relève.
Ces considérations ne sont pas propres à la fonction publique européenne, elles valent quel que soit l’ordre juridique considéré. La permanence de cette notion dans les ordres juridiques et à travers le temps ne peut alors faire douter de son utilité. Pour autant, en dépit de cette constante dans le droit de la fonction publique, il ne saurait être exclu une certaine spécificité de l’obligation de réserve dans le cadre d’une administration internationale. Plus précisément, si l’on comprend aisément la loyauté – fondement principal de l’obligation de réserve – dont doit faire preuve un fonctionnaire étatique, il n’est pas certain qu’elle puisse trouver à s’appliquer avec la même intensité dans le cadre d’une organisation internationale. Alors même en effet que l’existence de l’État ne peut être contestée, celle d’une organisation internationale reste soumise à une perpétuelle remise en cause. L’Union européenne qui figure parmi les formes d’organisation internationale les plus abouties relève d’un processus d’intégration encore largement inachevé. Une telle fragilité dans les fondements mêmes de l’organisation internationale appelle à plus de vigilance dans l’expression des fonctionnaires européens qui ne doivent pas nuire à l’existence fragile de l’Organisation et, plus encore, qui participent à sa construction. À l’inverse, il semble difficile d’attendre d’un fonctionnaire international, avant tout national d’un État membre, une loyauté aussi forte envers l’institution internationale que celle dont il fait preuve à l’égard de son État. Ces considérations tendent à faire présumer une variation de l’obligation de réserve dans un système supranational appelant, parfois, à plus de vigilance et, d’autres fois, à plus de tolérance dans l’expression d’opinions du fonctionnaire européen. Il serait excessif néanmoins d’affirmer l’existence d’une spécificité de l’obligation de réserve du fonctionnaire européen. Reste permis en revanche et plus raisonnablement de s’interroger sur l’existence de certains particularismes liés au contexte supranational dans lequel elle s’applique.
Il convient, pour s’en assurer, de revenir au préalable sur les contours de cette notion (I) afin d’en dégager éventuellement quelques spécificités liées à son application dans le cadre de l’Union européenne (II).
I. Le caractère insaisissable de l’obligation de réserve : une constante des fonctions publiques
Comme toute notion juridique indéterminée et plus encore indéterminable, l’obligation de réserve fait appel à des standards renvoyant à une normalité qui rend sa définition aléatoire (1). Le caractère insaisissable de l’obligation de réserve tient aussi bien à sa généralité qu’à son intensité variable. Toutefois si sa généralité peut faire douter de la conformité d’une telle obligation avec la liberté d’expression du fonctionnaire, l’intensité variable qui lui est attachée oblige à une appréciation in concreto de son application qui relativise, dans une certaine mesure, l’atteinte qu’elle peut représenter à la liberté d’expression (2).
1. L’étendue de l’obligation de réserve : une limitation potentiellement vaste de la liberté d’expression
L’obligation de réserve peut représenter une menace pour la liberté d’expression d’autant plus importante que ses fondements et sa portée s’avèrent particulièrement étendus. Non prévue expressément dans le statut de la fonction publique européenne, l’obligation de réserve est avant tout une construction prétorienne.
Or la jurisprudence de l’Union européenne ne se caractérise pas par sa constance en ce domaine. Elle fonde l’obligation de réserve tantôt sur l’obligation de dignité inscrite à l’article 12 du statut de la fonction publique européenne, tantôt sur celle de loyauté. Parfois les deux fondements sont même cumulés. Enfin, et même si le juge ne s’y réfère pas expressément, l’article 17 bis §1 du Statut, qui soumet la liberté d’expression des fonctionnaires au strict respect des obligations de loyauté et d’impartialité, pourrait légitimement être invoqué au soutien de cette obligation.
Plus encore, il faut avouer que tant la notion de dignité, que celle de loyauté s’avèrent elles-mêmes rétives à toute définition précise et plus encore objective. Ce constat n’est pas propre à la fonction publique européenne. Dignité et loyauté constituent d’ailleurs les fondements traditionnellement évoqués au soutien d’une telle obligation dans les droits nationaux. Ils démontrent surtout qu’il ne s’agit pas d’une obligation particulière, mais bien d’une obligation générale des fonctionnaires dont la portée n’en devient que plus étendue.
Il a pu être avancé cependant que l’obligation de réserve s’imposait à l’expression d’opinions uniquement en dehors du service. Une telle limitation aurait eu le mérite de la cohérence dans la mesure où, dans le cadre du service, les fonctionnaires sont soumis expressément par le statut à des obligations d’indépendance, d’impartialité, de loyauté et de dignité qui pourraient potentiellement couvrir les dérives dans les manifestations d’opinions. Mais la jurisprudence démontre que le juge se réfère à l’obligation de réserve pour des manquements commis aussi bien dans le cadre du service qu’en dehors du service. Cette position ne semble pas dénuée de toute orthodoxie juridique dans la mesure où l’obligation de réserve découle principalement de l’obligation de loyauté, laquelle dispose d’un champ d’application tout aussi étendu.
Une autre explication pourrait encore être formulée. En effet, si le manquement à la réserve peut être apprécié sous l’angle essentiellement d’un manquement à l’obligation de loyauté et de dignité, il ne se confond pas totalement avec ces notions sauf à perdre de son utilité. En ce sens la réserve n’apparaît pas seulement comme une obligation juridique, mais aussi comme un devoir. Or obligation et devoir ne se confondent pas tout à fait. Le devoir entretient un lien étroit avec la morale, l’éthique. Il est propre à l’individu et donc essentiellement subjectif alors que l’obligation vise une contrainte externe et objective posée au fonctionnaire. La jurisprudence semble confirmer cette thèse. Ainsi peut-il être remarqué que les parties qui s’en prévalent, qu’il s’agisse de l’Autorité investie du pouvoir de nomination ou du fonctionnaire, se réfèrent davantage au devoir de réserve alors que le juge, tenu à l’objectivité et à l’application de la règle de droit, évite soigneusement de se référer au devoir de réserve pour lui préférer l’expression d’« obligation de réserve ». Il ne saurait néanmoins faire douter du caractère éminemment subjectif de cette notion. Subjective car elle doit être appréciée en premier lieu par le fonctionnaire qui doit déterminer la juste mesure de ses propos ; subjective encore car la censure dépendra de sa position, de son rang hiérarchique ; subjective enfin car il revient au supérieur hiérarchique d’estimer si l’expression porte atteinte au fonctionnement de l’Institution et/ou à son image et qu’une telle appréciation dépendra de la conception que lui-même se fait de la mesure, de ce qui relève ou pas d’une « conduite particulièrement correcte et respectable que l’on est en droit d’attendre des membres d’une fonction publique internationale ». En définitive, de par sa double nature à la fois d’obligation et de devoir, la réserve présente alors l’avantage de couvrir l’ensemble des dérives dans l’expression publique des opinions du fonctionnaire. Aussi un manquement à la réserve peut-il s’analyser aussi bien comme une violation de son obligation de loyauté envers son supérieur hiérarchique ou son institution (propos injurieux, diffamatoires), comme un comportement indigne des fonctions, qui pour autant n’impliquerait pas une insubordination (comportements déplacés envers un collègue), ou encore comme une violation de son devoir d’impartialité (prosélytisme religieux, politique). Cette énumération, non exhaustive, n’exclut pas les hypothèses mixtes telles que la contestation virulente d’une politique menée par l’institution qui constitue une violation de l’obligation de loyauté et de dignité. L’obligation de réserve découle donc aussi bien d’une obligation de dignité, d’impartialité que de loyauté sans pour autant se confondre totalement avec elles, mais entraînant, sous chaque angle, une limitation de la liberté d’expression en fonction de considérations à la fois éthique (dignité), hiérarchique (loyauté) et politique (neutralité) qui justifieraient une telle limitation de la liberté publique.
En ce sens, l’intérêt de cette obligation/devoir tient précisément à sa généralité et à sa plasticité qui permettent d’englober l’ensemble des excès dans l’expression des opinions qui porteraient atteinte aux intérêts de l’organisation.
Dans cette perspective, il n’est dès lors pas surprenant que l’obligation de réserve concerne toute personne en charge d’une mission d’intérêt public agissant dans le service ou en dehors du service par l’intermédiaire d’une expression verbale, écrite ou comportementale et qu’elle s’applique au fonctionnaire, aussi bien dans ses relations avec ses collègues, son supérieur hiérarchique, l’institution dont il dépend, l’organisation qu’il représente, que dans celles envers les citoyens.
La généralité et la plasticité qui caractérisent l’obligation de réserve tiennent essentiellement à l’imprécision de cette notion. Mais si les avantages au « flou du droit » peuvent être multiples, ses inconvénients n’en sont pas moins élevés. Le risque encouru pour la liberté d’expression du fonctionnaire ne peut être minimisé. Jean Rivero résumait parfaitement cette idée en écrivant : « Lorsque la frontière entre le licite et l’illicite s’estompe du fait de l’imprécision des formules qui la détermine, l’arbitraire du pouvoir trouve, dans cette zone incertaine, un terrain d’élection ». Certes, la sanction adoptée à l’encontre d’un fonctionnaire jugé par son supérieur hiérarchique comme ayant enfreint une telle obligation est soumise au contrôle du juge, mais, d’une part, encore faut-il que l’agent saisisse les tribunaux, ce qui n’est pas évident au vu du lien d’autorité qui l’unit à son supérieur hiérarchique et, d’autre part, il semble difficile de nier que la frontière entre le pouvoir discrétionnaire et l’arbitraire est toujours ténue dès lors que la discrétionnarité revêt un degré aussi important en raison de l’imprécision de cette notion et de la difficulté des appréciations, qui plus est, subjectives qu’elle recèle.
Mais si la généralité de cette obligation/devoir s’accompagnait de la même intensité de réserve quelle que soit la situation visée, alors il ne ferait aucun doute qu’elle représenterait une ingérence injustifiée dans la liberté d’expression du fonctionnaire. Sans nier les dangers qu’une telle obligation présente alors pour la liberté d’expression, il semble néanmoins qu’un des facteurs de l’équilibre subtil et donc précaire qui a été trouvé entre liberté individuelle et intérêt général réside précisément dans la variation de son intensité en fonction de facteurs qui tendent à objectiver cette notion sans pour autant qu’ils y parviennent totalement.
2. L’intensité variable de la réserve : un facteur potentiellement protecteur de la liberté d’expression
Il n’est pas attendu de chaque fonctionnaire et en toute situation la même réserve. Il s’agit d’une échelle variable dans la modération des propos pouvant aller d’une simple retenue à une abstention. Ainsi, la jurisprudence européenne, comme nationale, exige que soient pris en considération : la situation du fonctionnaire, le lieu et le moment où s’exprime l’opinion, la forme et parfois même, ce qui peut être plus contestable, le fond du propos.
Concernant la situation du fonctionnaire, l’exigence de réserve est d’autant plus forte que son grade est élevé et ses responsabilités importantes. Ainsi le Tribunal comme la Cour n’ont-ils pas manqué de relever dans l’affaire Connolly que le fonctionnaire en cause était un haut fonctionnaire de la Commission, chef d’unité au sein de la direction des affaires monétaires et qu’en marquant son opposition fondamentale à la politique de la Commission suivie en ce domaine, il avait gravement lésé les intérêts des communautés et porté préjudice à l’image, ainsi qu’à la réputation, de l’institution. Le juge validera comme proportionnée la sanction infligée à Monsieur Connolly, à savoir la révocation, sans perte toutefois de ses droits à pension. En revanche, il a été jugé qu’une assistante sténodactylographe, de grade C, en dépit des critiques émises à l’encontre de son notateur, en jugeant notamment que celui-ci « ne savait pas ce qu’était le travail » ou encore qu’il avait émis « de fausses allégations à son encontre », n’avait pas manqué à son obligation de réserve, mais qu’elle s’était seulement « servie d’un style excessif et agressif […] et a dès lors fait seulement preuve d’un manque de bienséance lequel ne peut être assimilé à un manquement à son obligation de réserve ». Cette affaire permet aussi de relever que l’obligation de réserve est également tempérée dès lors que le statut reconnaît un droit spécifique pour l’intéressé à exprimer ses opinions. Il en est ainsi notamment de l’article 43 du Statut qui autorise le fonctionnaire à présenter ses observations en lien avec son rapport de notation. Dans ces conditions, la Cour, de manière constante, juge que seuls des propos « gravement injurieux ou gravement attentatoires au respect dû au notateur » entraînent la violation de l’obligation de réserve.
Doivent également être prises en considération les caractéristiques conjoncturelles des propos à savoir : le lieu où s’exprime l’opinion et le moment où elle intervient. À ce titre et sans grande surprise, plus l’espace de diffusion est important et plus l’obligation de réserve sera forte. De même, la Cour prend en considération le public concerné. Aussi a-t-elle jugé qu’un fonctionnaire qui n’occupait pas un poste de direction ne manquait pas à ses obligations statutaires en participant à une conférence sur la nécessité d’une modulation des politiques économiques aux niveaux local et régional au sein de l’Union monétaire de l’Union européenne dans la mesure où sa conférence s’adressait à un public restreint et surtout de spécialistes, lesquels étaient nécessairement bien informés des positions de la Commission en ce domaine.
La forme du propos est également prise en considération. Il existe sur ce point une certaine constance dans la jurisprudence, en ce sens que tout propos injurieux envers ses collègues, supérieurs hiérarchiques ou envers l’institution sera considéré comme portant systématiquement atteinte à la dignité de sa fonction. Il en va de même des propos diffamatoires. La réserve implique ainsi un minimum de sincérité et de courtoisie.
Ces différentes variables, bien qu’elles manquent parfois d’objectivité, tendent à limiter les excès de l’administration dans l’ingérence portée à la liberté d’expression des fonctionnaires. Elles permettent au juge d’exercer son contrôle plus finement et principalement sur le terrain de la proportionnalité de la sanction. Il n’en demeure pas moins que ces variables ne peuvent être assimilées à de véritables critères de nature à objectiver la notion dans la mesure où elles laissent place, là encore, à un pouvoir d’appréciation étendu de l’Autorité investie du pouvoir de nomination. Pour autant, le juge pourra plus facilement déceler une atteinte excessive à la liberté d’expression dès lors que l’autorité se sera abstenue de tenir compte des circonstances qui entourent la manifestation d’opinion. Ainsi s’il peut difficilement revenir sur l’appréciation du supérieur hiérarchique autrement que sur le terrain de la proportionnalité de la sanction, il n’en contrôle pas moins, également, le raisonnement qui amène ladite autorité à sanctionner le fonctionnaire. De cette façon, le juge s’abstient de substituer son appréciation à celle de l’autorité compétente, mais il ne renonce pas pour autant à exercer son contrôle.
Plus délicate, en revanche, s’avère être la question du contrôle concernant le fond du propos. La doctrine considère que l’obligation de réserve se limite à l’expression et ne concerne pas les opinions qui ne devraient faire l’objet d’aucune limitation. Mais le lien étroit qui unit l’expression et l’opinion rend la distinction peu opératoire en pratique. Il est vraisemblable sur ce point que la remise en cause structurelle et profonde par Monsieur Connolly de la politique monétaire européenne constitue avant tout un manquement à son devoir de réserve sanctionné sous l’angle de ses obligations de dignité et de loyauté. De la même manière que l’opinion émise par un cadre supérieur à propos de la restructuration de l’Office d’Harmonisation du Marché Intérieur (OHMI) envisagée dans un rapport commandé par le directeur de l’Unité (et déjà pour partie exécutée), selon laquelle le rapport s’apparentait à un « tripotage amateur » où « un aveugle conseille un autre aveugle », contenant des « affirmations de type Rambo », a été considérée comme un manquement à l’obligation de réserve portant sur « un aspect aussi essentiel que la restructuration de l’institution ». Si la forme du propos était en cause manifestement dans la première partie du raisonnement du juge, c’est bien le fond du propos également qui est sanctionné en tant que les critiques remettent en cause la direction de l’Institution.
Or, sur ce point également, la portée de l’obligation de réserve pourrait, pour partie, se distinguer de celle reconnue au fonctionnaire national, dans la mesure où les intérêts lésés seraient ceux d’une organisation internationale et non d’un État.
II. Les éléments de spécificité de l’obligation de réserve du fonctionnaire européen
Sans se référer réellement à une spécificité de la fonction publique européenne au regard de la fonction publique nationale, certains éléments paraissent propres à singulariser l’obligation de réserve du fonctionnaire européen. Deux raisons principales peuvent être avancées. Elles tiennent, d’une part, à la nature non étatique de l’organisation que sert le fonctionnaire et, d’autre part, au contexte international dans lequel il travaille. Dans cette perspective, la réserve attendue peut se révéler parfois plus forte, parfois plus modérée, que dans un contexte national.
1. Une obligation de réserve renforcée en raison du contexte supranational
Si l’on s’en tient, pour la démonstration, à l’un des fondements essentiels de l’obligation de réserve, à savoir l’obligation de loyauté, on peut avancer que cette exigence ne peut être en tout point identique à celle attendue d’un national envers son État.
Dans le cadre de la fonction publique nationale, la loyauté sert « un ordre des choses en principe solidement établi ». La réserve est alors, pour reprendre les propos d’un conseiller d’État, « un outil de prévention des contradictions au sein de l’État, un souci de l’apparence pour permettre au modèle théorique abstrait qu’est l’État de perdurer ».
Or la fonction publique internationale ne cherche pas seulement à perdurer, elle doit déjà et avant tout permettre à l’organisation internationale qu’elle sert, ne serait-ce que d’exister. En raison de la fragilité inhérente aux organisations internationales, l’obligation de réserve peut s’avérer plus forte et limiter substantiellement la liberté d’expression du fonctionnaire européen.
L’administration européenne n’échappe pas à cette défiance. Elle est en quête perpétuelle de légitimité. Aussi toute atteinte, fût-elle minime, à l’image de l’institution est susceptible d’avoir un impact beaucoup plus fort que sur une administration nationale dans la mesure où le discrédit qui serait porté sur l’organisation, en l’occurrence l’Union européenne, peut remettre en cause non seulement son bon fonctionnement, mais aussi son existence. Il n’est pas étonnant dès lors que l’article 17 bis §1 du Statut soumette la liberté d’expression du fonctionnaire au « strict respect » du principe de loyauté. La loyauté, rappelle encore la Cour, s’apprécie comme un « devoir fondamental » pesant sur le fonctionnaire européen.
C’est dans cette perspective que doit être replacée l’affaire Connolly. La contestation virulente des orientations que le fonctionnaire était chargé d’appliquer visait non pas seulement le fonctionnement de l’institution, mais, plus encore, ses orientations politiques fondamentales. Le Tribunal ne manque pas en effet de souligner « que l’ouvrage litigieux […] exprimait publiquement […] une opposition fondamentale du requérant à la politique de la Commission qu’il avait pour fonction de mettre en œuvre, à savoir la réalisation de l’Union économique et monétaire, objectif, par ailleurs assigné par les traités ». L’expression publique d’une telle opposition a entraîné l’infliction de la plus lourde des sanctions, la révocation, laquelle sera validée par le juge. Cet arrêt n’est une espèce isolée. Le Tribunal adopte un raisonnement similaire dans l’arrêt Meister lorsqu’il juge que les critiques émises par un cadre supérieur de l’OHMI, lesquelles avaient été largement diffusées, ne pouvaient être considérées comme émises dans l’intérêt du service « lorsque ces critiques concernent un aspect aussi essentiel que la restructuration de l’institution en cause. […] Si les fonctionnaires peuvent certes exercer leur droit à la critique quant aux décisions adoptées par l’institution à laquelle ils appartiennent, il n’en demeure pas moins que la direction de l’institution ne leur appartient pas ». La réaffectation du fonctionnaire dans un service distinct devait, là-encore, être validée par le juge.
L’obligation de réserve qui pèse sur ces fonctionnaires européens paraît particulièrement forte. Monsieur Meister exprimait avant tout un mécontentement quant à la reprise par son institution d’un rapport conseillant une restructuration qu’il jugeait inappropriée. Les critiques les plus virulentes visaient en premier chef le rapport, plus que l’Institution qui devait certes en partie le reprendre, mais n’était pas liée en toute hypothèse à ses conclusions. De même, il est reproché à Monsieur Connolly en définitive de ne pas s’identifier à une des politiques de l’Union. À cet égard, il peut être avancé que la réserve qui lui est imposée s’avère plus forte et donc plus attentatoire à sa liberté d’expression, que celle à laquelle est soumise un national.
De telles considérations laissent à penser que la réserve du fonctionnaire européen se caractérise par une intensité (Meister), voire un champ d’application (Connolly), plus important que la réserve attendue d’un fonctionnaire national.
Aussi est-il peu surprenant qu’il ait été déduit de ces jurisprudences l’exigence d’un « patriotisme communautaire, les fonctionnaires de la Communauté ne disposant d’aucun droit à l’objection de conscience politique ». Néanmoins, cette conclusion paraît excessive. La Cour de justice de l’Union exclut tout conformisme idéologique. Elle juge ainsi que « l’allégeance des fonctionnaires ne peut être entendue dans un sens contraire à la liberté d’expression » et que les fonctionnaires doivent pouvoir « exprimer verbalement ou par écrit, des opinions discordantes ou minoritaires par rapport à celles défendues par l’institution qui les emploie » ; de même « qu’un fonctionnaire peut être amené, dans l’intérêt du service, à formuler des observations critiques à l’égard de l’action de l’administration ». Pour autant, si la référence à un certain « patriotisme communautaire » paraît exagérée, les jurisprudences Connolly et Meister démontrent que l’Union tolère difficilement la critique et que la liberté d’expression dans ces circonstances s’avère plus que relative.
Il est vrai néanmoins que critiquer les politiques de l’Union revient à critiquer l’Union elle-même en raison de l’approche fonctionnaliste retenue par les pères fondateurs. Il est même permis de penser que les oppositions portant sur les politiques de l’Union sont plus préjudiciables à celle-ci que des critiques purement institutionnelles, justifiant alors que, dans le premier cas, la révocation soit prononcée alors que, dans l’autre, la réaffectation à un service distinct ait été estimée suffisante. En ce sens, il est vrai qu’il ne s’agissait pas d’une simple discordance ou divergence de vues entre la Commission et Monsieur Connolly. Ses propos et écrits remettaient en cause une des politiques majeures de l’Union et s’inscrivaient en faux avec les buts assignés à l’organisation par les traités. Ainsi, le juge européen ne manque pas d’insister sur l’impact des critiques, lesquelles mettent en péril l’Institution, « ses aspects essentiels » ou encore ses « politiques fondamentales ». L’atteinte portée aux intérêts de l’Union européenne est jugée, dans ces circonstances, substantielle.
Certes, les critiques émises par un fonctionnaire national peuvent, elles-aussi, altérer la confiance des nationaux envers leur État ou remettre en cause son fonctionnement, mais elles présentent néanmoins un danger moindre pour l’État. À la différence de l’Union européenne, il faudra bien davantage pour ébranler la structure étatique. De plus, l’État peut s’exonérer, parer, contrer ou prendre en considération ces critiques de manière beaucoup plus aisée que l’Union européenne. La définition des politiques de l’Union suppose un accord entre vingt-sept États membres de traditions juridiques et culturelles différentes, parvenir au consensus reste une gageure. De même, les procédures de révision des traités, même simplifiées, supposent des majorités beaucoup plus difficiles à réunir que celles présidant aux révisions, même les plus contraignantes, c’est-à-dire constitutionnelles, dans les États membres. Enfin l’allégeance dont font preuve les fonctionnaires nationaux envers leur État dispose de racines profondes. Il n’en va de même concernant l’Union européenne, à laquelle il est encore impossible de rattacher ne serait-ce que l’existence d’un « peuple européen » au sens juridique et même sociologique du terme. Les contraintes qui pèsent alors sur les fonctionnaires européens n’en deviennent que plus importantes. En tant qu’acteurs de la construction de l’Union européenne, leur devoir de réserve pourrait être plus important encore. Il ne peut en effet être envisagé la naissance d’un quelconque peuple européen en présence de fonctionnaires dont la manifestation publique d’opinions reviendrait à remettre en cause l’existence même de l’institution. En d’autres termes, si les fonctionnaires européens se départissent des orientations profondes choisies par l’Union ou ses composantes, ils ébranlent la confiance des citoyens envers l’Institution, mais surtout ils mettent à mal, ce qui est plus grave encore, le projet européen. L’ensemble de ces raisons peut expliquer une obligation de réserve renforcée du fonctionnaire européen.
Pour autant, les tentatives d’explication avancées au soutien d’un renforcement de l’obligation de réserve n’arrivent pas à convaincre. L’Union se revendique des valeurs de liberté et de démocratie qui se concilient mal avec une limitation plus importante de la liberté d’expression de ses fonctionnaires. Certes, le juge comme l’autorité hiérarchique s’en défendent en avançant l’argument selon lequel l’obligation de réserve « ne constitue pas une entrave à la liberté d’expression des fonctionnaires, mais impose des limites raisonnables à l’exercice de droit dans l’intérêt du service ». La nuance reste néanmoins subtile entre entrave et limitation, car il faut bien avouer que limiter cette liberté revient en réalité à l’entraver. Le point de contrôle qui peut alors s’avérer une garantie utile est celui de l’appréciation de la proportionnalité de la sanction au regard du manquement, mais là encore, le juge restreint son contrôle de peur de substituer son appréciation à celle de l’Autorité investie du pouvoir de nomination. Dès lors, il devient très difficile de garantir que les limites apportées à la liberté d’expression restent raisonnables. En réalité, et au vu de l’intensité restreinte de son contrôle, le juge ne sanctionnera que les atteintes manifestement disproportionnées à la liberté d’expression. La balance entre la liberté d’expression et l’obligation de réserve semble alors invariablement pencher du côté de la réserve. Ensuite, il doit être remarqué que la justification principale avancée, liée à une atteinte « aux aspects essentiels » de l’Union, de ses politiques ou orientations, renvoie à des notions dont il est impossible de déterminer les contours. Cette imprécision ne manque pas de rejaillir sur la portée indéterminable de l’obligation de réserve. Quels sont en effet les aspects essentiels de l’Union ? Quel est l’intérêt général de l’Union et, de surcroît, à partir de quels moments peut-on juger qu’une atteinte y est portée ?
Face à de telles incertitudes, les limites posées à la liberté d’expression peuvent aboutir à des dérives. En ce sens, le Statut qui soumettait les fonctionnaires à un système d’autorisations préalables non seulement pour l’exercice de toute activité extérieure (art. 12 alinéa 3 du Statut), mais aussi pour toute publication (art. 17, alinéa 2 du Statut) en lien avec les activités de l’Union, était plus que contestable. Bien que la Cour de justice de l’Union ait validé une telle pratique, la censure de l’expression ne paraissait pas si éloignée. Le législateur de l’Union l’a bien compris, en atteste la nouvelle rédaction de l’article 17 bis, paragraphe 2 du Statut consacrant désormais l’autorisation comme étant le principe et le refus l’exception.
Pour autant, l’Union ne peut revendiquer en toute hypothèse un attachement et un engagement de ses fonctionnaires similaires à ceux que connaît un État. Un certain pragmatisme conduit l’Union à admettre, parfois, une liberté d’expression plus étendue.
2. Une obligation de réserve atténuée en raison du contexte supranational
De la même manière que la loyauté dans un contexte international peut soumettre le fonctionnaire à une réserve plus importante, elle peut également contribuer à son atténuation. Le Professeur Rivero rappelait que l’obligation de réserve est l’« idée héritée de l’antique lèse-majesté, découlant du respect dû à ceux qui incarnent momentanément la souveraineté ».
Or précisément dans le cadre d’une organisation internationale qui ne peut prétendre à la souveraineté, il ne peut être exigé des fonctionnaires une allégeance comparable à celle qu’un national entretient avec son État car il n’existe aucun rapport de nationalité entre le fonctionnaire et l’organisation internationale. L’absence de lien de nationalité entre l’organisation et le fonctionnaire autorise alors à certains égards plus de souplesse dans l’expression du fonctionnaire en tenant compte du lien particulier qui subsiste entre lui et l’État de sa nationalité. Dans cette perspective, il convient de relever que le législateur de l’Union européenne offre au fonctionnaire européen une liberté d’expression politique particulièrement étendue. Le régime mis en place par le Statut n’aboutit pas à la neutralisation politique du fonctionnaire qui reste libre de participer aussi bien à la vie politique de l’Union européenne, notamment en demandant un détachement pour intégrer un groupe politique du Parlement Européen, qu’à celle surtout de son État d’origine. Ainsi, concernant la participation à la vie politique nationale, le Statut ne reconnaît pas seulement un droit au fonctionnaire, il facilite encore cette participation. Surtout l’article 15 du Statut ne soumet pas le fonctionnaire de manière systématique à un congé de convenance personnelle de sorte qu’il est envisageable, si l’engagement national l’autorise, que le fonctionnaire puisse continuer simultanément à exercer ses fonctions au sein de l’Union et à assumer un mandat électif au niveau national. L’Autorité investie du pouvoir de nomination est seulement informée de cette situation, mais elle n’a pas à s’y opposer. Évidemment reste proscrit tout prosélytisme. Cette souplesse caractérise la fonction publique internationale qui tient compte du lien fort qui unit ses fonctionnaires avec leur État d’origine.
Dans le même ordre d’idées, les institutions et la Cour de justice ont pu considérer que devaient être prises en compte les différences culturelles dans l’appréciation de l’obligation de réserve du fonctionnaire. Le contexte international dans lequel se meut le fonctionnaire implique un esprit de tolérance et d’ouverture plus important que celui requis des nationaux. Ainsi la Cour a jugé que « dans une institution qui emploie des fonctionnaires de toutes nationalités et toutes régions de la Communauté, il faut tenir compte, même aux fins d’une procédure disciplinaire, des différences de caractère et de tempérament ». En l’occurrence le tempérament méditerranéen, et plus précisément corse, du fonctionnaire devait être pris en compte comme circonstance atténuante quant à son mode d’expression. Cette jurisprudence n’est pas des plus heureuses et mériterait que l’on s’y attarde davantage. Néanmoins, elle démontre bien que le contexte international vient particulariser la fonction publique européenne et pourrait même influencer le degré de réserve attendu des fonctionnaires.
Enfin, il importe de relever que, s’il est attendu du fonctionnaire de s’en tenir à la réserve qui sied à ses fonctions et à l’organisation qu’il sert, l’organisation est, elle-aussi, redevable d’une obligation de réserve envers ses fonctionnaires. L’affaire Giraudy se révèle particulièrement éclairante à ce titre. La Commission est ainsi condamnée pour avoir laissé entendre que deux de ses agents, qui faisaient l’objet d’une enquête de l’office de lutte anti-fraude, étaient coupables des faits qui leur étaient reprochés. Elle avait porté atteinte à leur honneur et à leur réputation en communiquant largement sur l’ouverture d’une enquête à leur égard. La position de la Commission était toutefois ambiguë dans la mesure où elle avait entendu apporter son soutien à ses agents envers lesquels, au demeurant, aucune irrégularité ne sera relevée à l’issue de l’enquête. Néanmoins, le juge considérera que la Commission a manqué à son devoir de sollicitude, l’administration européenne aurait dû faire preuve de davantage de réserve et protéger ses agents.
Il ne s’agit pas du seul paradoxe qui entoure l’obligation de réserve. L’Europe a plus que jamais besoin de faire preuve d’ouverture pour gagner la confiance des politiques et surtout des citoyens. L’Union a subi trop longtemps les effets d’une désinformation imputable en partie aux États membres, mais aussi à elle-même qui n’a pas su communiquer suffisamment sur ses actions. La nécessité d’une plus grande transparence afin d’asseoir sa légitimité implique que soit favorisée la liberté d’expression de ses fonctionnaires. Parallèlement, la fragilité inhérente à ses fondements implique qu’elle puisse attendre de ses fonctionnaires une loyauté parfois proche du loyalisme, la remise en question de ses politiques fondamentales et de ses aspects essentiels ne pouvant être tolérée pour sa survie. En d’autres termes, la légitimité de l’Union européenne implique que l’obligation de réserve qui pèse sur ses fonctionnaires soit tout à la fois forte et nuancée. Le flou de cette notion, son intensité variable, répondent à ces exigences antagonistes, mais il n’est pas certain en toute hypothèse que la liberté d’expression s’en trouve grandie et encore moins garantie, constat qui n’est pas propre à l’Union européenne.
•