L’autonomie illusoire de la volonté. Sur la « théorie pure du droit » de Schopenhauer.
Au XIXe siècle, réfuter la pensée kantienne revient, dans la culture juridique européenne, à combattre de front la philosophie qui est parvenue, mieux que tout autre, à exprimer l’essence même de la modernité juridique. En faisant de l’autonomie individuelle, à la fois comme principe et comme fin, l’élément premier de la légitimation du droit, cette pensée exerce alors une autorité considérable sur la doctrine juridique qui découvre dans la volonté une notion à partir de laquelle elle se propose de définir les droits subjectifs, l’acte juridique ou le rapport de droit. C’est en s’attaquant au cœur même de la philosophie morale de Kant, à savoir au principe de l’autonomie de la volonté comme condition de la liberté, que la condamnation des prétentions de la raison formulée par Arthur Schopenhauer va produire sa plus forte impression sur les juristes de son temps. Transformant et radicalisant la critique romantique du rationalisme en un irrationalisme métaphysique qui se propose d’ébranler toutes les illusions humaines, l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation fait de la vie, conçue comme volonté, la source obscure et souterraine dont procède toute chose. Cette volonté universelle, dans laquelle il découvre l’essence profonde du monde, ne peut être appréhendée et pensée sur le modèle de la volonté rationnelle humaine. Poussée aveugle qui ne se maintient qu’au détriment des autres, elle n’est en rien la volonté de l’individu moderne capable de se discipliner et d’acquérir ce que Goethe nommait la « seigneurie de soi-même ». Cette volonté, qui ne renferme qu’un sentiment illusoire de liberté, n’est donc pas celle dont nous parlent les pandectistes ou les juristes néokantiens qui placent le dogme de l’autonomie de la volonté au fondement de l’ordre juridique.
Désireux d’arracher le droit au royaume des idées pures (royaume auquel se rattache la Rechtslehre kantienne qui se présente comme une métaphysique du droit qui ne peut admettre d’autres principes que les lois a priori de la raison pratique), Schopenhauer estime que le droit possède la valeur d’un concept moral qui a simplement « rapport à la connaissance que chacun possède de la volonté résidant en lui ». Dans la mesure où les intérêts antagonistes des membres de la société se trouvent à l’origine des règles juridiques, la notion de droit procède d’un équilibre de forces et de pouvoirs antagonistes que l’identité entre la volonté et le corps d’un individu permet de rendre presque mesurable. En exprimant ainsi un champ complexe de rapports de forces et de conflits multiples, le droit ne saurait avoir pour objet d’élargir les libres déterminations du sujet, mais, de manière bien plus réaliste, de protéger et de délivrer la vie de la destruction. Ces thèses vont, de manière souterraine, distiller un lent poison théorique destiné à démystifier les objets du champ juridique. Jetant un lourd soupçon sur la subjectivité comme principe de légitimation du droit, elles invitent en effet les juristes à se défaire du formalisme et du conceptualisme des disciples de Puchta pour réduire la pratique du droit à une continuelle et imprévisible création de normes procédant de la lutte entre des intérêts contradictoires. L’œuvre de Rudolf von Jhering, marquée par le désir d’affirmer le passage d’une formation organique et inconsciente du droit à la « lutte pour le droit », est, à cet égard, exemplaire.
Les écrits que Schopenhauer a consacrés au droit présentent une économie générale qui nous dicte les deux moments de notre propos : en un premier temps, il conviendra de voir comment la critique de la philosophie morale de Kant qui s’y trouve consignée va infuser dans la pensée juridique l’idée que le contenu de la volonté ne saurait être préréglé car l’individu ne saurait retrouver dans la volonté les impératifs d’une loi. En un second temps, il importera de voir comment, chez Schopenhauer, le droit naturel, qui n’est autre que la morale sous son aspect négatif en tant qu’interdiction d’agir injustement, doit servir de fondement à toute législation positive. La transcription du droit naturel dans la question politique exige en effet que l’État prenne acte des intérêts immanents à la société et assure leur protection par la coercition. Ces deux moments de notre étude auront donc pour ambition d’expliquer ce que veut nous dire Schopenhauer quand il définit la « politique positive » comme le renversement de « la doctrine morale pure du droit ».
I. Le droit à l’épreuve des exigences morales : le volontarisme juridique réfuté
1. La condamnation du principe kantien de l’autonomie du vouloir
Pour Kant, la volonté est la faculté des fins, celle qui consiste à faire que le désir soit déterminé par des concepts ou des représentations de fins. Plus précisément, elle doit être entendue comme la faculté de se laisser conduire par une règle. En tant qu’« efficace de l’intellect », elle est la raison pratique elle-même. La volonté dite « pure » est celle qui, indépendante de toute inclination, de tout intérêt, est déterminée par la législation propre à la raison, c’est-à-dire par des principes a priori relatifs à la simple « forme » du vouloir. Une telle volonté, « déterminée sans mobile empirique d’aucune sorte », est celle qu’étudie Kant dans sa « métaphysique des mœurs », dont on sait qu’il consacre la première partie à exposer sa « théorie du droit » (le droit, comme idée d’une liberté qui s’oblige à obéir à des lois extérieures, y est considéré comme une partie de la philosophie pratique). Ainsi, le célèbre principe de l’autonomie du vouloir, qui va pénétrer, dans des usages et des significations plus ou moins dévoyés, la science et les domaines du droit (ce dont témoignent tout particulièrement la définition pandectiste du droit subjectif ou la présentation civiliste du contrat), consiste en ce que l’individu, tout en étant assujetti par son devoir à une loi qui le contraint moralement, n’est pourtant soumis qu’à « sa législation propre et néanmoins universelle ». De ce fait, il n’a aucune autre obligation que d’agir conformément à son propre vouloir, pour autant qu’il est « universellement législateur » (en effet, le droit confère aux impératifs pragmatiques une forme catégorique en les confrontant à l’Idée du monde intelligible dont chaque homme doit être législateur).
Estimant que cette morale formulée par Kant n’est qu’une morale théologique déguisée, Schopenhauer s’efforce de démontrer que la loi de la raison pure pratique, c’est-à-dire le commandement du Devoir, n’est qu’une transcription du « décalogue mosaïque ». À cet égard, il remarque que Kant cherche à camoufler le principe d’hétéronomie de son éthique en parlant, non point d’« obéissance (Gehorsam) » à la loi, mais de « respect (Achtung) » de la loi défini comme la « soumission de la volonté à une loi ». Se refusant à penser que la volonté puisse être autonome et qu’elle ne puisse donc être fondée sur un mobile ou un motif déterminant qui s’enracine dans la sensibilité, Schopenhauer ne comprend pas comment une pure forme abstraite, comme celle de la légalité, peut être de nature à motiver une conduite morale. À ses yeux, dans la mesure où une loi n’a, en son principe, aucune composante de valeur morale, la notion kantienne de « respect » de la loi n’a pas d’autre sens que celui d’une soumission.
En s’efforçant de tirer d’une forme a priori de la Raison un contenu moral, Kant confond le principe de la morale (son exposé succinct à travers une maxime) avec le fondement de cette dernière (la cause « profonde » de la moralité que Schopenhauer trouve dans la compassion). En effet, Schopenhauer prétend remplacer le fondement abstrait et formaliste de l’éthique kantienne par un fondement empirique qui n’est autre que la compassion, qu’il qualifie de « phénomène originaire de l’éthique ». À l’instar de Rousseau dans l’Émile, il estime que le moment d’universalité et de formalité de la compassion est assuré par son rapport avec la justice : la souffrance d’autrui devient pour chacun le motif d’agir ou de s’abstenir. Elle peut combattre en lui les motifs de l’intérêt ou le porter à agir d’une manière positive, en le poussant à aider son prochain. À cet égard, le mémoire que Schopenhauer consacre en 1840 au Fondement de la morale s’achève sur une explication métaphysique du phénomène éthique originaire : opposant au « fait » de la raison pratique le « fait » universel que vivre n’est que souffrir, Schopenhauer observe que, parallèlement à l’égoïsme, l’expérience morale établit dans l’homme deux autres mobiles que sont la méchanceté et la bonté. La compassion n’est donc pas tant une vertu que l’on doit pratiquer d’abord dans nos actions qu’une « attention sensible » que l’on doit témoigner envers autrui. C’est de cette attention aux autres que procèdent la justice (« neminem laede (ne nuis à personne) ») et la charité (« immo omnes, quantum potes, juva (au contraire, aide tout le monde si tu le peux) »), charité où « la souffrance d’autrui devient par elle-même, et sans intermédiaire, le motif de mes actes ». Si, ainsi formulée, une telle morale peut apparaître quelque peu sommaire, elle se veut toutefois complète en ce qu’elle possède son principe propre qui permet, à la fois, de se construire une discipline dans la vie individuelle et d’assurer la paix sociale. La résolution sur laquelle repose la justice, c’est-à-dire ne rien faire qui puisse, en quoi que ce soit, ajouter à la souffrance du monde, peut être accomplie sous des formes diverses – maximes raisonnées ou règles de droit – qui procèdent du droit moral ou de la législation de l’État.
Si la morale commande, par les principes d’abnégation et de compassion, d’aider les autres, le droit exige, quant à lui, de ne pas leur nuire. Le droit, que seule l’existence de l’injustice rend nécessaire, se réduirait ainsi au neminem laedere, auquel la morale ajouterait l’immo juva. C’est à l’aune de ces positions que Schopenhauer reproche à Kant de laisser le concept du droit « entre ciel et terre ». En voyant dans le droit ce qui s’accorde avec l’existence simultanée des diverses libertés individuelles d’après une loi générale, le maître de Königsberg ne lui donne aucune assise ferme car il ne lui confère qu’une détermination « négative » que Schopenhauer juge « tout à fait insuffisante » en ce qu’elle le soustrait aux exigences morales. Sa conviction selon laquelle le concept du droit relève de la morale le conduit à condamner la séparation kantienne du droit et de l’éthique. Une telle condamnation peut, au demeurant, être jugée excessive. Certes, l’introduction à la Métaphysique des mœurs affirme l’irréductible différence entre le droit, dont les règles commandent in foro externo, et la morale, dont les règles commandent in foro interno. Toutefois, Kant, pour qui la morale et le droit se complètent en tant que moralité subjective et moralité objective, n’affirme nulle indépendance de la législation positive à l’égard de l’éthique. La législation juridique (mue par l’obéissance effective) et la législation morale (accomplie par le pur respect de la loi morale) ne sont pas radicalement séparées sur le plan axiologique. Au contraire, elles sont complémentaires : d’une part, conformément à l’enseignement de Rousseau, le droit, entendu comme une partie intégrante de la Sittlichkeit, permet à l’individu devenu citoyen de trouver son accomplissement ; d’autre part, le droit, qui ne prend sa figure « péremptoire » que par le procès de moralisation et de civilisation initié par le droit public, se fonde sur le devoir, c’est-à-dire la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi.
La critique schopenhauerienne selon laquelle le droit serait laissé par Kant « entre ciel et terre » est principalement adressée à l’affirmation kantienne d’une primauté de la loi sur le droit (de l’état civil sur l’état de nature) qui implique que le droit strict, pur de tout ce qui est moral, ne reçoit sa valeur juridique que de la loi formelle identifiée à un pouvoir de l’État. En outre, cette critique dénonce implicitement l’erreur fondamentale de la Rechtslehre qui consisterait à ne pas distinguer clairement le principe philosophique de l’autonomie de la volonté du principe juridique de l’autonomie de la volonté. Dans son sens philosophique, le principe n’est autre que celui de la liberté humaine : l’autonomie de la volonté désigne, selon l’étymologie et dans sa signification morale kantienne, le pouvoir que possède la volonté de se donner sa propre loi. Ce pouvoir de la volonté libre de se donner sa propre loi morale et de s’y soumettre est défini par Kant dans les célèbres termes suivants : « le principe de l'autonomie est donc : de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir ». Dans son sens juridique, le principe, destiné à une immense fortune doctrinale en assignant pour fin au droit la coexistence des volontés individuelles, est énoncé au § 4 de la Doctrine du droit dans les termes suivants : « une personne ne peut être soumise à d’autres lois qu’à celles qu’elle se donne elle-même (ou toute seule, ou du moins à soi-même en même temps qu’avec d’autres) ». Tout en faisant référence à la critique schopenhauerienne de Kant, René Capitant remarque que cette affirmation « contient en réalité deux propositions tout à fait différentes fondues en une seule ». Alors que le Kant de la Raison pratique, en utilisant le verbe pouvoir à l’indicatif, énonce qu’« une personne ne peut être soumise à d’autres lois qu’à celles qu’elle se donne à elle-même », le Kant de la Rechtslehre écrit la formule « l’homme ne peut » au sens impératif, c’est-à-dire au sens de « l’homme ne doit ». De surcroît, la formule « soit seule, soit du moins de concert avec d’autres » ne fait qu’exprimer la conception libérale de l’ordre juridique suivant laquelle la réglementation des rapports juridiques doit se faire par voie contractuelle. Cette confusion dans l’usage du principe d’autonomie de la volonté est également soulignée par Michel Villey quand il observe que « ce n’est jamais la volonté pure de l’individu que le droit rend obligatoire […]. Le droit sous le nom de volonté vise une fiction de volonté, une volonté corrigée, artificiellement rendue constante, cohérente, harmonisée à la raison telle que la loi se la représente ; une volonté surveillée par la loi ».
2. La considération de la « matière » du vouloir
Par sa dénonciation du moralisme kantien dont l’impératif est accusé de manquer de substance réelle, Schopenhauer refuse le principe de l’autonomie du vouloir, c’est-à-dire la propriété que posséderait l’individu de pouvoir être, pour lui-même, indépendamment de toute propriété des objets du vouloir, par sa seule « forme », une loi de l’action. Cette considération à l’endroit de la « matière » du vouloir constitue certainement l’héritage le plus important que Schopenhauer ait légué à certains courants de la pensée juridique d’outre-Rhin, ce dont témoigne particulièrement l’œuvre de Rudolph von Jhering. En effet, si Jhering accorde, dans le domaine du droit, un rôle primordial à la volonté, la signification vitaliste qu’il lui confère le conduit paradoxalement à condamner les définitions volontaristes du droit alors dominantes qui trouvent leur formulation canonique sous la plume de Windscheid : « un droit est une puissance ou un pouvoir de la volonté conféré par l’ordre juridique ».
La rationalisation de l’histoire opérée par Jhering dans le Geist des römischen Rechts contribue, par l’affirmation d’un mouvement historique du droit jalonné sans cesse de luttes et d’efforts, à forger une définition du droit comme puissance morale, c’est-à-dire comme volonté. Sous l’impression des thèses pandectistes qui font de la discipline juridique une science de la formalisation des volontés, Jhering considère que « le droit n’est pas conviction, opinion, savoir, […], en un mot, ce n’est pas une puissance intellectuelle, mais une puissance morale : c’est la volonté. La volonté seule peut donner au droit ce qui constitue son essence : la réalité ; la volonté seule possède une puissance […] créatrice ». Le principe du droit reste celui de la volonté subjective qui repose sur l’idée que l’individu porte en lui-même, dans son sentiment juridique et dans son énergie, la raison de son droit. Si le premier Jhering s’inscrit encore, par une telle affirmation, dans l’orthodoxie d’une pensée juridique alors profondément marquée par l’influence de la philosophie pratique kantienne, il va toutefois s’en éloigner en démontrant que l’individu est réduit à lui-même et à sa propre force pour la réalisation de son droit. Le caractère et la Persönlichkeit de l’homme (Jhering emprunte ce concept de « personnalité » à Hegel qui y rassemble les droits d’honneur et de propriété) s’affirment dans la lutte pour le droit : dans son droit, l’homme « possède et défend la condition de son existence morale ». Par conséquent, la défense du droit est « un devoir de la conservation morale de soi-même ; l’abandon complet […] est un suicide moral ».
L’élément principal de la volonté n’est donc pas son orientation intellectuelle vers le bien ou le mal, mais bien plus son énergie et sa puissance. Pour Jhering, qui comprend la volonté de manière essentiellement instrumentale, l’essentiel n’est pas ce qu’est la volonté en elle-même – soumise à une bonne ou mauvaise inclination, inféodée à un impératif catégorique –, mais ce qu’elle accomplit, ce qu’elle met en œuvre, sa capacité d’atteindre des buts. Quand Jhering parle, dans ses derniers écrits, du « but dans le droit », il ne se réfère pas à la fin du droit, mais aux buts que se donnent les individus ou les groupes, avant que n’éclose le droit. Chaque particulier est, en effet, lancé à la poursuite de son intérêt, de son appétit de subsistance et de domination sur les autres. Ce sont ces buts qui « créent le droit » et constituent sa cause efficiente. Pour étayer sa thèse, Jhering dirige ses attaques contre la pensée kantienne de la loi morale qu’il définit comme la loi « de la causalité par la liberté ». S’opposant à l’impératif catégorique qui adresse à la volonté l’exigence de se mettre en mouvement sans aucun intérêt, Jhering affirme l’« impossibilité psychologique » d’une action gouvernée par le seul devoir. Fidèle à Schopenhauer dont il se réclame sur ce point, il établit un principe fondé sur l’expérience, selon lequel l’intérêt est la condition indispensable de toute action. Si la définition du droit fondée sur la volonté permet de souligner qu’il n’existe pas de droit réel sans la volonté, elle est néanmoins insuffisante en ce qu’elle ignore le contenu de cette dernière. Les conceptions volontaristes du droit ont donc la faiblesse de reposer sur une illusion qui consiste à définir l’acte de volonté comme une entité indépendante, comme un donné brut. Pour Jhering, c’est certes le propre de la volonté d’avoir des buts et de se satisfaire de leur réalisation, mais le contenu de ces buts ne provient pas de la volonté, mais des désirs et des besoins extérieurs totalement étrangers à la volonté. L’auteur du Der Zweck im Recht n’entend donc pas par « but » la nature propre de la volonté, sa liberté ou sa rationalité, mais l’objet extérieur que sont les besoins et les désirs, la diversité des intérêts. Il souligne ainsi qu’« en s’en tenant exclusivement à l’élément de volonté, [la jurisprudence allemande inspirée de Hegel] s’est écartée de la véritable voie, et a abouti, comme le principe de la contrainte de Kant, à ériger l’idée de droit en un pur formalisme ».
L’ombre portée de ce formalisme sur la pensée juridique emporte tout particulièrement une mécompréhension de la notion de droit subjectif qui se voit identifiée au principe de la volonté. Pour Jhering, au contraire, les hommes possèdent des droits qui trouvent leur fondement non dans leur volonté, mais dans la volonté de la loi. Le domaine juridique n’est pas le lieu où se manifeste une volonté individuelle toute-puissante et libre : « les droits ne sont point l’étoffe, l’objet de la volonté, ils en sont la condition ; ils n’en sont point le but, mais ils lui servent de moyen ». En posant sa célèbre définition du droit subjectif comme « intérêt juridiquement protégé », il s’oppose directement aux pandectistes pour lesquels un tel droit se comprend comme un pouvoir reconnu par l’État à la volonté individuelle. Cette définition de Jhering a connu, des deux côtés du Rhin, une grande fortune. En Allemagne, le projet de « resubjectivation » mené par Jellinek, c’est-à-dire l’intention de penser un droit public subjectif des individus face à l’État, commande d’abandonner la traditionnelle définition du droit subjectif par la puissance de volonté et de faire place à l’intérêt et au but dans la définition même du droit. Écartant le concept formel du droit subjectif légué par Savigny et Puchta à la romanistique, Jellinek définit le droit subjectif, à la suite de Jhering, comme « la puissance de volonté humaine reconnue et protégée par l’ordre juridique, appliquée à un bien ou à un intérêt ». De même, en France, la traduction, dès 1875, des œuvres de Jhering, va alimenter les critiques adressées à l’encontre de l’individualisme juridique.
II. La transposition de la « doctrine pure du droit » dans la politique
1. Le droit comme « chapitre » de la morale
Le droit doit être entendu, selon Schopenhauer, comme la réaction spontanée de la volonté d’un individu contre l’injustice. En tant qu’invasion dans le domaine d’autrui, l’injustice se manifeste en tout acte ayant pour effet de soumettre à notre joug autrui ou ses biens, que cette soumission prenne la forme du meurtre, de la mutilation préméditée, de la lésion portée à un corps humain, de l’attaque portée à la propriété d’autrui, du vol ou de la simple spoliation. Après avoir ainsi défini le concept de « tort (Unrecht) » comme « l’irruption dans le domaine de l’affirmation de la volonté d’autrui », Schopenhauer le qualifie d’« original et positif », à la différence du « concept antithétique de droit » qualifié de « dérivé et négatif ». En effet, le concept de droit ne contient que « la négation du tort » : il est « la négation de la négation » opposée à mon vouloir. Il désigne « toute action qui n’est pas une transgression, qui ne consiste pas à nier la volonté en autrui pour la fortifier en nous ». Tous ceux qui pensent voir dans l’idée du droit une idée « positive » sont condamnés à poursuivre « une ombre, un fantôme ». Dans la mesure où cette idée de droit, à l’instar de celle de liberté, porte en soi une négation, l’affirmation des droits de l’individu revient à dire que chacun a le droit de faire tout ce qui ne lèse pas les droits d’autrui. Le fondement du droit repose donc sur l’idée a priori suivante : « la notion de l’injuste et celle de la négation du droit que l’injuste enferme ». Cette notion d’injustice, « d’ordre moral par son origine, devient juridique ».
Dans un texte consacré à Schopenhauer, Carl Schmitt remarque que, chez ce dernier, le droit repose sur l’individu particulier. De ce fait, ce qui est primordial en matière de droit, « ce n’est pas, au fond, la volonté, mais l’individualité qui a pour elle un droit à l’existence et à ne pas être niée par l’autre ». Selon Schmitt, « disparaît alors la construction à partir de la volonté, à laquelle Schopenhauer attache tant d’importance ». Cette appréciation de Schmitt apparaît quelque peu ambigüe car, pour l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, la volonté, entendue comme un principe indépendant de la conscience, comme une impulsion, tend justement à s’affirmer dans les diverses individualités. La « volonté de vivre (Wille zum Leben) » constitue le principe universel de l’effort instinctif par lequel tout être réalise le type de son espèce et lutte contre les autres êtres pour maintenir la forme de vie qui est la sienne. C’est donc justement le fait d’appréhender la volonté comme « désir aveugle et irrésistible » qui conduit Schopenhauer à penser que l’individualité, et non la volonté, possède, pour elle, un droit à l’existence. Sa définition du droit s’inscrit, à cet égard, très étroitement dans l’économie théorique de sa philosophie générale. C’est ce que souligne d’ailleurs clairement Carl Schmitt :
« Si les termes affirmation et négation ont une signification spécifique dans la sphère du droit, et si la volonté individuelle, qui a un droit à ne pas être niée, est une construction juridique, alors la construction de Schopenhauer disparaît : quand il s’agit de l’utiliser de façon indépendante dans un système de philosophie du droit, en dehors du système philosophique de Schopenhauer, elle n’est plus qu’une circonlocution vide ».
En outre, parallèlement à ces jugements prononcés par le célèbre juriste weimarien, la principale critique adressée à la définition schopenhauerienne du droit consiste à souligner que le droit, à l’instar de la morale, exige, certes, de s’abstenir de certains actes, mais commande aussi d’en accomplir d’autres en faveur d’autrui ou au bénéfice de la société entière. Comme l’observe Giorgio Del Vecchio, dans la mesure où la conduite humaine est réglée juridiquement par des préceptes qui imposent non seulement des abstentions, mais aussi des actes ayant un caractère positif (par exemple, les prestations envers l’État que constituent le versement de ses impôts ou le service militaire), il est assez difficile d’adhérer à la thèse de Schopenhauer selon laquelle le droit possède, à l’inverse de la morale, un caractère purement négatif en ce qu’il se réduirait au seul neminem laedere.
Il importe surtout ici de souligner que, pour Schopenhauer, les concepts de droit et de tort valent indépendamment de tout ordre positif, c’est-à-dire même dans l’état de nature où le fait de ne pas agir injustement ne dépend que de l’individu. Ainsi, à rebours de la conception défendue par Hobbes, le droit naturel – que Schopenhauer qualifie de « doctrine pure du droit » – constitue un « chapitre de la morale ». Ce chapitre a pour objet de déterminer avec précision les limites auxquelles un individu peut parvenir quand il affirme la volonté objectivée de son corps, c’est-à-dire sans que cette affirmation ne devienne « la négation de cette volonté identique qui se fait jour chez autrui ». En tant que notion purement morale, le droit n’a de réalité que pour celui qui considère la valeur d’une action en elle-même : la moralité du droit se réduit, d’une part, au sentiment de douleur qu’éprouve l’individu injuste qui sait avoir dépassé les limites permises dans l’affirmation de sa volonté et, d’une part, au sentiment amer ressenti par la victime dont la volonté a été méconnue ou niée.
Dans la mesure où le droit est de nature morale, les droits individuels ne reposent pas sur la force de l’individu, mais sur le fait qu’une commune volonté de vivre s’affirme, au même degré d’objectivation, en chaque homme. Toutefois, Schopenhauer ne réserve un tel raisonnement qu’au seul droit subjectif (nommé « droit primordial et abstrait que l’homme possède en tant qu’homme »). En effet, la propriété, de même que l’honneur, que chacun acquiert au moyen de ses forces, dépendent uniquement de la mesure et de la nature de ces dernières. Ainsi, un individu entreprenant peut agrandir, par ses efforts, par son travail et son industrie, « non son droit, mais le nombre des choses auxquelles celui-ci s’étend ». Schopenhauer entretient, à cet égard, un dialogue contrarié avec l’œuvre de Thomas Hobbes. En un premier temps, à l’instar du philosophe anglais qui entend par jus naturale la liberté de défendre son propre corps « contre la mort et les douleurs » (le droit de nature est la faculté d’utiliser ses forces à la conservation de son être), Schopenhauer voit l’« origine première » du droit dans la force avec laquelle le corps repousse l’affront qui est porté à lui-même ou à sa sphère d’influence par un corps étranger. Le droit à une « négation de la négation » devient, à son tour, un tort infligé au corps d’autrui qui avait essayé, le premier, de nous causer un tort en portant atteinte à notre intégrité physique. Toutefois, en un second temps, en tant qu’action défensive, le jus naturale constitue, pour Schopenhauer, le fondement même d’une théorie de la justice et de la vie en société. Il s’éloigne par là de la pensée de Hobbes qui affirme l’aliénation des droits (l’abandon du « droit de se gouverner soi-même ») dans le pacte constituant la souveraineté. La manière dont Schopenhauer appréhende le droit de propriété témoigne tout particulièrement de sa démonstration : à ses yeux, la propriété relève du droit naturel et ne requiert pas de l’État la mise en œuvre d’une institution positive. Chaque possession n’existe, de jure, que dans le cas où elle est le produit d’un travail ou d’une peine quelconque, processus permettant une identification avec le corps même du propriétaire. Une telle interprétation de l’appropriation originaire des choses s’oppose à la conception kantienne des droits réels qui fonde l’appropriation sur le droit du premier occupant. Revenant à l’esprit et à la lettre du droit romain, Kant voit dans l’occupation l’acte juridique (l’« acte unilatéral ») qui est la condition nécessaire et suffisante de l’acquisition : écartant la thèse de Locke, il considère que la propriété privée est légitimée non par la transformation de l’objet opérée par le travail, mais simplement par la prise de pouvoir volontaire de cet objet. À l’inverse, Schopenhauer condamne cette volonté de fonder le droit de propriété sur la première occupation : « j’aurai beau, écrit-il, déclarer ma volonté d’interdire à autrui l’usage d’un objet ; comment cela arrivera-t-il à faire un droit ? […] Ne saute-t-il pas à la vue qu’il n’y a absolument pas d’occupation légitime, qu’il n’y a de légitime que l’appropriation, l’acquisition d’un objet ? ». Ainsi, il se refuse à penser que le droit positif de la propriété puisse être rattaché à un droit naturel. Ce droit n’existe que par le seul travail appliqué aux choses : « la propriété est le produit du travail et n’est, en quelque sorte, que du travail qui a pris corps ».
Dans sa doctrine essentiellement soucieuse de mettre en évidence la nature morale du droit, la réponse qu’apporte Schopenhauer à la célèbre interrogation philosophique de la nécessité dont procède l’État repose sur une mise en évidence de l’égoïsme. Ce sentiment conduit, certes, chaque individu à affirmer la volonté de vivre en attachant toutes ses forces à la conservation de son corps. Cette volonté de vivre étend son acte d’affirmation au-delà même de l’individu et cela jusqu’à nier parfois la volonté qui se manifeste en un autre individu. Toutefois, grâce à la raison dont le propre est de s’élever du particulier au général, l’individu ne tarde pas à apercevoir l’origine commune des douleurs qu’inflige aux individus l’antagonisme des appétits. Il lui apparaît à l’évidence qu’il a moins de chance de réussir à empiéter sur la volonté de ses semblables que de subir leurs empiètements sur la sienne. Il est ainsi conduit à comprendre que le meilleur moyen de réduire au minimum les souffrances communes réside dans le fait que chacun renonce au plaisir incertain que peut procurer l’injustice commise. C’est cette considération décisive qui instaure l’État : comme l’écrit Schopenhauer, « la Raison conclut que si l’on veut d’abord affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les individus, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le meilleur moyen, le seul, c’est d’épargner à tout le monde le chagrin de l’injustice reçue ». Pour ce faire, il importe que tous les individus renoncent au plaisir que peut procurer l’injustice commise : le « contrat d’État » ne procède donc pas du souci positif de la justice, mais de la préoccupation d’éviter de subir l’injustice. La naissance de l’État résulte d’un « égoïsme bien entendu », c’est-à-dire soutenu par la raison. En corrélation très étroite avec ce raisonnement, le droit positif procède d’un calcul rationnel établissant que le meilleur moyen d’atténuer le mal « répandu sur tous » consiste à « le répartir aussi uniformément que possible », c’est-à-dire à renoncer collectivement au plaisir de causer un tort à autrui afin qu’il soit, de la sorte, épargné à chacun d’en subir la peine. Par conséquent, la fonction toute négative du droit positif se réduit à limiter l’injustice. Dans le chapitre IX de Parerga Paralipomena, on trouve, à cet égard, un passage très explicite :
« Si la justice prévalait dans le monde, il suffirait d’avoir bâti sa maison, et l’on n’aurait pas besoin d’autre protection que ce droit évident de propriété. Mais parce que le préjudice est à l’ordre du jour, il est nécessaire que celui qui a bâti une maison soit aussi en état de la protéger ; autrement, son droit est incomplet de facto. L’agresseur a le droit de la force (Faustrecht) qui représente précisément la conception du droit de Spinoza, qui n’en reconnaît pas d’autre. Il dit: « Unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet » (Tractatus theologico-politicus, chap. II, § 8), et : « Uniuscujusque jus potentia ejus definitur » (Éthique, propos. 37, scolie 1ère). C’est Hobbes qui semble lui avoir suggéré cette conception du droit, particulièrement par un passage du De Cive (chap. XV, § 14), où il ajoute ce commentaire étrange d’après lequel « le droit de Dieu sur toutes choses repose simplement sur son omnipotence ».
Pour sa démonstration, Schopenhauer s’adosse sur un passage du Traité politique dans lequel Spinoza souligne qu’un homme « tend toujours à conserver son être dans la mesure de l’effort qui lui est propre. En d’autres termes (chacun jouissant d’un droit mesuré par le degré de sa puissance), l’auteur d’un effort ou d’un acte quelconque, qu’il soit sage ou insensé, exerce toujours son plein droit de nature ». Renvoyant à la réalité des rapports de force et à l’idée que la notion de droit ne peut se comprendre que référée à une mise en situation, l’affirmation spinoziste selon laquelle le droit d’un individu est coextensif à sa puissance condamne, à la fois, la conception d’un droit qui serait la manifestation de la volonté d’un individu humain libre et rationnel et celle qui rattache le droit des individus à un droit objectif autorisant certaines actions. Se substitue alors à l’idée de droits et de devoirs définis par principe une relation fondamentale qui se présente comme un « couple de notions corrélatives » qui « oppose, pour un individu, le fait d’être indépendant, de se déterminer sans contrainte à agir ou de “relever de son propre droit”, au fait d’être dépendant du droit d’un ou plusieurs autres individus (c’est-à-dire de leur puissance) ».
La thèse selon laquelle le droit d’un individu n’a d’autre mesure que sa puissance emporte également l’idée qu’il est impossible à l’individu de faire abandon de son droit naturel. En effet, si le droit déduit d’un acte de la volonté peut fort bien être suspendu par un autre acte de la volonté, celui qui se présente comme une forme de nécessité ne peut être supprimé que par la destruction de l’homme dont il est la puissance. Par conséquent, l’établissement de la société politique et du pouvoir d’État ne saurait procéder d’une convention volontaire, mais d’un processus nécessaire animé par les désirs et non les volontés des individus. Par sa manière de comprendre l’instauration de l’ordre politique, Schopenhauer semble s’inscrire dans la fidélité des thèses spinozistes du Traité politique qui substituent à l’idée d’un pacte social une théorie des liens et des relations se nouant au sein de la multitude. En effet, pour Schopenhauer, loin d’être le résultat d’un contrat par lequel les individus s’engagent à vivre en bonne entente et à respecter autrui pour voir leurs propres droits garantis, l’origine de la loi réside dans la convention tacite par laquelle les hommes décident que le meilleur moyen d’épargner les effets de l’injustice consiste à renoncer au plaisir de la commettre. Dans la postérité du naturalisme radical de Spinoza qui rompt avec toute la tradition de l’artificialité du pacte politique, Schopenhauer se refuse à admettre la fiction d’hommes solitaires et raisonnables qui se décident, par un décret ou par l’expression du libre arbitre (illusion née de l’ignorance des causes qui nous déterminent), à renoncer à leurs prérogatives pour transférer leurs droits à l’État. Loin d’avoir été voulu par un engagement (certes, Schopenhauer parle d’un « contrat consenti par tous », mais ce contrat ne porte ni promesse, ni engagement), l’État impose sa nécessité car il constitue l’unique moyen dont peut se servir l’égoïsme éclairé par la raison « pour détourner les effets funestes qu’il produit et qui se retourneraient contre lui-même ». Tout en parlant d’un contrat accepté de tous, Schopenhauer prend soin de faire cette précision : suivant que « ce contrat est plus ou moins altéré par un mélange d’éléments anarchiques ou despotiques, l’État est plus ou moins imparfait ».
Rappelons ici que la réduction spinoziste du droit à la puissance a été sévèrement condamnée par Pufendorf qui y voyait une destruction du concept même de droit naturel (une négation de la juridicité de ce droit) car le terme « droit » ne signifie jamais, sous la plume de Spinoza (et cela est également vrai pour l’emploi qu’en fait Schopenhauer), une loi qui implique une obligation, mais une simple faculté naturelle d’agir.
2. L’impuissance du droit et la destination de l’État
À la suite de Spinoza qui considère que le droit naturel ne peut se développer que dans et par la Cité du fait de l’impuissance de l’individu hors de cette dernière, Schopenhauer observe que « le droit en lui-même est impuissant ; par nature, règne la force. Le problème de l’art de gouverner, c’est d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, ce soit le droit qui règne ». Cette thèse va également exercer une forte impression sur Jhering pour qui l’État trouve certes son origine dans la force, mais une force qui, dans son propre intérêt, s’est elle-même maîtrisée par un processus d’« intellectualisation » du sentiment juridique. Si Jhering caractérise le droit par la force, celle-ci n’est pas, pour lui, le but, mais le moyen du droit : c’est au moyen de la force coercitive de l’État qu’est assurée la garantie des conditions de vie de la société. C’est dans cette affirmation d’une force subordonnée à la finalité sociale du droit et devenue « force juste » que va s’inscrire le célèbre principe de limitation de l’État par le droit. Jhering parle, à cet égard, de « soumission (Unterordnung) » de l’État à la loi, soumission dont le motif s’apparente à celui qui décide l’individu à se dominer soi-même, c’est-à-dire l’intérêt propre. Selon une formule du Der Zweck im Recht, « l’ordre n’est véritablement garanti que là où l’État respecte celui qu’il a lui-même établi. [...] Le droit est la politique bien comprise du pouvoir ». Une telle politique doit être entendue dans le cadre d’un processus historique d’éducation d’une force brute et aveugle appelée à devenir une force juste posée par l’État.
Loin d’avoir pour finalité la réalisation du progrès de l’humanité dans l’histoire, l’État ne vise, selon Schopenhauer, qu’à rendre possible la cohabitation des individus par le recours à la crainte du châtiment. Dans un processus historique où rien ne peut advenir, sinon le retour du même (en effet, la philosophie schopenhauerienne, appréhendant le temps comme une forme phénoménale d’appréhension du monde, refuse l’idée d’un sens progressif de l’histoire), l’État ne saurait trouver d’autre destination que celle de « prévenir par la terreur les violations du droit ». Il n’a donc que faire de s’occuper de fins positives. Une telle réduction du rôle de l’État à la fonction négative d’organiser, par la répression, la résistance à l’injustice, témoigne essentiellement d’une volonté d’écarter toutes les prétentions étatiques susceptibles de mettre en péril la liberté individuelle. Annonçant l’individualisme foncier de Nietzsche, Schopenhauer refuse toute déification de l’État. Ses positions font pièce aux théories d’outre-Rhin qui s’accordent alors à subordonner le droit à l’éthique : si Kant avait aperçu, dans le droit naturel, la réciproque du devoir et, dans la société, un moyen d’assurer l’exercice de ce droit, Hegel était allé encore plus loin en célébrant dans l’État un instrument tout-puissant de moralité individuelle, un éducateur autoritaire des vertus rationnelles. À l’opposé de ces thèses, Schopenhauer, peu disposé à admettre qu’un État puisse entreprendre de former et de diriger les esprits, dénonce dans toute « entreprise [étatique] d’éducation et d’édification morales » le projet d’un « jésuite aux aguets, prêt à supprimer la liberté des personnes, à entraver l’individu dans son développement propre, pour le réduire à l’état de rouage dans une machine politique et religieuse à la chinoise ». Cette charge critique, visant tous ceux qui représentent, « à travers des phrases pompeuses », l’État comme « la fin suprême et la fleur de l’existence humaine », est essentiellement portée à l’encontre des thèses hégéliennes qui font de l’État un instrument de la moralisation et de la réalisation de la liberté véritable. Si Schopenhauer envisage parfois, devinant les attentes de ses contemporains, la possibilité d’un État-providence, il note cependant aussitôt l’incohérence d’une telle forme étatique au sein de laquelle « chaque citoyen voudrait jouer le rôle passif, et aucun d’entre eux le rôle actif ». Cette définition réaliste et restrictive de l’État ne fut pas sans influencer la pensée politique du jeune Nietzsche. Dans la préface de son texte L’État chez les Grecs, ce dernier considère « l’insatiable avidité d’exister » et le vouloir-vivre comme étant à l’origine de la violence et de l’apparition d’institutions de contrainte. Il voit, de ce fait, dans l’État l’instrument d’une société marquée, de part en part, par l’exploitation et la domination d’une partie sur une autre. L’État ne saurait donc être le support d’une communauté harmonieuse dépourvue de conflits, comme le laissent accroire les pensées contractualistes qui feignent d’oublier que l’essence de l’État réside tout entière dans la violence de la soumission qu’il impose.
Le rôle restrictif conféré à l’État par Schopenhauer est particulièrement mis en évidence dans ses écrits sur le droit pénal dont l’instauration correspond, selon lui, à l’unique ambition de prévenir les fautes futures par la terreur du châtiment. Ce dernier n’a pour objet ni d’amender le criminel, ni de restaurer la majesté de la loi. Affranchi du domaine de la morale, le droit de punir ne se fait pas un devoir de proportionner le châtiment à l’intention : « L’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté) ». Si l’État se contente ainsi de faire peser sur tout crime la menace d’un châtiment afin que la crainte soit un motif plus fort que la concupiscence, c’est qu’il ne peut prétendre combattre l’égoïsme lui-même, mais seulement ses conséquences funestes. Ainsi, selon Schopenhauer, si l’on pouvait compter sur la moralité des individus pour que le droit fût respecté, l’État deviendrait chose superflue, mais la réalité infirme une telle hypothèse. Cette conclusion désappointée est marquée du sceau de son célèbre pessimisme auquel le condamne sa conviction que l’univers n’est pas l’œuvre de la raison, mais celle d’une volonté aveugle, inexplicable et évidente, qui est sans cesse à l’œuvre. Sa philosophie de la volonté, qui témoigne, dans l’histoire des idées, du « point extrême de la dépolitisation » d’une volonté désormais entendue comme « être métaphysique et psychologique », s’oppose de front à la philosophie des Lumières et à la prétention d’une « raison connaissante ». Constituant une force insoutenable pour l’homme, la volonté sera niée par ce dernier dans les morales de la compassion ou le retrait du monde (il a souvent été remarqué à cet égard que le dernier mot de son œuvre est la résignation dans « l’euthanasie de la volonté »). La volonté devrait ne plus vouloir et, s’abrogeant par une décision libre, anéantir avec elle-même l’origine du monde phénoménal qui la reflète. Ainsi, à l’optimisme de Hegel pour qui tout ce qui est réel est, à la fois, idéal et raison, se substitue, dans la négation de toute rationalité du monde, un pessimisme total qui pose que toute action humaine n’est jamais mue que par l’égoïsme et l’intérêt bien calculé. Retranché dans sa subjectivité, séparé de tout autre homme par un fossé, chaque individu est à lui-même son propre monde (le monde civilisé, monde hypocrite où la ruse a remplacé la force, n’est, à cet égard, qu’un travestissement). Dans son Inaugural-Dissertation de 1872 consacré aux « visions du monde chez Leibniz et chez Schopenhauer », Georg Jellinek distingue deux Weltanschauungen apparues dans l’histoire des peuples : d’une part, une représentation du monde universaliste et rationaliste qui croit en l’harmonie de l’ordre du monde et qui conduit à l’optimisme ; d’autre part, une représentation subjectiviste selon laquelle l’individu représente la totalité du monde. Comme en témoigne l’œuvre de Schopenhauer, un tel rapport au monde, fondé sur une profonde « dissonance (Disharmonie) » avec ce dernier, ne peut conduire qu’au pessimisme. L’engouement de son temps pour une telle vision ne s’explique, selon Jellinek, que par les conditions politiques réactionnaires qui caractérisent alors une Allemagne gagnée par de profondes désillusions et un réalisme sans âme. Plus tard, le pessimisme anthropologique marquant la pensée de Kelsen va puiser à la même source philosophique.
Les écrits consacrés par Schopenhauer au droit nous enseignent donc une leçon quelque peu amère : dans les relations entre les individus, le passage du rapport concret au rapport juridique ne saurait s’opérer par abstraction des contenus, c’est-à-dire sans tenir compte de « l’engrenage chaotique des buts, des aspirations, des intérêts des hommes » qui accompagne le devenir du droit dans un monde où, comme il est dit dans le Faust de Goethe, « tout ce qui naît est marqué pour rentrer dans le néant ». Le droit ne peut être le seul théâtre de l’autonomie de la volonté, ce principe « emprunté à la philosophie morale de Kant et transposé avec plus ou moins de bonheur, ou plus ou moins de pédantisme, sur le terrain du droit ». Le soupçon que fait peser Schopenhauer sur la subjectivité comme principe de légitimation du droit porte, plus généralement, sur le discours de l’Aufklärung relatif à un processus de civilité par le droit (l’adoucissement des mœurs faisant partie, pour Kant, des présupposés de l’autonomie de la volonté). Fait violence à un tel discours une appréhension des rapports juridiques (rapports gouvernant les libres volontés) sous le mode de la négation et de la question de la valeur des actions humaines. Cette approche réaliste du droit consiste à dire que les finalités poursuivies par le droit (entendu comme une force morale et non intellectuelle) correspondent à l’affirmation de la « personnalité » de l’homme dans la société et à la protection de la vie face à tout ce qui peut la détruire.
Défini à l’aune de ce réalisme, l’État n’a aucune intention ni aucune signification morale. Il ne contribue en rien à la moralité des hommes, ne fait en rien progresser leur justice, pas plus qu’il ne détruit l’injustice profonde de leurs cœurs. Sa raison d’être ne se justifie que dans le devoir qui lui incombe d’éviter qu’on subisse des torts : pour conjurer d’éventuelles injustices, il élève un « rempart de lois ». Si le but de l’État est de faire que « nul ne souffre l’injustice », celui de la doctrine morale du droit est de faire que « nul ne commette l’injustice ». Ainsi, et paradoxalement, la législation, écrit Schopenhauer, empruntera à la morale ce « chapitre » qui est la doctrine du droit […] ; mais exclusivement pour l’utiliser à rebours. En effet, concernant les limites que la morale pose comme infranchissables si l’on ne veut pas causer un tort, Schopenhauer estime qu’il importe de les « considérer à l’envers », c’est-à-dire comme « des limites dont on ne peut admettre le dépassement de la part des autres ». Jugé à l’aune de cette affirmation selon laquelle la loi ne se soucie que de l’injustice soufferte et nullement de l’injustice commise, le juriste ou théoricien du droit peut alors être défini comme « un moraliste retourné ». C’est en cela qu’il ne saurait voir dans l’édification d’un ordre juridique un devoir de moralité : en effet, selon lui, le salut du droit, comme celui du monde, réside dans la force et l’énergie des actions individuelles.
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