À quoi sert la philosophie du droit ? Recension de l’ouvrage d’Alexandre Viala, Philosophie du droit
1. Dans sa récente Philosophie du droit, le Professeur Alexandre Viala analyse les différents types de discours sur le droit1 : dogmatique, théorique, philosophique, sociologique. Outre une présentation des conceptions de la nature du droit depuis l’époque moderne, il réalise une enquête visant à déceler la part de scientificité de chacun de ces discours. Il en ressort que la philosophie du droit, malgré son renouveau contemporain, ne peut guère assumer une telle prétention scientifique. Autrement dit, ce renouveau ne s’explique pas par une revalorisation intrinsèque du point de vue qu’elle exprime. A. Viala formule plutôt l’hypothèse selon laquelle la marginalisation passée de la philosophie du droit parmi les juristes français s’explique, paradoxalement, par l’héritage cartésien. Celui-ci aurait favorisé un « réductionnisme légaliste » (p. 6) par transposition de la philosophie du sujet à l’analyse de l’État. Inversement, un renouveau est apparu concomitamment au recul de la loi et de la légitimité légale-rationnelle dans la période contemporaine. L’auteur reconnaît donc que la pensée juridique est, à nouveau, conduite à « construire une réflexion philosophique » (p. 7). Mais A. Viala dévalorise l’apport de cette réflexion par une classification des discours sur le droit qui relègue la philosophie du droit au statut d’entreprise « métaphysique » (p. 9) « totalement étrangère à l’univers scientifique » (p. 11).
Reprenant une présentation classique, A. Viala conçoit la philosophie du droit comme une discipline qui s’intéresse « au pourquoi du phénomène juridique » et qui cherche à dégager, « sur un mode quasi normatif qui implique de sa part un certain engagement axiologique, quelle vérité sous-tend le devoir universel d’obéir aux règles de droit » (p. 8). La philosophie du droit tente ainsi « de dire pourquoi et au nom de quels principes, ou de quel idéal de vie et de justice les hommes sacrifient-ils une part de leur liberté naturelle et s’imposent-ils en société les conditions de leur propre hétéronomie » (p. 8).
Rejetant cette perspective normative, A. Viala s’oriente dans une autre direction, inspirée de l’exemple kelsénien. Il propose une ontologie du droit et une épistémologie juridique. Nous présenterons donc, dans leurs grandes lignes, les intéressantes réflexions de l’auteur sur ces deux questions, réflexions marquées par le souci de libérer le savoir sur le droit du joug de la métaphysique (I). Puis nous essayerons de montrer que ni l’ontologie réaliste qu’il privilégie, ni le rationalisme critique qu’il défend n’échappent à l’emprise métaphysique qu’il entend éviter (II).
I. Le droit et le discours sur le droit
2. A. Viala insiste sur la nécessité de distinguer le droit comme objet et le droit comme discipline (v. p. 16-22), malgré la difficulté que cette distinction présente (en raison de l’unité du langage employé pour énoncer le droit et pour le décrire). La distinction pragmatique entre le discours normatif du droit et le discours descriptif sur le droit est indispensable pour garantir la scientificité du savoir juridique et respecter l’exigence de neutralité axiologique. D’où les deux parties de l’ouvrage, la première consacrée à la nature du droit (A) et la seconde aux conditions de sa connaissance scientifique (B).
A. Ontologie du droit et modernité juridique : de l’harmonie illusoire à l’anomie réaliste
3. A. Viala présente une histoire des conceptions du droit axée sur l’essor et le déclin de la modernité juridique, modernité identifiée au volontarisme juridique. Le panorama doctrinal proposé est restreint et laisse de côté ou évoque rapidement les doctrines du droit de philosophes marquants, tels Kant, Hegel, Marx, Hart ou R. Dworkin. Mais le récit y gagne en dynamisme car il permet de se concentrer sur une perspective intéressante d’un point de vue historique. En outre, cela rend l’ouvrage plus stimulant que les manuels habituels car ce choix permet à l’auteur d’exprimer plus longuement et clairement ses positions.
4. La modernité juridique prend racine dans la critique de « l’ontologie réaliste et objectiviste des Anciens qui pensaient que le législateur et le juge n’avaient qu’à restituer passivement, de façon indicative, ce que raconte la nature des choses dont serait issu le droit » (p. 28). Cette critique est le fait de la « révolution nominaliste » qui a rompu avec la conception aristotélicienne et thomiste d’un ordre naturel des choses, « ordre cohérent dont il serait possible d’extraire une éthique » (p. 38). Niant toute réalité aux entités abstraites, le nominalisme ne reconnaît d’existence qu’aux individus, aux entités singulières. Par suite, les communautés et sociétés perdent tout caractère naturel. « Le collectif ne relève plus que de l’intelligible alors que seul l’individu demeure une réalité sensible. […] Ce nominalisme ne reconnaît plus l’univers comme un cosmos ni la nature comme une totalité finalisée. […] [La nature] est muette et aveugle et n’est perçue que comme un agrégat d’individualités isolées » (p. 39).
Sur le terrain juridique, cette révolution nominaliste retire tout caractère naturel à ces entités abstraites universelles que sont le bien, l’utile et le juste. Leur définition devient une œuvre humaine et artificielle produite par la volonté. Les valeurs et les normes ne sont plus connaissables. Elles sont des constructions et leur autorité devient conventionnelle. Aussi l’individu se trouve-t-il libéré des « entités invisibles » (p. 42) et de la « pesanteur conservatrice du réalisme aristotélicien » (p. 43). Ainsi, en délivrant la pensée juridique de la confusion entre nature et norme, entre causalité et imputation, le nominalisme ouvre la voie aux théories du contrat social et au concept moderne de souveraineté.
5. Séparant l’imperium de la puissance privée, la modernité politique repose sur l’institutionnalisation du pouvoir politique et la conception de l’État comme ordre artificiel. La société politique n’est plus conçue comme naturelle mais comme le produit du consentement des sujets par le truchement d’un contrat social fictif. Parallèlement, le droit « est désormais représenté comme un instrument qui permet à l’homme de se dresser contre la nature des choses et non plus comme le reflet des déterminismes et des diktats d’une nature cruelle et aveugle » (p. 50-51). Et les hommes deviennent « détenteurs de droits subjectifs à imposer leur volonté » (p. 51). Parmi Hobbes, Locke, Rousseau et Kant, A. Viala insiste sur le premier, présenté comme le digne héritier du nominalisme médiéval et du mécanisme cartésien.
Désormais, la nature est un monde sans finalité, sans norme. La science du droit n’est donc plus une science des faits comme l’est la science naturelle. Le rationalisme juridique l’emporte car le monde du droit échappe à l’expérience pour s’inscrire dans l’univers a priori des constructions intellectuelles. Dans cette perspective moderne, « le droit naturel auquel les Anciens prêtaient une objectivité capable de réguler spontanément les appétits de chacun est en réalité d’une totale vacuité » (p. 57). L’état de nature n’est pas un ordre naturellement harmonieux parce qu’il n’existe aucune définition de ce qui est objectivement juste, et parce que chacun dispose du droit subjectif et absolu de préserver son existence et d’exprimer sa conception de la justice. La légalité étatique devient alors le remède à l’éthique subjective de chacun et le seul moyen de rétablir un ordre objectif fondé, non plus sur la vérité d’une normativité immanente à la nature, mais sur l’autorité d’une institution socialement construite, capable d’imposer le respect de la loi positive (v. p. 58 et 66).
A. Viala montre ainsi que l'individualisme et le subjectivisme ouvrent la voie au légalisme, mouvement bien illustré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
6. La dérive légaliste s’exprimera particulièrement en France, au XIXe siècle, sous une forme syncrétique. La loi positive y est recouverte de l’aura de la Raison universelle, sur laquelle repose le droit naturel moderne. Fondé sur la Raison, le droit naturel moderne est, en effet, universel ; il ne dépend pas d’une communauté concrète. C’est un « droit rationnel » (p. 63) intemporel et immuable. Mais l’abstraction qui le caractérise laisse un « vide substantiel » (p. 66) qu’il revient à la loi positive de combler. Paradoxe de la modernité juridique, « l’affirmation de la supériorité des droits subjectifs de l’homme sur l’État » débouche sur « la souveraineté absolue de la loi positive » (p. 68). Paradoxe encore, lorsque la loi positive, issue de l’arbitraire de la volonté humaine, est parée de la pureté idéale du droit rationnel. Le positivisme devient alors idéologique ; il confine au culte de la loi positive – spécialement du Code civil de 1804 – qu’il décrit comme la traduction parfaite des principes du droit naturel moderne. Le droit est désormais réduit à la loi positive, à la volonté du législateur. Le droit naturel est écarté au nom de la perfection de la loi positive. Ou, dit autrement, le droit naturel est vidé de sa fonction critique. Il devient un discours de légitimation du droit positif. « Comme par enchantement, droit et loi coïncideraient de telle manière que cette loi, qui ne souffrirait d’aucune équivoque sémantique et à laquelle est reconnu le monopole de la normativité juridique, serait l’incarnation de la perfection. Tout se passe comme si l’intention normative du législateur était rationnelle et transparente » (p. 72).
Ainsi, la modernité juridique, qui naît avec le relativisme normatif de Hobbes, se fourvoie dans le dogmatisme et la sacralisation de la loi positive, masquant le fondement idéologique de la loi en vigueur. Et ce positivisme idéologique, au service de la bourgeoisie (v. p. 74, 78-79), s’appuie sur une diabolisation du juge et une idéalisation du législateur conçu comme le bras séculier de la Raison. Finalement, la modernité juridique échoue, prise « dans cette tension entre le volontarisme qu’elle a laissé se développer et le besoin d’offrir à l’autorité une source de légitimité que le relativisme moderne avait rendu bien difficile à concevoir » (p. 81).
7. L’« échec du subjectivisme juridique » (p. 81) sera dénoncé, par les écoles sociologique et normativiste, car la volonté ne peut pas être au fondement de l’ordre juridique.
Duguit montre notamment que le positivisme légaliste est incapable de limiter l’État par le droit. Adversaire déclaré de la doctrine allemande, Duguit entend combattre la thèse de l’autolimitation de l’État. C’est pourquoi il considère que l’État est lié par un « droit objectif » qui, produit par la solidarité sociale, est antérieur et supérieur à l’État. Ce faisant, Duguit renoue avec l’objectivisme juridique et considère que ce droit objectif peut être connu en tant que fait social. Dans son combat, Duguit critique la métaphysique subjectiviste et son cortège de notions illusoires : souveraineté, droit subjectif… (v. p. 90-91). Rétablissant le caractère naturel de la vie en société, l’école sociologique dénonce la transposition à l’État de la métaphysique du sujet souverain. Selon cette métaphysique fallacieuse, « la souveraineté est à l’État ce que les droits naturels subjectifs sont aux individus » (p. 95). Au contraire, pour Duguit, la règle de droit ne doit pas trouver sa source dans la volonté des gouvernants, mais « dans le droit objectif qui naît du fait social » (p. 95). C’est cette règle de droit qui, « immanente aux liens de solidarité qui lient les êtres humains d’une communauté déterminée, s’impose à la volonté non seulement des gouvernés mais également des gouvernants » (p. 95).
8. Le droit objectif immanent que Duguit met en scène, et qui serait susceptible d’une connaissance empirique, se distingue du droit naturel transcendant dont il dénonce le caractère métaphysique. En effet, la règle de droit se forme exclusivement dans la « masse des consciences individuelles », telle qu’elle existe dans un pays et à une époque donnée. Ce qui signifie que le « droit objectif » de Duguit, s’il transcende bel et bien le droit positif, n’en reste pas moins immanent à la société. Dès lors, « l’État ne crée pas le droit mais ne fait que l’enregistrer, le mettre en forme. La loi ne tire pas sa validité de l’autorité étatique qui l’a prescrite mais de sa conformité avec la règle de droit objectif » (p. 97).
L’identification d’un tel « droit objectif » demeure néanmoins problématique. Si Duguit s’en remet au « juriste-sociologue » pour identifier les « règles de droit », il n’indique guère quels sont les critères qu’il met en œuvre. Autrement dit, le droit objectif se heurte aux mêmes problèmes que le droit naturel, et sa connaissance n’est pas moins métaphysique que celle du droit naturel. A. Viala souligne bien les dangers d’une telle conception. Le risque est que, pour éviter l’anarchie d’une interprétation laissée à l’appréciation de chacun, on s’en remette au législateur ou au juge, ce qui ruinerait l’ambition d’une résistance à la domination des gouvernants.
9. La seconde critique du volontarisme retenue par A. Viala est celle formulée par Kelsen. Elle tend à tirer toutes les conséquences de la « loi de Hume », c’est-à-dire de l’impossibilité logique d’inférer une proposition normative à partir d’une proposition descriptive. En raison de cette dualité irréductible des faits et des normes, la volonté ne peut pas être le fondement du droit car la volonté est un simple fait psychologique. Une norme ne peut tenir sa qualité de norme que d’une autre norme. Si bien que le droit règle sa propre création. Et même si le contenu des règles de droit positif est l’expression d’une idéologie particulière, il n’en reste pas moins que le droit est structurellement autonome par rapport au fait. Ainsi, l’impureté des contenus juridiques n’empêche pas de formuler sur le droit un discours axiologiquement neutre, une théorie pure, en se fondant sur son caractère structurellement autonome.
Le principe qui régit ce monde est le principe d’imputation, sur lequel s’appuie la structure conditionnelle de la norme juridique (« si a, alors b doit être »). La norme, qui est la signification objective d’un énoncé prescriptif, ne naît pas de l’acte de volonté qui l’exprime. Elle naît de ce qu’une autre norme impute un effet juridique à cet acte de volonté. Celui-ci n’est donc que la condition de la création d’une norme, et non son fondement.
En rejetant ainsi le subjectivisme, Kelsen développe une théorie objectiviste de la norme juridique qui évite de confondre obligation et coercition. Objectiviste, la théorie pure du droit « est en même temps relativiste car ce devoir objectif d’obéissance n’est pas absolu mais relatif à l’existence empirique de cette norme. C’est chaque norme relativement à l’existence d’une autre norme, et non le droit dans son ensemble, qui est objectivement obligatoire » (p. 110). Ainsi, « tandis que l’apport objectiviste de l’épistémé kelsénien dérobe le droit, sur le modèle de la loi de Hume, au fait brut des volontés subjectives de ceux qui aspirent à orienter la conduite d’autrui, sa caution relativiste le soustrait à l’empire d’une métaphysique légaliste véhiculée par les doctrines traditionnelles du positivisme du XIXe siècle qui faisaient passer pour indisponible et rationnelle la contingence de la loi » (p. 110).
Face à la modernité juridique, le normativisme ouvre l’époque postmoderne et prépare le remplacement du culte de la loi par le culte du droit. En particulier, le normativisme offrirait un cadre conceptuel à l’idéal de l’État de droit (v. p. 100-101) dans la mesure où l’État est entièrement coulé dans un moule juridique et n’a pas d’existence autonome. L’État n’est qu’un ordre juridique suffisamment centralisé. En outre, l’idée de hiérarchie des normes résisterait bien à la complexification croissante des ordres juridiques liée à l’intégration des ordres nationaux et internationaux (v. p. 113-114).
10. Toutefois, le normativisme kelsénien ne s’est pas, selon A. Viala, complètement libéré de la métaphysique. En effet, la « révolution herméneutique » aurait montré « le pouvoir discrétionnaire du juge comme interprète », pouvoir lié à la « transparence » des mots (p. 118). Les différentes écoles réalistes (américaine, scandinave et française) « prêtent à l’interprète une souveraineté absolue dans l’opération de construction du sens d’un énoncé juridique » (p. 119). Ainsi, « derrière ce que disent officiellement les juges lorsqu’ils prétendent se contenter d’appliquer des règles préexistantes, le juriste réaliste pense apercevoir ce qu’ils font réellement et découvre alors qu’ils créent le droit » (p. 119). Il en résulte, pour les réalistes, que « l’interprétation dite authentique, c’est-à-dire celle que délivre une autorité juridique rendant des décisions auxquelles l’ordre juridique confère des effets de droit, serait un acte de volonté qui exprime un choix politique ni vrai ni faux mais simplement valide (authentique). Loin d’être une opération d’application d’un texte ni même un acte de transmission du sens que celui-ci renferme, […] l’interprétation authentique serait un geste de création de la norme applicable » (p. 119). Mais cet « affranchissement à l’égard de toute obligation juridique, conséquence du caractère volitionnel de l’acte d’interprétation, serait alors tempéré par une soumission du juge à des contraintes qui pèseraient sur lui. Des contraintes argumentatives qui sont liées au système juridique dans lequel il se trouve inséré et qui relèvent de la causalité » (p. 120).
La théorie réaliste appartient ainsi à la tradition empiriste « car en déniant l’existence d’une objectivité normative avant l’acte d’interprétation judiciaire, elle fait du processus de fabrication du droit une affaire de langage et réduit à néant l’identité ontologique des normes » (p. 121). « Saisir la norme exige de connaître la signification du texte c’est-à-dire l’intention humaine qui a présidé à sa rédaction. Malheureusement, et c’est la spécificité de l’outil normatif, l’intention humaine que représente le signe et qui se dérobe au regard empirique, se dérobe aussi à toute préhension intellectuelle » (p. 123).
11. En raison de cette absence de détermination sémantique des énoncés et de la liberté qui en résulte pour l’interprète, l’« équivalence des interprétations, conventionnellement établie, n’a paradoxalement d’autre issue que le rapport de force stérile » (p. 121). Dans ces conditions, « ce décisionnisme judiciaire fait du juge le nouveau Léviathan, de sorte que paradoxalement la théorie réaliste de l’interprétation pourrait être regardée comme une métaphysique subjective héritière de la modernité, c’est-à-dire une figure inversée du légalisme » (p. 122). C’est ainsi que la thèse réaliste rencontre, elle aussi, « le postulat idéaliste de la métaphysique subjectiviste des Modernes érigeant l’homme au rang de monade isolée et décontextualisée » (p. 121).
A. Viala rappelle certes « le caractère collectif du processus linguistique dans le cadre duquel le sens des mots ne saurait jaillir du for intérieur du sujet » (p. 124). Les règles d’usage de la langue, qu’elles soient syntaxiques ou sémantiques, existent bien, au point que leur violation fait échouer toute communication. Mais « l’autonomie absolue de l’interprète » (p. 125) s’explique par l’imperfection de l’écriture, comparée à la communication orale. Chaque fois que le doute sémantique se manifeste, l’oralité permettrait de faire l’économie de l’interprétation par le recours au dialogue (v. p. 126).
En outre, A. Viala établit un lien entre le non-cognitivisme moral, c’est-à-dire le relativisme éthique, et l’absence de consistance sémantique objective des mots (v. p. 127) car il résulterait du premier une équivalence des points de vue axiologiques et donc des choix d’interprétation.
La voie est alors ouverte à l’expression de rapports de force qui seuls sont réputés objectifs, si bien qu’émerge « l’Autorité comme unique instance d’arbitrage » (p. 128). Apparaît ainsi un nouveau paradoxe en ce que « l’achèvement – et le culte – de l’État de droit qui est la manifestation majeure de l’autonomisation du droit à l’époque contemporaine, revêt les formes d’une soumission de l’État au juge » (p. 118).
12. Le voyage ontologique de l’auteur pourrait ainsi s’intituler « de l’harmonie cosmologique illusoire à l’anomie réaliste ». Dans le paysage décrit, la préférence d’A. Viala va certainement au réalisme juridique car, s’il en décrit bien les conséquences éventuellement problématiques, et notamment la figure du juge comme Léviathan postmoderne rompant l’équilibre démocratique (v. p. 129), il n’adresse pas de critique sérieuse à l’ontologie réaliste. Tout au plus reconnaît-il que l’on peut y voir une survivance de la métaphysique du sujet.
Cette adhésion de l’auteur au réalisme se poursuit également dans la partie épistémologique de l’ouvrage.
B. Épistémologie du droit et rationalisme critique
13. Au cours de son parcours épistémologique, A. Viala montre les limites respectives d’une perspective idéaliste et d’une perspective empiriste. Il propose celle d’un rationalisme critique.
L’idéalisme est présenté comme une épistémologie normative « consistant à juger le droit positif, au-delà de sa simple description, à l’aune d’un idéal éthico-politique tout en revendiquant une démarche scientifique. Autrement dit, il ne s’agit rien de moins que de prescrire le respect d’un idéal en l’érigeant au rang de vérité savante et objective, c’est-à-dire de confondre de façon plus ou moins assumée le droit et la science du droit » (p. 135).
L’épistémologie idéaliste, qui n’implique pas nécessairement une ontologie idéaliste (concevant le droit comme une entité idéelle transcendante), prétend « découvrir scientifiquement le vrai droit » (p. 141). Elle adhère donc au cognitivisme moral et prétend qu’il existe une vérité des valeurs auxquelles nous pourrions confronter le droit positif afin qu’il s’accorde avec elles. Au sein de ce courant, on rencontre les tenants du droit naturel classique qui affirment l’existence d’un ordre naturel dont il serait possible de tirer des valeurs et des normes. Mais cet idéalisme masque l’arbitraire normatif derrière l’illusion naturaliste et ignore la distinction causalité/imputation. On s’en rend bien compte lorsqu’on essaie d’interpréter des faits pour en tirer des normes car des inférences mutuellement contradictoires sont aussi légitimes les unes que les autres (v. p. 147).
Paradoxalement, l’idéalisme épistémologique peut aussi dériver du droit naturel moderne. Ainsi, certains défendent l’idée d’une supraconstitutionnalité au nom même de la souveraineté du pouvoir constituant puisque celui-ci, pour être fidèle à ce qu’il est, ne pourrait pas aliéner sa souveraineté. Si bien que l’impossible aliénation de la souveraineté constitue, en quelque sorte, une exigence supraconstitutionnelle (v. p. 149-153). L’idéalisme transparaît, de même, dans certaines interprétations du principe de dignité de la personne humaine qui tendent à protéger l’individu contre lui-même au nom d’une vérité de l’humanité dont il serait porteur (v. p. 153-154).
L’idéalisme apparaît encore sous la forme du sociologisme. Celui-ci idéalise, en effet, l’observation empirique des faits sociaux et risque de « tenir la création du droit pour une activité savante » (p. 156), en méconnaissance de la distinction entre l’être et le devoir-être.
14. L’idéalisme épistémologique commet trois fautes qui sont les marques de son échec.
Tout d’abord, il commet le célèbre « sophisme naturaliste ». De même que Hume a montré les limites de l’induction dans le passage du particulier au général, il a aussi soutenu qu’on ne pouvait, de façon valide, inférer une proposition normative à partir d’une proposition descriptive.
Ensuite, l’idéalisme épistémologique confond la causalité et l’imputation en prétendant trouver le droit dans le fait social, alors que le fait doit être distingué de la signification qui lui est attribuée. Le droit est alors privé de toute autonomie par rapport au fait.
Enfin, l’épistémologie idéaliste ne satisfait pas l’exigence de neutralité axiologique car les positions exprimées, ne pouvant être logiquement déduites ou observées, ne sont que l’expression de préférences échappant au discours rationnel (étant entendu que l’adhésion aux valeurs est un phénomène émotionnel, ou du moins, subjectif).
15. Au contraire de l’idéalisme, l’épistémologie empiriste est descriptive et s’efforce rigoureusement de « bien séparer le droit et la science du droit » (p. 136). Cette « ascèse méthodologique consiste à tenir un regard strictement extérieur par rapport à [son] objet d’étude, le droit positif. Le décrire, le comprendre, jamais le juger » (p. 136).
La Théorie pure du droit de Kelsen s’inscrit dans ce courant malgré son idéalisme ontologique. En effet, la science du droit n’est pas conçue comme une activité prescriptive, mais comme une activité qui porte sur des normes. Il ne s’agit pas d’émettre des normes, mais de les décrire. Ainsi, « les énoncés de la science du droit […] informent sur l’existence d’énoncés qui prescrivent ce qui doit être (les normes), de sorte qu’ils décrivent empiriquement ce qui doit être, c’est-à-dire un objet qui n’est pas empirique » (p. 173). En conséquence, « une proposition de droit est vraie si la norme qu’elle décrit est valide » (p. 173). Autrement dit, la science du droit est conçue comme « un méta-langage descriptif qui s’intéresse à un langage prescriptif » (p. 173). Cette conception conduit directement à la théorie de l’interprétation qui distingue une phase descriptive des significations dont l’énoncé normatif est porteur et une phase volitive qui consiste à choisir une signification déterminée en vue de trancher un cas concret. Il en résulte que, pour Kelsen, « l’opération d’interprétation à laquelle se livre un organe quelconque d’application du droit ne constitue pas une opération de pure volonté mais un processus intellectuel mêlant la volonté à la connaissance du cadre à l’intérieur duquel cette liberté s’exprime » (p. 174).
Parce qu’elle part du principe qu’un « énoncé ne mérite sa qualité d’énoncé scientifique que s’il est vérifiable » (p. 176), la théorie pure du droit s’inscrit dans le sillage du positivisme logique. Elle vise à remplacer la philosophie du droit traditionnelle, jusnaturaliste, par une théorie du droit qui soit une théorie du droit positif, dans sa généralité, et sans jugement de valeur.
16. Mais A. Viala estime que la théorie pure du droit rencontre une difficulté dirimante tenant à la nature idéelle des normes, c’est-à-dire à leur absence de caractère empiriquement saisissable. Pour cette raison, le normativisme serait « un positivisme sans positivité » (p. 104, 165, 179). Kelsen s’écarterait alors de l’empirisme logique en précisant que « la norme, irréductible à l’acte par lequel elle est posée, n’en est que la signification, c’est-à-dire une entité qui fait partie de cet univers empiriquement insaisissable et qui dès lors, au regard des critères du Cercle viennois, est insusceptible de connaissance au même titre que les universaux dont Guillaume d’Occam niait la réalité ou que ces “entités invisiblesˮ dont Hans Hahn voulait débarrasser la science » (p. 180). Se dissociant de l’empirisme, Kelsen retient la méthode transcendantale de Kant. A. Viala estime donc qu’il n’a pas complètement rompu avec la métaphysique qu’il dénonçait pourtant, rupture que seule l’école réaliste aurait véritablement consommée (v. p. 14-15, 121 et 179-180) puisque, tenant les normes pour des faits de langage (v. p. 173), le réalisme ne rencontrerait pas le problème du caractère non observable des normes.
Sur ce point, A. Viala formule une critique qui doit être relativisée car la Théorie pure du droit (2e éd.) est déjà marquée par la rupture avec l’idéalisme ontologique. La norme ne peut, en effet, être conçue sans acte qui la pose, si bien que l’on ne saurait parler, à son égard, de « positivisme sans positivité ». Plus prononcée encore dans la Théorie générale des normes, cette position conduira au rejet de toute possibilité d’une logique des normes. Le normativisme n’est, intrinsèquement, ni naturaliste, ni platonicien (v. infra, § 26).
17. Quoi qu’il en soit, l’empirisme, d’une façon générale, rencontre des problèmes qui le disqualifient, selon A. Viala. En effet, l’empirisme, en se contentant de l’expérience, s’interdit de parvenir à une connaissance scientifique reposant sur la construction de lois générales allant au-delà de l’observation des faits singuliers et des perceptions sensorielles variables. Il risque donc de se réduire à un enregistrement de faits ou d’ignorer les présupposés théoriques implicites qu’il mobilise sans le savoir.
Sur le second point, A. Viala reprend la critique des prénotions formulée par Durkheim. Mais la critique de l’empirisme peut être plus large et consiste à montrer que la théorie précède l’expérience car l’inévitable sélection des faits pertinents s’inscrit nécessairement dans un cadre théorique préalable (v. infra, § 32). En somme, l’observation des faits est saturée de théorie.
Sur le premier point, A. Viala explique qu’une méthode empirique risque de se révéler inutile, spécialement dans le monde du droit. En effet, « la proposition de droit qui est l’énoncé par lequel le juriste savant décrit son objet ne fait que reproduire ce lien d’imputation et n’a dès lors, du point de vue structurel, aucune autonomie par rapport à la norme qu’elle décrit » (p. 185). Il en résulte que l’activité du juriste est dépourvue de dimension théorique. « Elle n’est que la reproduction de la norme qui est déjà désignée comme norme avant d’être traitée par la science du droit. La science du droit ne produirait donc, contrairement aux autres sciences, aucune connaissance nouvelle par rapport au monde (juridique) dont elle rend compte par cela seul qu’entre la proposition de droit et la norme, il y a identité de structure » (p. 185).
Ici aussi, l’analyse d’A. Viala doit être relativisée. Elle repose sur l’idée que le juriste décrit souvent la norme il est interdit de fumer en disant lui-même qu’« il est interdit de fumer ». Mais cette présentation est incomplète. S’il agissait sérieusement, le juriste devrait dire « il existe une norme, appartenant à la catégorie des lois, en vertu de laquelle il est interdit de fumer ». Son activité consiste, en effet, à affirmer l’existence d’une norme, c’est-à-dire à identifier une norme valide en vertu d’autres normes, et à en déterminer le type, avant de formuler ou reformuler le contenu de cette norme pour en tirer des conséquences concrètes. En outre, bien souvent, le juriste ne commence pas son travail en raisonnant sur des énoncés généraux et abstraits. Il commence par raisonner sur des cas concrets et se trouve ensuite confronté à la nécessité de rechercher les normes pertinentes, et souvent d’en combiner plusieurs. Autrement dit, décrire le droit en vigueur, tâche de la science du droit, est rarement évident. Cette activité n’est possible qu’en mobilisant tout un ensemble de présupposés qui, s’ils sont explicités, forment une théorie générale du droit et du système juridique considéré. En tout cas, du fait de cette prise de position existentielle, il n’y a pas identité de structure entre la norme et l’énoncé décrivant la norme.
18. Pour A. Viala, la réponse passe, en tout cas, par la voie d’un rationalisme critique d’inspiration kantienne. C’est la voie d’une théorie du droit qui s’inspire de la théorie pure du droit et de l’école réaliste. Les énoncés de cette théorie du droit « rendent compte de l’objet “droit” non seulement en le décrivant mais aussi en le construisant et en généralisant le produit des observations répétées du juriste. Ce faisant, quand un énoncé du type “l’interprétation est un acte de volonté” ou “l’ordre juridique ne contient aucune lacune” construit son objet, il ne reproduit pas l’imputation dont est constitué l’objet mais s’en détache et creuse un écart par rapport à celui-ci pour finalement, n’en déplaise à Kelsen, introduire de la causalité dans le raisonnement du juriste savant » (p. 187).
La théorie du droit élabore donc des « modèles d’explication », qui sont des « schémas neutres et abstraits de représentation de l’objet “droit” » (p. 191). Comme dans les sciences naturelles, « la théorie consiste à s’émanciper de la chose sensible pour proposer une représentation du réel en termes de loi générale, universelle et régulière. Il s’agit de ramener la diversité des faits à une unité systématique, reproductible et valable pour des faits analogues à ceux qui font l’objet de cette représentation » (p. 192). Ces constructions, ces lois artificielles que sont les lois scientifiques, ou les énoncés théoriques, sont ensuite confrontées à un test de réfutation « conformément à la définition poppérienne de la science fondée sur le critère de falsifiabilité » (p. 199).
Lorsqu’elle suit cette perspective, la théorie du droit est « à l’objet “droit” ce que la loi scientifique est à la nature » (p. 201). Or, la « loi scientifique crée un monde, par les mots, les concepts ou les nombres, qui se surajoute à celui dont elle rend compte. Elle est d’inspiration nominaliste » (p. 201). Ainsi, « la connaissance scientifique est une plus-value cognitive, une démarche consistant à dire autre chose que ce que perçoit directement l’observateur sachant qu’une telle plus-value, qui relève davantage de la construction que de la connaissance, n’est pas une chose tirée de l’expérience mais un concept dont le rôle est de conférer à l’énoncé savant un caractère universel » (p. 203).
19. A. Viala présente quelques exemples de ces constructions théoriques. Tout d’abord, la théorie de la norme fondamentale de Kelsen, qui constitue l’explication de la compréhension de certaines actions comme la production de normes en raison de la signification objective qui leur est conférée par d’autres normes. Cette théorie est la condition de possibilité de la connaissance au sens de la théorie pure du droit.
A. Viala explique également comment l’école réaliste entend éviter les problèmes posés par la théorie de la norme fondamentale en faisant reposer la validité de la norme juridique sur son processus d’application car la norme accède à la validité par l’acte d’interprétation qui en assure la détermination (v. p. 211). Selon cette perspective, « la validité ne provient pas de la norme supérieure, mais du processus de production de normes inférieures » (p. 211 et 224) et ainsi « “la production de normes juridiques résulte en dernière analyse de simples faits”, c’est-à-dire d’actes d’interprétation » (p. 211). Mais le risque est alors de violer la « loi de Hume ».
Est ensuite évoquée la théorie réaliste de l’interprétation comme autre modèle d’une construction théorique, car « en soutenant que le juge crée la loi, elle énonce le contraire de ce qu’il dit faire » (p. 209). Cette théorie nous apprend que « le juge crée la loi au moment où il est censé devoir l’appliquer ». En effet, la norme ne doit pas être confondue avec le texte – cette « norme dont le juge aurait discrétionnairement défini le contenu en raison de la polysémie ontologique du texte. La norme, selon cette théorie, c’est la chose interprétée par le juge qui donne du sens aux mots déployés par le législateur. Elle est donc la signification que le législateur est supposé avoir exprimée. La chose interprétée est la norme dont celui-ci est censé être l’auteur » (p. 210). Autrement dit, « puisque [l’interprétation] est le choix d’une signification, la norme n’est pas le support de l’interprétation mais son produit » (p. 210). A. Viala tire donc de la théorie réaliste de l’interprétation l’idée d’une « norme jurisprudentielle comme la représentation fictive et objectivante de la volonté subjective du législateur. Représentation, elle est la volonté supposée de l’auteur du texte interprété. Son énoncé emprunte à ce texte, sa généralité et son impersonnalité » (p. 210).
Cette théorie réaliste de l’interprétation est toutefois soupçonnée d’accueillir une forme de rationalisme excessif. En cela, elle ne rendrait pas suffisamment compte du sens commun ou du discours des juges (c’est-à-dire de la motivation des jugements) qui prétendent appliquer le droit et conçoivent le législateur comme le véritable producteur des normes générales. Pour éviter cet écueil, et maintenir la théorie de l’interprétation comme fonction de volonté, la théorie réaliste serait conduite à formuler une hypothèse ad hoc. Elle postulerait ainsi que le discours du juge serait illusoire et tenterait de l’expliquer par la théorie des contraintes argumentatives (v. p. 213).
20. A. Viala se propose, enfin, de souligner les limites de la représentation théorique du droit : d’une part, parce que toute entreprise scientifique doit s’appuyer sur une analyse en termes de causalité et, d’autre part, parce que toute théorie est subjective, car historiquement et socialement située.
Dès lors que « toute loi scientifique moderne met en discours un agencement causal » (p. 215), la science procède à une généralisation d’observations régulières afin de faire apparaître un lien de causalité, qui n’est pas lui-même dans la nature, mais qui est le produit d’une abstraction artificialiste. Or, le droit est régi par le principe d’imputation qui apparaît bien dans l’objet lui-même. Il faut donc que le théoricien se libère de ce principe d’imputation et que la théorie prenne de la distance par rapport à son objet pour accéder au statut de science à part entière. Cette libération, le théoricien l’atteindra en cherchant à expliquer plutôt qu’à commenter. Par exemple, « devant un énoncé jurisprudentiel, l’attitude consistant à s’intéresser aux contraintes qui ont pesé sur le juge en amont du prononcé d’un tel énoncé, s’avère plus scientifique que celle au terme de laquelle le juriste commente – ou interprète – le contenu de la décision » (p. 217-218). De même, la science du droit devrait reproduire l’exemple des classifications des régimes politiques (parlementaire, présidentiel…) comme modèle de travail scientifique (v. p. 218-219).
A. Viala propose ainsi de retenir comme modèle pour la théorie du droit un type d’analyse que l’on pourrait plutôt considérer comme relevant de la science politique ou de la sociologie judiciaire, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même (v. p. 220). Mais il semble ensuite revenir sur une telle perspective en admettant que la théorie de la hiérarchie des normes puisse être considérée comme une loi scientifique étrangère au principe d’imputation et révélatrice d’un déterminisme analogue à celui que le savant prête à la nature (v. p. 222-223). En effet, selon lui, « dans la mesure où la hiérarchie des normes n’est pas un principe prescrit par la volonté, elle ne saurait être transgressée. Elle est une réalité plutôt qu’une idée » (p. 223).
Quoi qu’il en soit, A. Viala s’attache à souligner la subjectivité des théories du droit en raison de l’inscription du savant dans une histoire personnelle et sociale. Subjectivité que le savant essaie de masquer en hypostasiant sa théorie (v. p. 228-229) mais dont il ne peut jamais vraiment s’extraire. C’est pourquoi seules une réflexion philosophique, relativisant les catégories du droit, ou une réflexion sociologique, critiquant le discours des juristes, permettraient de dissiper une prétention à l’objectivité largement illusoire.
Par où l’on comprend, finalement, que l’intérêt de la philosophie du droit est de justifier la sociologie du droit et des discours sur le droit !
II. L’inévitable métaphysique
21. La lutte contre la « métaphysique » est un leitmotiv de l’ouvrage d’A. Viala. C’est pour cela qu’il rejette l’idée d’une « identité ontologique du droit » (p. 14, v. aussi p. 121) qui le constituerait en entité dépourvue de référence observable. Pour la même raison, il rejette les valeurs, réduites à des épiphénomènes émotifs. C’est ce qui justifie sa préférence affichée, sur le terrain ontologique comme sur le terrain épistémologique (v. p. 221 et 222), pour la théorie réaliste de l’interprétation. La qualité de ses analyses appelle une tentative de réponse, afin d’évaluer le succès de cette entreprise de dissolution de la métaphysique. Or, il n’est pas certain que l’on parvienne effectivement à décrire et expliquer le phénomène juridique en éliminant les entités abstraites (A) ou les valeurs (B).
A. L’ontologie réaliste, ou l’histoire d’une économie difficilement réalisable
22. A. Viala privilégie une ontologie réaliste (au sens du réalisme juridique et non au sens du réalisme des universaux ou du réalisme moral). Il estime que le « droit n’a pas d’essence qui lui soit propre et derrière son voile métaphysique qu’une pensée idéaliste a trop longtemps réifié, aux yeux des tenants de la philosophie analytique, il n’y aurait que des faits qui s’analysent en des rapports de force » (p. 14, v. aussi p. 120-121). Le réalisme juridique, désigné comme héritier de la philosophie analytique (antérieure aux années 1950), est censé se libérer de l’illusion d’une normativité abstraite et invisible (v. p. 173). A. Viala rend toutefois peu compte des critiques que la théorie réaliste de l’interprétation a suscitées. Or, certaines de ces critiques montrent, d’une part, que la théorie réaliste ne se débarrasse pas facilement des entités abstraites et, d’autre part, qu’elle ne rompt pas totalement avec l’idée selon laquelle la normativité serait irréductible aux rapports de force. Plus précisément, cette théorie évite certainement de concevoir les normes comme des entités idéelles transcendantes. Mais elle ne rompt pas avec une autre forme d’entités idéelles, à savoir ces entités intensionnelles que sont les significations prescriptives, et sur lesquelles se fonde une conception non réductionniste de la normativité.
23. La théorie réaliste de l’interprétation se présente certes comme une forme de scepticisme sémantique. Cette théorie est une théorie de « l’interprétation juridique, c’est-à-dire celle qui produit des effets dans le système juridique ». Elle envisage les normes « comme des comportements humains ou des expressions linguistiques » et énonce que ces normes résultent de l’« interprétation authentique » du texte. Cette interprétation authentique « est seulement celle à laquelle l’ordre juridique attache des effets, celle qui ne peut être contestée ». De ce fait, l’« effet de l’interprétation authentique est qu’elle s’impose, quel que soit son contenu. Le texte interprété n’a pas et ne peut avoir d’autre sens que celui que lui a donné l’autorité habilitée, même si ce sens paraît contraire à toutes les interprétations données par d’autres personnes, même si elle paraît déraisonnable et même si elle va à l’encontre de tout ce qu’on peut savoir de l’intention de l’auteur du texte ».
Ainsi, une norme accède à la validité, c’est-à-dire appartient à un ordre juridique donné, au moment où elle est concrétisée. Autrement dit, « un énoncé a la signification d’une norme, non pas en raison de sa conformité à une norme supérieure, mais du fait qu’il a été interprété par une autorité habilitée comme signifiant qu’une certaine conduite doit avoir lieu. C’est donc le processus d’application – et non la conformité à la norme supérieure – qui conduit à identifier un énoncé comme ayant la signification objective d’une norme juridique ». Et c’est dans le résultat qu’il produit ainsi que le pouvoir d’interprétation trouve son fondement. « Le fondement du pouvoir d’interprétation réside dans la validité de l’interprétation qu’il produit ».
Il en va ainsi parce qu’il « n’y a en réalité dans les textes aucun sens à découvrir ». C’est pourquoi le « texte doit toujours faire l’objet d’une interprétation et pas seulement s’il est obscur ». Or, les diverses méthodes d’interprétation « conduisent à des résultats différents entre lesquels on ne peut trancher qu’au moyen d’une décision. C’est alors la décision de l’interprète de faire prévaloir une méthode sur une autre qui seule produit le sens ». Dans ces conditions, le « seul sens est celui qui se dégage de l’interprétation et l’on peut dire que, préalablement à l’interprétation, les textes n’ont encore aucun sens, mais sont seulement en attente de sens ».
En résumé, les textes sont muets, par nature, car il n’existe aucune signification objective. Dès lors, est seule valide la norme (c’est-à-dire la signification qu’une certaine conduite doit avoir lieu) qui est produite par l’interprète authentique dans le cadre d’un processus de concrétisation.
24. Contrairement à ce qui est affiché, la théorie réaliste de l’interprétation présuppose toutefois l’existence de significations objectives.
Premièrement, elle doit bien admettre que les textes savants disposent d’une signification, sinon il faudrait considérer que le livre de Philosophie du droit d’A. Viala, comme tout texte, « n’est que du papier recouvert de taches noires ». Autrement dit, l’absence de signification n’est pas une propriété nécessaire d’un texte ou d’un énoncé, en général. Et même si l’on soutient que « l’énoncé n’est pas “naturellement” doté de sens », il faut bien admettre que le sens est socialement construit d’une manière suffisamment objective pour ne pas rendre complètement vaine toute entreprise de communication savante.
Dans ces conditions, les textes ne peuvent pas être dépourvus de signification en général mais seulement de signification juridiquement pertinente.
Pourtant, et c’est le deuxième point, la théorie réaliste doit bien présupposer l’existence de significations juridiquement pertinentes pour quelques énoncés au moins : ceux qui permettent de déterminer les interprètes authentiques. En effet, puisque la « validité de la décision interprétative est exclusivement formelle, c’est-à-dire qu’elle ne résulte que de la compétence juridique de l’autorité qui la prend », il faut bien, tout au moins, pouvoir déterminer une norme attribuant une telle compétence à un organe. Or, cela résulte habituellement d’un texte de loi ou de la constitution. Et, « comme un fait ne peut être producteur de droit », il est faux d’affirmer que le « fondement du pouvoir de l’interprétation réside dans la validité de l’interprétation qu’il produit ». Sans aucune signification objective, on ne peut pas déterminer l’interprétation à laquelle l’ordre juridique attache des effets.
L’objectivité de la signification juridiquement pertinente est également présupposée, par exemple, lorsque des conflits d’interprétation entre le juge et le législateur sont envisagés. En effet, selon M. Troper, le pouvoir d’interpréter la loi doit être considéré comme un pouvoir législatif. Mais il ne s’agit « que d’un pouvoir législatif partiel » car la décision du juge « peut toujours être surmontée par un nouveau texte. Sans doute ce nouveau texte, à son tour, pourra-t-il être lui aussi interprété, mais dans l’épreuve de force qui s’instaure, la cour n’est pas certaine d’avoir le dernier mot ». Or, cela suppose que les autres acteurs peuvent vérifier que l’interprétation retenue ou l’application concrète du texte correspond bien à celle que le texte permet indépendamment de la décision d’interprétation du juge. En outre, pour se soumettre, le juge doit pouvoir identifier la signification qu’il ne doit pas déformer. Cela suppose donc une signification objective.
Troisièmement, même en suivant la théorie réaliste, on ne parvient jamais à déterminer la signification juridiquement pertinente si on ne la présuppose pas. Ce problème est lié au fait que les interprètes authentiques ne produisent eux-mêmes que des textes – textes dont l’abstraction, la concision et l’imprécision n’ont souvent rien à envier à la loi. Or, si les textes n’ont pas de signification objective, alors ceux qui énoncent l’interprétation authentique n’en ont pas davantage. Il faut alors un autre interprète pour la déterminer. Et si celui-ci ne produit à son tour que des textes, le sens juridiquement pertinent ne sera toujours pas déterminé. L’on s’engage ainsi dans une régression jusqu’au point où l’on passe des textes aux actes physiques. Dès lors, si l’on veut être conséquent, il faut considérer que les véritables interprètes authentiques sont les agents de police ou les huissiers de justice. On peut bien essayer de répondre qu’il ne s’agit pas là d’une interprétation authentique car l’interprétation de l’agent de police « est susceptible d’être contestée et anéantie par celle d’un autre tribunal ». Mais cette réponse n’est pas définitive dès lors que le tribunal produira à son tour un texte qu’il faudra interpréter et que c’est un autre agent de police qui s’en chargera éventuellement…
Mais le problème ne s’arrête pas au niveau des actes physiques car le sens que les agents d’exécution ont retenu n’est pas évident pour les observateurs. En effet, saisir ce sens suppose de comprendre les actes physiques en question. Or, du point de vue de la théorie réaliste, l’interprétation d’un acte physique est incertaine. Un même comportement peut être compris de plusieurs manières différentes tout aussi légitimes les unes que les autres. En effet, la théorie réaliste affirme que l’interprétation des faits est nécessaire et n’est pas plus objective que l’interprétation des textes, qu’elle présuppose largement. La théorie réaliste de l’interprétation s’engage ainsi dans une double circularité qui n’est pas plus satisfaisante que la théorie de la norme fondamentale dont elle entend se passer.
25. Cette brève synthèse des critiques adressées à la théorie réaliste de l’interprétation n’est ni originale, ni exhaustive. Elle montre toutefois que si l’on érige la lutte contre les entités abstraites (et notamment les significations objectives) en modèle de la lutte contre la métaphysique (v. p. 14-15, 120-121, 173 et 179-180), alors la théorie réaliste n’en sortira pas vainqueur.
Selon A. Viala, « en déniant l’existence d’une objectivité normative avant l’acte d’interprétation judiciaire, elle [la théorie réaliste] fait du processus de fabrication du droit une affaire de langage et réduit à néant l’identité ontologique des normes » (p. 121). C’est toutefois douteux, comme nous venons de le voir. En réalité, la théorie réaliste ne conçoit pas la norme comme autre chose qu’une signification objective. Mais elle la conçoit comme la signification qui résulte de l’acte d’interprétation authentique et non comme la signification de l’énoncé censé exprimer cette norme. Elle élimine bien les entités idéelles transcendantes car la norme résulte d’un acte effectif d’interprétation, mais la norme demeure une signification prescriptive qui n’est pas, en tant que telle, plus observable qu’une entité transcendante. Ce que le réalisme semble surtout exclure, c’est l’idée d’une norme indéterminée car laissant ouverte une pluralité d’actions différentes également concevables.
Le point fort de la théorie réaliste, comme le relève A. Viala (v. p. 119 et 202), est de souligner que la norme exprimée par le texte peut être indéterminée car le texte est polysémique et qu’un recensement exhaustif de ses significations possibles est difficile, voire impossible. Pour cette école, il n’existe pas de cadre sémantique dans lequel l’organe d’application serait amené à se situer en choisissant une signification particulière parmi celles qui sont linguistiquement concevables.
Néanmoins, il est possible d’adopter une forme de « falsificationnisme sémantique ». Il s’agit alors moins d’identifier une seule signification, ou même un nombre fini de significations possibles, que de déterminer si telle signification choisie par l’organe d’application est de celles que le texte n’exclut pas. Si cette opération est possible, alors la norme exprimée par le texte reste déterminée, au moins de façon négative, et il est possible de savoir si l’organe d’application est demeuré dans le cadre juridique qui s’impose à lui. Ainsi, la norme exprimée par le texte n’est pas dépourvue de signification objective et n’est pas indéterminée par principe. En outre, la part d’indétermination est une composante essentielle des systèmes juridiques. En laissant un certain pouvoir discrétionnaire aux organes d’application, elle confère au droit la flexibilité qu’exigent l’évolution des mœurs et la succession des objectifs politiques.
26. Il apparaît ainsi nécessaire de distinguer plusieurs types d’entités idéelles, ou plusieurs genres d’entités non observables, dont certaines ne peuvent être sacrifiées.
L’idéalisme proprement dit considère les normes comme des entités idéelles existant en tant que telles et indépendamment de nous ou du support linguistique de leur expression. Cette théorie dite « hylétique » (v. p. 201-202 et 216-217) conçoit bien les normes comme « les significations de certaines expressions, appelées énoncés normatifs ». Toutefois, dans cette conception, « les normes ne sont pas dépendantes du langage ; elles peuvent uniquement être exprimées par des moyens linguistiques, mais leur existence est indépendante de quelque expression linguistique que ce soit ».
Une autre conception des normes est toutefois concevable si l’on fait dépendre leur existence de leur expression, c’est-à-dire d’un acte d’énonciation. Les normes, en tant que significations prescriptives (obligation, permission, interdiction), demeurent des entités inobservables, tout comme les autres modalités (le nécessaire, le possible, le contingent). Il est toutefois possible d’y accéder indirectement parce qu’elles sont socialement construites et intersubjectivement communicables. Autrement dit, nous pouvons soutenir que la réalité inclut la production de phrases douées de sens, sans entrer dans le monde platonicien des idées, monde transcendant et éternel. Puisque la norme est la signification de quelque chose, l’accès à la norme est rendu possible par l’analyse de son support.
Il faut insister sur ce point. Selon A. Viala, un réaliste, qui tient la norme pour un fait, n’est pas confronté au problème de décrire la validité d’une norme (v. p. 173). En effet, du point de vue du principe de la vérité-correspondance, un énoncé est vrai si le fait qu’il décrit existe. Or, si la norme est irréductible à l’acte de volonté qui l’exprime, on ne peut pas la saisir empiriquement. Mais, en réalité, le problème subsiste bien, pour la raison suivante. Afin de déterminer la validité d’une norme, un réaliste s’interroge sur son effectivité. Il doit donc apprécier la correspondance entre un comportement effectif et ce à quoi il est censé correspondre. Or, ce à quoi le comportement est censé correspondre constitue justement la norme, c’est-à-dire la signification qu’une certaine conduite est obligatoire, permise ou interdite. Ainsi, même si l’on tient à qualifier la norme de fait, le type de fait linguistique en question est un « fait sémantique », si l’on ose dire, c’est-à-dire un type de fait qui n’est pas physiquement observable. Il s’agit d’une entité intensionnelle, au sens logique du terme, c’est-à-dire du même type qu’un concept ou qu’une proposition.
27. Il faut aussi distinguer plusieurs degrés dans le nominalisme. On peut, comme Popper, nier les idées pures sans nier l’existence de significations objectives socialement construites. On peut aussi, comme Quine, nier l’existence des significations en tant que noyau commun à toutes les langues et que chaque langue ne ferait qu’exprimer différemment (ce qui revient à nier les significations objectives) sans toutefois nier que les énoncés soient signifiants. Mais la critique du « mythe de la signification » ainsi entendue n’est justement pas ce à quoi s’attaquent les réalistes.
Nous avons déjà vu que la théorie réaliste de l’interprétation maintient l’idée que la norme est la signification qu’une certaine conduite doit avoir lieu à partir du moment où elle est formulée par un interprète authentique. En outre, la conception du langage exposée par quelqu’un comme A. Ross – un réaliste également – ignore la critique formulée par Quine. En effet, Ross explique que la phrase, comme « figure linguistique », doit être distinguée du « contenu sémantique » (meaning-content) qu’elle exprime. Ce dernier, qui est une « idée », c’est-à-dire un « contenu sémantique abstrait », doit lui-même être distingué de la pensée subjective de l’objet, qui n’est qu’un « phénomène psychologique ». Autrement dit, la signification n’est réductible, ni à une construction verbale (qui permet de la transmettre), ni à un état mental (chez le locuteur et l’interlocuteur). Alors que Quine s’est employé à ruiner l’idée de synonymie, Ross affirme que ce contenu sémantique abstrait, cette idée, est justement ce que plusieurs phrases distinctes, y compris des traductions de différentes langues, expriment lorsqu’elles sont synonymes. Et Ross présente également la directive, dont la norme est un cas particulier, comme un contenu sémantique différent de la forme linguistique qui l’exprime, même si l’existence de la norme dépend de son expression. Mieux encore, Ross insiste sur l’insuffisance du behaviorisme pour comprendre la spécificité du phénomène normatif. Cela montre que, pour Ross, le droit n’est pas réductible à des faits sociaux stricto sensu. Il faut, pour le caractériser, intégrer l’idée de directive, c’est-à-dire ce contenu sémantique abstrait. Or, cette entité abstraite n’est pas directement observable, en tant que telle.
En outre, les réalistes doivent bien recourir à un autre type d’entités non directement observables. Avec eux, admettons que, pour déterminer la validité d’une norme, il ne suffise pas de s’intéresser aux significations des énoncés et à leurs relations. Exigeons également une analyse des actes d’interprétation comme actes de volonté ou des comportements effectifs associés à la conscience de leur caractère obligatoire. Il faut bien alors reconnaître que l’on persiste à fouiller dans un univers d’entités inobservables en tant que telles. En effet, l’acte d’interprétation, tout comme le sentiment d’être contraint d’agir dans un sens déterminé, ne sont pas des entités directement observables. Ce sont des entités psychologiques, mentales. Comme telles, ces entités étant insaisissables, il faut bien s’en tenir à leur expression, ce qui nous ramène au langage et, bien souvent, aux significations des énoncés.
28. Ainsi, l’école réaliste ne nous fait guère avancer dans la lutte contre les entités abstraites. Elle nie simplement leur existence indépendante, tout comme le normativisme.
En outre, quoi qu’il en soit de cette école, insistons sur le fait que le nominalisme ne relève pas moins de la métaphysique qu’une position ontologiquement moins frugale. A. Viala adhèrerait certainement à l’idée que « nous reconnaissons le métaphysicien à ceci qu’il fait des hypostases. Le métaphysicien est quelqu’un qui traite comme des entités existant en soi, en objets indépendants de nous, quelque chose qui (comme la signification de la phrase ou la valeur de la vie) ne saurait avoir un tel statut ». Mais tout cela est bien relatif et « la métaphysique prise comme terme péjoratif est donc toujours la métaphysique des autres ». On ne peut pas refuser de faire de la métaphysique car il « faut autant de métaphysique pour faire des hypostases que pour les défaire ». Et il en va ainsi parce que la discussion devient métaphysique lorsqu’« on se trouve amené à préciser les concepts les plus généraux dont on se sert (être, unité, individualité, totalité, causalité, etc.) » et que l’on en vient ainsi à discuter d’une « différence dans le mode d’existence, dans le genre ontologique ».
Dans ces conditions, ce qui importe, ce n’est pas la chasse inlassable des entités qui ne seraient pas situées dans l’espace et dans le temps. Un nominalisme raisonnable consisterait plutôt à raisonner en termes de bilan coût/avantage. Cette idée, exprimée par Quine, consiste à admettre tout engagement ontologique (c’est-à-dire toute affirmation sur l’existence de telle ou telle entité) qui permet à une théorie de gagner en expressivité (en capacité d’explication). Il en résulte qu’à expressivité égale, il faut préférer la théorie dont le coût ontologique est moins lourd. Cette perspective est donc bien d’inspiration nominaliste, mais elle nous donne une raison d’admettre l’existence des universaux ou autres entités abstraites et directement inobservables dès lors que la théorie qui les présuppose est plus utile qu’une autre qui les refuse.
Dès lors, admettre l’existence des normes, en tant que significations prescriptives, entités abstraites et objectives non réductibles à leur acte d’énonciation tout en en étant dépendantes, se justifie si l’on parvient ainsi à expliquer quelque chose qu’une autre théorie, qui fait l’économie de cette entité, ne parvient pas à expliquer. Or, précisément, supposer l’existence des normes permet de comprendre l’efficacité de la communication dans un contexte impliquant une modalité déontique (l’obligation, l’interdiction ou la permission). Si une personne commande à une autre de faire quelque chose, l’obéissance du destinataire ne peut s’expliquer par les seuls rapports de force. On peut certainement admettre, avec Ross, que la disposition à obéir dépend des circonstances dans lesquelles l’énoncé est prononcé, et notamment des rapports de force ou des intérêts bien compris, et non de l’énoncé lui-même. Mais encore faut-il que le destinataire ait compris qu’on lui adressait un ordre et en quoi consistait l’objet de l’action ordonnée. C’est ce que l’idée de norme comme signification prescriptive permet d’expliquer.
Ainsi conçue, la norme est bien une entité abstraite, idéelle, une signification prescriptive, qui ne se réduit ni à l’acte d’énonciation, ni à la pensée subjective de l’émetteur et des destinataires, ni aux comportements extérieurs effectifs. L’acte d’énonciation, en particulier, n’est pas une signification. C’est une suite de phonèmes ou de graphèmes adéquatement structurée et effectuée. La norme est le message objectif de l’acte d’énonciation. Elle est objective, non pas au sens où elle serait ontologiquement indépendante, mais au sens où elle est intersubjectivement communicable. Le droit dispose donc bien d’une identité ontologique propre.
29. Pour affirmer l’absence d’identité ontologique propre du droit, A. Viala s’appuie sur une analyse de Ross. Mais cette référence est discutable.
Ross explique que les catégories juridiques – comme la propriété, par exemple – ne renvoient pas à une entité du monde et n’ont donc pas de référence, contrairement à d’autres termes. Mais il estime qu’elles sont utiles car elles simplifient beaucoup l’expression et qu’il ne faut donc pas les rejeter au nom de la lutte contre la métaphysique. Se fondant sur cette analyse, A. Viala affirme que « l’analyse logique du langage à laquelle nous invite la philosophie analytique permet de désacraliser considérablement la nature des normes juridiques. Dénuées de référent, les normes juridiques qui ne sont finalement que l’expression d’énoncés opératoires, des raccourcis terminologiques, des outils commodes de représentation, ont une fonction qui trahit l’absence d’identité ontologique du droit » (p. 14, v. aussi p. 121).
Cette déduction est contestable en ce que l’analyse de Ross porte ici sur les catégories juridiques et non sur les normes. Autrement dit, les termes « propriété » ou « responsabilité », par exemple, n’ont pas de référence car chacun constitue « un terme systématique ou logique servant à désigner non point un fait, une qualité, une relation, un évènement ou une procédure de quelque ordre que ce soit, mais exclusivement la corrélation systématique entre une pluralité disjonctive de faits-conditions et une pluralité cumulative de conséquences juridiques ». Cette analyse n’empêche pas que les autres termes composant les énoncés exprimant des normes renvoient bien à des objets réels, sinon il serait impossible de les appliquer et de tels énoncés n’auraient strictement aucun intérêt pratique. En outre, Ross estime que, malgré leur absence de valeur de vérité, les directives « décrivent » bien quelque chose. Assurément, les normes ne décrivent pas un état du monde existant et ne sont donc pas susceptibles d’être vraies ou fausses. Mais, pris globalement, les énoncés qui expriment des normes se réfèrent bien à un état du monde prescrit comme obligatoire, permis ou interdit. Et les énoncés en question, pris globalement, s’ils n’ont peut-être pas de référence actuelle, n’en ont pas moins un sens, et c’est ce sens que l’on appelle norme. Ainsi, l’analyse de Ross n’implique pas que le droit soit dépourvu d’identité ontologique propre. Simplement, cette identité n’est pas celle des objets physiques. Le droit existe sur le mode intensionnel, en tant qu’ensemble structuré de significations positives relatives à l’obligation, l’interdiction ou la permission de certaines actions.
30. On peut donc continuer à parler des normes en tant qu’entités existantes, même de façon non indépendante de nos actes, si l’on admet que la réalité inclut la production de phrases douées de sens se rapportant à l’obligation, l’interdiction ou la permission de certaines actions. On peut même parler de production ou de destruction de normes, comme s’il s’agissait d’objets physiques, d’instruments, à condition de ne pas oublier que tout cela se passe dans le langage et que ces normes ne sont jamais indépendantes des activités linguistiques humaines qui les expriment. Parler de normes comme des objets rend notre discours plus expressif et nous permet de mieux modéliser des pratiques qui se rapportent à la direction des conduites humaines. Le coût ontologique n’est donc pas exorbitant !
Ces questions relatives à l’existence de significations objectives se posent également sur le terrain épistémologique du statut des théories scientifiques.
B. L’épistémologie et la construction d’un « troisième monde »
31. à plusieurs reprises, A. Viala revient sur la conception de l’activité scientifique (v. p. 137, 168, 182, 185, 187, 192, 201, 203, 214-215) en vue de trouver une place pour une telle activité dans le domaine du droit. Il défend une forme de rationalisme critique reposant sur deux exigences : la construction de l’objet et la neutralité axiologique. Or, il faut bien admettre que la première exigence implique de rompre, en partie, avec la seconde.
Ainsi qu’il l’explique (v. supra, § 18), la science repose sur la construction d’un modèle abstrait d’explication que l’on confronte avec l’expérience (v. p. 137 et 182). Cette opération de rationalisation repose sur le principe de causalité, le rapport de causalité n’étant pas lui-même dans le phénomène étudié mais servant, par construction, à l’expliquer (v. p. 185). Selon A. Viala, en matière juridique, c’est la théorie du droit qui assume cette prétention scientifique (v. p. 203) en proposant des explications de pratiques observables au moyen d’énoncés tels que « l’interprétation est un acte de volonté » ou « l’ordre juridique ne contient aucune lacune ». Ces explications seraient bien scientifiques en ce qu’elles rendent compte de l’expérience tout en se détachant de la simple description d’une imputation déjà présente dans la norme. Ces explications introduiraient « de la causalité dans le raisonnement du juriste » (p. 187).
32. Dire que la science construit son objet se comprend dès lors que l’empirisme brut n’a pas de sens. Rien n’est jamais donné de façon directe à la perception ou à l’observation. D’une part, les lois scientifiques, en tant que rapports constants entre des variables, ne sont pas, en elles-mêmes, observables. Elles reposent sur une généralisation et une abstraction qui est le produit de l’activité savante. D’autre part, l’observation est imprégnée de théorie. La théorie précède toujours l’expérience en ce que la théorie formule une hypothèse et détermine les conditions de sa vérification empirique en élaborant un test destiné à savoir si l’hypothèse est vraie ou fausse. On ne part donc jamais de rien. On part d’une théorie qui conditionne la sélection des faits pertinents pour en évaluer la vérité. En outre, la compréhension des faits repose elle-même sur un cadre théorique. Il en résulte que l’observation est saturée de théorie et que la vérification d’une théorie ne peut pas se faire hypothèse par hypothèse, mais implique de confronter tout une branche du savoir à l’expérience. Le résultat de l’observation n’est donc pas univoque. Il implique de faire un tri, un choix dans la détermination de ce qui peut être falsifié ou vérifié. Autrement dit, la saturation théorique de l’expérience implique de retenir une forme de holisme épistémologique.
Pour ces raisons, la connaissance scientifique est effectivement plus une construction que le reflet intellectuel de la réalité. Tout le problème est de déterminer le statut de cette construction. Or, sur ce point, quelques ambiguïtés subsistent dans les propos d’A. Viala.
33. Certaines d’entre elles sont assurément terminologiques. Ainsi, la science est censée construire son objet. Mais pourquoi faudrait-il construire cet objet et s’en écarter pour mieux le connaître alors que celui-ci comporte déjà quelque chose de donné (l’imputation) ? Cette ambiguïté tient probablement au fait que le terme « objet » est employé dans des sens différents. Il faudrait donc peut-être distinguer ici la « matière » et l’« objet », comme le proposait Saussure pour expliquer le point de vue de sa linguistique.
De même, il est étonnant de dire que la « connaissance scientifique » est une « plus-value cognitive » qui relève toutefois « davantage de la construction que de la connaissance » (v. p. 203). C’est d’autant plus étonnant qu’A. Viala instruit le procès de la métaphysique en s’appuyant sur la conception dite « vériconditionnelle » de la signification cognitive promue par le positivisme logique (v. p. 12-13, 136 et 173). Selon cette conception, la signification d’un énoncé renvoie aux conditions de vérité de cet énoncé, c’est-à-dire à l’état de fait observable pour décider de sa vérité ou de sa fausseté. Pour qu’un énoncé ait un sens, il faut donc que ses termes puissent correspondre à un état du monde observable, contrairement aux énoncés métaphysiques. Or, en concevant la théorie du droit comme une construction plus que comme une connaissance, A. Viala risque de s’écarter de cette conception vériconditionnelle de la signification cognitive et de s’engager lui-même dans la voie de la métaphysique. C’est d’ailleurs ce qu’il fait par son utilisation de la notion kantienne de vérité synthétique a priori.
En effet, A. Viala explique que, par analogie, la science du droit fonctionne « au moyen de l’établissement d’énoncés qui, dans le vocabulaire kantien, n’ont rien d’analytique (de logique) mais qui ressortissent à la catégorie des énoncés synthétiques a priori : synthétiques parce qu’ils relient des expériences ; a priori parce que fort de ses observations contingentes, le juriste parie qu’elles se répéteront et leur donne ainsi un caractère universel » (p. 219). Il n’est pas question, ici, de discuter de l’interprétation de la subtile notion de vérité synthétique a priori chez Kant. On peut se contenter de remarquer que l’exemple kantien n’incite pas à en faire un modèle de la connaissance scientifique. Par ce moyen, Kant s’est principalement employé à justifier la physique newtonienne. Sa position soulève toutefois quelques questions sérieuses. D’une part, pourquoi aurait-il fallu attendre Newton pour formuler des vérités qui sont censées constituer des lois de l’entendement ? D’autre part, pourquoi de telles lois, nécessaires selon Kant, auraient-elles pu être remises en cause comme elles l’ont été par la physique quantique ? Quoi qu’il en soit, l’idée qu’il existe des vérités synthétiques a priori est incompatible avec la conception vériconditionnelle de la signification cognitive et implique, comme dans le projet kantien, de s’engager dans une voie métaphysique. Or, on ne voit pas pourquoi A. Viala l’admet sur le terrain de la raison théorique et pourquoi il y renonce, contre Kant, sur le terrain de la raison pratique, c’est-à-dire sur le terrain des valeurs et des raisons d’agir.
Ces ambiguïtés s’expliquent par la difficulté de faire l’économie des significations objectives, c’est-à-dire du « troisième monde », et des valeurs, dans l’activité scientifique.
34. Examinons, tout d’abord, la question du « troisième monde ». Comme l’explique A. Viala, la « loi scientifique crée un monde, par les mots, les concepts ou les nombres, qui se surajoute à celui dont elle rend compte. Elle est d’inspiration nominaliste » (p. 201). Mais cette inspiration nominaliste est discutable. Bien qu’A. Viala n’y fasse pas explicitement référence, le monde des constructions scientifiques peut être considéré comme une sorte de « troisième monde », selon l’expression de K. Popper. Ce dernier explique, en effet, que « nous sommes en droit de distinguer les trois mondes ou univers suivants : premièrement, le monde des objets physiques ou des états physiques ; deuxièmement, le monde des états de conscience, ou des états mentaux, ou peut-être des dispositions comportementales à l’action ; et troisièmement, le monde des contenus objectifs de pensée, qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art ». Dès lors, si l’on considère que l’on construit quelque chose comme une connaissance, il faut considérer, dit Popper, que les entités construites (théories, hypothèses, arguments,…), qui relèvent du monde des significations, présentent une certaine objectivité. Cette objectivité tient au caractère intersubjectivement communicable et collectivement utilisable des théories construites. S’il en allait autrement, ces « lois scientifiques » ne seraient que des manifestations psychologiques purement subjectives, c’est-à-dire purement privées. Nous ne sommes peut-être pas obligés de suivre Popper lorsqu’il affirme, comme Frege, que ce monde est autonome en ce sens qu’il existe même si personne ne le pense. Ce monde n’est objectif que tant que les conditions socioculturelles de son élaboration sont réunies, de sorte qu’avec le temps et l’espace les théories deviennent incommensurables. Mais il faut bien accorder une certaine objectivité aux significations pour considérer que l’on construit quelque chose, sinon l’on ne fait que rêver.
Cela explique la tendance des auteurs à réifier leur théorie. Ainsi, Kelsen peut parler de la théorie pure du droit ou M. Troper de la théorie réaliste de l’interprétation, sans qu’il faille y voir une sorte de tentative de masquer la relativité de leur position (v. p. 228-229). Cela ne veut pas dire que les théories sont objectives au sens où elles seraient vraies et définitivement irréfutables. Cela veut dire qu’elles sont objectives au sens où elles ne sont pas purement subjectives. Autrement dit, elles constituent des objets que l’on peut décrire, communiquer, développer, utiliser et critiquer collectivement.
35. Examinons, ensuite, la question des « valeurs épistémiques ». A. Viala insiste, à plusieurs reprises, sur l’exigence de neutralité axiologique. Il la justifie par une analyse des valeurs inspirée de l’empirisme logique (v. p. 12-13 et 136). Elle consiste à affirmer que la connaissance dérive de l’expérience. Par suite, toute signification cognitive ne peut être que vériconditionnelle. La signification est censée relever du rapport entre le langage et le monde. Or, puisque les valeurs ne sont pas observables, il ne peut pas y avoir de signification cognitive axiologique. En affirmant l’exigence de neutralité axiologique, A. Viala pense évidemment aux valeurs éthiques, c’est-à-dire le bien, le juste, l’utile, et aux différentes conceptions particulières qui en donnent une interprétation sociopolitique, c’est-à-dire l’utilitarisme, le libéralisme, le républicanisme, le marxisme, le féminisme, etc. Ce qu’il a en vue, en parlant de neutralité axiologique, c’est le souci d’éviter de juger le droit en vigueur. Le problème est que l’activité scientifique implique de recourir à des jugements de valeur qui posent des problèmes en partie comparables aux jugements de valeur éthiques.
Cette thèse a été développée par H. Putnam. L’argument consiste à soutenir que « les énoncés de faits eux-mêmes et les pratiques de recherche scientifique sur lesquelles nous nous fondons pour décider ce qui est et ce qui n’est pas un fait, présupposent des valeurs ». Il en va ainsi justement parce que l’empirisme ne tient pas, comme A. Viala l’a d’ailleurs clairement expliqué (v. supra, § 17 et 32). En effet, dès lors que les théories sont liées les unes aux autres, c’est tout un ensemble de théories qui est soumis à l’épreuve de l’expérience, et non une série d’hypothèses, successivement. La vérification ou la falsification devient une question globale et assez intuitive dont la solution repose sur des « critères d’acceptabilité rationnelle ». De même, si l’observation est effectivement saturée de théorie, alors « pour avoir un monde empirique, il faut déjà disposer de critères d’acceptabilité rationnelle ». Par suite, « la thèse selon laquelle la science cherche à découvrir la vérité veut simplement dire que la science cherche à construire une image du monde qui satisfera idéalement, à la limite, certains critères d’acceptabilité rationnelle ». Or, de tels critères mobilisent des valeurs épistémiques : cohérence, simplicité fonctionnelle (ontologie réduite), efficacité instrumentale, etc. Ces valeurs épistémiques ne sont certes pas identiques aux valeurs éthiques. Mais elles partagent avec ces dernières quelques propriétés sur le point qui nous intéresse ici, et spécialement celle de ne pas correspondre à un état de fait déterminé et donc de ne pas pouvoir se voir appliquer le critère empiriste de la signification cognitive.
Ainsi, plus l’on se détache de l’empirisme pour insister sur le caractère constructiviste de l’activité scientifique, comme le fait A. Viala, plus l’on s’engage dans une voie qui nous écarte de la conception empiriste de la signification cognitive et implique, de notre part, un engagement axiologique. Or, il n’existe probablement pas de conception neutre de la rationalité et nos « conceptions de la cohérence, de la simplicité et de la justification sont tout autant historiquement conditionnées que nos conceptions de la gentillesse, de la beauté et du bien ». Voilà pourquoi le pari d’A. Viala paraît difficile à tenir.
36. Il est possible de donner une illustration de ces difficultés à travers l’exemple du réalisme de Ross. Influencé par l’empirisme logique, Ross adhère à la conception selon laquelle la philosophie correspond à la « logique de la science » dont l’objet est le « langage de la science ». Il adhère aussi à la conception vériconditionnelle de la signification cognitive. Il défend donc la conception selon laquelle « l’étude doctrinale du droit doit être reconnue comme une science sociale empirique. Ce qui signifie que les propositions se rapportant au droit en vigueur (valid law) doivent être interprétées comme se référant non pas à une validité inobservable ou une force contraignante dérivée de principes a priori ou de postulats mais à des faits sociaux. […] Notre interprétation, fondée sur l’analyse précédente, est que le contenu réel des propositions doctrinales se réfère aux actions des tribunaux sous certaines conditions ». Plus précisément, « les affirmations concernant le droit en vigueur au moment présent doivent être comprises comme se référant à d’hypothétiques décisions futures rendues sous certaines conditions ». Le problème est que ces hypothétiques décisions futures ne sont pas elles-mêmes observables et la prédiction se fonde donc sur une pluralité de facteurs (nombre et concordance des applications passées et présentes d’une règle, idéologie du juge, circonstances économiques et sociales) dont le dosage rend l’affirmation doctrinale très incertaine. Il en résulte qu’une assertion relative au droit en vigueur « doit être regardée comme vraie si nous avons de bonnes raisons de supposer que cette prédiction sera satisfaite ». Autrement dit, une proposition doctrinale est vraie si elle est vraisemblable. Or, ces « bonnes raisons » et l’idée de vraisemblance qui accompagne cette recherche reposent, plus encore que dans les sciences de la nature, sur des critères d’acceptabilité rationnelle qui marquent la présence des valeurs dans l’activité scientifique. Et ces valeurs, dont il n’est pas tout à fait exclu que certaines d’entre elles soient des valeurs éthiques s’agissant du droit, même si elles ne sont pas explicitement formulées, ne satisfont pas les critères empiristes de la signification cognitive. Il devient donc difficile de séparer la connaissance et l’action. L’honnêteté consiste alors, comme le dit Ross, à considérer que « le degré de certitude est, dans de nombreux cas, si faible qu’il serait plus naturel de ne pas parler de droit en vigueur mais de conseils ou de suggestions destinés aux juges ». Encore faut-il ajouter que l’appréciation de ce degré de certitude est probablement elle-même dépendante de nos critères d’acceptabilité rationnelle.
37. Il reste, pour terminer, à revenir sur le statut et l’utilité de la théorie et de la philosophie du droit, compte tenu de ce qui a été dit.
S’agissant, tout d’abord, de la théorie du droit, la position d’A. Viala reste ambiguë. D’un côté, il semble s’inscrire dans le courant positiviste qui voit en elle une méta-théorie de la doctrine juridique. « Alors que la dogmatique juridique ne s’intéresse qu’aux normes, c’est-à-dire aux éléments particuliers de l’ordre juridique, la théorie du droit crée quant à elle, pour rendre intelligible ce dernier, des catégories abstraites qu’elle répute valables à tous les autres ordres juridiques. La première est explicative tandis que la seconde est compréhensive » (p. 11 ; v. aussi p. 23). Pourtant, il considère que c’est la théorie du droit qui constitue une activité scientifique, à la différence de la doctrine juridique. En effet, l’activité du juriste praticien est présentée comme une « technologie » qui s’intéresse « au comment du phénomène juridique » et se voue au « culte de la description » (p. 8). Bien qu’on la désigne souvent par l’expression « science du droit », il s’agit plutôt, selon A. Viala, d’une « dogmatique juridique » qui n’est qu’une « discipline descriptive à visée non théorique » (p. 11). Au contraire, on le sait (v. supra, § 18), A. Viala considère que c’est la théorie du droit qui assume cette prétention scientifique en construisant une explication non réductible à la simple description des normes juridiques positives.
A. Viala s’éloigne donc des empiristes logiques qui concevaient la philosophie comme une logique ou une théorie de la science, et non comme une science. La tâche de la philosophie consistait, selon eux, à résoudre les problèmes philosophiques en les ramenant à des questions empiriques grâce à l’analyse logique du langage. Et c’est ensuite à la science de trancher ces questions empiriques. Pour A. Viala, au contraire, la théorie du droit assume cette vocation scientifique et explicative en recherchant la causalité dans le droit (v. supra, § 18 et 31).
Mais cette façon de trouver de la causalité et de l’explication n’est pas évidente. Pourquoi considérer que l’affirmation selon laquelle « l’ordre juridique ne contient aucune lacune » est une explication causale, et de quoi est-elle une explication causale ? De même, A. Viala veut voir dans le principe hiérarchique « une réalité plutôt qu’une idée » car « dans la mesure où la hiérarchie des normes n’est pas un principe prescrit par une volonté, elle ne saurait être transgressée » (p. 223). C’est aussi certainement ce qui l’incite à admettre que « le constat de l’existence du lien d’imputation dans l’univers juridique relève toujours de la démarche scientifique » (p. 223) alors qu’il considère que la reproduction de ce lien est ce qui disqualifie la doctrine comme activité scientifique, car elle ne parviendrait pas ainsi à prendre ses distances avec son objet (v. p. 187).
38. Il semble plus juste de dire que la théorie du droit, en tant que méta-théorie de la doctrine juridique, est une théorie du second ordre, ayant pour objet non pas de décrire la réalité visée par la doctrine (c’est-à-dire tel ordre juridique positif), mais les procédures, les concepts de base et les types de raisonnement mis en œuvre dans l’activité doctrinale. La théorie du droit élabore des modèles qui rendent compte de la conception que la doctrine se fait du droit et de sa structure dynamique ou statique. Dans cette mesure, elle formule des principes, comme le principe d’imputation ou le principe hiérarchique, afin de rendre compte de phénomènes très généralement répandus dès lors que les ordres juridiques atteignent un certain degré de complexité.
Ce faisant, la théorie du droit a surtout, elle aussi, une vocation descriptive, ou explicative en tant qu’elle rend explicite des concepts ou des raisonnements qui ne le sont pas assez dans le travail ordinaire de la doctrine. Autrement dit, elle est explicative parce qu’elle clarifie et non parce qu’elle démontre l’existence de liens de causalité. Mais la théorie du droit ne se réduit pas nécessairement à une description a posteriori. Elle peut très bien se concevoir comme une sorte d’ingénierie visant à proposer des concepts, des instruments ou des modes de raisonnement nouveaux, lesquels seront ensuite utilisés par la doctrine afin de traiter des situations juridiques dont les catégories anciennes ne peuvent plus rendre compte. Parce que le droit est une production humaine, il se complexifie sans cesse, ce qui appelle toujours de nouvelles modélisations.
39. S’agissant, ensuite, de la philosophie du droit, dans ses acceptions normatives ou méta-éthiques, il est possible de lui trouver une certaine utilité même si l’on n’adhère pas au cognitivisme moral. Cette utilité tient à deux facteurs.
Tout d’abord, le contenu des normes juridiques exprime une idéologie, des valeurs. Le droit réalise ces valeurs en les traduisant en règles plus concrètes. On s’intéresse donc habituellement à ces règles concrètes et non aux valeurs qui en inspirent la substance. Mais, à certains niveaux de la hiérarchie des normes, spécialement dans les catalogues de droits fondamentaux, les normes juridiques sont très abstraites et se réduisent parfois à l’expression de certaines valeurs, que l’on désigne souvent sous le nom de « principes ». Dès lors, pour déterminer ce qu’impliquent ces normes, il devient nécessaire de raisonner sur les valeurs et de confronter, aussi rationnellement que possible, diverses théories éthiques en concurrence pour l’interprétation des normes en question. Pour un juge, en particulier, soumis à l’obligation de motivation, ce raisonnement devrait être aussi explicite que possible (contrairement au laconisme que les juridictions françaises pratiquent traditionnellement). Une recherche philosophique de cette nature permettrait ainsi d’introduire un contrôle accru sur les arguments et les modes de justification employés par les juges.
En outre, dans la mesure où l’application du droit n’est pas une activité mécanique, à chaque niveau de la hiérarchie des normes, les organes compétents disposent d’une marge de manœuvre quant à la détermination du contenu des normes qu’ils édictent, au regard du contenu des normes supérieures. Ce pouvoir discrétionnaire – qu’il concerne le législateur, le juge ou l’autorité administrative – implique un choix politique plus ou moins réfléchi, explicite, argumenté ou débattu. Ainsi, à chaque étape du processus de concrétisation, la marge de pouvoir discrétionnaire est l’occasion d’infléchir ou d’accentuer une orientation idéologique déterminée. Il faut donc raisonner sur les valeurs pour en déterminer les implications concrètes et opérer un choix dans un sens ou dans un autre. Et de ce point de vue, les modèles que les théories éthiques proposent peuvent également se révéler utiles, sans prétendre que les jugements évaluatifs ainsi exprimés soient objectifs ou correspondent à une vérité axiologique. En outre, une réflexion sur les jugements évaluatifs peut s’avérer utile dès que le juge est amené à raisonner en termes de degrés (plus ou moins bon, utile, juste, grave) et non en termes binaires (légal ou illégal). Il en va ainsi, par exemple, dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité ou, de plus en plus, dans le cadre des mécanismes de sanctions des irrégularités dont les actes juridiques sont entachés.
40. La discussion est ouverte. Ces différentes questions montrent, en tout cas, l’intérêt de l’ouvrage d’A. Viala, qui présente l’immense mérite d’en proposer une analyse qui ne soit pas simpliste. À le lire, on perçoit la réalité du renouveau de la philosophie et de la théorie du droit à l’époque contemporaine. On comprend également l’importance des interrogations sur la nature du droit que pose la revalorisation de la place du juge dans l’ordre juridique. On mesure aussi la difficulté de justifier le discours sur le droit et de définir des critères de scientificité, en même tant que la nécessité d’une telle entreprise pour ne pas laisser le champ libre à l’instrumentalisation du savoir juridique par les intérêts conflictuels. Les positions prises et les arguments avancés peuvent être critiqués. Mais l’ouvrage offre justement les conditions de possibilité du débat en explicitant les cadres théoriques qui sont mobilisés, en en précisant les présupposés et les implications, et en proposant des réponses dont la relativité est reconnue.
Malgré les réserves que nous avons formulées, il faut saluer la défense de l’exigence de neutralité axiologique. La difficulté de faire abstraction des valeurs dans la construction du discours scientifique ne doit pas conduire à camoufler nos préférences idéologiques derrière de prétendues interprétations savantes du droit positif ou du droit en général. N’oublions pas que les conflits de frontière sont propices aux invasions. La garantie la plus sûre contre un tel risque passe par l’explicitation la plus complète et honnête possible de nos présupposés ontologiques, épistémologiques et axiologiques, afin que nos engagements de toute sorte apparaissent clairement. C’est précisément ce travail d’explicitation que la philosophie vise à réaliser. On apprend donc beaucoup en lisant l’ouvrage d’A. Viala.