Hart, le positivisme juridique, l’utilitarisme et la question des droits moraux
Indéniablement, la philosophie du droit de Herbert Hart est une variante (modérée, soft, dit-il) du positivisme juridique : dans le sillage de Bentham, il se refuse à juger le droit tel qu’il est au nom d’une idée de ce que le droit devrait être. Et, selon lui, un des traits distinctifs du positivisme juridique est d’établir une séparation entre le droit et la morale, ou du moins de considérer qu’il n’existe pas entre eux de connexion nécessaire. Mais le rapport du droit et de la morale recouvre lui-même des questions multiples, qu’il importe de bien distinguer ; par exemple, la question de savoir s’il peut ou doit y avoir un « legal enforcement of morality » est une question différente de celle qui consiste à se demander si la définition du droit implique par elle-même une référence à certains standards moraux.
Pourtant, dès ses tout premiers travaux, Hart n’a cessé de se préoccuper d’une question qui, pour un positiviste « dur », comme Bentham ou Kelsen, est hérétique, celle de l’existence de droits moraux (moral rights) distincts et éventuellement supérieurs aux droits juridiques (legal rights), lesquels peuvent d’ailleurs être éventuellement conçus comme ayant un fondement de validité externe au droit positif (c’est le cas des « droits de l’homme »). Son fameux article sur les droits naturels (1955) n’est que le premier de tout un ensemble de textes où, obstinément, Hart se mesure à son meilleur ennemi, l’utilitarisme, dans ses versions classiques (Bentham, Mill) ou contemporaines (D. Lyons). Parfois, l’utilitarisme devient même un allié, lorsque Hart critique des formes à ses yeux inadéquates d’anti-utilitarisme (par exemple celles que proposent Dworkin ou Nozick), qui échouent précisément parce qu’elles continuent de penser « dans l’ombre de l’utilitarisme » au lieu de construire une théorie véritablement alternative du droit et des droits. Cette théorie, Hart pense se l’être donnée avec la « choice theory » qu’il oppose à la « benefit theory of rights » utilitariste, qu’il entend réfuter. Mais, si les droits ne sont pas seulement des « intérêts juridiquement protégés », selon la formule de Jhering, s’ils ont pour raison d’être de constituer un « protective perimeter » au sein duquel leur détenteur est « a small-scale sovereign », il est possible de revenir, au moins en partie, sur l’interdit jeté par Bentham sur les droits qui ne sont pas créés par la loi (par le droit), donc sur les droits moraux, sans succomber pour autant aux « sophismes » que dénonçait avec virulence ce dernier dans sa critique de la Déclaration des droits de 1789. En tout cas, s’il faut critiquer l’idée de moral right (ce que je crois pour ma part, à la différence de Hart), c’est sans doute sur une autre base que celle sur laquelle se fonde l’utilitarisme. L’analyse typologique des droits à laquelle procède Hohfeld et les implications philosophiques que tire Joel Feinberg de la notion hohfeldienne de claim-right sont ici précieuses. Hart lui-même en a tiré parti en formulant sa propre conception des droits, bien que celle-ci s’achève de façon plutôt aporétique, avec le constat des limites de toute « formule générale » s’appliquant à toutes les catégories de droits.
« Soft positivism » : morale et droit
Dans la Postface de la 2e édition de The Concept of Law (1994), Hart répond à « l’attaque générale contre le positivisme », menée par R. Dworkin dans Taking Rights Seriously, qui vise en particulier le « modèle des règles » qui lui y est attribué (1977). Rejetant l’imputation qui lui est faite d’une « plain fact view of the law », d’un positivisme purement factuel (conforme, en quelque sorte, au jugement de G. Jellinek faisant état d’une « force normative du factuel »), Hart définit sa propre position comme un soft positivism, un positivisme tempéré qui « admet qu’un critère de validité juridique puisse être en partie un test de nature morale ». Contrairement à Kelsen, qui nie toute interférence entre le domaine des normes éthiques et celui des normes juridiques, ou à Raz, pour qui « imposer à l’identité du droit des conditions morales indépendantes conduit inévitablement à considérer soit que toutes les règles formant une partie de l’institution sociale pertinente ne sont pas du droit, soit que certaines règles qui ne font pas partie de cette institution sont du droit », le soft positivism soutient qu’il y a entre ces deux domaines normatifs un « recoupement partiel » (partial overlap). Du coup, parmi les cinq critères qui, ensemble ou séparément, peuvent caractériser un point de vue positiviste, le critère n° 2 (« il n’y a pas de connexion nécessaire entre droit et morale ») joue un rôle décisif ; celui-ci peut éventuellement (mais pas nécessairement ; Hart, à mon sens, n’a pas besoin) être renforcé par le critère n° 5 (« des jugements moraux ne peuvent, contrairement à des jugements de fait, être émis sur la base d’une argumentation rationnelle » : c’est ce qu’on appelle le « non-cognitivisme éthique »). Ce critère doit cependant être manipulé avec doigté. Dire qu’il n’y a pas de connexion nécessaire entre droit et morale ne signifie pas qu’il n’y a pas entre eux de connexion du tout ; la théorie hartienne des « truismes moraux » formant un « contenu minimal de droit naturel » constitué de propositions indirectement normatives portant sur la « nature humaine », en est l’illustration. Mais, en dépit de ce recoupement, il importe de maintenir la distinction entre droit et morale, c’est-à-dire avant tout d’éviter de faire intervenir des options et des valeurs morales dans la définition qu’on se donne du droit ; d’où la préférence de Hart pour un « concept large » du droit qui « admet que la non-validité du droit doit être distinguée de son immoralité », plutôt que pour un « concept étroit », incorporant des valeurs morales qui reflètent la « moralité conventionnelle » propre à une société ou à une époque donnée. C’est cette option qui explique la position adoptée par Hart dans sa controverse sur le « droit nazi » avec L. Fuller (et avec G. Radbruch, converti après 1945 à une vision antipositiviste du droit qu’il rejetait précédemment). Selon Hart, il ne faut pas dire que le droit nazi n’était pas du droit, car il présentait, en gros, les caractéristiques formelles qui sont celles d’un système juridique, même s’il était massivement investi par une « moralité positive » odieuse : « laws, however morally iniquitous, would still be laws ». Il faut plutôt dire qu’il y avait de puissantes raisons morales qui incitaient ou auraient du inciter les individus à ne pas se conformer aux prescriptions d’un tel droit (par ex. l’interdiction des mariages entre Aryens et de non-Aryens, au demeurant parfaitement conforme à la « moralité positive » du nazisme). Commentant cette controverse, Joel Feinberg a fait observer qu’entre la position de Fuller (le droit nazi n’est pas du droit, il n’y avait donc pas à y obéir) et celle de Hart (le droit nazi était bien du droit, mais il y avait des raisons morales impérieuses d’y désobéir), la différence pratique est faible, même si elles reflètent des conceptions très différentes de ce qu’est le droit : sous le régime nazi, Hart et Fuller se seraient probablement retrouvés dans la même cellule !
En réalité, ce que récuse le soft positivism, ce n’est pas le fait (évident) que le droit existant est toujours le véhicule – conscient ou non – de certaines valeurs morales forcément discutables et dont il faut avoir conscience qu’elles sont sujettes à contestation ; ce que Hart rejette, c’est le moralisme juridique, c’est-à-dire la position suivant laquelle le droit aurait à promouvoir certaines valeurs morales « positives », à leur donner force exécutoire et à sanctionner leur non-respect, même lorsque les conduites qui y contreviennent ne nuisent pas à autrui. Sur ce point, Hart s’inscrit dans la droite ligne de John Stuart Mill, dont le harm principle pose que « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres », ce qui exclut aussi bien le « paternalisme » (empêcher quelqu’un de se nuire à lui-même : cas de l’usage de drogues) que le « moralisme » (contraindre quelqu’un à respecter des standards moraux considérés, pour une raison ou une autre, comme devant s’imposer à tous).
Le propos du livre Law, Liberty and Morality illustre ce refus du moralisme juridique : Hart y critique la thèse de certains éminents juristes britanniques (lord Devlin pour la version soft, et James F. Stephen, un contemporain de Mill, pour la version hard de cette position) : selon eux, le droit aurait pour vocation légitime (sinon unique) « the enforcement of morals », en l’occurrence en sanctionnant pénalement l’homosexualité. L’argumentation de Hart est habile : au lieu de rejeter l’idée que le droit a quelque chose à voir avec la moralité (ce qui n’est d’ailleurs pas sa position), il fait une distinction entre ce qu’il nomme la « moralité positive » ou la « moralité sociale » (c’est-à-dire les normes morales qu’une société donnée reconnaît comme valides, sa morale conventionnelle) et la « moralité critique » (on pourrait dire aussi de rang 2), c’est-à-dire les principes « méta-normatifs » à l’aide desquels on évalue les règles de la moralité positive. Il montre alors d’une part que le moralisme juridique, au moins dans sa version « dure » (Stephen), est solidaire d’une vision rétributiviste contestable de la moralité positive, vision qui conçoit la punition comme une forme de vengeance sociale ; et d’autre part que la seule justification critique que l’on pourrait donner au programme d’un legal enforcement of morality serait le principe (inacceptable) de « conservatisme moral » selon lequel le maintien du statu quo moral et de valeurs particulières justifie d’infliger à ceux qui semblent le mettre en péril des souffrances allant de la stigmatisation sociale à diverses formes d’atteintes à l’intégrité corporelle. À ce mauvais principe de rang 2, Hart, dans le droit fil de Mill, oppose le double principe de moralité critique selon lequel 1/ « la restriction de la liberté est mauvaise » ; et 2/ l’infliction de maux (le châtiment) ne peut se justifier qu’en vue de prévenir les conduites qui nuisent à autrui (« seules les conduites nuisibles sont punissables »). À quoi s’ajoute, ce qui réfute un conservatisme moral qui ne serait fondé que si l’on pouvait montrer que toute règle morale doit être respectée dès lors qu’elle existe, le principe critique suivant lequel « les institutions actuelles de toute société, y compris sa moralité positive, sont ouvertes à la critique ».
Dira-t-on que Hart fait le choix d’opposer une morale de tolérance à une autre qui serait intolérante, rétrograde, etc. ? En choisissant d’argumenter sur le plan de la moralité critique ou formelle (de rang 2) et non sur celui de la moralité substantielle, il échappe à ce soupçon ; de fait, Hart évite soigneusement de porter un jugement explicite sur le caractère moralement répréhensible qu’aurait ou non l’homosexualité. Il admet volontiers que la « moralité sociale » (la Sittlichkeit !) puisse, à un moment donné, la réprouver, et il reprend alors (mais ce n’est pas l’essentiel du propos, loin s’en faut), l’argument libéral classique de la nécessaire protection des minorités contre le risque d’une tyrannie de la majorité. Mais son refus du moralisme juridique (Devlin) et du conservatisme moral (Stephen) se fonde exclusivement sur des principes de moralité critique (des principes de rang 2) qui sont selon Hart susceptibles d’obtenir l’adhésion de tous ; en revanche, la thèse justifiant la répression judiciaire de l’homosexualité engage tacitement des principes critiques dont ses partisans ne pourraient pas raisonnablement accepter qu’on les applique à leurs propres choix substantiels, ce qui la prive de la « justification forte » que requiert, suivant les principes libéraux, toute restriction de la liberté individuelle, une restriction qui est toujours « prima facie objectionable ». Hart note au passage que des auteurs comme Burke ou Hegel, généralement considérés comme peu progressistes, ont justifié leur adhésion à une figure historique de la moralité positive par des raisons « critiques » (méta-positives) : la puissance de la tradition pour l’un, la « raison dans l’histoire » (ou la convertibilité de l’effectif et du rationnel) pour l’autre.
On peut cependant apporter certains correctifs au raisonnement de Hart, tout en conservant sa ligne directrice. Joel Feinberg a montré, à l’aide d’une casuistique subtile, que des exceptions peuvent et doivent être faites au rejet du paternalisme (dans le cas des handicapés, par exemple) et du moralisme juridique (dans le cas de ce qu’il nomme des « free floating evils », par exemple la violation d’un tabou universellement reconnu : cas de relations incestueuses entre adultes). Or ceci peut conduire à une révision partielle des convictions libérales gravées dans le marbre par Mill, du moins si l’on accepte l’hypothèse (à mon avis discutable) suivant laquelle il y aurait, à côté et au-dessus de la « moralité conventionnelle », quelque chose comme une « vraie moralité » ; même un libéral, soutient Feinberg, peut être un « legal moralist » en un sens strict et délimité, s’il admet la possibilité qu’existent des « vérités morales » indépendantes de la moralité sociale actuelle. Autrement dit, à condition d’écarter le 5e critère hartien (non-cognitivisme éthique), il est possible de considérer que le droit peut et doit sanctionner la « vraie immoralité », même lorsqu’elle n’entraîne pas de dommage pour autrui (il s’agit de ce que Feinberg nomme « non-grievance evil », mal sans tort, qui lui-même est un cas particulier de « harmless wrong-doing »). C’est là, et Feinberg n’y voit pour sa part aucun inconvénient, un point de vue déviant par rapport à l’orthodoxie positiviste, puisque, tout comme la thèse de Dworkin selon laquelle il existe des droits qui « sont naturels en ce sens qu’ils ne sont pas le résultat d’une législation ou d’une convention », il conduit à réhabiliter une forme modeste de jusnaturalisme procédural codifiant les principes formels « faibles » de ce que Lon Fuller, en la distinguant de ce qu’il nomme « the higher law », nomme « the internal morality of law ». S’engager dans une telle voie est cependant périlleux, à mon sens, et je crois que les mises en garde de Hart doivent être entendues. S’il existe quelque chose comme une « vraie moralité », elle ne peut consister (Feinberg et même Fuller le reconnaissent) en propositions normatives substantielles, mais seulement en propositions relevant de la « moralité critique », c’est-à-dire des règles méta-normatives telles que le principe aristotélicien d’équité ou la « règle de justice » au sens de Perelman (il faut traiter identiquement des cas identiques et différemment des cas différents) ; en effet, de telles règles procédurales – qui de fait ne sont pas très différentes des règles secondaires au sens de Hart, si ce n’est qu’elles se présentent comme des règles morales – permettent théoriquement de discriminer celles des normes de la morale conventionnelle qui méritent d’être remises en question et celles qui ne le méritent pas . Il est sans doute plus prudent d’être, comme Hart, libéral et positiviste que d’être, comme Feinberg, libéral et antipositiviste. Ceci me conduit à réexaminer la question des droits moraux, traditionnel point de clivage entre jusnaturalisme et positivisme.
« Natural rights » et droits moraux. Réfutation de l’utilitarisme
Une fois établie la teneur propre du soft positivism hartien (1/ rejet du moralisme juridique ; 2/ admission d’un « recoupement partiel » entre droit et éthique), il devient possible, tout en se maintenant dans le cadre du positivisme (i. e. en se refusant à juger le droit tel qu’il est au nom d’une idée de ce qu’il devrait être), de soulever la question (irrecevable pour un positiviste « dur » comme Bentham) de l’existence et de la justification de droits moraux, c’est-à-dire de droits qui, contrairement aux legal rights, sont « censés exister indépendamment de la reconnaissance et de la sanction sociales ». C’est ce que fait, de manière subtile, l’article « Are there any natural rights? » (1955). Au lieu de répondre à la question par « oui » ou « non », Hart suggère que la réponse positive vers laquelle il incline (à savoir qu’il existe bien quelque chose comme des droits moraux distincts des droits juridiques) est solidaire et dépendante de l’idée qu’il existe un « droit naturel de tous les hommes à être libres », pour autant qu’ils sont « capables de choix » ; or il n’est pas possible de ne pas accepter cette idée.
Toutefois, avant d’examiner la démonstration de cette thèse, il convient d’examiner les arguments puissants que l’utilitarisme a avancés à son encontre. Convaincu de ce qu’« une fondation satisfaisante ne peut être donnée à une théorie des droits aussi longtemps que la recherche est menée dans l’ombre de l’utilitarisme », ce qui est selon lui le cas même d’anti-utilitaristes militants comme Rawls, Dworkin ou Nozick, Hart procède à une évaluation détaillée des arguments de l’utilitarisme classique (Bentham, Mill) et contemporain (Lyons) à l’encontre des droits moraux et, a fortiori, des droits « naturels ». En ce qui concerne Bentham, son rejet radical de tout droit autre que juridique et positif (Hart cite sa formule : « right and legal right are the same thing »), sa conviction selon laquelle les droits autres que ceux que crée la loi positive sont des « nonentities », si elle peut s’expliquer historiquement par son combat acharné contre les errements de la Révolution française, dont la Déclaration des droits est à ses yeux le signe avant-coureur, « nous semble maintenant absurde ». D’autant plus qu’on pourrait fort bien construire une théorie utilitariste « simple et directe » de certains droits moraux, en les fondant sur des « utilitarian entitlements ». Mais ni Bentham, ni Mill n’ont voulu s’engager dans une telle voie, alors qu’ils disposaient à partir de leurs propres prémisses d’éléments pour le faire. Au lieu de cela, Mill, qui a tenté de réconcilier l’utilitarisme et les droits moraux, fait le choix d’une théorie « indirectement utilitariste » combinant un argument non utilitariste fondé sur le « principe de liberté » énoncé au premier chapitre de On liberty et un argument utilitariste fondé sur l’utilité générale. Or cette combinaison n’est pas cohérente, car le principe de liberté et le principe d’utilité sont structurellement incompatibles : le premier est un principe distributif, le second est un principe agrégatif. Mill aurait donc dû choisir entre la justification libérale et la justification utilitariste des droits moraux, ce qui veut dire pour Hart : il aurait dû renoncer à l’argument utilitariste, lequel jouera toujours contre l’existence de droits individuels fondamentaux (parce que le principe d’utilité peut toujours, à un moment ou à un autre, exiger qu’on les sacrifie au nom de l’utilité générale).
Hart critique aussi la tentative de David Lyons d’interpréter la position de Mill comme une forme de rule utilitarianism, d’utilitarisme de la règle (alors que Bentham professe pour sa part clairement un utilitarisme de l’acte) ; dans cette perspective, Lyons pense que « certaines règles confèrent des droits auxquels il n’est jamais permis de porter atteinte au nom du welfare ». Hart rejette cet argument, au motif qu’un utilitarisme des règles ne peut pas mieux fournir une théorie consistante et robuste des droits que l’utilitarisme de l’acte. Pour parvenir à construire une telle théorie, il faut bel et bien écarter le principe d’utilité, qui peut tout au plus fournir un indicateur de l’importance de certains droits moraux, mais en aucun cas les fonder ; d’ailleurs, c’est lorsqu’il s’écarte du principe d’utilité que Mill parvient à justifier de façon convaincante le caractère intangible de droits assurant à chaque individu, dans la mesure où ses actes ne nuisent pas à autrui, « une aire de liberté ». D’une certaine manière, Lyons lui donnera acte de cette critique puisque, dans un article ultérieur, non seulement il admet que l’utilitarisme ne parvient à justifier l’existence de droits moraux (contrairement au point de vue défendu dans l’article précité), mais il va jusqu’à douter qu’il puisse fournir une théorie satisfaisante des droits juridiques eux-mêmes. Hart ne va pas si loin, du moins explicitement, mais toutes ses analyses convergent vers l’idée que la perspective utilitariste n’est pas la bonne si on veut construire une théorie des droits en général, et en particulier des droits moraux fondamentaux. Comme Mill en a eu l’intuition – sans oser en tirer les conséquences – c’est vers le principe de liberté, non vers le principe d’utilité qu’il faut se tourner pour construire une théorie consistante des droits. De fait, les véritables droits universels revenant à chaque être humain, ceux dont « aucun individu humain ne peut se passer », peuvent être identifiés « tout à fait indépendamment de l’utilité générale ».
Choice theory et benefit theory of rights
Il faut donc concevoir les droits moraux fondamentaux comme des « contraintes négatives » structurellement associées au principe fondateur qu’est la liberté de l’individu ; ce qui correspond exactement à la conception libérale classique des droits. En effet, le refus d’un tel couplage entre droits et liberté (qui est incompatible avec celui des droits et de l’intérêt) entraîne selon Hart des conséquences inacceptables. On ne parvient alors à comprendre ni les propriétés de ce qu’il nomme les « droits spéciaux » ni celles des « droits généraux ». Les droits spéciaux sont ceux dont l’exercice, fondé sur une justification particulière (par exemple une promesse), affecte une personne particulière ; ce sont donc des claim-rights. Les droits généraux sont ceux qui, « affirmés de manière défensive », protègent l’individu contre les ingérences externes ; ils correspondent à ce qu’on nomme usuellement les libertés négatives. Dans les deux cas, l’exercice de ce droit met en œuvre ce que Hart nomme une « liberté bilatérale », autrement dit : une liberté ouverte à des choix, un libre arbitre. Le titulaire d’un droit, spécial ou général, peut l’exercer (réclamer du promettant qu'il tienne sa promesse ; exiger que quiconque s’abstienne de s’ingérer dans le « périmètre protecteur » que sont les libertés fondamentales). Mais son titulaire peut aussi ne pas l’exercer : le créancier peut dispenser le débiteur de rembourser sa dette ; le propriétaire peut autoriser quelqu’un à pénétrer chez lui. Autant que l’exigibilité ou l’opposabilité (qui, comme l’a souligné Hohfeld, ne concerne que certains droits, les claim-rights), c’est ce caractère ouvert qui fait selon Hart la particularité des droits (moraux et juridiques). Cette propriété lie nécessairement la notion de droit subjectif (right) à l’idée de libre choix : avoir un droit, c’est avoir « une justification morale pour interférer [ou non] avec la liberté d’autrui ». Or ceci engage une conception bien précise des droits et de la liberté, qui correspond à ce que l’on nomme désormais la choice theory (ou will theory) of rights. Cette théorie, dont l’article de 1955 sur les droits naturels offre une esquisse, est exposée de façon détaillée dans l’article « Legal Rights » (1973), à partir d’une analyse serrée des vues de Bentham (et, indirectement, de celles de Hohfeld).
La choice theory se présente comme une alternative à la conception utilitariste des droits comme « intérêts juridiquement protégés », selon la formule de Rudolf Jhering ; pour sa part, Hart nomme cette conception qu’il récuse, et à laquelle Bentham a donné son expression canonique, la benefit theory of rights (mais on parle aussi d’interest theory). Selon cette théorie, explique Hart, « toutes les obligations […] correspondent à des droits dont les détenteurs sont supposés bénéficier de leur accomplissement ». Or, outre les réserves qu’on peut avoir à l’égard de l’arrière-plan utilitariste de cette conception, et sur lesquelles je ne reviendrai pas, elle rencontre une série d’objections. Il n’est pas vrai, d’abord, que tous les droits soient corrélés à des obligations ; ce n’est pas le cas, par exemple, des libertés, dont le corrélat, en suivant Hohfeld, n’est pas une obligation mais un « non-droit » d’interférer avec l’exercice de ce droit. En second lieu, il existe des obligations dont le corrélat n’est pas un droit conféré à des individus assignables, mais à des classes d’individus ; faut-il alors considérer – c’est une difficulté soulevée par Jhering – que tous les individus faisant partie de cette classe ont ce droit ? (Hart, d’accord avec D. Lyons, considère que Bentham échappe à cette critique en adoptant une « qualified beneficiary theory » : seules les obligations relatives à des individus déterminés créent effectivement un droit). Troisièmement, la benefit theory ne parvient pas à rendre compte d’un cas comme celui de l’obligation bénéficiant à un tiers : si A promet à B de prendre soin en son absence de sa vieille mère, A a une obligation, mais envers B, et seul celui-ci (et non la bénéficiaire présomptive) possède un droit corrélatif. Enfin, le lien strict établi par la benefit theory entre droits et obligations rend la première notion superflue ; Kelsen en a tiré la conséquence, en estimant que les droits subjectifs ne sont que les « reflets » d’obligations antécédentes et que, par conséquent, la théorie du droit peut s’abstenir de traiter des droits. Les droits, et en particulier les moral rights, seraient donc des « dispensable entities ».
Ces déficiences de la benefit theory conduisent Hart à proposer une théorie alternative, selon laquelle un droit n’est pas un avantage reconnu ou un « atout maître », mais le pouvoir de « déterminer par son choix comment un autre devrait agir ». Il précise la notion dans les termes suivants :
« L’idée est celle d’un individu auquel le droit (law) donne un contrôle exclusif, plus ou moins extensif, sur l’obligation d’une autre personne, de telle sorte que dans l’aire couverte par cette obligation l’individu qui est détenteur du droit (right) est comme un souverain en miniature à qui cette obligation est due ».
Autrement dit, avoir un droit, c’est exercer un pouvoir sur la conduite d’autrui, un contrôle qui laisse toujours un choix au titulaire du droit. En cela, l’idée de droit subjectif est indissociable de celle de free choice : le détenteur du droit peut exiger ou non l’accomplissement de l’obligation, il peut ou non faire exécuter une sanction en cas de non-respect de celle-ci, etc. C’est la raison pour laquelle Hart conteste qu’il y ait à strictement parler des droits des enfants ou des droits des animaux. Il existe bien entendu des obligations envers les enfants et les animaux, mais parler de droits supposerait qu’ils soient en mesure de renoncer au bénéfice de ces obligations ; or un enfant ne peut pas libérer ses parents du devoir de le nourrir ou de l’éduquer, et un chien ne peut pas libérer son maître de l’obligation de ne pas le maltraiter. En revanche, un créancier peut renoncer au remboursement de la dette, et c’est ce caractère bilatéral, ouvert, qui fait qu’il a véritablement un droit.
La substitution de la choice theory à la benefit theory of rights n’offre selon Hart que des avantages, car elle permet une description unifiée des trois grands types de droits distingués par Bentham, à savoir (en employant le vocabulaire de Hohfeld, en dépit du fait que la choice theory implique comme on va le voir une révision partielle de la typologie hohfeldienne) : les privileges (droits-libertés), les claim-rights (droits opposables) et les powers. Dans les trois cas, le droit que l’on a est une liberté « bilatérale », ouverte au choix, et non une liberté « unilatérale » (une liberté que je serais en quelque sorte dans l’obligation d’exercer), et c’est ce qui fait qu’un droit peut se définir comme un « choix respecté » (et un droit juridique comme un choix respecté et protégé par la loi). Toutefois, cette théorie présente des limites – Hart assume d’ailleurs les « limites de toute théorie générale » – et des difficultés. Les limites tiennent d’une part au fait que l’analyse en termes de choix n’épuise pas tout le contenu de la notion de droit (right). Si la notion de bénéfice ou d’intérêt doit être écartée en tant que principe explicatif des droits, elle a certainement sa place dans une définition complète de ceux-ci : les droits sont aussi des « intérêts protégés », même si ce n’est pas parce qu’ils correspondent à des intérêts qu’ils sont des droits. Cette précision permet de répondre au moins partiellement à une des objections principales qui sont faites à la choice theory, à savoir qu’elle ne parviendrait pas à compte de l’existence de droits inaliénables, de ces droits dont, comme disait Hobbes, je ne puis me défaire qu’en ignorant le sens des mots que j’emploie.
Une difficulté subsiste néanmoins en ce qui concerne les libertés fondamentales : si on comprend bien que, pour reprendre un exemple de Hart, le droit de regarder dans le jardin de mon voisin soit aussi un droit de ne pas regarder dans ce jardin, peut-on dire que le droit à ne pas subir un « châtiment cruel et inhabituel » (8e Amendement de la Constitution américaine) me permet aussi d’accepter de le subir ? Évidemment non, car cela porterait atteinte à un intérêt fondamental (la dignité et l’intégrité personnelle). Par où l’on voit que le couplage utilitariste du droit et de l’intérêt, s’il comporte peut-être un vice, n’est pas sans avantages en ce qui concerne la politique des droits. On pourrait aussi ajouter, et c’est une autre critique, qu’il existe des obligations « asymétriques », qui ne sont pas à proprement parler corrélées à des claim-rights, même si elles peuvent déclencher la revendication d’un droit. C’est vrai de bon nombre d’obligations morales, mais c’est également vrai de certaines obligations juridiques. L’obligation de s’acquitter de ses impôts n’a pas pour corrélat la jouissance des droits civiques, même si elle constitue une base forte pour les revendiquer (« No taxation without representation » !) ; d’ailleurs, lorsque je suis privé de mes droits civiques par une condamnation judiciaire, cela ne me dispense pas de payer mes impôts. Au demeurant, Hart reconnaît que la choice theory, si elle parvient bien à fournir une théorie des droits (et des obligations) des individus les uns par rapport aux autres, ne parvient pas à elle seule à fournir une théorie consistante des droits fondamentaux, des droits constitutionnels des individus face au gouvernement.
Entre Bentham et Hohfeld
Hart juge que, pour une réflexion approfondie sur les droits, Bentham est « a more thought-provoking guide than Hohfeld ». À vrai dire, il est certain que Bentham a sur bien des points anticipé la typologie hohfeldienne – à l’exception notable des immunities, qui n’entrent pas dans le périmètre des droits dont il traite. Il n’en reste pas moins que la réflexion de Hart sur les droits, en particulier dans l’article « Legal Rights », est, tout comme sa lecture de Bentham, constamment orientée par les distinctions faites par Hohfeld en vue de clarifier l’usage ordinaire, imprécis, de l’expression « avoir un droit ». Du reste, Hohfeld est un complément indispensable si l’on veut combler ce qui est le principal déficit de la choice theory : son incapacité à rendre compte de l’existence de droits fondamentaux inaliénables. Il y a besoin à cet effet d’un quatrième type de droit, qui a sa place dans la classification hohfeldienne, mais sur lequel Bentham (dont l’analyse des droits sert pourtant de fil conducteur à Hart) fait silence, sans doute parce qu’il suspecte l’idée qu’on puisse introduire des limites constitutionnelles au pouvoir du législateur : il s’agit des immunités. Chez Hohfeld, l’immunité, c’est-à-dire le fait de ne pas être assujetti à une certaine position (celle de débiteur, par exemple), a pour corrélat la disability, l’incapacité de modifier la position juridique d’autrui. Hohfeld note au passage que le mot right est « plus employé dans le champ des immunités qu’ailleurs », ce qui indique que cette notion d’immunité est sans doute une composante essentielle de ce qu’est un droit fondamental. Or, comme on l’a vu, la choice theory ne permet pas de rendre compte de ces immunités fondamentales, qui sont évidemment de la plus haute importance pour les individus, puisqu’elles définissent les limites du pouvoir qu’a l’État de modifier leur situation. La choice theory ne couvre pas toute l’extension du concept de right ; mais c’est peut-être parce que ce champ est si vaste et si varié qu’une telle théorie globale des droits serait triviale. C’est la conclusion vers laquelle Hart paraît s’acheminer lorsqu’il déclare qu’il n’existe pas de « formule générale » des droits, sauf à conférer à ce mot une compréhension extrêmement ténue. C’est le cas chez Hohfeld, lorsqu’il dit qu’au sens le plus large, le mot right désigne « any legal advantage, whether claim, privilege, power or immunity ».
C’est pour conférer au concept de right une signification plus précise, et aussi pour combler le déficit que comporte la choice theory en ce qui regarde les droits inaliénables, que Hart modifie sur deux points significatifs les vues de Hohfeld.
1/ Pour Hart, un claim-right implique toujours simultanément un power hohfeldien. Un claim-right est un droit opposable : directement dans le cas des droits « spéciaux », qui sont opposables à des personnes ou entités déterminées en fonction d’une justification spécifique ; indirectement dans le cas des droits « généraux », opposables à tous en raison même du droit de chacun à être libre, et qui sont pour la plupart des privileges hohfeldiens, des libertés. Mais l’opposabilité (c’est-à-dire la connexion du droit à une obligation, fût-elle négative) implique ipso facto la capacité d’exercer un contrôle sur la situation corrélative d’autrui : c’est tout le sens de l’image du « souverain en miniature » utilisé pour désigner le right-holder. Autrement dit un droit au sens plein du terme est une combinaison d’un claim-right et d’un power, puisque le titulaire d’un droit opposable est toujours en mesure d’agir sur la situation de son « adversaire », par exemple en le libérant de sa « dette ».
Ce point, comme je l’ai dit, fait difficulté, car il semble difficilement compatible avec l’existence de droits inaliénables. Reste à savoir si de tels droits sont effectivement des droits juridiques, ou s’ils sont, comme la plupart des droits de l’homme, des droits moraux voire des revendications politiques. On pourrait alors dire que la modification à laquelle procède Hart de la distribution hohfeldienne des droits et des pouvoirs ne concerne que les droits strictement juridiques, mais pas les droits moraux (même constitutionnalisés) ou les revendications de nouveaux droits ou d’une extension du nombre de leurs titulaires. Au demeurant, il faut ajouter que rien n’interdit chez Hohfeld lui-même une telle combinaison ; en effet, les pouvoirs et les immunités sont des droits de rang 2, dans la mesure où ils ne créent pas directement des obligations mais jouent sur l’allocation et l’exercice des droits de rang 1 que sont les libertés et les claim-rights, ainsi que sur les obligations ou les non-droits corrélatifs.
2/ La deuxième modification, la plus importante, du tableau hohfeldien est que Hart confère un rôle prépondérant aux libertés et aux immunités (celles-ci fixant les limites de la distribution des droits opposables et des libertés conformément aux pouvoirs impartis aux rights holders). Il juge en effet que « un élément de droit-liberté est inclus dans la plupart des types importants de droits juridiques ». Il faut donc considérer que les libertés, qui définissent un « périmètre protecteur » autour de l’individu, ont une priorité logique sur les droits opposables, car elles les rendent possibles. On peut dire la même chose des immunités par rapport aux pouvoirs. En effet, c’est en accordant une priorité « lexicale » aux immunity rights qu’on peut parvenir à élaborer une théorie des droits fondamentaux dans le cadre de la conception générale des droits définie par la choice theory. Une immunité (dont le corrélat est un no-power d’interférer dans cette sphère protégée) est avant tout une protection contre un changement législatif, voire constitutionnel, qui porterait atteinte aux droits de rang 1 (libertés et droits opposables). Dès lors, la notion d’immunité constitue une sorte de « clause de sauvegarde » de l’ensemble du système des droits individuels ; elle pourrait donc constituer une pièce maîtresse d’une théorie non jusnaturaliste des droits de l’homme.
En conclusion, il faut dire un mot de l’idée de Hart selon laquelle les droits se fondent en dernière instance sur ce droit quasi-naturel (car précédant tous les droits conférés par la loi positive et présupposé par eux) qu’est « le droit égal qu’ont tous les hommes à être libres ». Cette idée (clairement anti-utilitariste) d’un droit fondateur des autres droits, d’un « droit aux droits », selon la formule popularisée par Arendt, rejoint une thèse avancée par Kant dans l’Introduction de la Doctrine du droit, à savoir que parmi les « droits naturels » (natürliche Rechte), la liberté est le seul à pouvoir être considéré comme un « droit inné » et non pas comme un « droit acquis », dans la mesure où elle est la pré-condition de tous les autres droits (naturels et positifs) : sans liberté (au sens juridique : être sui juris ; mais aussi au sens moral : être en mesure de faire un choix, disposer d’un « libre arbitre »), il n’y a pas de « sujet de droit(s) », donc pas de droits. Par liberté, Kant n’entend pas ici la liberté « cosmologique » de la 3e Antinomie, ni l’autonomie de la raison pratique au sens de la 2e Critique, mais tout simplement le pouvoir d’arbitrer entre deux options données. Or c’est exactement cette liberté « maigre » dont l’Introduction de la Doctrine du droit fait la pré-condition de tous les droits, y compris de ceux qui sont considérés comme « naturels » (i. e. non créés par la loi positive). Autant dire qu’il y a chez Hart (comme chez Kant) une priorité de la liberté par rapport à tous les droits, tout simplement parce que sans supposer celle-ci il n’est plus possible de penser ces droits en tant que droits (et non en tant que concessions, etc.) : je ne puis posséder un droit (à quelque chose, vis-à-vis de quelqu’un…) que si je puis être considéré non seulement comme y ayant un intérêt, mais comme un sujet non contraint dans ses choix, sujet capable de choisir A ou B, et ce faisant d’agir sur la position de son partenaire (dans le cas des droits spéciaux : mon propriétaire ou mon locataire ; dans le cas des droits généraux : tout individu).
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