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a théorie de l’État est en proie au doute. L’objet même de sa réflexion, l’État moderne, semble en effet ces derniers temps dépassé par un certain nombre d’évolutions, à commencer par le phénomène général de la globalisation. À la pointe scientifique de ce mouvement actuel, les « théories globales du droit global », à l’influence grandissante, suggèrent d’ailleurs de prendre acte de l’« obsolescence des États ». Tel n’est pas, toutefois, le propos du présent volume de la revue Droit & Philosophie. En plaçant la théorie de l’État face à l’anthropologie, l’idée est d’aborder l’interrogation centrale relative à l’existence de l’État sous l’angle non pas de l’adaptation au « progrès », mais de la relation à « l’ailleurs ».

Cet ailleurs, situé au-delà de la modernité occidentale où l’État est né, et auquel l’anthropologie entend prêter une attention toute particulière par le biais d’une sorte d’exigence méthodologique de délicatesse morale à son égard, prend schématiquement la forme d’une « société sans État ». Cette catégorie commodément synthétique et suggestive, que l’on rencontre dans la plupart des contributions au numéro, suppose pour l’essentiel d’admettre que l’absence de l’État n’implique pas l’absence du politique et du droit. En d’autres termes, et c’est au fond le postulat anthropologique par excellence en la matière, les sociétés « primitives », ou à tout le moins « non-occidentales », sont aussi des sociétés dotées d’une organisation politique et d’une armature juridique.

En ce sens, si la démarche anthropologique rejoint le « global turn » en considérant que le politique et le juridique ne se réduisent pas à l’étatique, elle ne conduit cependant pas à la thèse de l’obsolescence de l’État, mais bien plutôt à la thèse de la singularité de l’État. Du point de vue anthropologique adopté ici, l’État n’est donc pas une coquille vide, mais, pour ainsi dire, une coquille parmi d’autres, c’est-à-dire un modèle de régulation sociale qui se différencie d’autres façons de faire que l’on schématise avec le modèle de la « société sans État ». Il est ainsi possible de réfléchir aux implications à la fois théoriques et pratiques de la relation entretenue par le modèle étatique avec ce modèle littéralement venu d’ailleurs qui, sauf préjugé et donc erreur méthodologique, fait office de contre-modèle sérieux.

Objet central du numéro, la relation de la théorie de l’État avec l’anthropologie est examinée par les articles qui suivent selon deux approches distinctes, l’une juridique (I), l’autre politique (II).

Pour peu qu’il y ait contact, il paraît pour le moins délicat pour la théorie de l’État d’admettre la pertinence du postulat anthropologique d’un « droit sans État ». L’idée même de souveraineté, en effet, suppose la prétention de l’État à monopoliser le droit de dire le droit au sein d’un territoire donné. Ce qui, en toute logique, implique de refuser une quelconque valeur juridique intrinsèque à la coutume. Par principe donc, pour reprendre une formule lapidaire de Philippe Gout, « [l]e droit est étatique ou il n’est pas ». Si le droit étatique se veut exclusif là où s’étend son empire, on comprend bien que les rapports avec le droit coutumier ne peuvent que s’inscrire sous le signe d’une certaine hostilité. Cette tension inévitable se retrouve au cœur de la notion de « pluralisme juridique profond » élaborée par l’anthropologue américain John Griffiths (1940–2017) afin, précisément, de prendre en considération l’existence juridique de règles coutumières dépourvues de toute reconnaissance par les institutions étatiques, et tout spécialement par le juge. Du fait de ce défaut d’« officialité », voire même potentiellement de son « illégalité », le droit coutumier ainsi conçu n’est pas tant un droit sans État qu’un droit malgré l’État.

En raison de la large problématique qu’elle soulève, et bien qu’aucun auteur ne s’y réfère, la notion de pluralisme juridique profond peut être considérée comme le nœud commun des cinq contributions regroupées dans la première partie du volume, intitulée « Le défi du droit sans État ». Les trois premières tendent en effet à soutenir l’idée selon laquelle la dualité « droit étatique–droit coutumier » constituerait le véritable pluralisme juridique, tandis que les deux dernières soulèvent la question de la possibilité même d’un tel pluralisme, et invitent ainsi à se demander s’il ne s’avérerait pas finalement intenable.

Concernant l’idée du pluralisme juridique véritable, on entre d’emblée dans le vif du sujet avec la contribution d’Antonio Spampinato qui, sur la base des travaux du philosophe du droit Antonio Pigliaru (1922–1969), donne à voir du droit dans la coutume sarde de la vendetta. L’auteur étudie ainsi la manière dont Pigliaru, dans le cadre d’une entreprise savante de « codification », conçoit juridiquement ce « devoir de venger l’offense » institutionnalisé au sein de la communauté sarde jusqu’au xxe siècle. Ce droit coutumier de la vendetta entre inévitablement en conflit avec la loi de l’État italien, et Antonio Spampinato souligne comment le berger sarde, pris dans une « lutte qui vise à revendiquer la valeur juridique de la vendetta vis-à-vis du droit étatique », entreprend d’instrumentaliser les juridictions pénales italiennes afin de le protéger en obtenant l’acquittement de l’« offensé », voire de le réaliser en s’assurant de la condamnation de l’« offenseur ». Bien qu’il s’agisse d’une lutte essentiellement intellectuelle, Henry Sumner Maine (1822–1888), comme le montre Marc Goëtzmann dans sa contribution, entend également défendre la juridicité de la coutume, et plus précisément ici des coutumes des « “communautés de village” de l’Inde », face au droit de la Couronne britannique. L’auteur met ainsi en lumière la façon dont Maine, inspiré par l’évolutionnisme de « l’anthropologie naissante », distingue et confronte deux modèles « d’organisation sociale de la force » – l’un « primitif » axé sur la coutume et l’autre « moderne » axé sur la souveraineté –, afin d’opérer une critique constructive de la « théorie impérativiste du droit », qui prône l’exclusivité du second modèle et se retrouve sous les plumes de Hobbes, Bentham et Austin. Outre cet objectif théorique, Marc Goëtzmann relève également chez Maine, alors officier colonial britannique, une visée pratique : répondre aux difficultés rencontrées par la Couronne pour gouverner l’Inde. L’erreur fondamentale de cette dernière, selon Maine, serait de penser qu’elle « pourrait agir comme un souverain législateur, et imposer des réformes à l’ensemble d’une population comme si elle était la seule source de régulation ». C’est un déficit de finesse anthropologique semblable que Philippe Gout, dans sa contribution, reproche aux acteurs internationaux chargés de la mission contemporaine de consolidation de la paix au Soudan. À l’ombre du « mythe pluraliste » dans lequel tombent trop rapidement les observateurs, l’auteur constate que le processus de justice transitionnelle menée au Soudan s’inscrit en réalité dans un « élan moniste », dans la mesure où le droit coutumier soudanais n’est pas vraiment pris en compte et s’avère finalement « déclassé » au profit du seul droit étatique. Or, objecte Philippe Gout, « [e]n reléguant le droit coutumier infra-étatique à une simple “nature factuelle”, la consolidation internationale de la paix se prive des moyens de saisir plus justement les contours de la légalité coutumière ».

Si ces trois premières contributions tendent donc à faire du droit coutumier la composante nécessaire d’un pluralisme juridique véritable, les deux dernières, en se concentrant davantage sur le droit étatique, suggèrent plutôt son caractère intenable. En se plongeant dans le droit colonial du second Empire colonial français (1865–1955), Yerri Urban pointe un phénomène de « déjuridicisation », c’est-à-dire la mise en place d’une « pratique prescriptive » qui s’écarte significativement des principales caractéristiques du droit tel qu’il se conçoit en Occident depuis ses origines romaines, selon les travaux de l’historien du droit Aldo Schiavone. L’auteur montre ainsi que l’État, dans le cadre de sa mission civilisatrice et, surtout, de son entreprise de domination des « peuples colonisés », en a finalement perdu son latin. De sorte que « ce que l’on a l’habitude d’appeler “droit colonial” n’a souvent pas, ou presque pas, été du droit ». Difficile, dès lors, de maintenir l’idée du pluralisme juridique profond : quoiqu’il en soit des « technologies sociales » propres aux « peuples colonisés » sur lesquels Yerri Urban ne s’attarde pas, il manque de toute façon la composante étatique. Avec la contribution de Frédéric Keck, enfin, il apparaît que ce n’est pas tant l’absence de la composante étatique qui pose problème, que l’extrême porosité de ses frontières avec la composante coutumière. En étudiant les travaux de l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl (1857–1939) et de son fils juriste Henri Lévy-Bruhl (1884–1964) dans leurs liens avec l’affaire Dreyfus, l’auteur décèle en effet le maintien, sous le voile de la rationalité de l’État moderne, d’une part de mystique propre à la « mentalité primitive ». En matière de « techniques d’anticipation de l’avenir » et de techniques processuelles, l’affaire Dreyfus a ainsi révélé pour Lucien et Henri Levy-Bruhl que la statistique et les « preuves rationnelles » censées caractériser les « sociétés modernes », avaient davantage laissées place aux modalités des « sociétés primitives » que sont l’ordalie et la divination, ainsi que les « preuves irrationnelles ». En ce sens, l’« ailleurs » serait aussi susceptible de se trouver dans l’« ici ».

Le point de vue de l’anthropologie politique adopté dans la seconde partie du volume, intitulée « Le défi du politique sans État », nous conduit vers une dialectique quelque peu différente : entre un nous et un eux, un ici et un ailleurs, un intérieur et un extérieur – c’est-à-dire entre l’État et les sociétés « sans État ». Cette dialectique bien connue constitue un aspect parmi d’autres de cette hantise de l’Autre qui caractérise les sociétés occidentales contemporaines ; il n’est donc guère étonnant de voir la perspective de l’anthropologie politique sur les sociétés sans État se diffracter en un faisceau de préoccupations éthiques, scientifiques et épistémologiques que l’on peut certes distinguer, mais difficilement séparer. Georges Balandier faisait par exemple remonter sa vocation professionnelle à un souvenir d’enfance, la visite de l’exposition coloniale de 1931 au bois de Vincennes et de ses scénographies humaines qui l’avaient indigné :

Je crois qu’une partie de mon insurrection est venue de là, de cette réaction à l’exposition coloniale, cette démonstration d’un empire dont je pressentais qu’il lançait ses derniers feux, qu’il mettait en scène ses derniers fastes et de la manière la plus insupportable : celle du jeu de soi-même.

Le projet de connaissance empirique des sociétés non occidentales s’entrelace ainsi, chez Balandier comme chez tant d’autres anthropologues politiques, avec la préoccupation morale de rendre leur dignité à ces sociétés qui ont été asservies – quand elles n’ont pas été tout simplement anéanties – par la formidable puissance de l’expansion coloniale. Un tel projet scientifique et moral suppose une critique en règle de la principale modalité théorique sous laquelle l’anthropologie a appréhendé les sociétés sans État au xixe siècle, celle de l’évolutionnisme.

Le point de vue évolutionniste appréhende en effet les sociétés sans État étudiées par les ethnologues comme des équivalents contemporains des sociétés qui sont censées avoir précédé en Occident l’émergence de l’État. L’Autre est avant tout l’ancêtre, caractérisé par le manque – manque d’État, manque d’industrie, manque d’écriture, manque de logique, manque de division du travail, etc. L’ensemble des sociétés humaines sont ainsi placées sur une courbe ascendante qui conduit à l’État occidental moderne : science positive des sociétés non occidentales et philosophie du progrès se donnent la main. L’effort critique spécifique de l’anthropologie politique consiste alors à disjoindre la catégorie de politique de celle d’État, autrement dit à étendre le domaine du politique pour y inclure des sociétés qui ne connaissent pas, ou ne connaissent qu’à un très faible degré, l’institutionnalisation du pouvoir sous forme d’un appareil de domination. Cela suppose tout à la fois de définir largement le politique comme dimension constituante de toute société humaine en tant que telle et de mettre en évidence, à travers les enquêtes ethnographiques et le travail de conceptualisation, des formes non-étatiques d’organisation politique. L’Autre n’est alors plus l’ancêtre mais le tout-autre, la manifestation d’un mode d’être politique original, irréductible à une simple préfiguration embryonnaire de formes politiques plus évoluées.

Le présent volume apporte à cet égard une contribution à l’histoire de la problématique fondamentale de l’anthropologie politique. Camilla Brenni et Zacharias Zoubir proposent ainsi une exégèse attentive des notes prises par Marx à partir de ses lectures anthropologiques. Ils montrent en particulier comment Marx tend à autonomiser le concept de gens, utilisé par l’anthropologue des sociétés amérindiennes Lewis Henry Morgan, par rapport au paradigme évolutionniste dans lequel Morgan l’inscrit : Marx s’intéresse beaucoup moins à ce qui, dans l’organisation de la gens, peut évoquer par anticipation les fonctions de l’État, qu’à l’existence d’un mode d’être politique original et – peut-être – alternatif à l’État. Mélanie Plouviez met en évidence une même perspective non-évolutionniste chez Durkheim : celui-ci constate comme Morgan avant lui le fait massif de la gens dans les sociétés sans État, mais se garde comme Marx d’en déduire que le domestique, ou le familial, est une simple anticipation du politique. Il convient bien plutôt selon Durkheim de penser une « organisation politico-familiale » qui est déjà, pleinement, une organisation politique. Thibaud Mulier enfin propose une application de cette perspective d’ensemble à un objet spécifique : les relations extérieures entre sociétés politiques. Il montre comment le concept lockéen de « pouvoir fédératif » peut être utilisé par l’anthropologie politique moderne pour dévoiler ce qu’il appelle un « invariant des relations extérieures » : toute société humaine se caractérise par une fonction fondamentale qui consiste à la mettre en contact avec les autres sociétés tout en préservant son intégrité – la monopolisation par l’État du droit de conduire les relations extérieures n’étant qu’une façon parmi d’autres de satisfaire cette fonction.

Pour l’anthropologie politique, encore une fois, l’Autre n’est plus l’ancêtre mais le tout-autre. Or l’entrelacement des dimensions empirique, théorique et éthique de l’anthropologie amène un corollaire inévitable : le tout-autre ne peut pas ne pas apparaître comme une possible alternative. C’est une troisième modalité de la critique anthropologique : à la critique de l’abus de pouvoir des sociétés étatiques occidentales à l’égard de sociétés fragiles, et à celle du regard anthropologique lui-même à travers la remise en cause de l’évolutionnisme et de son ethnocentrisme consubstantiel, s’ajoute la critique de l’organisation politique moderne, c’est-à-dire de l’État, au miroir de formes alternatives d’organisation. Edern de Barros montre ainsi dans son texte une intrication déjà à l’œuvre de ces différents points de vue critiques dans les écrits politiques des frères Condillac et Mably – et, notamment, dans leur polémique avec les économistes physiocrates. Là où ces derniers tendent à légitimer un gouvernement despotique et inégalitaire des propriétaires terriens en théorisant un prétendu ordre naturel découvert à la raison des savants, les deux frères ont recours aux premiers travaux ethnographiques pour appuyer leur thèse selon laquelle l’organisation démocratique est la plus conforme à la sociabilité naturelle des hommes. Ainsi s’articulent chez Condillac et Mably la défense des sociétés « barbares » face à l’exploitation des propriétaires terriens des colonies, l’affirmation de la dimension pleinement politique de leur forme de vie collective, et l’invocation de la figure des « républiques barbares » à l’encontre des dévoiements et des vices des sociétés policées. Plus proche de nous, Lauriane Guillout met en évidence dans le sillage de Pierre Clastres la radicalité critique recelée encore aujourd’hui par les sociétés indiennes à l’égard de l’État-Léviathan : ce n’est pas seulement la séparation de l’État et de la société que le miroir des sociétés indiennes permet d’interroger et de remettre en cause mais, de façon plus radicale et plus urgente, la séparation sous-jacente de la nature et de la culture, qui n’est plus tenable dans un contexte de crise écologique globale. Bruno Bernardi nous montre enfin que chez Rousseau lui-même, la dialectique entre État et société, résolue au point de vue du droit politique dans le Contrat social, doit être mise en lien avec la même dialectique envisagée au point de vue anthropologique – celui de la nature et de la culture – dans le Discours sur l’inégalité.

En guise de conclusion, nous tenons à remercier tous les auteurs pour leurs contributions à ce volume de la revue Droit & Philosophie. Celles-ci susciteront, à coup sûr, de nouvelles pistes de réflexion sur cette double interrogation qui ne peut qu’animer le lecteur : Qu’est-ce que le politique ? Qu’est-ce que le droit ?

 

Tristan Pouthier & Pierre-Marie Raynal


Université d’Orléans & CY Cergy Paris Université.