Des sociétés politiques sans État : Le familial et le politique chez Durkheim
Jusque récemment, il était usuel de considérer que la sociologie durkheimienne s’était largement désintéressée de la question politique. Occupé par la constitution d’une sociologie morale, juridique et religieuse, le père fondateur de la discipline aurait laissé hors du champ de la nouvelle science l’objet politique. Tout au moins, il n’aurait pas su l’aborder scientifiquement. Il est certain que le naturalisme sociologique durkheimien exclut toute définition du politique en termes de décision du législateur. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas pour Durkheim de politique.
Durkheim définit morphologiquement le politique par le critère distinctif de l’inclusion. Une société politique est en effet pour lui une société qui inclut des groupes secondaires sans être elle-même incluse dans un groupe plus vaste.
Quand une société est formée par une réunion de groupes secondaires, de natures différentes, sans être elle-même un groupe secondaire par rapport à une société plus vaste, elle constitue une entité sociale d’une espèce distincte : c’est la société politique que nous définirons : une société formée par la réunion d’un nombre plus ou moins considérable de groupes sociaux secondaires, soumis à une même autorité, qui ne ressortit elle-même à aucune autre autorité supérieure régulièrement constituée.
Cette définition correspond à l’organisation politique des sociétés modernes, telle qu’elle prédominait au tournant des xixe et xxe siècles : l’État-Nation inclut en son sein des groupes secondaires sans être lui-même soumis à une autorité politique supérieure. Cette définition semble même ne pouvoir convenir qu’aux sociétés à structure organisée coordonnant, sous l’action directrice d’un organe central, les activités différenciées d’organes secondaires spécialisés. Dans les termes de la dichotomie durkheimienne du mécanique et de l’organique, cette définition morphologique du politique semble l’attacher au seul régime organique, caractéristique de la modernité sociale. Le politique, dans son acception durkheimienne, est-il irréductiblement lié à l’organique ? Le politique est-il un objet spécifiquement moderne ? Qu’en est-il du politique dans les sociétés à solidarité mécanique ?
Cet article se propose d’interroger la présence du politique au sein de la théorisation durkheimienne des sociétés à solidarité mécanique, et tout particulièrement au sein des sociétés mécaniques non-occidentales, que Durkheim qualifie de « primitives » ou d’« archaïques ». Au regard du corpus de référence de la sociologie politique durkheimienne – La division du travail social, Les leçons de sociologie et le cours sur Le socialisme –, il pourrait sembler que Durkheim ne s’intéresse guère à l’organisation politique des sociétés dites « premières ». Pour autant, l’organisation politique des sociétés dites « primitives » ne constitue pas un point aveugle de la sociologie durkheimienne. À partir des très nombreuses recensions d’ouvrages ethnographiques que Durkheim effectue pour l’Année sociologique, il est en effet possible de reconstituer un tableau de l’organisation politique dans sa forme première et d’en dégager une thèse philosophique originale : le politique ne se réduit pas à l’étatique.
L’organisation politique des sociétés dites « premières » : « la pseudo-démocratie primitive »
Dans ces différents textes, Durkheim croque une esquisse de l’organisation politique des sociétés les plus « primitives » observées que sont, selon lui, les tribus totémiques australiennes – en particulier, les Kamilaroi et les Kurnai étudiés par Lorimer Fison et Alfred William Howitt, ainsi que les Arunta étudiés par Walter Baldwin Spencer et Francis James Gillen – et, dans une moindre mesure, parce que correspondant à un stade déjà plus avancé, les tribus totémiques d’Amérique du Nord – essentiellement les tribus iroquoises étudiées par Lewis Henry Morgan. Mais ce tableau politique transparaît surtout dans la reconstitution conjecturale que Durkheim propose de la forme originelle que ces sociétés dites « inférieures » ou « moins avancées » devaient revêtir à leur stade le plus primitif et qui expliquerait certaines des caractéristiques que les ethnologues observent dans leur forme actuelle.
Un trait de l’organisation politique des sociétés les plus « primitives » retient particulièrement l’attention de Durkheim : le chef, quand chef il y a, n’est doté que de pouvoirs très faibles, voire même se trouve dépourvu de tout pouvoir. Ainsi, par exemple, dans les tribus iroquoises d’Amérique du Nord, « les sachems et les chefs qui sont à la tête de chacun de ces groupes, et dont le conseil administre les affaires communes de la tribu, ne jouissent d’aucune supériorité ». Aussi Durkheim qualifie-t-il l’autorité du chef dans ces sociétés d’« instable » et d’« incertaine ». Autorité instable d’une part, c’est-à-dire provisoire. Ainsi le chef n’est-il le plus souvent mandaté qu’en temps de guerre. Quand bien même il conserve ses fonctions en temps de paix, chacun de ses sujets détient assez d’indépendance à son égard pour faire sécession ou pour se révolter. Autorité incertaine d’autre part, c’est-à-dire indéfinie dans son contenu, comme dans son application. Comme le soulignent, dans The Native Tribes of Central Australia, Walter Baldwin Spencer et Francis James Gillen auxquels Durkheim se réfère, le chef n’a pas de « pouvoir défini sur la personne des individus qui appartiennent à son groupe ». Il n’a pas davantage un pouvoir impératif : ses décisions, loin de s’imposer à ses sujets, sont de simples conseils qui peuvent être suivis ou non. À ce double égard, les sociétés les plus « primitives » apparaissent, dans la description que Durkheim en donne, comme des sociétés à l’organisation politique acéphale.
D’où le second trait de l’organisation politique de ces sociétés, corollaire du premier : ce n’est pas le chef qui dirige le groupe, mais le groupe lui-même qui se dirige. Tous les membres du groupe participent à sa direction. Pour qualifier cette direction commune, Durkheim parle de diffusion du pouvoir politique, ce qu’il faut entendre d’abord en un premier sens : la diffusion renvoie à l’absence de concentration du pouvoir, à son extension à tous (diffus au sens d’infus). Aussi les sociétés tribales présentent-elles une organisation politique égalitaire et démocratique. Durkheim lui-même le concède : « Si, en effet, on appelle démocratie ces sociétés où tout le monde participe à la direction de la vie commune, le mot convient à merveille aux sociétés politiques les plus inférieures que nous connaissions ». Pourtant, Durkheim se refuse à leur réserver le terme de démocratie et parle plutôt à leur propos de « pseudo-démocraties » ou de « soi-disant démocraties primitives ». Ce faisant, Durkheim ne récuse pas que la démocratie se définisse par cette participation égale de tous qui caractérise les sociétés les plus « primitives ». Il récuse que ces sociétés présentent une organisation proprement étatique. C’est ce qui apparaît, selon Durkheim, dans la comparaison de la pseudo-démocratie primitive à la démocratie moderne.
Dans l’un comme dans l’autre cas – et c’est ce qui fait la ressemblance –, la société tout entière participe à la vie publique, mais elle y participe de manières très différentes. Et ce qui fait la différence est que, dans un cas, il y a un État, et dans l’autre, il n’y en a pas.
Autrement dit, les sociétés les plus « primitives » se caractérisent par une absence complète de centralisation politique : il n’y a ni personnalisation du pouvoir politique dans la figure du chef, ni même unification du pouvoir politique dans des institutions étatiques. Leur organisation politique est a-étatique. Plus largement même, les sociétés les plus « primitives » ne semblent pas disposer d’une véritable organisation politique. En effet, le gouvernement ne s’y réalise pas par la mise en place d’institutions politiques, mais par la commune soumission de tous aux injonctions de la conscience collective. Si, dans ces sociétés, tous gouvernent à égalité, c’est seulement dans la mesure où tous sont uniformément gouvernés par la conscience collective. Dès lors, il n’y a pas à proprement parler gouvernement politique, mais plutôt gouvernement psychique par les croyances collectives. Ainsi ces sociétés ne sont démocratiques qu’en tant qu’elles exercent sur leurs membres un despotisme collectif diffus, celui-là même de la conscience collective, des croyances et des sentiments communs, des traditions et des usages collectifs qu’elle prescrit. Or un despotisme collectif, même diffus, peut difficilement être dit démocratique. Pour qualifier cette absence de gouvernement proprement politique, Durkheim parle encore une fois de diffusion du pouvoir politique, ce qu’il faut désormais entendre en un second sens : le pouvoir n’est pas structuré en institutions spécifiquement politiques (diffus au sens de non organisé). En résumé, les sociétés les plus « primitives » se caractérisent, sur le plan politique, par la diffusion du pouvoir, à la fois infus et inorganisé politiquement. Elles apparaissent, dans la description qu’en donne Durkheim, comme des sociétés dépourvues de direction centrale, qu’il s’agisse de la figure du chef ou de celle de l’État, mais même, plus profondément, comme des sociétés dépourvues d’organisation proprement politique.
Dès lors, convient-il de désigner les « pseudo-démocraties primitives » comme des sociétés politiques ? Durkheim se montre sur ce point hésitant. La carence d’institutions politiques qu’elles présentent milite en faveur d’un refus : « Si l’on convient de réserver le nom de démocratie pour des sociétés politiques, il ne faut pas l’appliquer aux tribus amorphes qui n’ont pas encore d’État, qui ne sont pas des sociétés politiques ». Pour autant, quelques déficitaires que les tribus dites « primitives » soient en matière d’organisation politique, Durkheim persiste à les considérer comme des sociétés politiques. « Il y a des sociétés politiques sans pouvoir central organisé ». En affirmant que les sociétés les plus « primitives » sont des sociétés politiques, Durkheim pose explicitement une thèse forte : le politique ne se réduit pas à l’étatique. Toute société politique n’est pas étatique. Les sociétés les plus « primitives », dont le gouvernement s’opère de manière diffuse par le biais de la conscience collective, sont de tels exemples de sociétés politiques sans État.
Il peut y avoir et il y a des sociétés politiques sans État. Ce qui en fait la cohésion ce sont des tendances, des croyances éparses dans toutes les consciences et qui les meuvent obscurément.
Cependant, en quoi le gouvernement psychique de la conscience collective est-il politique ? Si « les pseudo-démocraties primitives » ne présentent ni centralisation politique, ni organisation politique, en quoi peuvent-elles encore être dites politiques ? Quel est ce politique que Durkheim maintient en deçà de l’étatique ? La qualification la plus stabilisée que Durkheim réserve aux sociétés dites « primitives » est celle d’« organisation politico-familiale ». Avec cette désignation, Durkheim semble préciser la précédente thèse : dans les sociétés politiques sans État, l’organisation politique est assumée par l’institution domestique. Est-ce à dire que le politique en deçà de l’étatique se réduit au domestique ? Auquel cas, pourquoi maintenir la référence au politique ? En un mot, comment peut-on définir la notion durkheimienne de politico-familial ?
L’organisation sociale des sociétés dites « premières » : « l’organisation politico-familiale »
Il n’est possible de pleinement comprendre l’organisation politique des sociétés dites premières dans sa qualification de politico-familiale qu’en la rapportant à l’organisation sociale qui la sous-tend. Précisément, Durkheim définit l’organisation politico-familiale comme une organisation sociale à base de clans.
Le clan est le segment social élémentaire dont sont composées les sociétés dites « primitives ». Pour Durkheim, cela revient à assigner au clan deux caractéristiques morphologiques. D’une part, le clan forme un groupe « homogène », c’est-à-dire indifférencié au-dedans : les individus qui le composent sont faiblement différenciés et même faiblement individués. Ils sentent, pensent et agissent similairement parce qu’ils sont identiquement et uniformément soumis à la conscience collective. Dans le vocabulaire paradigmatique de La division du travail social, le clan est une société à solidarité mécanique ou par similitudes, voire même « le lieu d’élection de la solidarité mécanique ». En d’autres termes, la division du travail social n’a pas encore œuvré au sein du clan. D’autre part, le clan forme un groupe « similaire », c’est-à-dire indifférencié au dehors : il est associé à des groupes de même type qui accomplissent des fonctions similaires aux siennes. Or, parce que les groupes auxquels il est juxtaposé lui ressemblent, il en demeure relativement autonome. Ainsi, par exemple, les clans de l’Opossum, du Kanguroo, du Lézard, de l’Ému, du Bandicot et du Serpent noir, dans la mesure où ils accomplissent tous les mêmes fonctions, constituent des unités sociales relativement indépendantes les uns des autres bien que leur réunion forme la tribu australienne des Kamilaroi. Toujours dans le vocabulaire paradigmatique de La division du travail social, le clan est l’unité élémentaire de la structure sociale de type segmentaire. En d’autres termes, la division du travail n’a pas encore œuvré entre les clans. Pour Durkheim, c’est cette absence de division du travail, au sein du clan, comme entre les clans, qui explique les principales caractéristiques de l’organisation politique primitive. En raison même de l’homogénéité clanique, ou indifférenciation au-dedans, le chef, quand chef il y a, ne peut détenir des pouvoirs permanents et définis. Étant lui-même faiblement différencié de ses semblables, il ne détient pas la personnalité individuelle nécessaire à l’établissement d’un rapport de sujétion politique.
Le chef ou les chefs ne se distinguent guère de la foule qu’ils dirigent ; leur pouvoir est aussi restreint qu’éphémère ; tous les membres du groupe sont sur un pied d’égalité.
En raison de la similarité clanique, ou indifférenciation au dehors, il ne peut y avoir unification politique des différents clans, ni a fortiori émergence d’une instance centrale de direction au niveau de la tribu ou de la confédération de tribus. L’organisation politique acéphale et a-étatique des sociétés les plus « primitives » s’explique donc par les faibles progrès que la division du travail y a accomplis. L’absence de centralisation politique, qu’il s’agisse de la concentration du pouvoir dans la personne du chef ou de son unification dans des institutions étatiques, est la traduction politique d’une faible différenciation morphologique.
Par ailleurs, que l’organisation des sociétés les plus « primitives » puisse être dite « familiale » s’explique par le fait que le clan qui en est la base est structuré par le principe de la parenté. Le clan forme en effet une seule et même famille. Il est composé « d’individus qui se considèrent comme parents les uns des autres ». Chacun des membres du clan entretient ainsi avec n’importe quel autre membre un certain rapport de parenté. En termes plus contemporains, la parenté y est totale : elle forme un système complet étendu à l’ensemble de l’unité sociale qu’est le clan. Celui-ci pouvant comprendre jusqu’à plusieurs milliers d’individus, la parenté qui y prévaut ne saurait être naturelle et fondée sur la consanguinité. Le clan repose sur une parenté dite artificielle que Durkheim détermine dans la lignée des travaux de Robertson Smith comme totémique. Autrement dit, les membres du clan se considèrent comme parents, non pas parce qu’ils sont effectivement pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, etc., mais parce qu’ils se croient issus d’un ancêtre commun de nature mythique : l’être totémique.
Pour être membre d’une famille, il faut et il suffit qu’on ait en soi quelque chose de l’être totémique, c’est-à-dire de l’objet divinisé qui sert au groupe d’emblème collectif.
Le clan est ainsi structuré par une parenté totale et artificielle fondée non pas sur le principe physique de la consanguinité, mais sur « le principe mystique de la participation totémique ».
Avec la parenté clanique, Durkheim procède à une redéfinition complète de la parenté qu’il dissocie de la notion de génération à laquelle elle est usuellement assimilée. Ce n’est pas dire que la parenté totémique soit sans lien avec le fait biologique de la descendance. Les membres du clan entretiennent bien certains rapports de consanguinité. C’est même la filiation, couplée à la loi d’exogamie, qui commande la parenté clanique. En effet, pour Durkheim, la loi d’exogamie constitue une caractéristique universelle du clan. Elle interdit aux membres d’un même clan de s’unir sexuellement entre eux. Ainsi, un homme qui appartient au clan de l’Opossum ne peut s’unir à une femme du même clan. Il peut par contre s’unir à une femme du clan de l’Ému. Par ailleurs, la filiation étant unilinéaire et même, selon Durkheim, primitivement utérine, le descendant, dit Ego, d’un tel couple appartiendra au clan maternel de l’Ému. Par conséquent, le clan de l’Ému est le groupe parental consanguin de la mère d’Ego : il comprend ses ascendantes (sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère, etc.) et tous ses collatéraux, hommes et femmes, qui descendent en ligne utérine d’une de ses ascendantes. Pour autant, au sein du clan, les relations de parenté ne sont pas proportionnées au degré de consanguinité. Ainsi une même nomenclature de parenté peut subsumer des degrés de consanguinité différents. Dans les termes de Lewis Henry Morgan, dans les clans exogames à filiation utérine, le système de parenté est, non pas descriptif, mais classificatoire. Ego y désigne par le même nom des individus avec lesquels il entretient des rapports de consanguinité distincts : ainsi, il appelle mère sa mère proprement dite et les sœurs utérines de sa mère ; il appelle père son père proprement dit et les frères utérins de son père. Il distingue au contraire des individus de même sexe avec lesquels il entretient des rapports de consanguinité identiques : ainsi, il appelle mères les sœurs utérines de sa mère et tantes les sœurs utérines de son père. L’échelle de la parenté peut même être inversée par rapport à celle de la consanguinité. Ainsi, un enfant dont la mère appartient au clan A sera moins proche parent de son demi-frère de même père dont la mère appartient au clan B que de n’importe quel membre du clan A avec lequel il entretient pourtant un rapport de consanguinité moindre.
C’est que la parenté totémique, si elle peut résulter de la génération, peut également être obtenue par d’autres moyens : « par le tatouage, par toutes les formes de la communion alimentaire, de la communion sanglante, etc. ». Ces différentes techniques cérémonielles permettent à un individu n’ayant aucun rapport de consanguinité avec les membres du clan d’intégrer en soi quelque chose de l’être totémique et de devenir par là même parent et membre à part entière du clan. D’où la pratique répandue de l’adoption dans ces sociétés qui atteste que la consanguinité n’y est pas la condition nécessaire de la parenté. Mais surtout, ces mêmes techniques cérémonielles sont requises pour que la parenté naturelle constitue une véritable participation totémique. En effet, l’enfant ne devient pas membre du clan du seul fait de sa naissance. Par conséquent, même dans le cadre de la filiation unilinéaire interne au clan, la consanguinité ne constitue pas la condition suffisante de la parenté. Dans la famille primitive, ou famille-clan, la parenté est ainsi très largement indépendante de la descendance. Elle est une régulation, non pas naturelle, mais sociale, qui dépend, non pas du fait biologique de la génération, mais de l’institution sociale qu’est la famille :
La parenté est essentiellement constituée par des obligations juridiques et morales que la société impose à certains individus. […] La parenté varie suivant la façon dont est organisée la famille, suivant qu’elle compte plus ou moins de membres, suivant la place qui est faite à chacun, etc. Or cette organisation dépend avant tout de nécessités sociales et, par conséquent, ne soutient qu’un rapport très lâche avec le fait tout physique de la descendance.
En révélant la nature sociale de la parenté et son indépendance relative à l’égard de la descendance biologique, l’étude durkheimienne de la famille primitive met à mal la définition classique de la famille qui prévaut jusque dans les études ethnographiques. Selon cette définition usuelle, la famille est un groupement naturel et universel fondé sur les liens du sang et réduit au noyau des conjoints et de leurs descendants immédiats. Or primitivement, la famille est un groupement, non pas nucléaire, mais étendu ; non pas naturel, mais social ; fondé sur un principe non pas biologique, mais totémique. Là encore, ce n’est pas dire que, au sein du clan, il n’y ait pas des regroupements plus étroits limités au noyau conjugal.
Sans doute, [le clan] renferme des groupes de consanguins moins étendus ; l’homme, sa femme et leurs enfants tendent naturellement à s’isoler et à faire bande à part.
Seulement ces familles restreintes, loin d’être premières, sont dérivées de la famille étendue qu’est le clan.
Si, à l’état de pureté, nous le croyons du moins, le clan forme une famille indivise, confuse, plus tard des familles particulières, distinctes les unes des autres, apparaissent sur ce fond primitivement homogène.
Surtout, dans les clans exogames à filiation utérine, ces familles restreintes forment de simples associations privées et de fait, qui n’établissent aucun lien de droit entre leurs membres. Elles ne sauraient par là même être confondues avec l’institution sociale qu’est la famille. « C’est en dehors d’elles que se trouve alors l’institution domestique ». C’est le clan, et non les familles restreintes, qui constitue alors l’institution domestique.
Mais le clan n’est pas seulement un segment social qui se trouve être structuré par le principe de parenté. Il est un segment social qui doit sa segmentarité au principe de parenté qui le structure. Le clan constitue le milieu social avec lequel l’individu est le plus étroitement en relation. Or, en tant qu’il est un groupement domestique, le clan forme pour ses membres un milieu social exclusif : parce que la filiation est unilinéaire, il n’est pas possible d’appartenir à deux clans simultanément. Consécutivement, ce milieu social est replié sur lui-même et séparé des autres milieux par des cloisons étanches qu’il n’est pas aisé de franchir. Dans le vocabulaire de La division du travail social, la famille-clan est une société « alvéolaire », c’est-à-dire une société fermée. En raison même de sa fermeture et de son imperméabilité, la famille-clan représente pour ses membres une société totale. Le milieu social s’y trouve en effet réduit au seul milieu domestique, les relations sociales aux seules relations familiales. Pour mieux comprendre cette réduction du social au domestique dans les sociétés les plus « primitives », il est instructif de confronter la famille-clan à la famille moderne. Dans les sociétés modernes, l’institution domestique est la famille dite conjugale, réduite au noyau conjugal et aux enfants mineurs. Selon la loi d’évolution de la famille établie par Durkheim sous le nom de loi « de contraction », le groupement domestique se réduit ainsi en volume, de plusieurs milliers d’individus dans la famille-clan à quelques individus dans la famille-conjugale. Par là même, la famille conjugale ne peut plus représenter pour ses membres un milieu social total. Elle n’est plus qu’un des nombreux milieux sociaux avec lesquels l’individu moderne est étroitement en contact, aux côtés des districts territoriaux, des cercles d’amis, des groupements confessionnels, des groupes professionnels, etc. La famille conjugale n’est plus qu’une société partielle ou secondaire au sein de la société totale. A contrario, dans les sociétés les plus « primitives », le clan est non seulement le groupe domestique et la société totale, mais aussi le groupe économique, le groupe religieux, le groupe moral, etc. Ainsi, par exemple, la famille-clan se confond, pour ses membres, avec la société religieuse. À un clan, correspond un seul et unique culte totémique auquel tous les membres sont tenus de participer à l’exclusion de tout autre. Surtout, les fonctions religieuses sont indissociables des fonctions domestiques : le culte totémique est le culte de l’ancêtre commun de la famille dont la pratique contribue à renforcer la solidarité domestique. De même, la famille-clan compose une unité économique exclusive et autonome qui, pour sa survie, pratique chasse, pêche et cueillette sans avoir besoin de coopérer avec d’autres clans. Quand, dans la modernité, le groupe domestique et le groupe économique forment, au sein de la société totale, des groupements à la géométrie distincte et aux fonctions différenciées, dans les sociétés les plus « primitives », ils se superposent étroitement et indistinctement. La famille-clan compose ainsi une société complète, tout à la fois religieuse, économique, morale, juridique, etc. Dans les sociétés les plus « primitives », le social, le religieux, le moral, le juridique sont indistincts du domestique.
C’est précisément cette indistinction que Durkheim pointe avec l’expression d’« organisation politico-familiale », et ce à un double niveau. À un premier niveau, le qualificatif de politico-familial désigne l’indistinction primitive du domestique et du politique. À cet égard, l’organisation sociale à base de clans est politico-familiale comme elle pourrait être dite théologico-familiale, économico-familiale, etc. Et en effet, dans le clan primitif, le groupement politique se confond avec le groupement familial. « [Le clan] est l’unité politique fondamentale ; les chefs de clan sont les seules autorités sociales. » Identiquement, les fonctions politiques sont directement et indissociablement des fonctions domestiques. Ainsi, par exemple, les relations politiques que le clan entretient avec les autres clans sont des relations domestiques. Un clan entre en relation avec tel autre clan, pacifiquement pour y trouver des femmes, belliqueusement pour y venger un parent. Comme le résume Georges Davy, « le premier groupement que nous voyons apparaître sur la scène sociale est de nature à la fois politique et domestique : c’est le clan ». Ce premier niveau, morphologique, signale l’indifférenciation des groupements et de leurs fonctions, qui caractérise les sociétés à faible division du travail.
À un second niveau, le politico-familial désigne la prédominance qu’acquiert l’institution domestique en raison même de l’indistinction primitive des groupements et de leurs fonctions. Dans les sociétés les moins avancées, bien que, ou plutôt parce qu’indistinct du social, du religieux, de l’économique, du moral, du juridique et même du politique, le domestique est l’élément structurant. L’institution domestique y constitue l’armature du social. L’institution domestique joue, dans les sociétés à structure segmentaire, le rôle que les institutions étatiques remplissent dans les sociétés organisées. Elle assume la fonction intégrative et unifiante du politique. Ou encore, les sociétés à solidarité mécanique présentent une organisation politico-familiale quand les sociétés à solidarité organique présentent une organisation que l’on pourrait qualifier symétriquement de politico-étatique. Ce second niveau, politique, pointe l’absence d’État et d’institutions politico-étatiques qui caractérisent ces mêmes sociétés à faible division du travail. Avec l’expression unique d’« organisation politico-familiale », Durkheim fait du premier niveau morphologique le soubassement explicatif du second niveau politique. Si les sociétés « primitives » sont des sociétés politiques sans État dans lesquelles l’organisation n’est pas proprement politique, mais politico-familiale, c’est en vertu de l’indistinction originelle du politique et du domestique.
De la possibilité de sociétés politiques sans État : Kant, Morgan, Durkheim
C’est au regard de ce soubassement morphologique que l’originalité de la thèse durkheimienne transparaît tant par rapport à la philosophie politique moderne que par rapport à l’anthropologie politique alors naissante. En qualifiant l’organisation des sociétés claniques de politico-familiale, Durkheim pose la thèse suivante : les sociétés les plus « primitives » sont des sociétés politiques sans État dans lesquelles l’organisation politique est assumée par l’institution domestique en vertu de l’indistinction originelle du politique et du domestique.
De manière générale, l’affirmation de l’existence de sociétés politiques sans État est en rupture complète avec la philosophie politique moderne qui, dominée par le schème contractualiste et l’opposition topique de l’état de nature et de l’état social, associe étroitement, voire confond, le politique et l’étatique. Dans la version la plus classique du contractualisme, l’état de nature désigne en effet un état a-social et a-politique dans lequel les hommes tels qu’ils sont dans la condition où la nature les a mis n’entretiennent pas de rapports sociaux, ni a fortiori de rapports politiques. L’état social, dit aussi civil ou politique, désigne à l’inverse un état à la fois social et politique. Or, le caractère tant social que politique de l’état civil dérive de l’institution de l’État par le contrat social. En d’autres termes, le contrat social est le moyen par lequel les hommes instituent simultanément et artificiellement le social, le politique et l’étatique. Par conséquent, dans le schéma contractualiste, une société politique sans État est une contradiction dans les termes : sans État, il n’y a ni société, ni société politique. À rebours de cette version classique du contractualisme, Durkheim affirme qu’il existe non seulement des sociétés, mais même des sociétés politiques indépendamment de la prétendue décision humaine d’instituer l’État.
Mais, la puissance de rupture de la thèse durkheimienne se perçoit mieux encore dans sa confrontation à des versions moins tranchées du contractualisme, telle celle de Kant. À l’intérieur même du schème contractualiste, Kant s’oppose en effet à la conception jusnaturaliste de l’état de nature. Ainsi, dans la Doctrine du droit :
Ce n’est pas l’état social qui s’oppose à l’état de nature, mais c’est l’état civil, dans la mesure où il peut fort bien, sans doute, y avoir à l’état de nature une société, mais non pas une société civile (garantissant par des lois publiques le mien et le tien), raison pour laquelle le droit, dans l’état de nature, se nomme le droit privé.
Pour Kant, l’état de nature n’est pas un état a-social : il existe des sociétés dans l’état de nature telles que les sociétés conjugales. Dès lors, ce qu’il convient d’opposer à l’état de nature n’est pas l’état social, mais l’état civil ou politique. Autrement dit, si Kant refuse de réduire l’état de nature à un état a-social en raison de la présence en son sein de sociétés naturelles, il persiste à le définir comme un état a-politique. Et ce précisément parce qu’il assimile le politique et l’étatique. Kant distingue en effet le civil ou le politique par la garantie d’effectivité qui transforme en péremptoire et en définitif ce qui, dans l’état de nature, n’est que précaire et provisoire. Or cette garantie d’effectivité a pour condition l’État et les lois civiles qu’il édicte. En d’autres termes, les sociétés naturelles, parce qu’elles forment des sociétés sans État, sont des sociétés a-politiques. Si elles sont bien régies par un droit, ce dernier demeure privé, c’est-à-dire dépourvu de la garantie étatique. Il est par là même précaire et provisoire. Seules les sociétés dotées d’un État et organisées consécutivement de manière péremptoire et définitive sont politiques. Confronté à la théorie kantienne, le pas supplémentaire accompli par Durkheim se mesure avec davantage de précision. En définissant les sociétés les plus « primitives » comme des sociétés politiques, Durkheim affirme que toute société est organisée de manière péremptoire et définitive. Il n’existe pas de sociétés dont l’organisation soit précaire et provisoire. En les définissant comme des sociétés politiques sans État, Durkheim pose, qui plus est, que de telles sociétés ne doivent pas le caractère péremptoire et définitif de leur organisation à l’institution étatique. Enfin, en les définissant comme des sociétés politiques sans État dans lesquelles l’organisation politique est assumée par l’institution domestique, Durkheim précise que de telles sociétés doivent le caractère péremptoire et définitif de leur organisation à l’institution domestique.
Mais c’est surtout dans sa confrontation à l’anthropologie politique alors naissante que l’originalité et la cohérence de la thèse durkheimienne apparaissent. Indéniablement, en qualifiant l’organisation des sociétés claniques de « politico-familiale », Durkheim se place dans le prolongement de l’un des premiers représentants de l’anthropologie : Lewis Henry Morgan. L’organisation politico-familiale recouvre de fait certains aspects de la distinction que Morgan établit, dans Ancient society (1877), entre sociétés gentilices et sociétés étatiques. Selon Morgan, les premières, fondées sur les personnes et les relations purement personnelles, sont gouvernées par le système de parenté quand les secondes, fondées sur le territoire et sur la propriété, sont gouvernées par un État. Mais si le système de parenté constitue bien dans les sociétés gentilices une « forme de gouvernement », la qualification de politique lui est néanmoins refusée. Pour Morgan, le gouvernement par la parenté est social ; seul le gouvernement par l’État est politique. Ce qui équivaut à dire que le domestique et le politique sont exclusifs l’un de l’autre. Plus exactement, dans le schéma évolutionniste de Morgan, le domestique précède le politique : le gouvernement est domestique avant d’être politico-étatique.
C’est un tel schéma chronologique que Durkheim récuse. Le gouvernement domestique ne précède pas le gouvernement politique. Dans les sociétés les plus « primitives », le gouvernement est simultanément domestique et politique. La désignation des sociétés sans État comme sociétés politiques est donc porteuse d’une dénonciation de toutes les formes de dérivation du politique depuis le domestique. Pour Durkheim, le gouvernement domestique n’est ni le modèle, ni le point de départ du gouvernement politique. Au point de départ, le gouvernement domestique est d’emblée un gouvernement politique. Au prisme de la thèse durkheimienne, Morgan interprète la diffusion du pouvoir caractéristique des sociétés claniques comme une absence du politique, précédé par du domestique : selon lui, l’inexistence d’un pouvoir politique centralisé (diffus au sens d’infus), comme la carence d’institutions proprement politiques (diffus au sens de non organisé), ne sont que la traduction d’un avant domestique du politique. Au contraire, pour Durkheim, une telle diffusion du pouvoir est, elle aussi, politique et procède de la coalescence originelle du politique et du domestique.
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S’appuyant sur les travaux ethnographiques de Fison et Howitt, de Spencer et Gillen, ainsi que sur ceux de Morgan, Durkheim se saisit sociologiquement de l’organisation politique des clans totémiques qu’il considère comme les sociétés les plus originelles donnant à voir les formes élémentaires de la vie politique. Sans chef véritable, sans État, sans même institutions politiques, ces clans totémiques étaient alors analysés, par l’anthropologie naissante, comme forme originelle de la démocratie. Si tous les membres du clan totémique participent bien à la direction de la vie commune, Durkheim conteste néanmoins qu’il puisse s’agir d’une « démocratie primitive » : le gouvernement psychique par les croyances et traditions collectives ne saurait, selon lui, être qualifié de démocratique sans dévoyer l’exigence dont ce terme est porteur. Si Durkheim refuse de qualifier les sociétés claniques de démocratiques, il revendique cependant pour elles, à la différence de la philosophie politique moderne, du contractualisme kantien ou encore de l’anthropologie naissante, la qualification de politique. Les clans totémiques sont des sociétés politiques, même si ce sont des sociétés sans État.
Ce que les clans totémiques nous donnent à penser, c’est ainsi du politique disjoint de l’étatique, sous la forme d’une « organisation politico-familiale ». Il y a là une relativisation en profondeur de notre conceptualisation moderne du politique dont nous, modernes, avons tendance à essentialiser le lien à l’étatique. Il y a là, aussi, le refus d’appréhender les sociétés dites premières comme pré-politiques. Le domestique n’y est pas, selon Durkheim, ce qui précède le politique. Le domestique y est la forme originelle du politique. Ce n’est pas pour autant dire que le politique trouve dans la communauté familiale son modèle originel. La thèse que Durkheim avance est que, dans les sociétés les plus originelles, le politique et le familial se confondent, ou plutôt qu’ils ne sont pas encore disjoints. Et l’émergence de l’État n’a été rendue possible que par la disjonction progressive du politique et du familial. C’est cette coalescence originelle du politique et du domestique que l’expression durkheimienne d’« organisation politico-familiale » recouvre. C’est dans la famille clanique, famille étendue à un grand nombre d’individus, non régie par le principe physique de la consanguinité, que Durkheim décèle les formes élémentaires du politique. « L’organisation politico-familiale » des sociétés claniques corrèle ainsi relativisation sociologique de la famille conjugale moderne et relativisation sociologique du politico-étatique moderne.
Mélanie Plouviez
Agrégée et docteure en philosophie, Mélanie Plouviez est maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Côte d’Azur et directrice-adjointe du Centre de Recherches en Histoire des Idées (CRHI, UPR 4318). Ses travaux de recherche relèvent de la philosophie pratique, à l’articulation de la philosophie politique, de la philosophie du droit et de la philosophie des sciences sociales. Elle a consacré sa thèse de doctorat à la question de la normativité dans la sociologie naissante, en particulier dans la sociologie d’Émile Durkheim. Ses travaux post-doctoraux interrogent la manière dont la sociologie a proposé une reformulation du problème de la justice sociale. Elle travaille actuellement à une confrontation entre justice sociale et justice fiscale, en prenant pour angle d’approche la question de l’héritage.