La comparative jurisprudence de Henry Sumner Maine, entre critique et approfondissement de la théorie impérativiste du droit
Henry Sumner Maine (1822–1888), premier titulaire de la chaire d’histoire du droit et de droit comparé du Corpus Christi College d’Oxford, et prédécesseur de H.L.A. Hart à ce poste, a échoué à inscrire durablement dans le champ des études juridiques le « droit comparé » (comparative jurisprudence) tel qu’il l’envisageait. Son œuvre lui vaut toutefois la réputation d’avoir proposé une critique radicale de la théorie impérativiste du droit, pour laquelle est droit ce qui est un commandement exprimé par une entité souveraine, en se positionnant comme le représentant de l’école historique contre les analytiques, John Austin et Jeremy Bentham. Comme nous le verrons dans les développements qui suivent, cette présentation est éminemment réductrice. Maine estime sans aucun doute que la théorie impérativiste proposée par Austin est une description adéquate pour les sociétés occidentales modernes, dans lesquelles la souveraineté se manifeste effectivement par les attributs suivants : la concentration, dans les mains d’une autorité identifiable, de la double capacité à promulguer des lois et à les faire appliquer au moyen de sanctions. L’autorité souveraine est ainsi la source principale, voire unique, de régulation sociale. Dans le cadre proposé par la comparative jurisprudence de Maine, la théorie impérativiste de John Austin apparaît néanmoins simultanément comme une forme historiquement située de régulation sociale et comme une étape nécessaire de l’évolution des sociétés.
L’œuvre de Maine est ainsi travaillée par la tension fondamentale de l’anthropologie naissante, combinant l’étude des sociétés non-occidentales dans leurs particularités et la recherche de formes fondamentales de sociabilité, et ceci dans un paradigme évolutionniste. Inspiré par la linguistique historique naissante, Maine entend en effet décrire la façon dont les sociétés « indo-européennes » partagent originellement un fonds d’institutions communes. Leur évolution suivrait donc par la suite une série d’étapes déterminées, autant d’invariants qui font de la législation une apparition tardive, mais presque nécessaire, dans l’histoire des sociétés « indo-européennes ». Simultanément toutefois, l’intérêt de Maine pour les « communautés de village » indiennes, censé prolonger l’étude de la version européenne de ces mêmes communautés, met en valeur des modes alternatifs de régulation sociale. Cette mise en perspective « historique » a donc un double effet sur la théorie impérativiste d’Austin, héritée de Bentham et Hobbes : elle l’approfondit comme elle la remet en cause. Ce mouvement réflexif est accompagné par les aller-retours que Maine opère entre le proche et le lointain ainsi qu’entre le présent et le passé.
Les multiples parallèles qu’il établit font notamment de l’exemple des souverains Moghol et des communautés autonomes d’Inde, dites « communautés de village », le moyen de mener une réflexion critique vis-à-vis de la théorie impérativiste. Néanmoins, cette réflexion permet avant tout à Maine de préciser d’une manière particulièrement subtile un certain nombre d’éléments de cette même théorie, qui demeure valide pour les sociétés occidentales. S’intéressant notamment au rôle qu’y jouent les sanctions, Maine voit dans le « souverain » d’Austin et le mode de régulation sociale qui lui est associé un certain rapport entre la force et l’ordre. Opposant alors l’exemple des souverains moghols à d’autres formes de souveraineté, Maine parvient indirectement à rendre plus clairs certains des postulats de la théorie d’Austin.
Nous nous efforcerons toutefois de comprendre comment l’étude comparée des manifestations du droit coutumier dans les communautés de village permet à Maine d’esquisser une critique plus radicale du modèle juridico-politique hérité de Hobbes, Bentham et Austin. L’intérêt de Maine pour la coutume des sociétés anciennes ou éloignées vient nourrir une remise en cause plus profonde des postulats de ce modèle : sa critique de la common law, son insistance à poser l’illimitation du pouvoir souverain ou encore son refus de considérer la coutume comme une forme autonome de régulation sociale. Comme nous tâcherons de le montrer, c’est en abordant ce dernier point que Maine propose une alternative à ce qu’il considère comme un élément fondamental du modèle impérativiste : la concentration de l’usage légitime de la force dans les mains d’une même autorité. L’alternative n’est autre que la coutume, qui apparaît comme un système, plutôt que comme une simple source du droit, où l’équilibre social demeure possible malgré la diffusion, plutôt que la centralisation, de la faculté d’user de la force parmi les membres d’un même groupe social.
Nous verrons comment l’on peut considérer Maine davantage comme un continuateur qu’un critique de l’œuvre de John Austin, Jeremy Bentham et Thomas Hobbes (I). Nous montrerons néanmoins que l’Inde apparaît dans l’œuvre de Maine comme un test, jetant la lumière sur l’architecture conceptuelle de la théorie impérativiste du droit, tout en soulignant ses limites (II). Ainsi, l’exemple indien constitue une épreuve pour le modèle moderne de la souveraineté occidentale qui ne saurait être ni universel, ni intemporel, ni absolu, y compris en son propre domaine (III), ce qui permet à Maine de souligner les limites de la réduction de la common law à une délégation de l’autorité souveraine, opérée par John Austin et Thomas Hobbes. Enfin, cette réflexion sur le droit coutumier conduit Maine, comme nous le comprendrons, à faire de l’organisation sociale de la force le trait commun des manifestations juridiques que sont le droit et la coutume, cette dernière manifestant une forme d’ordre social où les usages légitimes de la force sont décentralisés (IV).
I. La théorie impérativiste du droit : un paradigme à éprouver
A. Un hommage critique aux « analytiques », Austin, Bentham et Hobbes
Contrairement à la présentation exagérée qui est parfois faite de Maine, selon laquelle il aurait été le représentant de l’école historique en Angleterre contre Austin et les austiniens, la critique qu’il adresse réellement à la conception austinienne du droit et de la souveraineté est extrêmement nuancée. Maine considère que le paradigme austinien, qu’il perçoit comme directement hérité de Hobbes, est correct, mais seulement pour les sociétés occidentales modernes. C’est pourquoi l’histoire et l’observation de sociétés non-occidentales doivent permettre de compléter, plutôt que remettre en cause, la théorie austinienne de la souveraineté. Maine est en effet motivé dans ses réflexions par « l’insatisfaction » qu’il ressent par rapport à l’état dans lequel il trouve la « science du droit à son époque ». Ce qu’il reproche surtout aux théories dont il prend connaissance, c’est leur anhistoricité, et plus largement, l’absence d’apports empiriques dans les théories de ses contemporains, notamment concernant « l’histoire des sociétés archaïques ». Ce qu’il faudrait donc faire, selon Maine, c’est aller observer les sociétés lointaines, afin de trouver dans ces dernières « les formes sociales les plus élémentaires » et ce, « dans un état aussi proche que possible de leur condition rudimentaire ». On retrouve ici une intention caractéristique de l’anthropologie naissante : analyser les « formes sociales les plus élémentaires » des sociétés non pas seulement pour elles-mêmes, mais précisément pour apporter un éclairage nouveau sur un large ensemble de phénomènes sociaux.
L’attrait pour les systèmes sociaux lointains comme les « communautés de village » de l’Inde est ainsi justifié par leur proximité supposée avec ce qui était autrefois les composants élémentaires d’une famille de sociétés que Maine qualifie « d’Indo-européennes ». L’écho aux fameuses langues « indo-européennes » n’est pas fortuit : Maine s’inspire directement des développements récents de la linguistique à son époque, et considère qu’il existe une famille de peuples Indo-européens dont les institutions auraient non seulement été originairement similaires, mais auraient aussi connu le même processus de développement. La théorie du droit et de la souveraineté proposée par Hobbes et reprise par Austin décrit adéquatement la fin de ce processus. C’est pourquoi les réflexions historiques et anthropologiques de Maine servent autant à en confirmer la pertinence qu’à la relativiser, puisqu’elle ne saurait être ni universelle, ni intemporelle, ni complète, même lorsqu’elle est censée décrire les formes modernes de souveraineté.
Avant de continuer, il nous faut toutefois rappeler que si Maine accuse parfois Austin et Bentham de mener des raisonnements trop abstraits et peu historiques, c’est un reproche qu’il adresse en priorité aux adversaires qu’il partage avec ces deux auteurs qu’il admire : le contractualisme et le jusnaturalisme. C’est notamment à Bentham que Maine semble devoir l’aversion qu’il exprime à l’égard de ces idées. Pour Maine, alors que les contractualistes projettent à tort l’individualisme typique de la modernité sur un prétendu « état de nature » originel, les jusnaturalistes établissent une « filiation irrégulière » entre la conception antique du droit naturel, tirée selon lui d’une interprétation spécifique du jus gentium, et sa reconceptualisation par les modernes. Lorsqu’il critique ce qui lui paraissent être les excès de la Révolution française, qu’il lie directement au jusnaturalisme, Maine fait directement référence aux Sophismes Anarchiques de Bentham, « publiés pour Bentham », par Dumont, comme l’indique Maine. Ces écrits « incarnent l’exposition menée par Bentham des erreurs distinctement françaises », conséquences directes de « l’hypothèse romaine [du droit de nature] ».
Au sujet de Bentham et Austin, Maine parle alors d’une « analyse des conceptions juridiques » qui est pour lui rien de moins que « remarquable », et qu’il considère comme un prérequis à toute étude sérieuse du droit. Il ne se donne ainsi pour tâche que d’« illustrer certaines de leurs erreurs » avec les « phénomènes juridiques indiens ». Aussi, l’une des toutes premières contributions de Maine aux débats de son époque, « The Conception of Sovereignty, and its Importance in International Law », paraît valider les observations d’Austin et de Bentham. Il s’agit d’une présentation faite devant une assemblée de pairs, la Juridical Society, qui a pour thème le droit international. Le but de Maine dans cet article n’est pas d’interroger la juridicité du droit international au regard des définitions qu’Austin propose du droit, d’autant plus que ses réflexions sur le droit international y sont peu favorables. La tâche de Maine est, encore une fois, historique : il entend montrer que l’idée même de droit international telle qu’elle se développe à l’époque moderne à partir de l’œuvre de Hugo Grotius ne doit sa popularité et son efficacité qu’au fait que l’idée même de souveraineté ait progressivement évolué, des débuts du système féodal à sa fin, jusqu’à être intrinsèquement liée au territoire, après avoir longtemps été extraterritoriale. En effet, Maine estime que le droit international tel qu’il est appliqué à partir des principes supposément « naturels » de Hugo Grotius n’est en fait valable que grâce à un consensus généralisé, mais récent, sur la nature de la souveraineté : le souverain est celui que l’on considère « non seulement avoir un titre souverain sur le territoire national, mais celui qui en est le propriétaire absolu ».
Au-delà de ces considérations, Maine perçoit le droit international comme une confirmation des éléments qu’Austin considère comme essentiels à l’idée même de la souveraineté, cette dernière définition n’étant donc pas remise en cause. Il propose alors un commentaire détaillé des propositions austiniennes, sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Notons pour le moment que Maine considère que, « en dernière analyse, l’étude de toute loi positive finit inévitablement par mettre au jour un commandement d’une nature particulière, adressé par des supérieurs politiques, ou souverains, à des inférieurs politiques, ou sujets […] ». La théorie de Hobbes, Bentham et Austin est donc « la seule présentation des éléments constitutifs de la souveraineté qui ne soit pas visiblement défectueuse dans l’une des parties de sa définition ». Ainsi, Maine salue l’acuité de Hobbes, Bentham et Austin concernant la définition de la souveraineté, les rassemblant tous trois au sein d’une même tradition. Hobbes aurait ouvert le chemin vers cette clarification conceptuelle dans le Léviathan, avant d’être suivi par Bentham et le Fragment on Government, qui aurait proposé une analyse conceptuelle du « souverain » et de la « souveraineté », avant qu’Austin ne vienne parachever son œuvre, proposant alors la seule « exposition des ingrédients de la souveraineté qui ne soit pas pleinement défaillante à quelque endroit de sa définition ».
C’est pourquoi, dans son œuvre, Maine ne propose que des aménagements à cette théorie, en montrant qu’elle n’est pas nécessairement valable dans tous les contextes et notamment à toutes les époques. En effet, Maine relativise explicitement le manque de perspectives historiques dans la pensée de Hobbes, Bentham et Austin, car, contrairement aux auteurs qui « se laissent aller à l’histoire », c’est-à-dire les membres de l’école historique, ils décrivent fidèlement les faits juridiques observables à leur époque. De fait, la souveraineté et le droit ont « progressivement » évolué pour prendre la forme que l’on retrouve dans leur théorie et cette « correspondance », déjà presque parfaitement accomplie du temps de Hobbes et ensuite de Bentham, tend « constamment » à devenir davantage « parfaite ». Maine fait le même constat dès Ancient Law, où sa position est résumée comme suit :
Bentham, dans son « Fragment on Government » et Austin dans sa « Province of Jurisprudence Determined », font de toute loi un commandement du législateur, une obligation imposée ainsi au citoyen, accompagnée de la menace d’une sanction […] Les résultats de cette séparation d’éléments coïncident exactement avec les faits de la jurisprudence arrivée à maturité ; et, par une légère torsion de la langue, on peut les faire correspondre dans la forme à tout droit, de tous les types et à toutes les époques. On n’affirme cependant pas que la vision du droit de la majeure partie de ces époques soit tout à fait conforme à cette analyse ; et il est curieux de voir que, plus on remonte loin dans l’histoire primitive de la pensée, plus on s’éloigne d’une conception du droit qui ressemblerait à la combinaison d’éléments établie par Bentham.
B. Maine, continuateur de Hobbes, Bentham et Austin
Il apparaît clairement que, pour Maine, il n’y a pas de franche distinction théorique entre Hobbes, Bentham et Austin, entre lesquels il perçoit une filiation directe. Selon John Austin, la loi est un commandement, émis par un supérieur politique, le souverain, à un inférieur politique, ce dernier étant habitué à obéir au premier. Cette obéissance est garantie par la peur d’une sanction infligée par le souverain, qui possède le monopole de l’usage légitime de la force, qui lui est accordé lorsqu’il devient le « Léviathan » hobbesien. À ce propos, Maine remarque, dans ses Lectures on the Early History of Institutions, que tous les éléments que l’on retrouve ici chez Austin au sujet de la souveraineté sont dus à Hobbes. Ainsi, Austin et Bentham ne pouvaient que développer certains éléments, plutôt qu’ajouter de véritables nouveautés. L’apport de ces auteurs tient toutefois à la précision qu’ils apportent aux concepts de sanction ou de droit individuel, et à la façon dont ils en exposent les relations nécessaires, structurées autour de la notion de souveraineté. Avec cet arsenal conceptuel en mains, ils auraient pu appliquer la théorie de la souveraineté hobbesienne à des faits nouveaux, plus complexes, qui seraient apparu entre leur époque et celle de Hobbes. Maine soutient donc l’idée, peut-être contestable, que Bentham et Austin n’auraient fait que poursuivre le travail de Hobbes en développant le paradigme qu’il aurait mis au point par sa définition de la souveraineté. Maine décrit ainsi les travaux de Hobbes, Bentham et Austin comme partageant suffisamment de caractéristiques pour être critiqués d’un bloc par sa remise en cause de la notion hobbesienne de souveraineté. Le projet de Maine est alors simple : tandis qu’il accepte la définition de la souveraineté et du droit proposée par ce soi-disant paradigme pour les États occidentaux modernes, il soutient que cette même définition ne convient pas aux sociétés les plus anciennes ou les plus éloignées et qu’il s’agit, même dans le cas de l’époque moderne, d’une généralisation abusive.
Afin de défendre cette hypothèse, il confronte les notions essentielles extraites de l’œuvre d’Austin, qu’il distingue à peine de celles de Hobbes, avec les données des sciences humaines et sociales dont il est familier : l’histoire, l’anthropologie, la linguistique, etc. Maine entend prouver que cette théorie de la souveraineté est fortement contextuelle : la conception que Hobbes, Bentham et Austin proposent de la souveraineté et du droit serait corrélée à la centralisation progressive des États occidentaux et à l’hégémonie grandissante de l’activité législatrice par rapport à d’autres formes de production des normes juridiques. Cela les aurait conduits, selon Maine, à ignorer les formes alternatives de régulation sociale (comme le droit coutumier, mais aussi institutions juridiques de la common law britannique) et à considérer toute alternative à la souveraineté « moderne » comme similaire à l’anarchie. Or, cette alternative entre la souveraineté du « Léviathan » et l’anarchie ou le « désordre universel » est pour Maine constitutive de la pensée de Hobbes, et conduit à un refus de considérer les différents niveaux de sociabilité qui précèdent logiquement et chronologiquement l’État pour Maine, comme la famille ou les communautés de village. Si l’on prête attention à ces différents niveaux de sociabilité, on peut en effet affirmer que si anarchie il y a avant l’existence du Léviathan ou de l’État, c’est entre les tribus ou les communautés de village, et non pas en leur sein, et encore moins entre des individus isolés. L’ontologie sociale individualiste de Hobbes semble alors pour Maine contestable de ce point de vue, puisqu’il n’y a pas lieu de considérer que l’anarchie à laquelle le Léviathan met fin oppose des individus à d’autres individus sans attache dans la « guerre de chacun contre chacun ». Cette erreur, Maine l’attribue principalement au contexte politique des guerres de religion et à leur effet sur la pensée de Hobbes, bien qu’il reconnaisse simultanément le caractère anhistorique de l’hypothèse contractualiste de Hobbes.
Maine retient cependant un élément important de cette hypothèse : la tentative de Hobbes de penser l’origine du gouvernement et de la souveraineté, ce qui le distingue de Bentham et d’Austin, qui auraient quant à eux rendu complètement anhistorique leur propre réflexion sur la souveraineté, en grande partie par rejet de l’hypothèse contractualiste :
Une autre différence considérable est la suivante : Hobbes, on le sait, s’est interrogé sur l’origine du gouvernement et de la souveraineté. […]
[Il est de notre] devoir d’enquêter sur la souveraineté, du moins, si ce n’est sur la façon dont elle est apparue, sur les étapes qu’elle a connues. […] Ce n’est que de cette façon que nous pouvons nous assurer du degré de correspondance de l’analyse austinienne avec la réalité.
Ainsi, bien que Maine, tout comme Bentham et Austin, rejette l’hypothèse d’un contrat social originaire, il le fait pour une raison qui tient davantage à son refus de considérer l’ontologie sociale individualiste comme applicable à l’ensemble des périodes et des formes de régulation sociale. Néanmoins, Maine place son propre projet à la suite de celui de Hobbes : il est nécessaire, si ce n’est de décrire comment émerge la souveraineté, du moins de comprendre par quels « stades » elle a pu passer. Ce n’est que de cette façon que l’on peut, en donnant à l’ambition hobbesienne un nouveau souffle inspiré des sciences humaines et sociales, voir « dans quelle mesure les résultats de l’analyse d’Austin correspondent aux faits ».
II. L’exemple indien, un test révélateur pour la théorie impérativiste du droit
A. Une tension révélatrice entre des régimes normatifs distincts
Si Maine est principalement connu pour son Ancient Law, c’est dans ses œuvres suivantes, notamment Village-Communities et les Lectures on Early Law and Institutions, que sa critique modérée des « analytiques » se précise. Dans les Lectures, Maine commence par discuter l’idée selon laquelle l’activité législatrice doive être guidée par le principe d’utilité cher à Bentham, selon lequel une loi doit être évaluée en fonction de l’utilité agrégée de tous, chacun comptant strictement pour un. On pourrait être surpris de voir Maine donner une telle importance à ce point de détail, qu’il considère comme l’ajout principal que Bentham et Austin auraient fait à la théorie de Hobbes, complétant ainsi sa conception de la législation. Il faut, pour comprendre sa raison d’être, garder à l’esprit que la deuxième moitié du xixe siècle est le temps d’une auto-critique collective parmi les officiers coloniaux britanniques, dont Maine fera partie immédiatement après la publication d’Ancient Law en 1861, puisqu’il sera membre du conseil du Vice-roi des Indes de 1862 à 1869. Face aux difficultés d’administration et aux révoltes qu’ils rencontrent, comme la révolte des Cipayes de 1857, les Britanniques remettent explicitement en cause le style « utilitariste » de gouvernement, inspiré du réformisme benthamien, notamment du fait de son prétendu mépris pour les coutumes locales. Derrière cette critique du principe d’utilité, que Maine considère comme inapplicable à l’Inde parce qu’il suppose à la fois l’individualisme et l’égalitarisme, se cache une critique de l’idée selon laquelle la Couronne Britannique pourrait agir comme un souverain législateur, et imposer ses réformes à l’ensemble d’une population comme si elle était la seule source de régulation. C’est, en somme, l’idée même d’État moderne qui ne paraît pas applicable à la gouvernance de l’Inde, ce qui justifie la mise en place de l’indirect rule.
La gouvernance de l’Inde est un test idéal pour la théorie austinienne, parce que les tensions rencontrées face aux structures sociales de l’Inde révèlent la nature de son architecture conceptuelle tout autant qu’elles soulignent l’impossibilité de soumettre l’intégralité des instances normatives, juridiques notamment, au pouvoir du souverain. Ce pouvoir apparaît en effet, dans l’Inde sous domination britannique, comme particulièrement limité par des instances concurrentes. Néanmoins, la situation indienne est surtout marquée par sa grande complexité, puisque l’intervention Britannique y a déjà exporté les concepts juridiques occidentaux, et qu’elle s’appuie à la fois sur l’administration moghole préexistante et sur les droits coutumiers, appliqués par des tribunaux locaux. Ce que Maine décrit, c’est donc la rencontre entre des systèmes de régulation distincts, notamment la façon dont les éléments propres aux systèmes juridico-politiques occidentaux viennent perturber la structure sociale de l’Inde.
La tension entre ces différents régimes normatifs est directement perceptible dans le propos de Maine. Dès les toutes premières pages de Village-Communities, Maine affirme en effet qu’à certains stades de leur histoire, les sociétés sont peu enclines à changer leurs usages, mais qu’elles peuvent aussi reconnaître certaines raisons comme justifiant la mise au point de règles nouvelles. Cette double position apparaît clairement dans l’argumentation de Maine, puisque ce dernier admet qu’en Inde, la croyance que « la Coutume est sacrée et perpétuelle » peut cohabiter au sein d’une société avec le postulat, attribué à Austin et à ceux qui le précèdent, selon lequel « la Coutume est tout ce que le souverain ordonne ». Cette tension est néanmoins productrice de sens, puisqu’elle manifeste l’état hybride de la société indienne, partiellement réglementée par la Couronne britannique tout en étant fidèle à des coutumes dont la détermination dépasse les prérogatives du pouvoir impérial. La comparaison avec des sociétés lointaines ou anciennes doit donc conduire, d’une part, à être attentifs à l’existence de systèmes alternatifs de régulation et, d’autre part, à interroger, sans la rejeter, la validité universelle de la théorie impérativiste du droit, dont les concepts sont éclaircis en même temps qu’ils produisent des difficultés en Inde.
B. La nature de la souveraineté, révélée
Dans le cas précis de l’Inde, le droit coutumier traditionnel coexiste, mais entre aussi en conflit, avec les débuts de l’établissement d’un système juridique centralisé. Maine reconnaît donc qu’on trouve bien en Inde les prémices de la forme d’autorité souveraine telle qu’elle peut être décrite par Hobbes, Bentham et Austin : l’administration britannique a tendance à jouer ce rôle, tandis qu’on ne saurait manquer de remarquer que certains membres ou familles ont davantage d’autorité que d’autres à l’intérieur des communautés de village. Or, ces asymétries de pouvoir posent les fondements nécessaires à l’établissement d’une autorité souveraine. Conséquence de tout cela, les coutumes se trouvent en Inde bien éloignées de leur état d’origine : les différentes écoles brahmaniques de juristes ont depuis des siècles réalisé une proto-codification des coutumes indiennes, et les autorité britanniques se reposent sur leur jugement et leurs textes de référence pour fournir une base au verdict des juges dans les cours de justice établies par l’administration coloniale avant même la prise de pouvoir de la Couronne en remplacement du mandat de la Compagnie des Indes. Les coutumes locales des communautés de village se retrouvent donc en compétition avec un système qui ressemble de plus en plus à celui des États d’Europe occidentale, dans un contexte où l’administration a cru donner la force du droit aux coutumes indiennes, alors qu’elle légitimait en réalité un droit coutumier codifié par les brahmanes, en décalage avec la diversité des coutumes locales.
C’est cette situation qui permet à Maine de souligner ce qui rend les systèmes politico-juridiques modernes si différents des formes de régulation sociale qui les précèdent. En faisant cela, Maine défend le point de vue d’Austin tout autant qu’il en montre les limites. En effet, il note que la seule modification notable opérée en Inde par les Britanniques, alors désireux d’éviter tout changement brutal du système, a été « la simple mise en place de cours de justice, dans les juridictions les plus locales », dont la fonction devait se limiter à faire respecter le droit coutumier, avec les limites évoquées ci-dessus. Or, la simple introduction de ces cours aurait donné, selon Maine, une grande « rigidité conservatrice » aux coutumes d’Inde. Comment ce processus de rigidification de la coutume a-t-il eu lieu ? Maine réduit l’influence des Britanniques sur la « nature des coutumes » à un seul fait : l’introduction de cours de justice, de l’échelle la plus locale aux cours d’appel les plus hautes. Cette modification a priori innocente modifie toutefois la structure même des institutions indiennes. En effet, pour rendre justice, les cours doivent collecter des témoignages auprès des « anciens du village », qui sont considérés comme des experts coutumiers mais qui perdent aussi leur statut de conseil, « mi-juridique, mi-législatif », selon les termes de Maine. Une fois la preuve de la coutume faite, son intégration dans une décision de justice, qui servira de référence à des jugements ultérieurs et en fait d’elle un précédent, modifie considérablement sa portée : de jugement ponctuel destiné à trancher un problème déterminé en référence à l’usage, elle devient une règle applicable à des cas nouveaux. C’est ainsi que la coutume devient le droit coutumier, c’est-à-dire une branche du droit pleinement intégrée au système juridique et subordonné à l’autorité du souverain. La règle coutumière est alors « réellement devenu[e] un commandement du souverain ».
C. La force des sanctions
Ce processus révèle la nature de la souveraineté dans les systèmes juridico-politiques occidentaux, puisque la seule introduction de ce système de cours entraîne avec elle l’ensemble des éléments de la souveraineté, telle que théorisée par Austin :
Il s’ensuit que les sanctions vagues du droit coutumier disparaissent. Les cours locales ont bien évidemment le pouvoir d’ordonner et de veiller à l’application de leurs décisions et nous trouvons là d’un coup d’un seul l’application d’une sanction suivant la désobéissance à un commandement. Avec le commandement et la sanction suivent les conceptions de droits et de devoirs juridiques [legal rights and duty].
Surtout, c’est la sanction qui apparaît comme la clef de voûte du paradigme légué par Hobbes, Bentham et Austin. L’exemple indien est essentiel : la seule chose notable que les Britanniques importent de leur système n’est rien d’autre que la sanction juridique à travers le jugement des cours de justice, même lorsqu’elles n’ont pour intention que de faire respecter les coutumes locales, à tort ou à raison à ce sujet. Malgré ses propres réserves, Maine adhère à tel point à la définition austinienne du droit qu’il lui accorde un pouvoir performatif : l’importation, même purement « verbale » d’un seul des éléments fondamentaux du vocabulaire juridique et politique moderne, que l’on retrouve articulés conceptuellement chez Austin, implique l’importation d’un système entier de justice et de ses principes et institutions. Maine affirme en effet que la plus grande qualité (mais aussi, un des plus grands défauts) de la théorie d’Austin est son extrême cohérence. Les notions de droit, devoir, obligation, sanction, etc. sont considérées par lui comme co-constitutives. Introduire l’une d’entre elles en Inde, ici la sanction, signifie introduire toutes les autres :
Désormais, toutes ces conceptions de la Loi, des Droits, des Devoirs et des Sanctions découlent de la conception première de la Souveraineté, comme les maillons inférieurs d’une chaîne dépendent du maillon supérieur. Toutefois, pour les besoins du système d’Austin, la Souveraineté n’a pas d’autre attribut que la force. Par conséquent, la « loi », les « obligations » et les « droits » sont exclusivement compris comme des produits de la force contraignante. La « sanction » devient ainsi le premier et le plus important membre d’une série de notions, série à laquelle elle donne ses couleurs.
Toutes les notions liées au droit moderne ne sont rien d’autre pour Maine que les maillons d’une même chaîne, découlant toutes logiquement de la définition de la souveraineté d’Austin. À ce propos, Maine note qu’Austin choisit de définir la souveraineté très tardivement dans son œuvre principale, The Province of Jurisprudence Determined, en en faisant le sujet de sa dernière « lecture », l’ouvrage commençant par une définition de la loi et du droit. Il s’agirait là d’une inversion regrettable par rapport au paradigme légué par Hobbes, puisque Maine estime que la définition même du droit que propose Austin n’est qu’une conséquence logique de la définition de la souveraineté que propose Hobbes. L’organisation du propos d’Austin efface l’abstraction originale qui est au fondement de cette définition de la souveraineté : tous les moyens de régulation sociale autres que la force détenue par le souverain sont écartés de ce modèle, comme on peut écarter des facteurs considérés comme négligeables dans les modèles physico-mathématiques. Afin de rendre cela plus clair, Maine souligne les différentes suppositions sur lesquelles Austin appuie sa définition de la souveraineté. Cet ensemble de postulats peut être résumé par l’idée que, pour que la souveraineté existe, une minorité doit concentrer suffisamment de force et de pouvoir pour pouvoir faire usage d’une « force irrésistible » sur le reste de la communauté à laquelle elle appartient, afin d’être en mesure de faire appliquer ses volontés. Or, ce présupposé se trouve pour Maine être incompatible avec certains faits historiques. Les contraintes sur le pouvoir du souverain sont ignorées et les modes alternatifs de régulation sociale comme la coutume sont considérés, au mieux, comme dépendants du droit. C’est la raison pour laquelle les sanctions sont essentielles : puisque la souveraineté et toutes les notions incluses dans le concept de droit sont seulement des « produits de la force coercitive », alors la possibilité de sanctionner apparaît comme l’essence même du pouvoir souverain.
Maine propose qui plus est de faire une distinction cruciale : le fait qu’il existe, dans toute communauté, un individu ou groupe d’individus capables d’imposer leur volonté aux autres par la force n’est pas la même chose que d’affirmer que dans toute communauté, un individu où un groupe d’individus concentrent légitimement tout pouvoir d’user de la force à l’encontre des membres de leur communauté. En d’autres termes, le fait que certains individus puissent nécessairement s’imposer par la force, par exemple par des alliances de circonstances, n’implique pas qu’il existe systématiquement une entité, un individu ou plusieurs, qui se voie confier le pouvoir de faire légitimement un tel usage de la force pour sanctionner les individus. Cela explique comment la simple introduction de sanctions soutenues par le pouvoir souverain en Inde a conduit à l’importation de l’ensemble des composants du droit moderne : la concentration de la faculté de sanctionner dans les mains d’une entité distincte est l’essence même de la conception moderne de la souveraineté. Or, c’est précisément sur cette « importation » que Maine s’appuie pour mettre en lumière le fait que, malgré sa cohérence et sa pertinence dans le cas des sociétés occidentales, la conception de la souveraineté que Hobbes et Austin partagent n’est pas applicable partout et encore moins à n’importe quelle époque de l’histoire.
III. La souveraineté moderne au prisme de l’exemple indien
A. L’exemple de Runjeet Singh
Afin de tester conceptuellement les limites de la théorie austinienne de la souveraineté, Maine prend l’exemple de Runjeet Singh, dernier souverain Moghol du Pendjab. Bien qu’il incarne le monarque au pouvoir illimité, il semble très éloigné du souverain austinien. En effet, Runjeet Singh ne prononce pas de « commandements généraux » à destination de son peuple. Ses ordres ont une portée limitée, bien qu’ils ne puissent pas être désobéis, ce qui fait d’eux des commandements particuliers et non des lois, selon la terminologie d’Austin. En effet,
dans l’esprit du Juriste [Austin], une loi doit ordonner une classe d’actes ou d’omissions, ou un nombre d’actes et d’omissions établis généralement ; une loi qui ordonne un seul acte n’étant pas une véritable loi, mais étant distinguée comme un commandement « occasionnel » ou « particulier ». La loi ainsi définie et limitée est l’objet de la jurisprudence telle que la conçoivent les juristes analytiques.
Les écrits de Maine sur le droit international, mentionnés plus haut, sont d’une grande clarté à ce sujet : une armée qui prendrait le contrôle total d’un pays par la force aurait de facto le pouvoir d’imposer ses volontés aux habitants, comme Runjeet Singh avec ses sujets. Néanmoins, elle ne produirait pas en cela des lois « générales » mais uniquement des ordres « dispersés ». Elle ne pourrait le faire qu’une fois devenue un « corps déterminé » dont ce serait la fonction, qu’il s’agisse d’un monarque, ou d’un parlement. Qui plus est, il faut que la grande majorité d’une société soit habituée à obéir à ce corps, sans quoi « la souveraineté serait impossible ». Il y a donc plus, dans le pouvoir du souverain, qu’une force qui le rend capable d’imposer des sanctions pour faire respecter ses volontés. Une certaine légitimité, produit de l’habitude, lui est nécessaire. Un règne de terreur absolument respecté qu’une armée pourrait mettre en place, en forçant chacun à obéir, n’a rien à voir avec la véritable souveraineté, qui n’est pas remise en cause par des désobéissances ponctuelles et ne se caractérise pas par un usage permanent de la force. Le souverain émet des commandements généraux, qui réglementent de larges classes de comportements et ce de façon habituelle. L’Église catholique est à ce propos un contre-exemple : de nombreux individus suivent ses commandements, mais il ne s’agit que de « consignes » sur des « points de comportement individuel », spécifiques et surtout, trop ponctuels pour être de véritables commandements souverains. L’obéissance aux ordres de l’Église, « comparée avec le nombre de fois où [la population] se soumet elle-même aux lois du pays où elle habite » est strictement « occasionnelle » et non « habituelle ».
Runjeet Singh exerce un pouvoir similaire sur ses sujets, à ceci près que, contrairement à l’Église, il n’existe pas de souverain alternatif, à la manière d’un roi ou d’un empereur. Les communautés de village sont le véritable lieu d’élaboration des normes régulant l’immense majorité de la société indienne :
À première vue, il ne pourrait y avoir de plus parfaite incarnation de la souveraineté telle que la conçoit Austin que Runjeet Singh. C’était un despote absolu […] Il aurait pu ordonner n’importe quoi […] Et pourtant je doute qu’il ait jamais, ne serait-ce qu’une fois, prononcé un commandement qu’Austin appellerait une loi […] Il n’a jamais légiféré. Les règles qui régulaient la vie de ses sujets étaient dérivées de leurs usages immémoriaux, et ses règles étaient administrées par les tribunaux domestiques, au sein des familles ou des communautés de village.
Le règne Moghol se caractériserait donc, selon Maine, par une grande décentralisation des instances de production des normes, une description que les études historiques les plus récentes tendent à confirmer. Pour l’historien Bernard Cohn, certaines communautés de village peuvent même être considérées comme des « petits royaumes » et constituent « l’unité juridique élémentaire » de l’Inde du Nord aux xviiie et xixe siècles. La description que Tirthankar Roy propose de l’Inde précoloniale sous domination britannique tend à confirmer que ces communautés étaient dotées d’une large autonomie normative, jointe à l’indistinction entre les fonctions législative et judiciaire. Dans ce modèle, l’État moghol n’a pour fonction que de faire respecter les coutumes locales, et non pas de faire des lois, tandis que les assemblées locales, les panchayat, étaient chargées de trouver des solutions à l’amiable aux conflits. Pour ce faire, des lois à la fois générales dans leur portée et spécifiques dans leurs dispositions, auraient été contreproductives.
B. La théorie impérativiste du droit : une abstraction réductrice
Les réflexions de Maine lui permettent d’opérer un retour réflexif sur l’applicabilité de la théorie impérativiste du droit aux sociétés occidentales modernes elles-mêmes. Il revient notamment sur la place, subordonnée à la volonté souveraine, qu’Austin et Hobbes accordent à la coutume et aux institutions de la common law dans leur propre système. Selon Maine, ces derniers « balaye[nt] d’un revers de la main » toute théorie selon laquelle le droit coutumier aurait « une origine indépendante du Souverain », par un argument qui se résume à la formule « Tout ce que le Souverain permet, il le commande ». Cette idée désigne, chez Austin, la position selon laquelle le juge n’est qu’un simple délégué du souverain, puisque les jugements du premier n’ont de force que parce que le second accepte leur application, alors que son pouvoir souverain ne connaît pas de limites et qu’il pourrait renverser un tel jugement à tout moment. Dans un tel paradigme, les coutumes ne sont que de la « moralité positive, sanctionnée par l’opinion » mais « deviennent des commandements du souverain » dès que « les cours de justice leur donnent une forme juridique ».
On trouve là, pour Maine, un simple « artifice langagier », incapable de décrire la spécificité de la production normative des cours de justice. Cet « artifice » théorique se justifie toutefois si l’on accepte la prémisse fondamentale de la théorie impérativiste selon laquelle les souverains possèdent une « force incontrôlable » qui leur permet d’innover et d’imposer leur volonté « sans limite ». Dans ce cadre, purement abstrait et fictionnel, la common law est bien faite de commandements indirects du souverain et les verdicts des juges n’ont force de loi que parce qu’il le permet. Cette « théorie », bien que « parfaitement défendable en tant que théorie » voit néanmoins sa « valeur pratique » et son « degré de proximité » varier « selon les époques et les pays ». Tout cet édifice théorique ne tient en effet qu’au moyen d’une réduction des éléments de la souveraineté à la seule concentration de la force. C’est parce que la définition même de la souveraineté inclut un pouvoir illimité, et parce que toute forme de régulation sociale est réduite à la possibilité d’appliquer des sanctions définies au moyen de la force, que la common law tout entière peut être considérée comme dérivant sa légitimité du souverain, seul dépositaire de cette force.
C. De l’Occident à l’Orient, et inversement
L’exemple indien va offrir à Maine le test idéal pour montrer les limites de la tentative de Hobbes et Austin d’absorber la common law et ses institutions dans le paradigme impérativiste. Comme nous l’avons vu, pour expliquer le rôle du juge par rapport à celui du souverain, et pour nier que le premier serait un producteur de droit à part entière, Austin affirme, à la suite de Hobbes, que bien que le souverain ne prononce pas lui-même les décisions au tribunal, elles sont légitimées par son autorisation tacite. Maine applique donc ce modèle, qu’il résume par la maxime « ce que le souverain permet, il le commande », à Runjeet Singh, supposant qu’il délègue tacitement son autorité aux « tribunaux domestiques » qui appliquent le droit coutumier. Dans la mesure où Maine estime déjà que cette explication austinienne ne vaut pas dans le cas de la common law, il y a fort à parier qu’il l’estime encore moins pertinente pour le cas de l’Inde :
[…] la common law a largement perdu du terrain par rapport à la législation parlementaire [Act of Parliament], et il est possible qu’elle en soit venue à devoir l’intégralité de sa force contraignante aux lois déclarées par le parlement [statute]. Mais mon exemple oriental montre que la difficulté pressentie par les anciens juristes au sujet de la common law aurait pu mériter plus de respect qu’elle n’en a obtenu de la part de Hobbes et de ses successeurs. Runjeet Singh n’a jamais changé ni n’aurait jamais rêvé de pouvoir changer les règles civiles sous lesquelles vivent ses sujets.
Dans une certaine mesure, la théorie d’Austin rend correctement compte de la nature de la « législation » moderne, comme Maine l’a souvent répété, dont l’essentiel se concentre dans l’activité parlementaire, dont le produit est les statutes. La statutory law, décrétée par le parlement, est ainsi devenue le mode essentiel de production dans le système juridique britannique et la common law, loi « produite » par l’application de principes préexistant à des cas nouveaux, a « perdu du terrain », voyant peut-être, mais Maine reste prudent, « l’intégralité de sa force contraignante » résider dans la figure du souverain. « L’exemple oriental » permet ainsi de remettre ce développement historique en perspective, et de souligner que « Hobbes et ses successeurs » ont fait preuve d’un certain mépris envers les spécificités de la common law, en donnant trop d’importance à d’autres éléments. Runjeet Singh n’a ainsi pas de contrôle sur les « règles civiles » qui structurent les communautés du Pendjab.
Pourquoi les « tribunaux domestiques » ne seraient-ils pas eux-mêmes les souverains ? Austin reconnaît en effet que la souveraineté peut se trouver dans un groupe de personnes et n’est pas nécessairement le fait d’un seul individu. Néanmoins, les tribunaux en question ne font, ou du moins c’est ce qu’ils prétendent, qu’appliquer des principes tirés « d’usages immémoriaux », ce qui distingue leur activité de celle de la législation moderne, qui implique la promulgation explicite d’une loi, produit de la volonté d’un individu ou d’un groupe d’individus déterminé. C’est pourquoi l’activité de légiférer, y compris dans la common law britannique dont Maine est contemporain, ne représente pas l’ensemble de la production juridique. La common law a encore recours à ces outils que sont les « fictions » ou « l’équité » en parallèle de l’activité législatrice, pour appliquer des principes déjà déterminés à des cas nouveaux. Or, c’est un trait que tous les systèmes de droit coutumier semblent partager, dans une certaine mesure, avec la common law, ce qui est d’autant plus visible en Inde où ce système est moins avancé :
Désormais, il serait impossible, sans violenter avec la plus grande force la langue, d’appliquer ces termes, commandement, souverain, obligation, sanction, droit, au droit coutumier sous lequel les communautés de village indiennes ont vécu depuis des siècles, pratiquement sans connaître d’autre forme de droit civilement contraignant […]. Le conseil des anciens du village n’émet aucun commandement, il ne fait que déclarer ce qui a toujours été […] [Le] droit coutumier n’est pas appliqué au moyen d’une sanction. Dans le cas presque inconcevable où un acte individuel de désobéissance serait porté à la connaissance du conseil de village, le seul châtiment, du moins le seul châtiment certain, serait la désapprobation de tous. D’où la conclusion selon laquelle, dans le système de Bentham et Austin, le droit coutumier de l’Inde devrait être appelé « morale » – un retournement de la langue qui requiert à peine une protestation formelle.
Le constat final de Maine est radical. « Sans violenter […] la langue », les catégories austiniennes sont inapplicables au cas indien, mais aussi à tout droit coutumier, y compris à la common law britannique. Le conseil de village déclare « ce qui a toujours été », se référant ainsi à une coutume déjà établie comme justification de sa décision. Les activités législatrices et judiciaires sont ainsi très peu différenciées dans un tel système, dont la fonction principale n’est ni de légiférer, ni de sanctionner la désobéissance des individus, mais surtout de maintenir l’équilibre social, en s’inspirant d’usages tout en rendant justice en fonction des particularités du cas exposé devant le conseil.
En quoi ces réflexions sont-elles valides pour la common law ? En effet, les réflexions de Maine ne proposent pas seulement une critique de l’applicabilité de la conception benthamo-austinienne de la souveraineté aux communautés indiennes. Elles remettent aussi en cause son application sans nuance aux systèmes juridiques occidentaux contemporains. Ainsi, la législation, désormais une source prépondérante du droit, doit être considérée comme un produit tardif de l’histoire juridique. Sous le mot de « législation », le « disciple de Bentham » confond trois procédés différents qui se sont succédé dans le temps et désignent trois façons différentes de « légiférer » : les fictions, l’équité et la législation, au sens réduit que lui donne Maine. La législation est ainsi « le dernier des agents correcteurs du système juridique », apparu en effet tardivement, au moins pour le droit anglais. Cette simple définition a de larges implications : même l’activité de législation, pourtant censée manifester la liberté absolue même du souverain d’imposer sa volonté au peuple, ne saurait faire autre chose que « corriger » le système juridique. Elle le fait de manière consciente et explicite, mais ne saurait le faire en mettant de côté l’ensemble du système déjà établi. En somme, on retrouve toujours chez Maine l’idée que le droit est un système qui est en décalage constant avec le changement social. Fictions, équité et législation sont uniquement des moyens différents de rattraper ce retard tout en maintenant l’équilibre du système.
On notera aussi l’élément qui distingue la législation et l’équité : son caractère externe, alors que l’équité est une instance qui opère à l’intérieur d’un système, comme simple correctif. Si le souverain austinien est donc celui qui légifère, tout modèle qui étendrait ses caractéristiques à l’ensemble de l’activité juridique se tromperait. Une partie de l’activité juridique, à l’époque de Maine mais encore plus avant la centralisation de la souveraineté, produit le droit à l’intérieur du système lui-même, à partir de principes et de décisions préexistants. Maine résume ainsi sa position :
La législation, c’est-à-dire les décrets d’un pouvoir législatif, qu’elle prenne la forme d’un prince autocrate ou d’une assemblée parlementaire, est l’organe supposé de la société entière, et se trouve être le dernier des agents correcteurs du système juridique. Elle se distingue des Fictions Juridiques tout comme l’Équité s’en distingue elle-même, et elle est aussi distinguée de l’Équité en ce qu’elle tire son autorité d’un corps ou d’une personne extérieurs. Son pouvoir coercitif est indépendant des principes de l’Équité.
La législation telle que Maine la dépeint paraît en effet correspondre en tout point à la description du souverain et de son activité par Austin et Bentham. C’est un « corps » défini, extérieur au système juridique, qui légifère de façon autonome, au moyen de « décrets », sans référence nécessaire aux principes de l’équité, et dont le pouvoir « coercitif » n’apparaît pas de prime abord limité. Ce « fait capital du mécanisme des États modernes » n’est toutefois pas représentatif des époques précédentes de l’évolution du droit. C’est en cela que Hobbes, Bentham et Austin auraient, toujours selon les mots de Maine, manqué de « respect » à la common law et à son histoire.
D. Les limites du pouvoir souverain
Le pouvoir de modifier la common law à volonté, qui semble être celui du souverain austinien, implique qui plus est une illimitation complète et totale de l’action souveraine. Or, comme le remarque Maine, Austin semble pourtant admettre qu’il existe des règles qui limitent le pouvoir du souverain, mais il refuse clairement de voir dans cela autre chose que la bonne volonté, voire la bonne intelligence du souverain, qui pourrait sans problème s’affranchir de ces contraintes, qui autrement remettraient en cause sa vision absolue de la souveraineté. Pour lui, une constitution n’est donc rien de plus qu’une autre forme de « moralité positive », comme la coutume. Si ce constat n’est pas aisément réfutable, l’histoire de l’Angleterre elle-même permet toutefois de le nuancer. Sans qu’il n’existe de constitution écrite, et malgré l’absence de « contrôle » coercitif sur le souverain pour le contraindre à respecter les volontés du Parlement, un consensus s’est progressivement construit et a permis d’imposer des limites claires au pouvoir du monarque. Par conséquent, conclure à l’illimitation de la souveraineté est une erreur fondamentale, qui montre l’extrême réduction conceptuelle à laquelle Austin est conduit :
La conception austinienne de la souveraineté […] est le résultat d’une abstraction. Elle est obtenue en mettant de côté l’ensemble des caractéristiques et des attributs du gouvernement et de la société à l’exception d’un seul, et en connectant toutes les formes de supériorité politique par le dénominateur commun de la force. Les éléments négligés dans le processus sont toujours importants, parfois même d’une extrême importance, parce qu’ils englobent l’ensemble des influences qui s’exercent sur l’agir humain, à l’exception de la force appliquée ou appréhendée directement ; mais l’opération consistant à les mettre de côté pour les besoins de la classification est, il est à peine nécessaire de le dire, tout à fait légitime philosophiquement, et n’est que l’application d’une méthode couramment utilisée en science.
Maine respecte le caractère scientifique de cette « méthode couramment utilisée », qui consiste à se concentrer sur un phénomène particulier, à l’exclusion d’autres phénomènes périphériques, pour l’étudier dans son fonctionnement propre et autonome. Ainsi, la réunion de l’ensemble des « formes de supériorité politique » sous une même catégorie, parce qu’elles sont toutes des manifestations d’une forme de « force », est entièrement légitime. Cependant, Maine note que « les éléments négligés » au cours de ce processus d’abstraction sont importants, tellement importants qu’il s’agit de « l’ensemble des influences qui s’exercent sur l’agir humain ». Il s’intéresse alors à la question des limites de l’exercice du pouvoir souverain, auquel Austin accorde une force illimitée.
Malgré le pouvoir apparemment illimité du souverain, il semble impossible pour le Parlement de faire mettre à mort tous les enfants de constitution fragile ou d’instituer un système de « lettres de cachet », comme le remarque Maine. Il existe donc des limites à l’action du souverain et ces limites sont précisément à trouver dans ce que le processus d’abstraction dont la théorie d’Austin est le résultat. Ce qu’Austin écarte n’est autre que « l’ensemble de l’histoire de chaque communauté », qui permet d’expliquer la constitution de la souveraineté, et sa façon de se manifester dans une société particulière, et notamment ses limites. La partie de l’histoire de chaque communauté que l’abstraction austinienne cache est précisément celle qui permet de comprendre comment a été déterminé là où « le pouvoir d’utiliser la force sociale résiderait ».
Le caractère anhistorique de la théorie austinienne a donc pour conséquence de dissimuler le fait que la concentration de la force dans les mains d’un individu ou d’un ensemble d’individus au sein d’une société est un phénomène progressif, qui n’arrive à maturité qu’à l’époque de Maine, et qui n’est, quoiqu’il arrive, jamais total. Pour être complète, la théorie d’Austin devrait donc inclure toute « friction » qui limite le pouvoir du souverain. L’analogie de la friction est récurrente chez Maine, qui parle ailleurs, dans Village-Communities, de ce « grand ensemble de coutumes et d’idées héritées » que les juristes analytiques « laissent de côté » comme une forme négligeable de « friction ». Ce sont ces idées dont l’analyse est nécessaire pour compléter la théorie du droit austinienne, ce qui implique notamment une investigation approfondie de cette « grande masse de règles » qui « partagent » certaines « caractéristiques » des lois telles que les conçoit Austin, mais qui n’en sont pas, et qui semblent encadrer l’action du souverain. Ce qui est jeu en définitive, c’est l’idée que le droit se définit comme l’ensemble des lois, ou commandements, qu’une autorité capable de sanction est en mesure de faire respecter, faisant de ce dernier critère la distinction spécifique, nécessairement limitative, de la nature du juridique.
IV. La force, la coutume et le droit
A. La force, l’ordre et le droit
Le constat selon lequel la concentration de la « force sociale » dans les mains du souverain est le résultat d’un long processus implique l’idée qu’elle ait pu être distribuée au sein d’un corps social sans que cela n’implique une forme d’anarchie. C’est pourquoi Maine réfléchit abondamment, de façon quelques fois cryptique, à la place de la force et de l’ordre dans le droit en général, c’est-à-dire dans toute manifestation de la juridicité, du droit coutumier au droit moderne. C’est une nouvelle fois pour lui l’occasion d’adresser un hommage critique à Bentham et Austin :
La grande difficulté des juristes analytiques modernes, Bentham et Austin, a été de faire sortir de sa cachette la force qui donne sa sanction au droit. Ils devaient montrer qu’elle n’avait pas disparu et qu’elle ne pouvait disparaître, mais qu’elle était juste dissimulée parce qu’elle s’était transformée en habitude d’obéissance au droit. Même à présent, leur affirmation selon laquelle elle est présente partout là où les Cours rendent justice a pour beaucoup l’apparence d’un paradoxe ; apparence qu’elle perd […] lorsque l’histoire vient en aide à leur analyse.
Par cet hommage, Maine salue la valeur des analyses d’Austin et de Bentham, et notamment de la façon dont ils ont souligné le fait que la force est un composant essentiel du droit, y compris et peut-être surtout dans les sociétés modernes. Comme ont pu le montrer nos réflexions précédentes, c’est parce que le souverain a, à l’époque moderne, progressivement concentré en lui la légitimité de l’usage de la force, que « l’analyse » des penseurs analytiques du droit concernant le juge est devenue une réalité : ce dernier, parce que toute légitimité provient de l’autorité dans laquelle la force et la capacité à sanctionner est concentrée, n’est qu’un délégué du pouvoir. « L’habitude d’obéissance au droit », alors généralisée, aurait fait oublier combien la force est un attribut essentiel du droit en général, et sa concentration dans les mains d’un souverain une propriété essentielle du droit moderne.
Cette perspective historique montre que la concentration de la force « sociale » dans les mains d’un souverain légitime est le produit d’une évolution, elle n’est donc pas représentative de l’ensemble des manifestations de la juridicité. Au contraire, se dégage du propos de Maine l’idée que, si la force et l’ordre sont intrinsèquement liés à la juridicité, ils prennent toutefois des formes différentes en fonction des étapes de l’évolution juridique. Dans sa « lecture XIII », Maine aborde ainsi la question des rapports entre force, ordre et loi. Il pose la question suivante :
La force qui contraint à l’obéissance à une loi a-t-elle toujours été d’une telle nature qu’elle peut être identifiée à la force de coercition du souverain, et les lois ont-elles toujours été caractérisées par cette seule généralité qui, dit-on, les connecte aux lois de la physique et aux formules générales qui décrivent les faits naturels ?
Dans les sociétés modernes, comme Hobbes et Austin ont pu le relever, le droit est caractérisé par l’utilisation de la force dans un but de coercition tandis que l’ordre se manifeste dans le droit à travers la généralité des lois, qui sont, selon la définition même qu’Austin leur donne, émises à destination d’une catégorie déterminée de personnes, afin de réguler une catégorie déterminée d’actes. Or, il est évident pour Maine, que la « force qui contraint à l’obéissance à une loi » n’a pas toujours été équivalente à la « force de coercition du souverain ». Il faut donc chercher ailleurs, dans un équilibre différent entre la force et l’ordre, la nature de systèmes juridiques plus anciens.
Selon Maine, la « force » existe aussi dans les sociétés coutumières, mais elle ne pourrait être « appelée avec le même nom » que la force qui caractérise le souverain moderne, « que par une pure et simple torsion du langage ». Le droit coutumier n’est pas « obéi » de la même façon que le droit « promulgué » par un souverain moderne. Les sanctions que l’on encourt dans les communautés de village, par exemple, sont bien diffuses comme le pense Austin dans une certaine mesure. Néanmoins, le propos central de Maine, et nous verrons comment il se précise dans d’autres parties de son œuvre, est de dire que le degré de « contrainte réelle » pour obtenir la conformité des individus à l’usage établi est en réalité faible. Cela ne signifie pas qu’aucune forme de coercition n’est nécessaire, mais plutôt que la véritable contrainte, celle qui serait exercée par une autorité dotée de la capacité de sanctionner, dotée donc d’un certain monopole de l’usage de la force, n’est pas nécessaire pour que les membres d’une communauté obéissent aux pratiques obligatoires.
La raison principale de cette différence tient peut-être au fait que les lois promulguées par le souverain et les lois coutumières portent sur des objets différents. C’est ainsi que l’on peut interpréter les remarques relativement cryptiques de Maine au sujet de l’ordre et du droit. Dans sa version moderne, la loi est bien un commandement général, qui s’impose à un ensemble d’actes plutôt qu’à des actions particulières. Maine décrit comment cette idée de loi paraît s’inspirer du type de lois qui décrivent les phénomènes naturels. La loi générale telle que décrite par Austin est assimilable aux lois naturelles dictées par le « souverain » de l’univers, Dieu. Si la façon d’envisager l’ordre dans les sociétés coutumières est différente, cela ne signifie toutefois pas qu’on n’y trouve pas de grandes régularités. Au contraire,
alors que la conception de la Force associée aux lois s’est modifiée, la même chose est arrivée à la conception de l’Ordre. Dans les groupes sociaux élémentaires formés par les hommes de la race aryenne, rien ne saurait être plus monotone que la routine des coutumes d’un village. Néanmoins, à l’intérieur des foyers dont la réunion compose la communauté de village, le despotisme de l’usage est remplacé par le despotisme de l’autorité paternelle.
En effet, les règles de la coutume ont avant tout pour objectif d’assurer l’uniformité des comportements des individus au sein de la communauté, mais dans un domaine extrêmement précis, celui de la gestion collective des ressources :
Tandis que [les] actes [du père de famille] échappaient à tout contrôle concernant les autres membres de sa famille, le tissu de ses relations avec les autres chefs de famille était bien plus complexe. L’objet des usages ou du droit coutumier n’était pas la famille, mais plutôt les relations de chaque famille avec les autres familles d’une part, et avec la communauté dans son ensemble d’autre part.
En nous bornant aux seules relations de propriété, nous voyons que ses droits ou (ce qui revient au même) les droits que sa famille a sur le mark commun sont limités ou modifiés par les droits de chacune des autres familles. La propriété est ainsi commune, en théorie comme en pratique. Lorsque du bétail paissait sur le pâturage commun ou lorsque le chef de famille abattait du bois dans la forêt commune, un fonctionnaire, dont la charge pouvait être élective ou héréditaire, veillait à ce que la jouissance du domaine commun soit équitable.
On trouve donc d’une part le droit moderne, qui contient des lois déterminant les droits et les devoirs généraux des individus, rangés selon de larges classes d’actes interdits ou autorisés, et d’autre part la coutume, qui encadre strictement l’activité productive des individus, mais qui laisse la vie domestique libre d’intervention. Pour ce qui est de l’ordre, les communautés de village montrent l’exemple d’une organisation où ce qui est régulé n’est que la coopération des membres d’un corps social dans l’exploitation de ressources en commun, sur une terre dont les individus sont tous des co-propriétaires, tandis que le reste des comportements individuels est soumis au « despotisme de l’autorité paternelle ». Quid de la force ? Dans de telles communautés, l’exploitation de ressources, partiellement au moins en commun, sur un territoire défini, rend l’opinion des autres, qui sont des voisins, particulièrement contraignante en elle-même. Cela ne paraît toutefois pas suffisant, notamment parce que cela conduirait à éliminer toute distinction entre la coutume et la morale. Il nous manque encore en effet les éléments pour comprendre comme l’utilisation sociale de la force peut être distribuée au lieu d’être concentrée comme elle peut l’être dans les mains du souverain austinien.
B. Les leçons de l’ancien droit irlandais
L’importante distinction entre les différents types de force qui sous-tendent la coutume et le droit nécessite davantage d’explications. Un premier élément de clarification peut être trouvé dans la discussion que Maine propose d’Austin. Ce dernier affirme clairement que l’un des traits distinctifs principaux entre le « droit proprement dit » et les formes de moralité positive, incluant la coutume, est que puisque ces dernières sont seulement obéies par peur de la désapprobation générale des pairs, la source de cette sanction est indéterminée. Au contraire, le corps souverain, qu’il soit composé d’un seul membre ou de plusieurs, est bien déterminé, ce qui a pour conséquence qu’il possède une autorité clairement identifiée. Cela expliquerait en partie pourquoi les sanctions de la moralité positive et celles de la coutume peuvent être aussi diffuses, tandis que les sanctions proprement juridiques sont clairement identifiées, plus seulement du point de vue du contenu (nous avons déjà vu en quoi cela pouvait différer d’avec la coutume selon Maine) mais du point de vue de la source. L’existence d’un tel corps souverain déterminé est essentielle à la notion même de souveraineté et donc à la garantie de l’ordre social. Cela expliquerait selon Maine la tendance d’Austin à assimiler, à la suite de Hobbes, toute autre forme d’organisation où la « possession du pouvoir physique » ne serait pas concentrée dans des mains déterminées à l’anarchie :
Le contrôle de la force physique, l’une des caractéristiques de la Souveraineté, s’est trouvé […] distribué dans les mains d’un nombre indéterminé de personnes, qui n’étaient pas liées les unes aux autres de façon à manifester une volonté commune, ce qui les plaçaient dans un état de fait qu’Austin qualifierait d’anarchie, bien qu’on n’y reconnaîtrait peut-être pas les symptômes habituels d’un intermède révolutionnaire.
Maine, sans développer ce point pourtant important, sous-entend dans ce qui précède qu’une distinction conceptuelle serait nécessaire entre l’anarchie comprise d’une part comme chaos, celui d’un « intervalle révolutionnaire » ou bien d’une guerre de religion, contexte déterminant dans la pensée de Hobbes, et l’anarchie comprise comme absence de pouvoir centralisé, qui ne saurait cependant être réduite à l’état de nature tel que Hobbes le décrit.
Pour soutenir cette distinction, il est nécessaire de comprendre comment des sanctions peuvent être « diffuses » dans un cadre où il n’existe pas de souverain déterminé, sans avoir pour conséquence l’anarchie comme chaos. Le propos de Maine ci-dessus pose en effet une question essentielle : si le « contrôle de la force physique » n’est pas concentré dans les mains d’une personne ou d’un corps identifié qui agirait comme une seule entité, et qu’il est au contraire « distribué dans les mains d’un nombre indéterminé de personnes », comment éviter le chaos, ou « l’état de nature » hobbesien ? Il s’agit en effet de ce qu’Austin « qualifierait d’anarchie », alors que Maine précise qu’on ne trouve pas là les « symptômes habituels » d’un « intermède révolutionnaire ». Il faudra donc résoudre ce problème, et défendre l’hypothèse que le fait que différents individus puissent agir légitimement les uns contre les autres au sein de telles communautés en faisant usage de la force physique ne conduise pas au chaos. Il s’agit là du problème central des mécanismes coutumiers, compris comme ce qui rend la régulation sociale possible, sans concentration de l’usage légitime de la force dans les mains d’un individu ou d’un corps.
Rappelons que Maine considère qu’il existe des autorités qui déclarent ce qu’est la coutume, bien qu’elles ne soient pas armées de la force nécessaire pour appliquer des sanctions à l’encontre des individus. On peut aussi noter que bien que Maine ait raison de remarquer une confusion potentielle entre les activités législatrices et judiciaires, le simple fait d’avoir une autorité chargée de « déclarer » la coutume est déjà un pas important vers son institutionnalisation et vers sa transformation en un système de droit « coutumier ». L’élément de sanction et la maturité institutionnelle manquent à de tels mécanismes, mais il s’agirait, dans la perspective évolutionniste de Maine, d’un pas important dans l’histoire de l’émergence de la souveraineté. C’est pour cela que Maine parle « d’embryon » de la souveraineté moderne. Peut-on toutefois se contenter d’une remarque qui considère le fonctionnement de ces communautés au regard de ce qu’il pourra devenir, dans un futur lointain ? Cela ne paraît pas suffisant, et il faut réfléchir à ce qui rend ces communautés stables socialement, dans le cadre qui leur est propre, sans considérer l’apparition de la souveraineté comme une finalité. La notion d’embryon et la métaphore qu’elle implique ne nous contraint pas à considérer les systèmes coutumiers comme une version incomplète de la souveraineté telle qu’elle émergera ultérieurement. Il s’agit plutôt de concevoir, au contraire, que la possibilité même de la régulation sociale émerge, au sens fort d’un phénomène émergent, au sein des communautés de village et des rapports interindividuels qui y ont lieu. Ce qui permet la régulation sociale et ultérieurement l’apparition de la souveraineté et de l’État moderne débute déjà dans un cadre où il n’existe aucun Léviathan. Tous les éléments nécessaires à la régulation sociale se trouvent à cette étape, de la même façon que l’ensemble des organes d’un corps est constitué à partir de son embryon. La Brehon Law, l’ancien droit irlandais, va fournir à Maine un appui pour arriver à de telles conclusions.
Maine se détourne en effet de l’Inde pour revenir vers l’Europe et notamment vers l’ancien droit irlandais, la Brehon Law, qui fait irruption tardivement dans l’œuvre de Maine, dans les Lectures on the Early History of Institutions, car d’anciens recueils de ce droit viennent d’être redécouverts lorsqu’il les rédige :
[…] la juridiction de toute cour de justice irlandaise était volontaire, pour utiliser le terme technique [voluntary jurisdiction]. Le droit procédural, dans cette perspective, fut conçu avec assez de clarté par les juristes Brehon. En pratique, toutefois, l’obéissance à leurs règles dépendait de l’aide de l’opinion publique et du respect populaire pour leur caste de professionnels. Le but de ce droit procédural était de forcer les parties opposées à se soumettre à ce qui est plutôt un arbitrage qu’une action au sens propre, réalisé par un Brehon choisi par elles-mêmes.
Maine décrit ici un système où le droit procédural (« law of distress ») occupe de plus larges volumes que les règles du droit coutumiers en elles-mêmes. Les autres sections du « droit » contenant la liste des droits, devoirs et des sanctions liées est à cette époque secondaire, et inversement pour les systèmes juridiques modernes. Maine explique cela par le fait que les juristes Brehon n’avaient pas derrière eux le soutien d’une autorité centralisée pour soutenir leurs jugements et appliquer leurs sanctions par la force. Il était donc pour eux nécessaire de s’assurer que les conflits ne finissent pas dans des cycles perpétuels de vengeance, sans pour autant recourir à la « force régulée » qui est l’outil principal des souverains modernes. Le foisonnement de règles procédurales s’explique donc par la nécessité de mettre en scène la soumission volontaire des deux parties au jugement d’un Brehon qui agit alors davantage comme un médiateur que comme un juge.
Cette mise en scène est essentielle puisque le « juge » n’a, de fait, aucun pouvoir de contrainte. Son rôle est précisément de mettre en place les conditions du dialogue entre les parties, et d’œuvrer à ce qu’il y ait juste compensation des torts subis, sans que les droits et les devoirs de chacun soient aussi établis que dans les systèmes de justice modernes, d’où la pauvreté des chapitres de l’ancien droit irlandais à ce sujet. Tout cela implique alors de nombreux rituels et procédures pour marquer la fin des hostilités entre les parties, et le passage d’un conflit ouvert à un conflit régulé par la présence d’un tiers. Maine le perçoit à la façon dont la justice primitive met toujours en scène la violence, pour signifier justement le fait que la véritable violence est désormais canalisée. Or, les juristes de la Brehon Law n’ont pu occuper leur position que grâce à deux choses : le soutien que « l’opinion publique » apporte aux règles qu’ils promeuvent, d’une part, et le respect témoigné directement à leur caste juridique d’autre part. Maine souligne alors le fait qu’aux stades plus tardifs de l’évolution des sociétés, on a tendance à oublier le respect que peut inspirer à des sociétés « primitives » ce travail de formalisation et de généralisation à partir des pratiques effectives d’une communauté accompli par les juristes et comment ce respect peut conduire des communautés à obéir « spontanément » à leur jugement, c’est-à-dire sans contraintes extérieures. Ces communautés trouvent là, toujours selon Maine, une façon de sortir du chaos non-réflexif qui caractérise leur existence.
C. Vers une théorie du droit coutumier
Ces caractéristiques ne sont cependant pas suffisantes pour expliquer la façon dont les parties directement impliquées dans un conflit peuvent s’auto-contraindre à accepter une décision de justice, notamment lorsque ladite justice n’a pas les moyens, c’est-à-dire la force, de mettre en application ses décisions. C’est pourquoi Maine s’engage dans une description de l’ancien droit irlandais dans les premiers paragraphes des Lectures on the Early History of Institutions, et notamment de différents mécanismes de régulation sociale. Selon Maine, dans le droit « naissant », une première possibilité s’offre à l’autorité garante du droit coutumier : tolérer la pratique de la « saisie », ou « distrain » et se contenter de l’encadrer. Il s’agit d’une pratique qui consiste à saisir les biens ou la propriété d’une personne pour forcer cette dernière à remplir ses obligations, comme par exemple le paiement d’une dette. Une personne qui se sent lésée peut donc confisquer quelque chose de valeur, comme des vaches par exemple, afin de forcer l’autre personne à se soumettre à un jugement si elle souhaite récupérer sa propriété.
Dans un premier temps, il n’est possible que de réguler cette pratique en la tolérant uniquement dans de tels cas, mais en considérant toute autre forme de saisie de la propriété de quelqu’un d’autre comme une « atteinte délibérée à l’ordre public », ce qui constitue un équilibre acceptable pour tous les membres de la communauté. Le seul travail de « l’autorité » juridique est donc de déclarer certains usages de la force comme légitimes. Toutefois, à un stade ultérieur de développement de la justice, il est possible d’institutionnaliser cette pratique, et de la transformer en une procédure qui assure que les deux parties acceptent de venir devant le tribunal et se soumettent à son jugement. À mesure que le temps avance et que l’institutionnalisation progresse, les tribunaux ont les moyens de forcer les parties à venir devant le tribunal, jusqu’à ce que la pratique même devienne moins nécessaire, à mesure que les décisions de la Cour sont davantage soutenues par la force du souverain.
Maine trouve un exemple de cette pratique dans l’action de « Replevin », que l’on peut traduire par « action en Réplévin » en français, « action en restitution » ou encore « action en restitution provisoire ». Il s’agit d’une action en justice qui vise à ce qu’une personne recouvre des biens pris par une personne, et qui se déroule de la façon suivante : la partie qui s’estime lésée peut saisir légalement une partie des biens de la partie adverse, en attendant que celle-ci accepte de se rendre devant un tribunal. Si la partie accusée veut récupérer ses biens ou sa propriété, elle a besoin de se soumettre au jugement d’une cour. À des stades ultérieurs du développement judiciaire, un sheriff devient responsable de restaurer la propriété confisquée, et il ne s’agit pas de compter sur la bonne volonté des deux parties. C’est pour cette raison que Maine qualifie ce mécanisme de stabilisation « extrajudiciaire » : la justice fonctionne seulement lorsqu’elle rend des verdicts, mais toute la procédure de mise en application est extérieure à l’activité de la justice, du moins dans un premier temps, puisque les juges ne peuvent avoir recours à la « force » du droit car ils n’ont, comme on peut le dire dans le langage contemporain de la théorie des jeux, aucun mécanisme de menace crédible (credible threat) pour le faire.
Néanmoins, la théorie des jeux nous enseigne elle-même que le fait qu’un système soit assez bon pour que des individus bienveillants s’y soumettent volontairement n’est pas suffisant. Il faut que chacun des individus ait séparément des raisons de se contraindre à accepter le système, et qu’il s’agisse alors d’une décision rationnelle, au sens restreint de la maximisation de son « utilité » personnelle. Qu’est-ce qui rend donc un mécanisme tel que l’action en Réplevin efficace ? C’est le fait qu’il repose sur l’auto-contrainte et sur l’intérêt de l’individu concerné à se soumettre à la procédure. Il remplit ce rôle malgré l’absence d’une autorité extérieure suffisamment puissante pour contraindre directement les individus à lui obéir, notamment grâce à la menace de sanctions liées aux décisions de justice. La « défense », dont la propriété a été confisquée, a tout intérêt à se soumettre à la procédure si elle souhaite recouvrer sa propriété. Si elle ne le souhaite pas, personne ne l’y forcera, mais dans ce cas l’autre partie aura recouvré ce qu’elle estime avoir perdu et il n’y a pas vraiment de « gain » à échapper à la justice. Inversement, l’accusation se trouve elle-même soumise à une procédure précise et contraignante, ce qui a pour effet de rendre le fait d’y recourir coûteux : il lui faut donc considérer avec prudence cette alternative, ce qui limite les abus. C’est pourquoi Maine utilise cet exemple pour répondre à Blackstone, qui considérait l’action en Réplévin comme un processus dangereux, puisque le système pouvait s’effondrer à tout moment, et donc menacer de laisser place à une forme d’anarchie. En effet, avoir recours à la saisie pour déclencher une procédure judiciaire est une « épée à double tranchant », qui pouvait tout autant permettre « d’abattre l’adversaire » que de se « blesser soi-même », du fait des « pénalités » encourues en cas de procédure abusive.
Enfin, une forme spécifique de sanction « indirecte » doit être considérée : le bannissement. En effet, selon la description que Maine propose des communautés de village et d’autres sociétés similaires, appartenir à un village, à une famille ou à une catégorie ou une autre de personne est crucial, puisque les droits et devoirs de chaque individu dépendent de leur statut à l’intérieur de la communauté en question. Perdre ce statut signifie perdre tous les bénéfices de l’appartenance à une communauté, et être ainsi laissé sans aucun soutien. Ce qu’Austin appelle la « désapprobation généralisée » et qui lui permet d’associer la coutume et la morale au sein de la catégorie de la « moralité positive » a des conséquences bien spécifiques dans le cas de la première. Une telle désapprobation devient fortement contraignante pour un individu : sa vie peut même être directement mise en danger, ce qui est similaire à une « sanction » sans pour autant que la force de cette contraignante provienne de la puissance concentrée dans les mains d’un souverain. Maine note d’ailleurs que cette structure permet de compenser « l’absence de sanction » caractéristique d’un tel système.
Maine ajoute alors à cette réflexion une comparaison entre une pratique irlandaise et celle du dharna, tradition indienne qui permet à des individus qui s’estiment lésés de jeûner sur le seuil de la maison de celui qu’ils accusent d’en être responsable, et ce jusqu’à que l’accusé se soumette à une procédure judiciaire. Dans le cas irlandais, elle aurait précédé, notamment pour les individus de rang inférieur, la pratique de la « saisie » des biens. La peur de sanctions terrestres ne serait pas alors un motif d’obéissance dans le cas du dharna et de son équivalent irlandais. C’est la peur de sanctions « surnaturelles » qui semblerait primer, mais Maine estime que cela ne s’applique pas au cas irlandais, et qu’elle est à peine valable dans le cas indien. De fait, la simple peur du jugement social, une menace pour l’honneur de l’individu mais surtout pour l’honneur de sa famille, est intégrée comme mécanisme social capable de contraindre les individus à se soumettre à la justice même si cette dernière n’a pas la « force » de les y contraindre.
Conclusion
Maine rend hommage aux théoriciens « analytiques » du droit, Austin et Bentham, ainsi qu’à leur inspiration principale, Hobbes, pour une raison fondamentale : avoir dévoilé que la spécificité du droit, par rapport notamment à la morale, réside dans la façon dont il organise les usages de la force. Toutefois, la théorie impérativiste du droit, aussi exacte qu’elle soit pour les sociétés occidentales modernes, est une abstraction née de la contemplation d’un ordre social où l’usage légitime de la force est essentiellement concentré dans les mains d’une autorité désignée. À l’inverse, les sociétés qui Maine qualifierait de « primitives » sont caractérisées par une décentralisation des usages légitimes de la force, et l’étude de l’Inde, loin de relever de l’ethnographie, est une excuse que Maine utilise pour opérer cette démonstration. Loin de signifier qu’on est là face au chaos de l’anarchie ou de l’état de nature hobbesien, cela signifie que des mécanismes de stabilisation des rapports sociaux sont possibles sans qu’un Léviathan ne concentre en lui seul le droit d’user de la force. Les membres d’un corps social peuvent être autorisés à user de la force selon des règles communes, au moyen de procédures qui ont pour fonction de favoriser le retour à l’équilibre et d’éviter l’escalade des conflits. Ces systèmes coutumiers manifestent ainsi, à leur manière, la nature profonde du juridique, qui sépare les communautés humaines du chaos de l’état de nature en canalisant les usages de la force.
Marc Goëtzmann
Marc Goëtzmann est agrégé de philosophie et a réalisé son doctorat en philosophie juridique et sociale à l’Université Côte d’Azur. Sa thèse, soutenue en décembre 2019, s’intitule À l’ombre du Léviathan. Coutume et propriété comme « faisceau de droits » de Henry Sumner Maine à Elinor Ostrom.