Le droit distordu. Empire colonial et forme juridique
Dans Ius. L’invention du droit en Occident, le grand historien du droit Aldo Schiavone écrit :
Le droit est une forme qui a envahi la modernité, dont il est rapidement devenu un élément irremplaçable, et c’est une forme inventée par les Romains. […] Certes, toute société, si élémentaire soit-elle, ne peut faire moins que se donner un ensemble de règles, que nous pouvons aussi appeler « droit » (les historiens et les anthropologues le font couramment). Mais il y a là une sorte d’assimilation analogique, qui projette sur des expériences très éloignées une notion bien connue, chaque fois que nous pensons distinguer dans ces réalités lointaines des aspects pouvant être associés à l’idée qui nous est familière.
Si, d’un point de vue historique et d’un point de vue anthropologique, on trouve partout, à des degrés divers, des normes et des accords, écrits ou oraux, on ne trouve pas partout du droit. Pour Schiavone, ce qui distingue le droit des autres « pratiques prescriptives », des autres « technologies sociales », c’est la combinaison de plusieurs éléments : 1o l’existence de l’idée de droit ; 2o l’autonomie du droit : il est distinct de la religion, de la morale, de la politique ; 3o l’existence d’une fonction juridique et d’experts du droit, les juristes ; 4o la rationalité spécifique du droit ; 5o le discours idéologique propre au droit, affirmant son indépendance et sa neutralité.
Pour le juriste qui s’intéresse au phénomène colonial, à l’anthropologie et à la philosophie du droit, cette définition présente l’immense avantage de souligner que le droit est cette singulière bizarrerie anthropologique, romaine puis occidentale, ce procédé étrange, exotique, anormal, que l’on impose à des sociétés comme les autres, qui, dans leur banalité, dans leur normalité, l’ignoraient. On peut certes reprocher à cette approche d’être trop restrictive, trop ethnocentrique, trop adaptée au modèle juridique romain puis occidental : le droit musulman, par exemple, n’est-il pas un « droit de juristes », « créé et développé par des spécialistes indépendants » de « l’État », « conscient de son caractère d’idéal religieux » ; l’Islande médiévale, durant son indépendance, n’offre-t-elle pas l’exemple d’une société où le droit et les juristes jouent un rôle essentiel, sans qu’une autorité politique les surplombant ne soit nécessaire ? Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, la scission entre droit et religion n’a pas eu lieu.
Comme l’écrit Louis Assier-Andrieu :
Ce processus de spécification, de séparation du droit par rapport aux autres façons d’organiser la société, en est un critère de définition. Rien ne dit que d’autres sociétés n’aient pu développer une normativité indépendante du religieux, de la morale et du politique, mais pour l’instant, c’est l’Occident fondé sur l’héritage romain qui en offre le modèle.
Or,
La pensée juridique, par la nécessité d’alimenter sa faculté d’anticipation sur ce qui change et ce qui est inédit, écarte par définition l’hypothèse des sociétés sans droit, ou quand elle le fait c’est de façon aporétique car le « non droit » n’existe que par et pour justifier l’institution du droit confondu avec la civilisation elle-même, le terme d’opposition n’ayant d’autre fonction que rhétorique.
Autrement dit, ce n’est pas parce que le droit a des prétentions universalistes qu’il est universel. On peut donc tout aussi bien reprocher aux analyses relevant de l’« anthropologie juridique », mettant l’accent sur le « pluralisme juridique » ou sur le « droit inofficiel », de faire preuve d’ethnocentrisme : projeter une création historique aussi atypique que le droit sur des sociétés qui l’ignoraient, c’est d’une manière ou d’une autre les occidentaliser et refuser de chercher à se doter de catégories et de concepts plus adaptés à leur étude. Cette idée peut paraître trop ambitieuse mais me paraît plus respectueuse du projet anthropologique : elle permettrait de se réapproprier les travaux d’anthropologie juridique dans une perspective renouvelée et d’explorer d’autres pistes. Le grand sinologue Léon Vandermeersch en ouvre par exemple une, concernant les technologies sociales distinctes de la morale, de la religion et de la politique.
Dans la tradition chinoise, il n’y a pas de droit au regard de la définition schiavonienne, mais une loi exclusivement pénale distincte de la religion. Or, l’originalité la plus significative du confucianisme réside dans « une très savante manipulation des rites (li) servant, au lieu du droit, à structurer le lien social dans le sens de ces deux concepts ». Qu’est-ce que le ritualisme ?
Si, dans la tradition chinoise, les rites effacent le droit, c’est que ce sont eux et non celui-ci qui y ont été organisés de manière à assurer la fonction de régulation de l’ensemble de la vie sociale. Comment cela se peut-il ? Par le montage d’un mécanisme régulateur dont on comprendra mieux le fonctionnement en le comparant à celui des systèmes juridiques. Dans les deux cas, il s’agit de montages de formes qui, appliquées aux actes des personnes, moulent ceux-ci dans des modèles ne laissant de jeu aux acteurs que dans le cadre de l’ordre social déterminé́ par les institutions en vigueur. La formalisation est dans le détour qui permet d’objectiver la volonté des acteurs sociaux pour pouvoir la placer sous l’emprise de l’ensemble des règles institutionnelles, lesquelles sont des règles objectives, à la différence des règles purement morales ne relevant que de la conscience. La différence tient cependant à ce que, tandis que la forme juridique est conçue pour s’appliquer à l’acte (par exemple l’acte d’acquérir un bien, ou de transmettre un patrimoine, ou d’épouser un conjoint, ou de s’engager dans une entreprise) au moment où il s’accomplit effectivement, prenant forme sur un objet réel, la forme rituelle, elle, est conçue pour s’appliquer à des comportements (par exemple le comportement du chef de famille à table, ou de l’hôte en visite, ou de l’époux vis-à-vis de son épouse) qui n’ont pas d’autre objet que leur forme elle-même. La forme juridique s’applique à un acte effectif, alors que la forme rituelle s’applique à un acte seulement virtuel. Quant à l’acte lui-même de se conformer, abstraction faite de son objet soit réel, soit virtuel, on peut dire que l’acte juridique est un acte plein, chargé de contenu, alors que l’acte rituel est un acte vide, un acte de pure forme.
Comme le droit en Occident, le rite incarne la civilisation : « Dans la tradition confucéenne et plus généralement chinoise, le comportement rituel constitue même le critère de distinction entre l’humain et la brute, mais aussi entre êtres civilisés et “barbares”, distinction qui ne saurait dès lors relever de facteurs purement ethniques ».
On peut ainsi placer le droit dans une catégorie plus large, celle des « montages de formes » destinés à structurer le lien social en « moulant les actes des personnes dans des modèles » de manière à ce qu’elles respectent l’ordre social. Nées de religions ritualistes, ces technologies sociales raffinées ont détourné le rite de sa finalité religieuse première pour qu’il innerve, de manière différente, la société. Le droit n’apparaît plus ainsi comme une simple manifestation sophistiquée de la normativité, ou comme une conséquence mécanique du passage de la norme orale à la loi écrite, mais comme un détournement original du rituel, tout aussi original que celui opéré par le confucianisme. Le travail de Vandermeersch permet ainsi de relativiser le droit tout en rappelant que, de par son formalisme, il appartient à sa manière à la grande famille des rites. Il montre que le caractère restrictif de la définition du droit ouvre la voie à une étude des autres formes, moins juridicisée, plus scientifique, et confirme ainsi le caractère opératoire de la définition schiavonienne.
Comme toute construction historique, le droit peut se retirer ou disparaître : Schiavone montre comment les juristes romains se sont fondus au sein de la nouvelle bureaucratie impériale, à la faveur de la crise du iiie siècle et, partant, comment le ius s’est effacé, tandis qu’Olivier Jouanjan montre comment un pays aussi juridicisé que l’Allemagne a cessé, sous le nazisme, d’avoir un droit : « concret et déformalisé », « l’idéal nazi du droit » paraît aux antipodes d’un ius reposant sur l’abstraction et la forme.
L’Empire colonial est un lieu d’observation privilégié de cette anormalité du droit : il ne peut s’en passer, parce qu’il est un élément de la culture de la puissance coloniale, parce qu’il est une des langues que parle le pouvoir, parce qu’il est la sève de l’État métropolitain et ce, même s’il y est généralement très peu, ou pas appliqué. Le pouvoir colonial doit adapter son juridisme, le tordre, le distendre, le métamorphoser au contact des peuples colonisés, tout en le projetant sur eux. Dans le cas du second Empire colonial français, on a ainsi affaire à une colonisation faite au nom d’une civilisation incarnée par le droit, qui prétend y convertir les colonisés, mais qui paraît parfois s’en détourner pour atteindre son objectif. Se pourrait-il que ce droit altéré qu’est le droit colonial soit encore du droit ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une technologie sociale différente et originale, bien qu’élaborée à partir de la culture juridique occidentale ? Une nouvelle forme qui ressemble au droit, mais n’en est pas ? Ou, au contraire, une forme connue, celle d’une loi qui n’est pas associée au droit ? Ceux qui fréquentent la littérature juridique coloniale ont parfois le sentiment d’être confrontés à autre chose que du droit, surtout lorsqu’il s’agit des dispositions relatives aux colonisés. Qu’en est-il réellement ?
On reprendra la définition d’Aldo Schiavone et les différents critères qu’il a dégagés.
1o L’idée de droit est présente, mais de manière moins évidente qu’on pourrait le croire : si les auteurs parlent de droit colonial, sous la IIIe République l’expression privilégiée est celle de « législation coloniale ». Il faudra attendre la constitution de 1946 pour voir le terme « droit » utilisé de manière systématique, mais il s’agit désormais de « droit d’outre-mer ». Sans doute faut-il prendre plus au sérieux cette expression « législation coloniale » qu’on ne le fait habituellement, en lui préférant systématiquement le terme de « droit colonial » : elle traduit la relégation de la matière « à la périphérie du savoir juridique», voire l’idée qu’il ne s’agit pas d’un ensemble normatif suffisamment noble pour mériter le titre de « droit ». De plus, dans les colonies (au sens large), on a avant tout affaire à une règlementation beaucoup plus qu’à une législation : peu de lois, beaucoup de décrets (c’est moins le cas en Algérie). L’expression « législation coloniale » marque donc indirectement la prééminence de l’administration dans l’édiction de la norme, y compris dans les protectorats où la nécessité de l’approbation du résident à toute mesure législative locale aboutit au même résultat. Enfin, elle traduit l’idée qu’il y a une loi coloniale (un empilage de textes surtout) beaucoup plus qu’un droit colonial. Le droit s’efface derrière une loi dont la connaissance est, dans la pratique, incertaine : ainsi, pour entrer en vigueur, tout texte originaire de métropole (loi ou décret), déjà publié au journal officiel, doit être promulgué par le gouverneur dans le territoire placé sous son autorité ; l’arrêté de promulgation doit ensuite être publié au journal officiel de la colonie.
2o Le droit colonial est-il autonome, c’est-à-dire distinct de la morale, de la politique, de la religion ? Tout dépend par rapport à qui : il est de toute évidence plus autonome dès qu’il s’agit des Français que lorsqu’il s’agit des indigènes. Pour ces derniers, la « bonne politique » (expression courante dans l’administration coloniale) peut l’emporter sur le raisonnement juridique parfois le plus élémentaire : un « droit de peu » pour des « gens de peu ».
3o Existe-t-il une fonction juridique et des experts du droit, les juristes ? De toute évidence oui, mais on assiste à une transformation des fonctions juridiques : s’agissant de la justice dans les colonies soumises au régime des décrets, les magistrats sont rattachés au ministère des colonies, les magistrats du siège ne sont pas inamovibles et tous sont placés sous l’autorité du procureur général de la colonie. Il faudra attendre la fin de la IIIe République pour avoir une véritable doctrine juridique à l’échelle de l’Empire. Auparavant, les praticiens (issus, surtout, de l’administration) sont prééminents. Le phénomène est plus précoce en Algérie.
4o Retrouve-t-on la rationalité spécifique du droit ? Même si la discipline peut être sur certains points d’une grande technicité (notamment quant au régime législatif), elle paraît là encore souvent singulièrement relâchée pendant une période où le droit français s’est pourtant montré particulièrement créatif. Cette technicité est bien souvent purement administrative, gestionnaire, plutôt que juridique. Le contraste entre la période antérieure à la Libération et le discours juridique sous la IVe République est saisissant au bénéfice de la seconde : il devient nettement plus dense et plus rigoureux qu’auparavant.
5o Le discours idéologique propre au droit, affirmant son indépendance et sa neutralité, est-il présent ? Si les juristes n’hésitent pas à utiliser leur qualité dans le contexte colonial, en revendiquant une autorité spécifique liée à la connaissance du droit, alors on peut dire qu’il est présent. Il n’en demeure pas moins qu’on ne trouvera pas de véritable prise de distance vis-à-vis de la colonisation et une tendance à subordonner le discours juridique à l’idéologie coloniale ou, plutôt, à une des idéologies coloniales. Le droit est conçu par certains comme l’auxiliaire de la mission civilisatrice, par d’autres plus simplement comme l’auxiliaire du colonialisme.
C’est donc plus quant à son contenu que quant à sa structuration sociale que la « législation coloniale » paraît ne pas répondre aux critères que l’on vient d’examiner (autonomie de la discipline, rationalité spécifique, discours idéologique).
L’Empire colonial a-t-il distordu le droit, parfois au point de créer une forme nouvelle ? On défendra ici l’idée que la forme juridique n’est que partiellement présente dans le cadre du second Empire colonial, l’empire de la loi ne devant pas être confondu avec l’empire du droit. Le colonisateur recourt également à d’autres formes de normativité, d’autres technologies sociales distinctes de la morale, de la politique ou de la religion : elles sont le produit de la culture juridique du colonisateur, elles ont plus ou moins les apparences du droit selon les cas mais n’en sont pas moins des constructions originales. Cet effacement du droit peut être plus ou moins large selon le contexte. On distinguera ici trois formes qu’il peut revêtir : la déjuridicisation des notions, la déjuridicisation des normes et l’impossible juridicisation de l’Empire colonial.
I. La déjuridicisation des notions : les pseudo-nationalités
On a affaire ici à des constructions a-juridiques qui vont exister de manières plus ou moins durables, en s’appuyant sur des notions juridiques. Le droit colonial de la nationalité a pu se montrer d’une grande inventivité à cet égard.
En effet, le second Empire colonial connaît une conception différenciée de la nationalité. Entre 1865 et 1955, ce droit ne se résume pas à la distinction entre nationaux et étrangers : il comporte trois catégories (le Français, l’étranger et l’indigène) auxquelles peut s’ajouter, dans de nombreux territoires, une quatrième (l’étranger assimilé à l’indigène). L’indigène peut être sujet français, s’il est originaire d’un territoire français, protégé français, s’il est originaire d’un protectorat, ou administré, s’il est originaire d’un territoire sous mandat B de la sdn. La pseudo-nationalité est une situation différente de la simple conception différenciée de la nationalité, présente dans d’autres Empires coloniaux (néerlandais, belge), où une nationalité métropolitaine est supérieure aux nationalités des colonies dans le cadre d’une appartenance globale à l’Empire. Cette pseudo-nationalité se situe entièrement en dehors des principes juridiques en vigueur, ce dont les autorités coloniales sont pleinement conscientes : en Algérie entre 1834 et 1865, on maintient une nationalité algérienne qui n’existe pas pour les intéressés, alors que le territoire de cette province ottomane a été annexé ; au Cambodge, le juge colonial refuse de reconnaître la nationalité cambodgienne à une minorité en raison du rattachement à un royaume disparu ; en Guyane française, on reconnait de facto des nationalités aux peuples amérindiens et marrons alors qu’ils n’ont aucune existence internationale.
La pseudo-nationalité algérienne
Entre l’annexion théorique (ordonnance du 22 juillet 1834) et le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 qui reconnait à titre subsidiaire la qualité de Français aux indigènes algériens, la nationalité algérienne est une catégorie de l’entendement juridico-administratif qui perdurera très tardivement dans les consulats.
Cette nationalité algérienne, c’est celle de la régence d’Alger, reconnue par le traité franco-algérien du 20 décembre 1801, qui ne fait plus référence à l’autorité ottomane tout en reconduisant les dispositions anciennes. Or la distinction entre personnes en terre d’islam passe alors par la seule religion et ignore la notion de nationalité. Il faudra attendre 1869 pour que l’Empire ottoman se dote d’une loi sur la nationalité. Les autorités politiques françaises vont pourtant fabriquer une pseudo-nationalité algérienne à partir de janvier 1834 (circulaire du ministre des affaires étrangères du 31 janvier 1834 ; ordonnance royale sur l’organisation de la justice du 10 août 1834), parfois présentée comme une quasi-apatridie ; la jurisprudence accompagne cette situation. L’indigène algérien n’est pas étranger, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est français ; il n’a pas de statut subsidiaire et a juste la possibilité de bénéficier de la protection diplomatique française ou plus exactement du statut de protégé consulaire. En effet, on traite, dans les pays musulmans, les indigènes algériens, qualifiés de « sujets français », comme une catégorie particulière de protégés consulaires, qui doivent pour ce faire justifier de leur « qualité d’Algérien », de leur « nationalité algérienne ».
Ici, la rationalité juridique s’éloigne : la nationalité d’un « État » entièrement annexé se voit maintenue par l’État annexant. C’est comme si la France avait décidé, lors de l’annexion, de prolonger indéfiniment le moment précis où les habitants ont cessé d’être des étrangers, tout en reportant indéfiniment le moment où ils devraient devenir ses nationaux.
On voit le droit perdre son autonomie malgré, parfois, une technicité certaine, s’effaçant face à la politique et face à la religion. Face à la politique seule lorsque les contraintes juridiques sont éclipsées par le souhait d’inciter les Algériens à émigrer afin de favoriser un peuplement européen. Face à la religion et à la politique lorsqu’un double discours est tenu concernant les musulmans : en Algérie, ils sont musulmans avant d’être indigènes et sont censés, pour cela, ne pouvoir être soumis à la loi française ; dans les pays musulmans, ils sont au contraire Algériens avant d’être musulmans, afin d’augmenter le nombre de protégés consulaires et partant, l’influence française. La France se comporte ainsi comme une puissance surtout chrétienne à l’égard des musulmans en Algérie, alors que, dans les pays musulmans, elle est prête à accorder sa protection sans distinction de religion, principalement aux catholiques d’Orient, mais également aux juifs et aux musulmans.
La situation des israélites algériens, auxquels la jurisprudence relative au statut des indigènes durant cette période est très majoritairement consacrée, entre plus dans le cadre de la rationalité juridique, parce que, à la différence de l’islam, le judaïsme est une religion concordataire : l’assimilation tant judiciaire (soumission aux tribunaux français dès 1841) que religieuse (création d’un consistoire sur le modèle métropolitain dès 1845) ouvrira la voie à leur naturalisation collective en 1870.
Comme on l’a évoqué, en Algérie, l’Algérien n’a pas de statut subsidiaire. Comme l’écrit en janvier 1862 le gouvernement général à la Cour de cassation, seul un texte spécial ou une disposition individuelle peuvent déroger au principe général de non-soumission des indigènes à la loi française : comme les étrangers, « c’est à titre d’exception qu’ils sont admis à tel ou tel privilège, astreints à telle ou telle obligation, et ces exceptions ne se supposent pas, la loi les mentionne explicitement. En d’autres termes, l’assimilation, au point de vue des lois et décrets, ne se présume pas, elle doit se prouver ». Ce principe sera confirmé une dernière fois – mais aussi infléchi – par la Cour de cassation (chambre civile) dans un arrêt du 15 avril 1862. Il peut aussi, en conduisant à l’assimilation de l’indigène à l’étranger, justifier des pratiques libérales : en s’appuyant sur l’article 9 du Code civil de 1804, six étrangers, mais surtout quatre indigènes musulmans et quinze indigènes israélites nés en Algérie optent pour la nationalité française, par déclaration à la mairie d’Alger, à l’époque de leur majorité.
Mais, dès février 1862, le principe de non-soumission de l’indigène à la loi française est remis en cause par la plus haute juridiction algérienne : la nécessité de définir un statut subsidiaire au sujet français amène la Cour impériale d’Alger, le 24 février 1862, en audience solennelle, dans une affaire Enos, arrêt confirmé par la Cour de cassation (chambre civile) le 15 février 1864, à considérer que l’indigène est français, dans le sens où il est soumis à la loi française dans le silence des textes. Cette approche sera confirmée par la suite, notamment par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 relatif à l’état des personnes et à la naturalisation en Algérie et par la jurisprudence qui a suivi. L’argumentation développée à l’occasion de cette affaire Enos, d’après laquelle il est impossible pour les indigènes algériens de revendiquer une autre nationalité que celle de la France, montre peut-être une plus grande sensibilité aux questions d’apatridie. Mais il ne fait guère de doute qu’une des principales raisons de cette évolution est la volonté d’empêcher de jeunes indigènes de 21 ans d’opter pour la nationalité française par une simple déclaration : désormais français à titre subsidiaire, il leur devenait impossible de revendiquer cette option. On la remplace en 1865 par une naturalisation à la fois plus large (elle peut être demandée à partir de la majorité) et plus restreinte (l’accord de l’administration est nécessaire).
La politique coloniale et la politique étrangère ont ainsi abouti à l’effacement de l’autonomie du droit par la projection chrétienne de la France en Méditerranée musulmane. De fait, derrière le discours unificateur de la mission civilisatrice, la puissance impériale peut adapter la justification de la discrimination au contexte régional, s’appuyant sur certains aspects de la culture des colonisés pour la détourner, au risque de sacrifier l’autonomie du droit au passage : c’est le cas avec la « projection chrétienne » en Algérie, mais c’est aussi le cas de la projection ethnique-raciale en Indochine.
La pseudo-nationalité des Malais et des Chams du Cambodge
Ce sont surtout les représentations du colonisateur qui vont donner brièvement naissance, en Indochine, à des pseudo-nationalités.
Au commencement, il y a cette catégorie indochinoise qu’est l’Asiatique assimilé. L’origine en est simple : lorsqu’il annexe le territoire de la Cochinchine en 1862, le colonisateur part du principe que les seuls « régnicoles » du territoire, les seuls nationaux du Viêt-Nam habitant la Cochinchine, ceux à qui il va donner, en conséquence, le titre d’« indigène », sont les Annamites, c’est-à-dire les membres de la seule « ethnie » Viêt. Or tout le Sud-Est asiatique est multiethnique. Le fait que les minorités ethniques soient des catégories dans la législation annamite ne laisse pas préjuger de leur situation en matière de nationalité, puisque la notion même de nationalité y est ignorée. Ce postulat, selon lequel seule la race-ethnie dominante avant la colonisation est indigène, va jouer un rôle essentiel en Indochine. Dès 1864, le décret relatif à l’organisation de la justice en Cochinchine distingue indigènes et Asiatiques ; en 1871, un arrêté du chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, qui servira par la suite de référence en Annam-Tonkin et au Cambodge, précise le sens du mot Asiatique en énonçant une liste de races (notamment les Chinois, les Cambodgiens), considérant a contrario que les seuls Annamites sont régnicoles. Mais le colonisateur va alors se trouver confronté à deux problématiques différentes selon que la minorité appartient à la race-ethnie dominante d’un État souverain ou non.
La question des Asiatiques dont la race ne peut être rattachée à un État est tranchée au Cambodge. Ce sont deux minorités islamisées, les Chams et les Malais, qui vont donner lieu à un litige. Les Chams sont originaires de l’ancien Royaume du Campa, qui occupait le centre et une partie du Sud de l’actuel Viêt-Nam. Leurs ancêtres, vivant sur la côte, avaient fui la conquête viêt à partir de la fin du xve siècle et s’étaient réfugiés au Cambodge, où ils se convertirent à l’islam sunnite. Parmi les Malais, musulmans sunnites eux-aussi, certains sont d’immigration ancienne, tandis que d’autres, nés en Malaisie, vont et viennent de la presqu’île de Malacca au Cambodge. Les Occidentaux ont régulièrement confondu ces deux minorités, qui tendent à fusionner en une minorité musulmane.
Dès 1898, leur situation suscite des analyses divergentes de la magistrature coloniale et de l’administration coloniale. D’une part, le procureur général, chef du service judiciaire en Indochine, considère indistinctement tous les Malais et les Chams installés au Cambodge comme des étrangers. Il base son argumentation sur le fait que la nationalité ne se perd que par la volonté formelle de l’individu et non point par le fait de son séjour dans un pays autre que le sien, en admettant qu’il y soit fixé d’une façon définitive. D’autre part, le résident supérieur au Cambodge estime que seuls sont étrangers les Asiatiques étrangers participant d’une nation jouissant de la personnalité internationale. Le gouvernement général préfère ne pas arbitrer entre l’administration coloniale et la magistrature coloniale : il demande qu’on obtienne un arrêt de principe sur la question. En conséquence, on soumet la première affaire relative à des Chams ou à des Malais à l’interprétation du tribunal de première instance de Phnom-Penh, puis aux cours supérieures.
Le 6 août 1904, la juridiction française de première instance de Phnom-Penh, dans une affaire correctionnelle opposant des Malais à un Cambodgien, se déclare compétente pour les motifs suivants :
Attendu que les Malais Chams qui habitent le Cambodge ne sont pas une race autochtone, mais appartiennent à une peuplade d’un pays voisin qui a émigré depuis longtemps dans certaines provinces de la Cochinchine alors cambodgienne et dans ce qu’il reste aujourd’hui du Cambodge ; que le Directeur de l’École Française d’Extrême-Orient assigne comme origine à ces Asiatiques étrangers les îles de Java […] ;
Attendu qu’au surplus leur langue, leur religion, leurs mœurs et coutumes, jusqu’à leurs monuments (on en compte 229 en Annam, d’après le Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient), tout indique que l’on se trouve bien en présence d’une race complètement distincte de la race cambodgienne ; qu’ils ne parlent entre eux que le malais, qu’ils sont musulmans et non bouddhistes, pratiquant avec conviction l’islamisme […] ; qu’ils se marient entre eux, ne se mélangeant à aucune autre race asiatique, et se groupant en villages homogènes ;
Attendu que, ce point établi, la dissemblance complète des deux races, on ne saurait soutenir que les Chams ont renoncé à leur statut personnel et perdu leur nationalité ; que cette renonciation doit être expresse, de même qu’ils n’ont pu perdre leur nationalité que par leur volonté nettement exprimée ; qu’ils n’ont à aucun moment exprimé que telle était leur intention. […] »
Ce jugement appelle plusieurs remarques : tout d’abord, les magistrats ne maîtrisent pas les catégories raciales auxquelles ils recourent. Dans un litige concernant des Malais, ils amalgament les Malais et les Chams et finalement ne traitent que des Chams.
Ensuite, on voit là encore apparaître le présupposé indochinois selon lequel la race est le principal élément définissant la qualité d’indigène : on estime ici qu’au Cambodge, seules les personnes de race khmère sont cambodgiennes. En outre, le « faisceau d’indices » utilisé pour établir l’existence de la race mêle critères historiques, linguistiques, de religion, de mœurs, d’endogamie et de socialisation (« villages homogènes »). Le fantasme de l’autochtonie est ici poussé à son comble : les Khmers sont censés avoir vécu de tout temps au Cambodge et toute race qui ne s’amalgame pas à la race khmère par l’exogamie ne peut que demeurer étrangère. On a donc affaire ici à une conception de la race où l’élément ethnique est dominant, même si l’élément biologique n’en est pas absent – les Chams sont censés avoir préservé la pureté de leur race depuis leur départ de Java.
Enfin on trouve l’idée selon laquelle le statut personnel est indissociable de la nationalité et une conception « contractuelle » de l’acquisition de la nationalité, selon laquelle elle ne peut résulter que de la rencontre de la volonté de l’étranger et de la volonté de l’État, présente dans le décret du 7 février 1897 sur la nationalité française aux colonies. Le juge projette ainsi sur une minorité entière une conception développée pour des individus.
La nationalité est ici déterminée par la race, alors que, comme le fait valoir Ernest Hoeffel, « il est de principe incontesté en droit international que les minorités, rattachées par la race, la religion, la langue, les mœurs à d’autre pays, sont composées d’individus qui possèdent la nationalité du pays où ils vivent » et que ce principe vaut a fortiori dès lors qu’ils ne sont rattachés à aucun pays.
Autrement dit, le juge colonial se contente de légitimer ses affirmations par son statut et cesse de faire du droit : on cherchera en vain ici l’abstraction du raisonnement, la rationalité propre, le formalisme. Le « fait racial » construit à partir de la « science anthropologique » et des préjugés des magistrats écrase le droit. Quand une législation sanctionne la croyance en une race biologique, ou mi-sociologique, mi-biologique, cette dernière se trouve ordinairement transposée dans le monde du droit : cette traduction juridique permet au racisme de se déployer dans toute sa puissance oppressante, mais elle est éloignée de la race telle qu’elle est conçue par le sens commun et par ses « spécialistes ». Ici, la race est traitée comme un phénomène brut, scientifique, concret, devant lequel l’abstraction du droit doit s’incliner. Le juge fait de la politique sans s’embarrasser de cadre juridique. Il construit une nationalité sans État en prétendant obéir à une anthropologie brouillonne.
La chambre criminelle de la Cour de Cassation, en 1905, se rallie à la thèse défendue par l’administration coloniale et par le roi du Cambodge : seul l’individu qui dépend d’une unité politique indépendante doit être considéré comme étranger. La Haute Juridiction affirme notamment que
n’est étranger, par rapport à l’État sur le territoire duquel il est domicilié, que l’individu qui dépend d’une unité politique indépendante, ayant une personnalité et constituant une entité juridique, sans que la race, l’origine, la langue et les traditions, toutes circonstances de fait, puissent porter atteinte à la situation de droit qui résulte de l’absence de tout État organisé auquel il se rattache.
Cette jurisprudence sera interprétée comme exigeant a contrario le rattachement ethnique-racial à un État étranger pour être regardé comme étranger. Les Codes civils cambodgien de 1920, tonkinois de 1931 et annamite de 1936 considéreront ainsi, que sont sujets cambodgiens ou annamites, à condition d’être domiciliés de manière définitive sur le territoire concerné, les « Asiatiques étrangers issus de groupements ethniques non rattachés à une nationalité jouissant de la personnalité internationale ».
Toutefois, la conception de la race comme « fait scientifique » que le droit se contenterait d’enregistrer, continue d’avoir des promoteurs, tant chez des universitaires que chez des praticiens : elle se traduira finalement par la reconnaissance judiciaire de la nationalité française des « métis » dont au moins un des parents est inconnu. Une série de décrets sont adoptés à partir de 1928, permettant d’acquérir la nationalité française selon le critère de la « race française », en Indochine, ou celui de « l’origine française ou étrangère de souche européenne » en Afrique noire française, à Madagascar et en Nouvelle-Calédonie. Une partie de la doctrine se félicite de cette évolution : ces décrets « permettent de confier à des experts la question anthropologique, et de tirer de leurs constatations des conclusions juridiques. C’est une orientation nouvelle, qui peut dépasser le cadre de la question des métis ». Autrement dit, le droit devrait être un simple vecteur d’expression de la « science raciale ». Toutefois, cette approche rencontrera des résistances et ne connaîtra pas l’extension souhaitée. Comme l’écrit E. Hoeffel : « Prendre, comme critérium du statut juridique applicable, le seul facteur de race est logiquement impraticable ». La démarche consistant à renoncer au droit au profit du « fait anthropologique », si elle a eu ses promoteurs, s’est trouvée confrontée à ses propres limites pratiques.
Alors qu’en Algérie et au Cambodge, on prétend que des nationalités d’« États » disparus existent toujours, la situation diffère en Guyane, où la pseudo-nationalité correspond au contraire à une forme originale de reconnaissance politique.
La pseudo-nationalité des Amérindiens et des Marrons en Guyane
À la Guyane française, les peuples amérindiens et les peuples marrons originaires du Surinam sont pendant longtemps considérés comme des « peuples indépendants », traités différemment des indigènes sujets français, comme on le verra plus en détail par la suite. Dans le cadre de cette situation, ils se voient reconnaître une totale autonomie quant à leurs affaires internes sans avoir officiellement de territoire propre. Dans le même temps, ils sont exclus de l’application du droit de la nationalité française. La reconnaissance de pseudo-nationalités marronnes et amérindiennes perdurera jusqu’à très récemment et les maintiendra dans l’incertitude juridique, alors que les indigènes sujets français se verront finalement garantir une nationalité créatrice d’obligation.
Les pseudo-nationalités recouvrent ainsi des situations différentes : en Guyane, l’absence, de facto, de la citoyenneté et la nationalité française pour les peuples amérindiens et marrons se traduit par la reconnaissance de facto d’une très large autonomie ; en Algérie, les indigènes n’ont, de jure, ni la citoyenneté ni la nationalité française, sans pour autant, de jure, être reconnus en tant qu’entité politique et sans avoir beaucoup d’autonomie ; au Cambodge, les Malais et les Chams se voient projetés dans une véritable apatridie indigène.
Au-delà du problème que posent ces pseudo-nationalités du point de vue de la rationalité juridique, celle de nationalités qui ne sont rattachées à aucune entité politico-juridique existante, elles traduisent différentes formes de déjuridicisation : en Algérie, le droit perd son autonomie face à la politique et à la religion ; au Cambodge, le « fait racial » écrase le droit : ce n’est plus le droit qui saisit le fait, mais l’inverse ; en Guyane, la politique coloniale consiste à placer hors du droit une fraction de la population.
C’est pourtant la situation dans cette colonie d’Amérique qui donnera lieu aux développements les plus originaux, en permettant la reconnaissance de normes officieuses contraignantes.
II. La déjuridicisation des normes : les Amérindiens et Marrons de Guyane
La situation guyanaise est exceptionnelle par rapport au reste de l’Empire colonial même si elle n’a pas intéressé la doctrine. Ici, point de justice coutumière officielle, mais au contraire des normes personnelles officieuses officiellement tolérées par les autorités françaises, associées à une justice officieuse dans laquelle elles ne peuvent s’immiscer. Ici, il n’y a clairement plus de droit – la puissance impériale ne le prétend d’ailleurs pas –, mais une forme différente, un mode de régulation des rapports entre les autorités coloniales et les peuples marrons et amérindiens que l’on peut difficilement appréhender si l’on ne parle pas la langue du droit, si l’on ne tient pas compte du caractère juridique de la culture du colonisateur. La dimension informelle de la situation de ces peuples au regard du droit n’est pas, surtout s’agissant des peuples marrons, le produit d’une simple situation de fait, mais au contraire d’une évolution complexe où rapport formel et rapport informel s’entrecroisent, où les autorités coloniales jouent bien souvent du droit, de l’espace entre le droit et le fait, de la différence entre droit et pratique administrative ; elle sera également, pour partie, construite par les peuples concernés eux-mêmes. Il devient alors souvent difficile de savoir ce qui relève du compromis, de la marronisation ou de l’amérindianisation de la norme française, ou de la francisation des normes marronnes ou amérindiennes. Il ne s’agira donc pas ici de s’interroger sur le caractère a-juridique de la situation, qui ne fait aucun doute, mais de voir comment, à travers la culture juridique du colonisateur, le droit continue de laisser son empreinte tout en étant absent.
Les règles relatives aux Amérindiens et aux Marrons
Pendant longtemps, le faible poids numérique des Marrons et des Amérindiens, la présence de la plupart d’entre eux sur des territoires qui échappent au contrôle des autorités, leur refus de recourir aux tribunaux français ont favorisé leur maintien dans l’incertitude juridique ainsi que le recours à leur propre justice officieuse.
La situation des Amérindiens au xixe siècle était résumée ainsi par Bagot, un commerçant itinérant, en 1849 : « Les Indiens sauvages et même les civilisés ne sont soumis à aucun règlement ; ils n’ont même pas qualité de citoyens, ne figurent pas sur les états-civils, ne paient aucune contribution et tout cela, dit-on, parce qu’ils ne sont pas assez civilisés. Ils n’ont donc pas de chef, n’étant soumis à nos lois ».
De fait, ils jouissent d’une totale autonomie normative et juridictionnelle, y compris en matière pénale. Les Français reconnaissent parmi eux des intermédiaires dénommés « capitaines » et les dotent d’attributs, d’insignes démontrant leur reconnaissance (une canne à pommeau d’argent, notamment). Ce statut a-juridique marqué par la reconnaissance symbolique sera étendu et adapté par la suite aux peuples marrons originaires de la Guyane néerlandaise, à partir de 1860.
C’est justement le premier texte officieux liant un peuple marron à la France, la convention entre la France et les Ndjuka du 11 septembre 1860, qui résume le mieux l’esprit des pratiques relatives aux Marrons et aux Amérindiens. Elle reconnaît aux Ndjuka le statut d’entité politique indépendante alors qu’elle est liée à la volonté de la France de voir sa souveraineté devenir effective sur la rive droite du fleuve Maroni. Les propos du gouverneur Tardy de Montravel sont clairs : il évoque les « tribus Boschs, Bonis et autres […], tribus qui, pour la plupart, sont liées par des conventions avec le gouvernement hollandais » et qualifie les Ndjuka de « tribu indépendante». Autrement dit, il leur arrive simplement d’être liés par des conventions avec les Pays-Bas, comme n’importe quel État indépendant, ce qui ne les empêche donc pas de conclure des conventions avec les gouvernements d’autres États. Cette indépendance n’implique pas la reconnaissance d’une souveraineté territoriale : là, le territoire est français. L’indépendance est donc entendue du strict point de vue personnel : le peuple marron ou amérindien est reconnu en tant que tel, mais il n’a pas son propre territoire.
L’article 3 de la convention de 1860 pose le principe d’une stricte compétence personnelle en matière pénale : tout crime ou délit commis par un Français ou protégé français (ressortissant français) à l’égard d’un Ndjuka relève de la compétence de la France, tandis que tout crime ou délit commis par un Ndjuka à l’égard d’un Français ou protégé français relève de la compétence ndjuka. Ce privilège de juridiction est sans doute le produit de la situation de fait existant en Guyane aussi bien pour les peuples amérindiens que pour les peuples marrons. La France ne traite pas les Amérindiens et les Marrons du Surinam comme des « peuples mineurs », donc incapables, mais comme des « nations libres sans territoire », comme des « tribus indépendantes », des peuples indépendants, certes sans territoire propre, mais en les plaçant formellement sur un pied d’égalité avec les autorités de la colonie. Un certain nombre de pratiques marquant la reconnaissance politique de ces « tribus indépendantes » amérindiennes ou marronnes se mettent progressivement en place à la fin du xixe siècle, marquant l’élargissement aux Marrons de celles qui s’appliquaient déjà aux Amérindiens ou l’importation et l’adaptation de celles existant au Surinam. Elles visent les interlocuteurs des autorités coloniales, Gran Man et capitaines marrons ou amérindiens : attribution d’uniformes spécifiques, versement d’allocations, investiture par la France de ces autorités qui sont en principe désignées par les intéressés, selon des modalités qui leur sont propres. Il y a sans doute également, de la part des autorités françaises, la volonté d’avoir des pratiques relativement homogènes quant aux Marrons et aux Amérindiens.
Toutefois, l’histoire contemporaine des Marrons a sans doute plus à voir avec le droit que celle des Amérindiens.
Les règles spécifiques aux Marrons
Du xixe siècle au milieu du siècle dernier, période de terrible déclin démographique, les Amérindiens paraissent bénéficier du maintien de pratiques héritées de l’époque moderne, époque durant laquelle ils préoccupaient beaucoup plus les juristes. On reconnaissait alors aux peuples amérindiens une pleine capacité au regard du droit international public : un peuple amérindien était assimilé à un État. On leur reconnaissait, en conséquence, une totale autonomie pour régler leurs propres affaires internes. Par contre, il n’existe pas de traités écrits conclus par la France avec des Amérindiens. La situation des Amérindiens ne change pas dans la pratique, malgré́ les bouleversements du droit international public : on continue de les traiter comme des peuples libres et autonomes, de reconnaître des « capitaines ».
Or, durant la même période (xixe siècle–années 1950), les peuples marrons constitués au Surinam ne peuvent, quant à eux, être appréhendés si l’on ignore l’existence des traités de paix que la plupart d’entre eux ont conclus avec les Pays-Bas, devenant ainsi des « Marrons pacifiés ». De plus, leur situation se trouve étroitement imbriquée avec la question juridique de la frontière franco-néerlandaise : le Maroni est une frontière construite avec les Marrons. Enfin et surtout, à partir de 1860, alors que l’abolition de l’esclavage se prépare au Surinam (elle aura lieu en 1863), les autorités françaises traitent directement avec les Gran Man de « peuples marrons pacifiés » (les Ndjuka puis les Saramaka), dans un but migratoire, ce qui était en principe interdit à ces derniers. On a alors affaire à une déjuridicisisation croissante, qu’on peut constater en étudiant les différentes conventions entre la France et ces peuples marrons : d’un rapport à l’origine juridicisé avec les autorités néerlandaises s’agissant des peuples les plus important numériquement (Ndjuka et Saramaka), on passe à un rapport officieux avec la France très proche de l’officialisation s’agissant de la convention franco-ndjuka de 1860 (publiée en note en bas de page dans la partie non officielle du journal officiel…) ; puis, s’agissant des accords franco-boni, à des accords mi-oraux (années 1870) mi-écrits (acte signé par le gouverneur et le Gran Man en 1887 et publié au bulletin officiel de la colonie, renvoyant à une convention imaginaire de 1861) ; et enfin, s’agissant de la convention avec les Saramaka, à une convention écrite avec une personne physique (un ancien président du conseil général, membre de la commission d’immigration en 1892, qui sert de prête-nom aux autorités françaises pour ne pas froisser les Néerlandais). Les autorités coloniales se considéreront liées par tous ces textes. S’y ajoutent les conséquences des litiges frontaliers : suite à un arbitrage défavorable du tsar Alexandre III concernant le Maroni, le Gran Man des Boni, établi auparavant sur le territoire contesté, préfère s’installer sur la rive française en raison du refus néerlandais de le voir hisser le drapeau français.
Parce que la pratique de la reconnaissance politique et symbolique de nations amérindiennes et marronnes a persisté, on s’est avant tout soucié de mettre en forme cette reconnaissance, de répondre aux demandes des intéressés en laissant au droit le simple statut de source d’inspiration. Cela n’empêche pas des interactions entre ce dernier et les règles spécifiques qui régissent les « terrains d’entente » franco-marrons (surtout) et franco-amérindiens, comme le montre l’exemple du déménagement du Gran Man Boni sur la rive française du Maroni. Plus profondément, en procédant ainsi, les autorités coloniales ont privilégié une ritualisation beaucoup plus simple que ce détournement sophistiqué du rituel qu’est le droit.
Ni la Constitution de 1946, ni la départementalisation de la Guyane en 1946, ni l’intérêt pour les « autochtones » qui accompagne la naissance de l’Union française, ne font évoluer les choses dans un premier temps. Après une première tentative apparemment infructueuse en 1956, il faut attendre le milieu des années 1960 pour que l’on se préoccupe de doter Amérindiens et Marrons d’un véritable statut juridique, celui de citoyen français de statut de droit commun, soumis au Code civil.
On voit ici comment le colonisateur peut s’affranchir du formalisme juridique au profit d’une nouvelle normativité qui n’en fait pas moins quelques emprunts à « l’alphabet du droit », et plus spécifiquement à un droit colonial « profondément hybride qui lie droit international et droit interne et qui, au sein du droit colonial interne, lie une quantité de sources pour donner un droit original ». Mais c’est déjà poser la question de la possibilité de penser juridiquement l’Empire.
III. L’impossible juridicisation de l’Empire colonial
La difficulté à penser juridiquement l’Empire colonial des xixe–xxe siècles a été soulignée. Il est plus difficile d’articuler cette forme à l’État dans le cadre d’un droit international interétatique :
Les différents types de configurations politiques qui accompagneront ce que l’on a appelé́ par commodité, par tradition ou par conviction, les « Empires coloniaux » et les « Empires multinationaux », à travers la politique des mandats, colonies, protectorats, États mi-souverains, etc., sont une réalité différente du simple « État national », mais qui se réalise désormais sous la domination de cet État national.
On a pu de même souligner la difficulté à penser juridiquement la colonie. On a pu également découvrir des fragments d’une théorie juridique de l’Empire dans la doctrine publiciste française de la IIIe République, sans trouver toutefois une « conception systématique de la notion ». Force est de constater que l’on a beaucoup plus cherché à penser juridiquement une Union française inscrite dans la constitution de 1946 qu’un Empire colonial absent des lois constitutionnelles de 1875.
Projection au-delà des mers des rivalités entre États européens qui ne peuvent réaliser d’expansion dans leurs continuités territoriales, l’Empire colonial est particulièrement délicat à saisir pour le constitutionnaliste car il s’adosse au droit international comme au droit interne pour être réalisé : les entités dominées par l’État métropolitain ne lui sont jamais complètement extérieures et n’en font jamais complètement partie. Il y a toute une variété de formes juridiques de domination, passant par l’annexion (département colonial, colonie, groupement de colonies, groupement de départements coloniaux et de « territoire ») ou s’en dispensant (concession, protectorat, mandats de la sdn, pour rester dans le cadre d’une domination directe), parfois conçues de manière à transformer les États concurrents en co-colonisateurs (condominium).
À ce nuancier de formes de domination territoriale est adossée la notion de civilisation, partagée par le droit interne et les droits internationaux public et privé, qui permet de hiérarchiser les territoires en hiérarchisant les peuples non-occidentaux. La mission civilisatrice revêt deux dimensions principales : la civilisation par le droit et, par une cruelle ironie de l’histoire, la lutte contre l’esclavage. Né après les indépendances américaines sous un régime partisan d’une abolition graduelle de l’esclavage (la monarchie de Juillet), marqué par le traumatisme de l’indépendance de Haïti, doté d’une idéologie née sous la Révolution avec l’expédition d’Égypte, l’Empire colonial de la IIIe République est un Empire mal à l’aise. Il ne se pense pas comme éternel, à la différence des autres empires, mais comme provisoire : la mission civilisatrice est censée mener à l’intégration dans le territoire national ou au retour à l’indépendance. C’est donc un impérialisme dont l’objectif officiel est la dissolution de l’Empire dans l’État, même si elle peut être prévue pour dans plusieurs siècles : il peut produire une immense bonne conscience comme une immense honte.
Cette difficulté des juristes de la IIIe République à penser systématiquement l’Empire colonial peut donc être prise au sérieux : agrégat de territoires qui n’ont en commun que la domination française, l’Empire colonial français n’a pas été une notion juridique mais une série de stratégies d’uniformisation et de différenciation. Il ne peut être pleinement juridicisé en raison de la difficulté à associer à un centre-État, une périphérie qu’il domine tant au moyen des ressources du droit interne que du droit international. Il est également plus délicat d’associer Empire et république qu’Empire et monarchie, fut-elle parlementaire. Enfin, l’Empire a une structuration un peu baroque en son centre : le ministère de l’intérieur se charge de l’Algérie, celui des affaires étrangères de la Tunisie et du Maroc, le ministère des colonies du reste de l’Empire. Ces stratégies d’uniformisation et de différenciation relèvent de la standardisation des hiérarchies (par l’idéologie et par le droit) et d’une politique de la forme et de la norme.
Comme nous l’avons vu, la notion de civilisation et l’idéologie de la mission civilisatrice sont centrales car elles relèvent tant du droit interne que du droit international et sont au fondement des hiérarchies. Cette conception finaliste de l’Empire est à bien des égards pénalisante, comme le montre par contraste la politique de modernisation juridique menée par les États non-occidentaux indépendants (Japon, Chine, Turquie, …) : si la mission civilisatrice est achevée lorsque les peuples colonisés sont soumis à un droit de type occidental (privé notamment), il est préférable de retarder le plus longtemps possible cette soumission afin de justifier le maintien de la domination. L’objectif de la juridicisation peut ainsi être l’ennemi du droit. Plus modestement, il peut aussi inciter la puissance coloniale à s’appuyer sur les courants les plus conservateurs de la société colonisée lors de l’élaboration des textes : au plus l’indigène est occidentalisé, au plus la décolonisation est proche.
Sur le plan juridique, la principale stratégie consiste à standardiser les hiérarchies grâce à une conception différenciée de la nationalité : comme on l’a évoqué, dans tous les territoires conquis après 1830, et l’exemple de l’Indochine est éloquent à cet égard, on retrouve une distinction tripartite entre Français, étranger et indigène, auxquels viennent s’adjoindre, éventuellement, les étrangers assimilés aux indigènes. D’où le problème posé par les Établissements français de l’Inde et les communes de plein exercice du Sénégal, qui remettaient en cause l’uniformité là où on avait choisi de l’instaurer. Partout ailleurs on retrouve la même structuration avec un accès à la nationalité française facilité pour les étrangers et plus difficile pour l’indigène qui ne peut devenir français que par une naturalisation régie par des textes de plus en plus complexes au fil du temps (les femmes indigènes peuvent devenir françaises en épousant un Français). En tant que sujets de la France, quels que soit le statut de leur territoire d’origine, les indigènes ont droit à sa protection diplomatique. Par ailleurs, quand ils quittent leur territoire d’origine pour un autre territoire de l’Empire, ils ont la possibilité de demander à être naturalisés dans leur territoire d’émigration et doivent remplir pour cela des conditions généralement moins restrictives. Mais ce sont bien là les seuls points communs entre les indigènes des territoires français et ceux des territoires étrangers sous domination française qui, à l’intérieur de l’Empire, se ressemblent par ailleurs plus quand ils résident dans leur territoire d’origine que quand ils le quittent. Il y a ensuite différents degrés d’uniformité.
Cette hiérarchie en draine d’autres : l’idée d’une citoyenneté française réduite à la simple soumission au Code civil, alors que les droits politiques desdits citoyens sont souvent modestes ou inexistants (les principales exceptions sont l’Algérie et les « vieilles colonies ») ; l’idée d’une coutume comme stigmate de l’indigène. Les colonies des Amériques permettent de réaffirmer l’antiesclavagisme de la République et de son Empire, ainsi que son caractère antiraciste de par la citoyenneté accordée aux esclaves lors de l’abolition, dans un environnement régional où les États indépendants peuvent pratiquer des discriminations raciales.
Cette hiérarchie montre également que la IIIe République a mené une politique d’uniformisation et de différenciation en procédant à un maillage en zones d’uniformité : un territoire a toujours des points communs avec d’autres. Il s’agit ainsi de prendre en compte les spécificités locales tout en offrant une certaine lisibilité à l’administration et à la justice coloniale.
On peut aussi dégager quelques principes, soit unificateurs, comme le principe découlant du jus sanguinis selon lequel l’enfant légitime ou reconnu né d’un père français et d’une mère indigène est Français, soit fonctionnant par zones d’uniformité comme la soumission des indigènes au régime de l’indigénat.
Une dernière stratégie consiste à multiplier les textes reproduits à l’identique, à quelques nuances près, dans plusieurs territoires. L’Indochine peut ainsi être une grande pourvoyeuse de textes : les décrets qui lui sont destinés sont reproduits à l’identique ou presque dans d’autres territoires relevant du ministère des colonies, plus ou moins nombreux selon les cas, qu’ils s’agissent de « colonies à indigènes » ou de « colonies de citoyens », de l’Océanie à l’Amérique. Parfois, de manière plus complexe, on voit des trames circuler et être amendées lors de chaque nouvelle réception dans un territoire colonial.
Alors que la Fédération, forme politique déjà présente sous l’antiquité, s’est prêtée à la juridicisation et continue de coexister avec l’État, l’Empire, tout aussi ancien, s’est montré quant à lui rétif à la juridicisation et a fini par se dissoudre dans une multitude d’États. Dans le cas de l’Empire colonial français, différents facteurs ont concouru au caractère fragmentaire de la juridicisation de la forme impériale : le poids de la norme étatique, peu propice à la transposition de l’Empire dans le monde du droit ; son double adossement au droit international et au droit interne ; les biais idéologiques liés à la notion de mission civilisatrice. Cet Empire colonial n’est rien d’autre qu’un patchwork associant, sans les fusionner, politique, idéologie et droit(s). La principale trame donnant une dimension juridique à l’Empire réside avant tout dans la hiérarchie des personnes structurée par la conception différenciée de la nationalité et, dans une nettement moindre mesure, les dispositions relatives à la citoyenneté. S’agissant des territoires, l’importance des protectorats place par contre la dichotomie entre droit interne et droit international au cœur de l’Empire.
⁂
Au terme de ce parcours, on espère avoir montré les qualités heuristiques de la définition schiavonienne, qui permet de distinguer strictement le droit d’autres formes d’ordonnancement social, mais aussi les « zones grises » où il n’est déjà plus vraiment lui-même. On peut ainsi confirmer que ce que l’on a l’habitude d’appeler « droit colonial » n’a souvent pas, ou presque pas, été du droit. On a insisté sur la perte d’autonomie du droit (par rapport à la politique surtout), sur le renoncement à la rationalité juridique, sur la création de formes nouvelles ; on a évoqué l’abandon du discours idéologique affirmant l’indépendance et la neutralité de la discipline. Pourtant, cet effacement ne va pas se poursuivre : malgré la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, la IVe République s’accompagne d’un réel renforcement de la forme juridique qui s’explique par les nombreux bouleversements liés à la Libération et par l’impulsion donnée par la constitution de 1946, plus prolixe sur l’outre-mer que toutes celles qui l’ont précédées. Une question n’en demeure pas moins en suspens : celle du rôle des juristes dans cette altération du droit…
Yerri Urban
Yerri Urban est maître de conférences en droit public à l’Université des Antilles et membre du Laboratoire caribéen de sciences sociales (lc2c). Ses travaux portent principalement sur l’histoire du droit public, le droit constitutionnel, la théorie de l’État et la théorie du droit dans leur dimension coloniale. Il est l’auteur de L’indigène dans le droit colonial français (1865-1955) (Paris, LGDJ, 2011).