Le « traditionnel » selon la consolidation internationale de la paix. Systémique luhmannienne et infirmation de la juridicité étatique du droit coutumier au Soudan
La recherche anthropologique de la dernière décennie menée sur les processus de consolidation de la paix au nord Soudan a porté sur un objet classique du pluralisme juridique, à savoir la justice transitionnelle. Ces recherches portent spécifiquement sur deux manifestations du pluralisme juridique dans la justice transitionnelle : d’une part, l’établissement par la Mission des Nations Unies pour le Darfour (ci-après la minuad) d’organes de conciliation intercommunautaire prétendument « traditionnels » ou « coutumiers » ; d’autre part, le recours onusien à des institutions culturelles – des chanteuses « traditionnelles » appelées hakamat – afin de produire des normes de conduites censées pacifier les rapports intercommunautaires. La justice transitionnelle est un objet de recherche anthropologique qui dépasse évidemment le cadre soudanais et l’étude de la consolidation de la paix. La lecture de certains de ces travaux renverra le juriste au reproche que lui font bien souvent les sciences sociales – à raison et à tort : celui de contribuer à façonner une science prescriptive ou « normative », épurée de tout questionnement épistémologique ou ontologique. Il est alors question de savoir si ces organes ou institutions de justice transitionnelle parviennent à remplir leur office, si les résultats sont à la hauteur des attentes, si des améliorations procédurales ou organiques sont possibles, etc. L’accession des anthropologues à la qualité d’experts en matière de justice transitionnelle est certainement pour beaucoup dans l’émergence d’une orientation prescriptive partagée avec les juristes. Une telle finalité convoque une technicité accrue, ramenant le scientifique – juriste comme anthropologue – au statut d’ingénieur, à l’horizon borné par l’idéal moderniste du progrès.
Or, l’anthropologue du droit, happé par son office d’expert transitionnel semble omettre une vérification préalable fondamentale, car elle conditionne l’application de sa technique scientifique. Il omet, précisément, de vérifier que la situation transitionnelle qu’il évalue relève bien du pluralisme juridique. En admettant trop aisément l’« hybridité » comme forme renouvelée du pluralisme, les travaux anthropologiques sur la justice transitionnelle au Soudan présupposent ce pluralisme sans établir les conditions de sa réalisation. Ces travaux admettront trop aisément le caractère non-étatique de normes ou institutions juridiques dans des circonstances où il paraît pourtant incontestable que le fondement de leur validité légale réside dans le droit de l’État. Même si de telles normes ou institutions juridiques « traditionnelles » ou « coutumières » peuvent exister au Soudan, ces travaux ne contribuent pas à en proposer une taxonomie identifiable ni à déterminer leurs conditions d’existence. Surtout, faute de vérification préalable, l’anthropologie du droit se prive de sa puissante faculté critique – et méta-critique – qui permettrait de percer au jour la finalité moniste – certains diront globalisante – de la consolidation libérale de la paix.
La finalité de la consolidation de la paix consiste en l’établissement d’un État de droit libéral. Cette finalité est atteinte une fois que ses deux corollaires sont réalisés, c’est-à-dire lorsque la bonne gouvernance démocratique est constatée et que la protection des droits de l’homme dans leur acception individualiste est garantie. La consolidation de la paix, puisant ses fondements doctrinaux dans la théorie kantienne de l’autonomie et de la liberté individuelle, vise nécessairement et ouvertement la réalisation d’une finalité libérale renouvelée, à la suite de la « troisième mondialisation » décrite par le professeur Emmanuelle Jouannet et consécutive à la Guerre froide. C’est, au demeurant, ce fondement kantien de la doctrine de la consolidation de la paix qui permet de résoudre la tension entre, d’une part, le « premier libéralisme », qu’Emmanuelle Jouannet caractérise par la souveraineté étatique et l’attachement à une conception westphalienne de l’État et, d’autre part, le « second [ou nouveau] libéralisme » post-Guerre froide caractérisé par les droits de l’homme et la démocratie ainsi que par une relativisation manifeste de la souveraineté. C’est bien au profit du second libéralisme que la tension se résout dans le cadre de la consolidation de la paix, puisque cette doctrine interventionniste sous-tend la réalisation de l’objectif fixé par la Charte des Nations Unies, qui n’est autre que l’émergence d’une nouvelle communauté humaine mondialisée et son accession à un véritable « droit civil » international l’extirpant de l’état de nature : le fameux « droit cosmopolite » kantien. Cela justifierait les entorses aux énoncés légaux de la Charte ou de la résolution 2625 (xxv) visant à garantir l’autonomie de l’État dans le domaine politique, social, économique et culturel au moyen des principes de non-intervention et de non-ingérence.
Deux conséquences conjuguées résultent de ce dénouement. D’abord, au contact du libéralisme kantien l’objectif fixé par la Charte – dont la consolidation de la paix est un instrument de réalisation – s’enferme dans le « paradoxe de la justification libérale », qui peine à être maîtrisé. Ce paradoxe découle de la nécessité de justifier les principes libéraux sur l’adhésion de tous afin de légitimer l’usage de la contrainte nécessaire à leur respect. Dès lors, ces principes – ou valeurs – doivent être « conçus de manière à ce qu’ils ne puissent être raisonnablement rejetés par [aucun] ». Cela implique que tous partagent les mêmes prémisses justifiant le libéralisme. Or, cet objectif semble se heurter à « la pluralité sociale » qu’entend produire une société fondée sur le libéralisme. En témoigne précisément, au sein de la société ou communauté internationale des États, les atteintes au droit inaliénable de chacun de choisir son système politique « sans aucune forme d’ingérence » extérieure. Ensuite, ce paradoxe de la justification constitue un défi difficilement surmontable pour le pluralisme des valeurs, auquel ne semble décidemment pas se résoudre le libéralisme. Cette contrariété au pluralisme des valeurs se manifeste, dans le champ des rapports de systèmes, par le soutien à un monisme à primauté du droit international. Cette préférence s’accompagne d’une dépréciation de l’ontologie du droit au profit du seul maintien d’une épistémologie du droit ». Ainsi, d’un droit conçu comme objet à l’essence et à la nature particulières, « fruit de l’esprit » et « produit intellectuel de la volonté humaine », la consolidation de la paix ne retient qu’un droit « immanent à la nature des choses », que la technique juridique doit restituer en termes descriptifs. Nul doute que ce glissement qualitatif du droit dans la consolidation de la paix accompagne la « crise de la modernité juridique » décrite par le professeur Alexandre Viala, qui est marquée par un retour opérée par la philosophie post-moderne à l’ontologie réaliste et objectiviste des philosophes anciens. Cette dépréciation qualitative réduit le droit à un ensemble, parmi d’autres, de théories de la connaissance de phénomènes qui n’ont rien de spécifique à la science juridique ou au droit. Elle fait du droit « un simple mécanisme de connaissance des choses » et, partant, un champ épistémologique particulier. Mais le droit cesse alors d’être un objet réel – une « chose » à part entière – et devient inapte à s’ériger en un système propre de connaissance du phénomène juridique, libéré d’autres épistémès comme la morale, la religion, la culture, la sociologie ou l’anthropologie.
Cette dépréciation qualitative dessert l’étude d’un pluralisme juridique conçu comme l’interaction anarchique d’une diversité et multiplicité d’ordres juridiques de nature variés et de rangs indéterminés, tous situés au sein du « système droit ». Et, en effet, la consolidation de la paix fait le jeu du monisme juridique en tachant de hiérarchiser et d’harmoniser les ordres juridiques sur le paradigme libéral pour, finalement, faciliter l’absorption des ordres mineurs par l’ordre juridique international. Ce processus d’alignement fait non seulement écho à la conception cosmopolite du droit selon Emmanuel Kant, mais également aux théories objectivistes du droit international comme celle de Hans Kelsen – les « ordres juridiques partiels » – ou de Georges Scelle – la communauté internationale « œcuménique » et le « fédéralisme juridique universel ». Un tel processus a précisément pour conséquence de nier aux phénomènes juridiques coutumiers ou « traditionnels » soudanais toute nature juridique : les acteurs internationaux de la consolidation de la paix n’accepteront, au mieux, que d’imputer de tels phénomènes au droit étatique soudanais en leur faisant perdre leurs caractéristiques coutumières. Mais, considérées en elles-mêmes, les normes et institutions coutumières seront rejetées hors de cette épistémologie du droit, au prétexte qu’elles s’apparentent à un phénomène se rapportant à un autre champ épistémologique, en particulier l’anthropologie ou la science politique. C’est bien cette dépréciation que préconisait déjà la théorie de Georges Scelle lorsque, définissant le droit objectif du fédéralisme, il prenait acte des pratiques internationales de son époque conduisant à fermer la scène internationale aux entités infra-étatiques. Le seul remède qu’il proposait n’était point d’ouvrir cette scène à de telles entités, mais d’interdire aux États d’exciper d’une répartition constitutionnelle des compétences internes favorable à ces entités infra-étatiques pour justifier un manquement à une obligation internationale de l’État. En d’autres termes, le droit international ne traite qu’avec le droit étatique et jamais avec d’autres droits infra-étatiques.
Les travaux menés sur la justice transitionnelle soudanaise qui omettent de vérifier les conditions d’existence du pluralisme juridique s’inscrivent d’emblée dans l’élan moniste de la consolidation de la paix, qui rejette pourtant la nature juridique des normes et institutions coutumières pour s’atteler à la subordination hiérarchique des ordres juridiques étatiques à l’ordre international. La théorie de l’État désagrégé de l’École de Chicago en est l’une des manifestations doctrinales les plus frappantes. Dans ces circonstances, l’étude de la justice transitionnelle au Soudan opère un retour manifeste à la systémique luhmannienne, en méconnaissance des évolutions apportées par le « tournant ontologique » (ontological turn) des deux dernières décennies et en admettant trop largement, en conséquence, un pluralisme juridique fondé sur la notion postcoloniale d’hybridité qui conçoit le droit non pas comme objet ontologique mais comme simple champ épistémologique. Pourtant, en réinjectant une once de formalisme juridique dans l’étude des pratiques de justice transitionnelle, il est possible de mieux distinguer ce qui relève du droit de l’État de ce qui se rapporte au droit coutumier soudanais (I). Cette clarification préalable permet de comprendre comment la pratique de la consolidation de la paix – notamment celle de la minuad – se refuse à conjuguer les normes et institutions coutumières soudanaises avec le droit étatique : elles sont étatiques ou ne sont pas (II). Elle permettra enfin de démontrer l’échec des tentatives de transpositions des normes internationales et étatiques de protection de la personne humaine dans la normativité coutumière au Soudan. Cela résulte du désintérêt marqué des acteurs de la consolidation de la paix pour la nature juridique véritable des institutions censées recevoir de tels normes (III).
I. Le droit comme système social : le malentendu de l’« hybridation »
Il existe au Soudan des ensembles institutionnels et normatifs dont le critère formel de validité se situe hors de l’État et de son droit (A). L’analyse anthropologique de la justice transitionnelle qui se fonde sur les théories de « l’hybridation » ne peut en faire le constat (B).
A. L’autonomie formelle des ordres juridiques coutumiers infra-étatiques au Soudan
Là où l’État et ses institutions se retirent, comme cela arrive parfois dans le cadre de conflits armés non internationaux, notamment au Soudan, le droit ne disparaît pas comme par enchantement. Le reflux du droit étatique laisse la place à d’autres manifestations du phénomène juridique et la fortune du phénomène « coutumier » dépend du retrait de l’État. Mais tout phénomène juridique « coutumier » ne parvient pas ainsi à s’autonomiser de l’État et de son droit. Il existe, au Soudan, des circonstances dans lesquelles se révèlent de véritables ordres juridiques coutumiers infra-étatiques, dont le fondement formel de validité n’est pas à trouver dans le droit étatique et sa constitution. L’existence de ces ordres juridiques repose sur un complexe de normes primaires et secondaires unifiées par des procédures institutionnalisées. Encore que, si le concept d’ordre juridique n’est que logos ou pur « produit de l’esprit », ce n’est pas l’unité des normes secondaires de reconnaissance, de production et d’adjudication qui permettra de l’identifier. Cette identification sera fonction de la cohérence des mécanismes formels par lesquels ces normes secondaires sont connaissables. Dès lors, pour reprendre une conception pragmatique du droit comme signification du réel – conception s’approchant du « réalisme sémiotique » piercien –, est ordre juridique tout ensemble cohérent d’inférences entre classes de « produits légaux » établi sur « un mécanisme de connaissance unique » ou « axiome ». Une telle conception de l’ordre juridique est bien formaliste, pour peu que l’on considère le formalisme comme une méthode analytique des phénomènes juridiques réductible au principe de validité et à ses divers corollaires – opposabilité, efficacité, etc.
Or, il existe bien au Soudan des ensembles institutionnels et normatifs se rapportant à diverses classes de produits légaux et s’ordonnant selon un axiome déterminé qui commande leur validité. Parmi ces éléments figurent des normes primaires et des normes secondaires de production et d’adjudication du droit. Un ensemble institutionnel hiérarchisé – souvent en trois degrés – structure les modes de production des normes primaires. La plupart des autorités administratives institutionnalisées exercent des compétences ratione loci et ne sont pas de simples autorités ethniques ou tribales. D’autres institutions de nature juridictionnelles déterminent les modes d’adjudication de normes primaires. D’autres, enfin, comme les tribunaux arbitraux appelés judiyya, se rapportent tant à la production qu’à l’adjudication de normes primaires. Ces ensembles institutionnels et normatifs sont signifiés au Soudan par l’expression idara ahliya ; une expression traduisible par « administration autochtone », en opposition à « administration de l’État ».
L’axiome qui constitue le mécanisme unique de connaissance des éléments de tels ordres juridiques n’est généralement pas normativiste, mais « domestique » – il se caractérise notamment par une hiérarchie institutionnelle mais non normative et une légitimité nobiliaire et parentale des représentants. L’axiome permettant la cohérence de l’ensemble ne se rapporte alors pas à la constitution au sens normativiste, mais à l’association de deux concepts coutumiers : une maison nobiliaire – ou Nafar – en charge d’un territoire coutumier – ou Dar. Le langage vernaculaire soudanais use le plus souvent du substantif Dar pour qualifier ces ordres juridiques coutumiers. Il s’en trouve de nombreux au Soudan. Leur existence est symptomatique d’un réflexe de conservation d’anciennes autorités administratives territoriales destituées à la faveur des successions de régimes politiques soudanais – de l’époque précoloniale à l’époque contemporaine. Ces autorités déchues maintiennent leur existence effective, en dépit de leur suppression par le droit étatique. En ce sens, les Dars, ou ordres juridiques coutumiers infra-étatiques, ne sont que les reliquats toujours plus fragmentés d’un ordre institutionnel et normatif en déliquescence permanente. Il importe enfin de souligner que cette reconstruction théorique d’une réalité empirique soudanaise trouve un relais certain dans les travaux des organes d’appui à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. C’est en particulier le cas des travaux du Mécanisme d’experts sur le droit des peuples autochtones et du Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones. Ces deux organes évoquent, en effet, l’existence de « systèmes » – il faut entendre « ordre » – juridiques coutumiers.
B. « L’hybridation » : limite à l’horizon pluraliste de l’anthropologie du droit
Les travaux scientifiques portant sur la justice transitionnelle ne font que peu de cas de l’autonomie formelle des ordres juridiques coutumier et étatique. Bien sûr, il arrive souvent que l’État soudanais fasse tomber l’ensemble institutionnel et normatif coutumier dans son droit national. Dans ce cas, le droit coutumier cesse simplement d’exister d’un point de vue strictement formel. Mais le malentendu résulte néanmoins de l’admission inconsidérée d’une reformulation post-coloniale du pluralisme juridique fondée sur « l’hybridité » ou « l’hybridation ». Ainsi et par exemple, une norme dite « coutumière » parce qu’issue d’une source matérielle d’un droit a priori non-étatique sera néanmoins dite « hybride » si elle est intégrée à la normativité formelle étatique. De même, une institution coutumière de justice qui accueille en son sein un organe ou représentant de l’État sera dite « hybride », alors même que le droit applicable et le pouvoir des juges ne trouveraient pas de fondement formel dans le droit étatique. La qualification sera la même en cas de circonstances inverses. Mais pour qu’une norme ou institution existe pour le droit, il faut bien qu’elle se rapporte à un et un seul mécanisme de connaissance du droit s’attachant à un ordre juridique donné. En effet, des produits légaux s’attachant à cette combinaison hybride auront des caractéristiques a priori incompatibles selon qu’ils reposent sur l’un ou l’autre axiome : coutumier/domestique ou étatique/normativiste. L’incompatibilité ne pourra alors être résolue qu’en faveur de l’un ou l’autre axiome afin de maintenir la validité de l’ensemble. C’est le sens à donner à la notion de « figure de compromis » proposée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Dès lors, l’hybridation n’est qu’apparente et formellement illusoire.
L’hybridité, ou « hybridation », opère par un retour surprenant à la systémique luhmannienne. Celle-ci a pu séduire le juriste en cela qu’elle semble renvoyer aux « rapports de systèmes », qui traitent le plus souvent de simples rapports entre ordres juridiques. À l’inverse, la proposition de Niklas Luhmann évoque, dans le champ des approches systémiques, l’articulation interdisciplinaire de différents épistémès – c’est-à-dire d’ensembles complexes de connaissances ou savoirs scientifiques et pratiques dans un domaine ou une discipline donnée. Niklas Luhmann distinguait différents « sous-systèmes sociaux » dont le droit ferait partie. Le droit serait alors un système normativement fermé au même titre que la morale, la religion, ou d’autres champs épistémologiques des sciences sociales et humaines. Ainsi, pour Niklas Luhmann, « l’unité du système n’est rien d’autre que la fermeture récursive – ou autopoiétique – de la production du système par les éléments du système ». C’est en cela que consisterait la « clôture autopoiétique du droit ». Cette systémique ne s’applique pas à l’ordre juridique à proprement parler, mais au droit comme « système social » – c’est-à-dire comme donnée épistémologique. Compte tenu de l’unité ontologique qu’elle présuppose, cette théorie ne reconnaît l’existence autonome d’un complexe de normes juridiques que pour autant que leur articulation, leur reproduction et leur mise en œuvre restent sensibles aux phénomènes sociaux non légaux et, en particulier, aux phénomènes culturels. La proposition est particulièrement féconde pour des études portant sur des objets situés à la convergence de divers champs épistémologiques, comme la lex mercatoria, la lex sportiva ou, plus récemment, le droit du numérique.
À la suite de cette systémique, les théories anthropologiques de l’hybridation opèrent une confusion d’éléments formels et matériels et s’inscrivent dans le sillage de la consolidation de la paix, par laquelle est promu un droit cosmopolite unifiant monisme de valeur – se rapportant à un libéralisme renouvelé – et monisme juridique à primauté du droit international. Ces théories prennent dès lors pour objet un « pluralisme juridique mondial » régissant des « espaces hybrides légaux/culturels ». Les travaux critiques de Sally Engle Merry relatifs au droit transnational des droits de l’homme font écho à de tels approches. Toutefois, en se situant d’emblée dans le cadre d’un pluralisme juridique cosmopolite, les théories de l’hybridation se privent d’une interrogation préalable sur l’autonomie formelle d’ensembles normatifs et institutionnels coutumiers. Elles délaissent notamment les théories analytiques de l’ordre juridique au profit d’une simple technique juridique interdisciplinaire de la norme ou de l’institution légale considérées isolément. Elles opèrent donc un retour inattendu à un normativisme techniciste portant sur les seules modalités de production, d’interprétation, d’application de sanction de la norme. On voit les résultats pratiques et scientifiques que peut produire un tel pluralisme juridique. S’il permet une analyse critique ou méta-critique des effets de la consolidation internationale de la paix sur la justice transitionnelle et sur les caractéristiques des normes ou institutions y afférentes, il ignore les modalités préalables du démantèlement d’ensembles normatifs et institutionnels formellement distincts de l’État et de son droit. Pourtant, la dilution du droit coutumier dans le droit étatique soudanais est la grande entreprise de la consolidation internationale de la paix et l’obstacle principal à l’émancipation des capacités juridiques des collectivités humaines locales.
II. Dilution du droit coutumier soudanais dans l’état : les pratiques de la minuad
Le droit est étatique ou il n’est pas. C’est ainsi que l’on pourrait formuler le principe d’action de la consolidation internationale de la paix au Soudan, et les pratiques de justice transitionnelle le confirment. Lorsque la minuad entend contenir et mettre un terme à des antagonismes intercommunautaires dont l’intensité grandissante viendrait nourrir les conflits armés non internationaux soudanais, elle mobilise des institutions coutumières de justice appelées judiyya. Il s’agit là de tribunaux arbitraux constitués au terme de diverses réunions auxquelles participent les membres des délégations des communautés impliquées. Ces délégations sont le plus souvent constituées d’autorités administratives de la idara ahliya. Les délégations ainsi constituées détermineront ensemble l’objet du différend et la composition de la juridiction arbitrale. Les arbitres, appelés ajawid, rendent une sentence arbitrale qui, en plus de tenir lieu de précédent (rakuba) entre les parties, est un instrument énonçant de nouvelles normes primaires valides et opposables aux parties. Cette procédure juridictionnelle est institutionnalisée depuis l’époque du Sultanat four (1603–1874).
En réalité, la minuad – comme d’autres acteurs internationaux de la consolidation de la paix, tel le pnud ou la Banque Mondiale – ne convoque jamais de telles judiyya coutumières. La minuad a pour habitude d’établir des organes de conciliation qui empruntent à la judiyya certaines de ses caractéristiques, mais qui cessent d’être formellement coutumiers dans la mesure où leur établissement et leur effet en droit étatique et international relève de la technique du « renvoi non réceptif » (A). La mission onusienne substituera une origine étatique à cette institution de justice (B).
A. La neutralisation de l’origine coutumière des institutions de justice transitionnelle
La minuad ne peut que prétendre faire appel à une institution coutumière de justice transitionnelle, car l’établissement d’une telle institution et la portée comme l’effet de l’acte juridictionnel qu’elle énoncera reposeront sur la technique dite du « renvoi non réceptif », formulée par Dioniso Anzilotti. Le professeur italien distinguait spécifiquement entre le « renvoi réceptif ou matériel » et le « renvoi non réceptif ou formel ». Le premier mécanisme recouvre les situations dans lesquelles la référence d’un ordre juridique aux éléments d’un autre « implique réception de normes en vigueur dans l’ordre étranger, normes qui deviennent ainsi des normes propres à l’ordre qui les reçoit ». Le second mécanisme recouvre les situations pour lesquelles les « normes » d’un ordre juridique donné sont envisagées comme simples condition d’application des normes d’un autre ordre juridique : il n’y a pas de transposition légale et pas de correspondance « normative ». En établissant les institutions de justice transitionnelle par le recours à la méthode du renvoi non réceptif, la mission onusienne fait perdre à la judiyya et aux autorités coutumières qui y prennent part leur origine coutumière.
La minuad se charge en particulier de convier les parties au différend intercommunautaire en mobilisant les moyens institutionnels étatiques disponibles. Elle passe systématiquement par les plateformes de règlement des différends intercommunautaire établies par les États fédérés du Darfour en application des divers accords de paix soudanais. Ces plateformes de règlements sont des émanations des services des gouvernorats des États fédérés. Les membres désignés de ces plateformes sont pour la plupart d’importants chefs suprêmes désignés d’ensembles institutionnels de la idara ahliya ou des ajawid réputés auxquels les gouvernements fédérés attribuent une qualité étatique d’arbitre spécialisé en droit coutumier. Il arrive souvent que la qualité de chef suprême ainsi attribuée par la plateforme fédérée soit construite de toute pièce et qu’elle n’ait aucun fondement dans la idara ahliya. La minuad établit et supervise directement l’instance, à laquelle sont conviées les autorités publiques de l’État. Elle convoque les délégations respectives des deux ensembles institutionnels antagonistes à des commissions préparatoires présidées par un membre de la plateforme fédérée de règlement des différends. L’organe de règlement est alors constitué par la plateforme fédérée, sous l’autorité de la mission onusienne et les ajawid nommés seront choisis parmi la liste d’arbitres étatiques préétablie par la plateforme fédérée. Cet organe de règlement sera abusivement considéré comme un organe de justice « traditionnelle » par la mission onusienne, alors même que sa source de validité n’est plus à trouver dans le droit coutumier d’un ensemble institutionnel de la idara ahliya. L’institution aura avant tout été établie par des mécanismes de production du droit étatique. Bien sûr, les délégations des parties au différend auront consenti à l’établissement de cette institution et à son produit légal à venir. Mais, l’existence de l’institution de règlement du différend ne préexiste pas l’intervention de la minuad : elle n’est pas une institution étatique ou internationale d’origine coutumière. Seules certaines qualités d’origines coutumières et s’attachant à la fonction d’ajawid ou d’autorité de la idara ahliya auront pu effectivement bénéficier de la technique du renvoi non réceptif. La minuad considérera alors comme « chefs tribaux » ou « chefs ethniques » les membres des délégations des parties convoqués aux commissions préparatoires. Elle octroiera la qualité d’« arbitres spécialisés en droit coutumier » aux ajawid désignés des plateformes fédérées de règlement des différends, sans s’assurer que cette qualité étatique ait elle-même une véritable origine coutumière. Il s’agira, pour elle, « d’arbitres d’origine étatique et spécialisés sur les questions coutumières ». La minuad se convaincra enfin de participer à l’établissement d’une juridiction arbitrale coutumière en soulignant la qualité de chef suprême que l’État attribut aux membres et dirigeant desdites plateformes fédérés – qualité qui parfois n’a pas de véritable origine coutumière. Ainsi, dans la plupart des cas, la minuad ne se prononce que sur des qualités légales d’origine étatique. Mais même lorsque certaines de ces qualités ont une origine coutumière, la procédure d’établissement de l’organe arbitral de règlement du différend est finalement assurée par des organes et agents purement étatiques. En résulte, en particulier, une atteinte aux principes de neutralité et d’indépendance des ajawid, puisque la plateforme fédérée de règlement des différends imposera ses propres arbitres étatiques. L’emploi de la technique du renvoi non réceptif fait que le produit légal de la sentence, qui portera généralement sur l’existence de titres fonciers coutumiers et la reconnaissance d’autorités administratives de la idara ahliya, sera valable à la fois pour les ensembles institutionnels en conflit, l’État soudanais et le droit international via l’implication de la minuad.
Il en va de même pour les autorités administratives de la idara ahliya, dont la qualité coutumière est dénaturée par la mission onusienne tant au cours de l’établissement de l’organe de justice transitionnelle qu’au regard des qualifications retenues dans l’acte de règlement du différend. En effet, en requalifiant les autorités de la idara ahliya en simples « chefs tribaux ou ethniques », la mission onusienne et les plateformes étatiques de règlement des différends ne leur reconnaît pas la compétence ratione loci que la plupart d’entre eux exercent. Cette requalification par renvoi non réceptif participe de la « tribalisation » des institutions vernaculaires. C’est bien sur ces qualités internationales de « chef tribal ou ethnique » que le personnel du Bureau des affaires civiles de la minuad qualifie les autorités de la idara ahliya avec lesquelles il interagit. C’est également ainsi que l’État soudanais qualifie ces autorités lorsqu’il organise des « conférences de paix ». L’effet d’un tel renvoi non réceptif sera donc de neutraliser l’ensemble des pouvoirs administratifs de ces institutions vernaculaires pour ne leur reconnaître que ceux relatifs aux activités de justice transitionnelle. Ceci a pour effet d’isoler l’institution de représentant de son ensemble institutionnel au regard du droit international et étatique. Ces autorités perdent le bénéfice du lien d’inférence leur permettant de fonder la validité de leur titre dans le mécanisme unique de connaissance de leur ordre juridique coutumier. Elles ne s’inscrivent plus dans l’ensemble institutionnel d’un Dar géré par une Nafar. Plus les autorités de la idara ahliya recourent à la minuad en matière de justice transitionnelle, plus elles aliènent le fondement de la validité de leurs qualités coutumières. En morcelant ainsi le lien d’inférence entre les différents éléments de l’ordre juridique coutumier, en isolant ces éléments du mécanisme unique permettant leur connaissance, le droit international de la consolidation de la paix porte atteinte à l’intégrité de l’ordre juridique coutumier. Il en résulte qu’un tel ordre juridique n’existe pas au regard du droit international. En témoignent les déclarations insistantes des agents de diverses organisations internationales opposant la dégradation continue des institutions vernaculaires et normes coutumières à l’importance grandissante des identités ethniques et tribales au Soudan.
B. La substitution d’une qualité étatique par le droit international
Dans ces circonstances, que deviennent ces autorités aliénées de la idara ahliya au regard du droit international ? C’est vers l’École de Chicago qu’il faut se tourner pour chercher une réponse ; en particulier vers les théories de la « souveraineté désagrégée » ou de « l’ordre mondial en réseau », qualifiées parfois de théorie « transgouvernementaliste ». Les transgouvernementalistes fondent en grande partie le caractère positiviste de leur théorie dans les prises de positions explicites et favorables des organisations internationales, et en particulier celles du Secrétaire général des Nations Unies.
L’objectif assumé de l’École de Chicago est bien la réalisation d’un droit cosmopolite d’inspiration libérale, permettant le passage d’une communauté des États à une « communauté humaine mondiale » marquée par le « nouveau libéralisme ». Ce projet nécessite « d’ouvrir les processus décisionnels des réseaux de gouvernance aux différents types de groupes de pression qui participent aux processus politiques internes démocratiques ». Ce droit cosmopolite, qu’Anne-Marie Slaughter qualifie de « néo-médiévalisme », se caractérise par la participation des « régulateurs internes » à la prise de décision au travers de réseaux de gouvernance transnationale. Pour justifier la production normative par ces régulateurs, cette théorie propose de faire jouer une certaine conception de la dévolution des pouvoirs de l’État apte à structurer « un processus politique de gouvernance globale ascendante ». Ces régulateurs seraient les destinataires d’« obligations et de droits indépendants » relatifs à l’exercice des pouvoirs étatiques dans leurs domaines de compétence, chacun exerçant une part correspondante de la souveraineté dévolue de l’État. Il y aurait une présomption quasi-irréfragable de dévolution au bénéfice des institutions publiques désignées responsables de certains domaines. C’est aux divers acteurs du droit international de procéder à cette qualification ; à charge pour l’État d’en prendre acte.
Il convient néanmoins de préserver la responsabilité étatique par ce lien d’imputabilité de plus en plus artificiel et distendu que l’État maintient avec ces régulateurs. Selon le transgouvernementalisme, les régulateurs doivent être des entités « infra-étatiques », qui peuvent seules adopter un comportement attribuable à l’État. Cette distinction n’est manifestement pas fondée sur un critère organique – personne publique ou privée – mais bien sur l’activité publique qu’ils conduisent et qui évoque l’exercice de puissance publique. En ce sens, l’imputation à l’État du comportement des régulateurs peut tomber sous la catégorie recouverte par l’article 9 du Projet d’Articles de 2001 de la cdi (Commission du droit international) sur la responsabilité internationale des États. Pour que la théorie de la souveraineté désagrégée puisse produire ses effets et permettre une qualification internationale autonome des entités « infra-étatiques », il faut que l’État ait omis de qualifier ces entités par le renvoi non réceptif. C’est l’absence d’institutions étatiques formelles de justice sur le territoire considéré qui justifie l’intervention de ces acteurs privés ; une intervention qui ne s’apparente pas au gouvernement général de fait – ce qui serait inconciliable avec la finalité de la consolidation de la paix. Cette circonstance est bien remplie au Soudan, que ce soit dans les régions périphériques ou même à Khartoum, où le gouvernement fédéré a bien recours dans ce dernier cas la délégation de service public de la justice.
C’est bien en ce sens qu’il faut interpréter la requalification autonome des autorités de la idara ahliya en simple « chefs tribaux » ou « chefs ethniques » par la minuad. Après avoir aliéné ces autorités en les isolant de leurs ordres juridiques coutumiers, la minuad en fait de simples délégataires du service public étatique de la justice. Le recours à la technique du renvoi non réceptif est original : alors même que les qualités internationales ainsi établies ont une origine coutumière incontestable – celle d’autorité de la idara ahliya –, cette origine est instantanément neutralisée, comme frappée d’une invalidité originelle, pour être substituée par une origine étatique créée de toute pièce par le droit international. Ces propositions cherchent ainsi à anéantir l’origine coutumière de la qualité internationale de « chef tribal ou ethnique » en lui substituant une origine étatique, pourtant non encore établie en droit soudanais. L’établissement de la qualité étatique n’est effectué, dans la grande majorité des cas, qu’au terme définitif du règlement du différend, bien après que l’acteur international impliqué ait convoqué les autorités de la idara ahliya et constitué une judiyya non coutumière. Cet établissement intervient au moment de l’adoption de l’acte final par l’organe de règlement du différend, à l’occasion de laquelle les représentants du gouvernement fédéré, voire fédéral, sont conviés par la minuad au Darfour et prennent acte du produit légal de la judiyya. Ce procédé présente un avantage certain en ce qu’il facilite l’accomplissement d’une des finalités de la consolidation de la paix, à savoir le renforcement des institutions étatiques de gouvernance. En ce sens, ce procédé reflète parfaitement le bornage des interactions inter-ordres qu’autorise la conception moniste du droit international s’inscrivant dans le « nouveau libéralisme » et visant la réalisation du droit cosmopolite : deux ordres juridiques n’entretiennent de rapports de validité que pour autant que l’un se place dans une position hiérarchique directement supérieure à l’autre. Dans notre cas d’étude, le droit international ne traite les institutions vernaculaires que comme les instruments superflus de la réalisation de la bonne gouvernance démocratique au bénéfice de l’ordre juridique étatique soudanais.
Enfin, l’organe de règlement des différends, sous l’impulsion de la minuad, devra assurer la prééminence du droit étatique et la nécessité de garantir son intégrité. Il s’agira spécifiquement de signifier aux représentants de ces ensembles institutionnels que leur reconnaissance en droit étatique dans le cadre de l’instance n’emporte pas reconnaissance de l’ordre juridique coutumier dont ces représentants sont issus. Ce faisant, le quorum d’arbitres confirme l’étiolement du lien d’inférence entre les éléments de l’ordre juridique coutumier et témoigne de l’altération de la qualité d’officier de la idara ahliya, qui ne correspond plus qu’à celle étatique et internationale de chef tribal ou ethnique. Ces moyens résultent généralement en l’énonciation d’une obligation pour les parties au différend intercommunautaire de reconnaître le droit étatique et de se fonder à l’avenir sur ce droit pour régler leurs différends futurs. Dans ces circonstances, les ensembles institutionnels de la idara ahliya peuvent bien parvenir à introduire une action devant la minuad, elle résultera toutefois en l’atteinte à l’intégrité de l’ordre juridique coutumier soudanais.
III. Mobilisation d’institutions coutumières non juridiques : le défaut de pluralisme
Il est des circonstances dans lesquelles les acteurs internationaux de la consolidation de la paix, comme le pnud (Programme des Nations Unies pour le Développement), pensent pouvoir garantir la transposition de règles internationales de protection des droits de l’homme dans la normativité coutumières. Les hakamat soudanaises ont été mobilisées à cette fin. Toutefois, les hakamat sont une institution soudanaise de type culturel, et non juridique (A). Dès lors, leur mobilisation par les acteurs internationaux de la consolidation de la paix reste sans effet juridique et témoigne du déclassement que subit le phénomène juridique coutumier dans le cadre de la justice transitionnelle (B).
A. Les hakamat: une institution culturelle soudanaise
Dans certaines circonstances, des institutions dites traditionnelles peuvent contribuer à protéger et promouvoir les droits de l’homme internationaux. C’est en particulier le cas de concepts limitant les violences sexuelles et sexistes résultant des conflits armés internes ou des conflits dits « interethniques ou intertribaux ». La hakama (pl. hakamat) est l’une de ces institutions. Les hakamat sont des femmes chanteuses et poétesses soudanaises ayant attiré l’attention des acteurs internationaux de la consolidation de la paix depuis le début des années 2000 en raison du rôle qui leur est attribué dans la promotion des conflits armés. L’institution est largement répandue dans tout le Soudan, même si sa dénomination varie selon les régions. Elle est une institution parce qu’elle fait jouer une qualité prédiquée sur des caractéristiques particulières, à laquelle s’attachent un ensemble de règles déterminant les effets de l’activité de la hakama. Ainsi, une femme ne peut accéder à la qualité de hakama qu’à certaines conditions alternatives ou cumulatives, qui incluent la transmission filiale de la qualité, les talents artistiques de la personne et son charisme personnel. En outre, un acte spécifique – une cérémonie – doit permettre l’énonciation de la qualité de hakama dans le chef d’une personne déterminée. L’activité de la hakama semble produire des effets importants, puisqu’elle est en mesure d’influencer l’opinion publique de sa collectivité d’appartenance ainsi que les décisions des institutions coutumières qu’elle vise parfois dans ses chants. Il est généralement considéré que les hakamat peuvent chanter « le bien » – l’unité, le rassemblement – autant que « le mal » – l’hostilité, la revanche, la désunion.
Les injonctions et encouragements qui ponctuent les chants sont bien souvent suivis d’effets. La hakama est bien une institution susceptible de produire des normes prescrivant ou proscrivant certaines conduites. Toutefois, le doute demeure sur le champ épistémologique de telles normes. Le juge coutumier qui prend en considération des injonctions ou encouragements prononcés par une hakama se trouve-t-il dans une situation différente d’un juge étatique faisant face aux pressions des médias sociaux ou d’information ? Assurément non, et il faut bien admettre que le produit de l’activité des hakamat n’est pas un produit légal. L’institution est non-juridique et les normes qu’elles énoncent sont culturelles, sociales ou religieuses, selon le champ épistémologique qu’elles recouvrent.
Rien n’empêche les autorités de la idara ahliya d’appréhender une hakama au moyen d’actes juridiques. Ce peut être le cas lors de l’adoption d’une sentence arbitrale dans le cadre d’une judiyya. Ou encore à l’occasion de la convocation de hakama pour marquer, par des cérémonies diverses, des décisions jugées essentielles pour la collectivité. Il arrive ainsi que des hakamat soient conviées au terme d’une judiyya établie par un acteur international de la consolidation de la paix. La hakama ne peut néanmoins être appréhendée que comme élément du patrimoine culturel d’un ordre juridique coutumier. Il n’est pas question de reconnaître à un individu une qualité relative à une institution juridique coutumière ouvrant à l’exercice de prérogatives légales. La hakama continuera de produire des normes culturelles dont l’effet légal propre reste marginal. En effet, la convocation d’une hakama par une institution coutumière aura pour effet de délimiter l’orientation éthique – c’est-à-dire le « bien », le « mal » – des normes culturelles que la hakama pourra produire, ainsi que de garantir à la hakama cette capacité normative. Si par son activité la hakama ne respecte pas les proscriptions qui lui sont imposées, il est possible d’envisager le prononcé d’une sanction par l’autorité de la idara ahliya qui l’a établie. Dans cette mesure, la hakama ne fait que s’engager par un fait juridique consistant en l’adoption de normes culturelles contraires aux proscriptions imposées. Elle ne s’engage pas par l’adoption d’un acte juridique dont l’effet légal serait l’énonciation de normes juridiques invalides. La validité de ces normes culturelles n’est pas en cause.
B. L’échec de la transposition au bénéfice de la normativité coutumière
Les hakamat sont fortement sollicitées dans le cadre des conflits armés non internationaux soudanais, que ce soit pour encourager les conflits ou pour les endiguer. Depuis la conclusion des accords de paix pour le Darfour, les programmes ponctuels de développement ont recours aux hakamat comme mode préventif de protection et de promotion des droits de l’homme. L’encouragement international de ces pratiques doit permettre in fine de limiter le risque de violences sexuelles et sexistes. Si la hakama est un élément du patrimoine culturel d’un ordre juridique coutumier, elle serait potentiellement en mesure de réceptionner certaines valeurs propres aux droits de l’homme internationaux en les inscrivant comme éléments de ce patrimoine. En d’autres termes, les droits de l’homme internationaux ne pourraient accéder qu’à la qualité de normes culturelles, inaptes à produire des effets légaux susceptibles de changer l’ordonnancement juridique coutumier.
Les règles internationales applicables dans le cadre de la consolidation de la paix sont déterminées en grande partie par les accords de paix successifs pour le Soudan et par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, qui revêt une valeur contraignante pour les États parties à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont le Soudan. Le contenu de ces règles ainsi que les pratiques qui s’y rapportent relèguent à une place pratiquement négligeable la catégorie de règles relatives à l’intégrité culturelle. Cette catégorie est réductible à un principe fondamental sans consistance formelle et qui s’efface derrière ses corollaires constitués par les règles relatives à la protection des institutions coutumières, des normes primaires coutumières et des systèmes fonciers coutumiers. Ainsi, ce n’est pas pour la protection d’identités culturelles particulières qu’il faut renforcer les institutions coutumières ou les systèmes fonciers coutumiers. Il est vrai que certains projets de consolidation portent sur le renforcement des « modes de vie traditionnels », qui sont un aspect des règles relatives à l’intégrité culturelle des peuples autochtones. Mais il n’est pas possible de prétendre que la protection des institutions ou des systèmes fonciers coutumiers soit l’instrument de l’intégrité culturelle des peuples autochtones dans la consolidation de la paix au Soudan. On laissera de côté, dans le cadre de cette contribution, le fait qu’il n’est pas possible de prédiquer les collectivités humaines locales soudanaises sur la qualité internationale de peuple autochtone. Non seulement ce concept est inapplicable au Soudan, mais en outre le travail interprétatif du Mécanisme d’experts et du Rapport spécial, mais également de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, révèle que la notion de peuple autochtone porte en elle un concept plus élémentaire d’ordre juridique coutumier. L’objectivisme sociologique scellien qui considère que la communauté humaine – en l’occurrence culturelle – préexiste à son droit est ici à proscrire. Il est manifestement plus vraisemblable de suggérer, avec Hersch Lauterpacht, que toute communauté humaine procède du droit lui-même, qui la formalise par ses procédures, ses institutions et ses normes.
Les règles relatives à l’intégrité culturelle énoncées dans la Déclaration de 2007 sur les droits des peuples autochtones peuvent toutes être rapportées à une seule qui les présuppose : celle relative à la protection du patrimoine culturel des peuples autochtones. Il est en effet manifeste que la règle énonçant le droit au patrimoine culturel a pour objet l’ensemble des éléments des droits culturels des peuples autochtones, surtout depuis la consécration du patrimoine culturel immatériel par l’Unesco en 2003. De surcroit, cette catégorie de règles semble elle-même phagocyter toutes les autres. En d’autres termes, c’est parce qu’il existerait pour le droit international des communautés culturelles autochtones présupposées que celles-ci auraient un intérêt juridiquement protégé à garantir leur intégrité culturelle et dont les éléments dépassent les seuls droits culturels pour embrasser dans une perspective holiste les systèmes fonciers coutumiers, les institutions coutumières ou l’autodétermination interne. Le régime de protection du patrimoine culturel – qui s’apparente donc au concept d’ « intégrité culturelle » – se présenterait comme la clé de voûte du statut et régime de protection des droits des peuples autochtones. Cette tendance rend compte du phénomène contemporain de patrimonialisation des droits subjectifs sur un fondement culturaliste. C’est cette herméneutique qui est proposée par les approches dites « culturelles » des droits de l’homme et dont l’objectivisme renouvelé milite pour une lecture holistique de ces droits en les faisant dépendre de l’observation contextualisée de la diversité des identités culturelles. Le Mécanisme d’experts a adopté cette même approche dans son rapport sur le patrimoine culturel des peuples autochtones et dans lequel il semble que les autres catégories de règles relatives aux institutions coutumières, aux systèmes fonciers coutumiers et à l’autodétermination interne sont toutes intégrées au patrimoine culturel des peuples autochtones.
Cet intérêt juridiquement protégé, cependant, se définit comme le produit d’une proposition légale qui attribue à un être – en l’occurrence, la communauté humaine locale soudanaise – la fonction de sujet en lui reconnaissant un ou plusieurs droits subjectifs internationaux. Ce droit est l’élément d’individualisation d’un sujet et l’objet de son intérêt juridiquement protégé ainsi constitué. Pour satisfaire les présupposés de l’approche culturaliste, il faudrait que l’intérêt juridiquement protégé des collectivités autochtones dans la consolidation de la paix soit constitué sur des éléments de leur patrimoine culturel. Ce serait en vertu de leur importance culturelle significative ou fondamentale pour le patrimoine culturel des peuples autochtones que ces prédicats coutumiers formaliseraient des droits subjectifs à leur endroit. Or, il n’en est rien. Les règles applicables dans la consolidation de la paix au Soudan ne font aucune référence au patrimoine culturel, à l’identité culturelle ou à l’intégrité culturelle de collectivités humaines du Darfour. Mais surtout, pour répondre aux enjeux économiques, politiques ou culturels – c’est-à-dire identitaires – qui les affectent, les communautés humaines locales du Soudan doivent sécuriser en amont l’accès à, et l’effectivité de leurs institutions, normes et procédures juridiques, en particulier coutumières. Ainsi, l’analyse des conflits armés internes et intercommunautaires par l’accès aux ressources territoriales ou par des antagonismes identitaires est inappropriée puisque, in fine, c’est sur des concepts juridiques que les conflits se cristallisent. Les enjeux économiques, politiques ou culturels ne peuvent fonder un intérêt juridiquement protégé ni, a fortiori, un intérêt pour agir. Dans ces circonstances, il ne reste rien du principe d’intégrité culturelle et les communautés humaines locales soudanaises peuvent envisager une protection de leurs institutions légales coutumières, de leurs systèmes fonciers coutumiers ou de leur autodétermination interne sans avoir besoin d’en faire des éléments présentant une importance culturelle significative ou fondamentale pour leur patrimoine culturel.
Les règles internationales applicables dans la consolidation de la paix soudanaise ne fonctionnent pas sur cette herméneutique proposée par les approches dites « culturelles » des droits de l’homme et des peuples. Ainsi, le patrimoine culturel n’est pas un élément déterminant dans l’établissement de l’ordre juridique coutumier soudanais et de ses éléments constitutifs. Il ne peut notamment être pris en compte que subsidiairement, comme simple élément d’une obligation de concertation et de coopération avec les représentants de l’ordre juridique coutumier qu’imposent les accords de paix pour le Darfour à l’État soudanais, énoncée dans les accords de paix pour le Soudan. Les normes internationales de droits de l’homme que la hakama est susceptible de réceptionner ne peuvent, par conséquent, être que culturelles, mais certainement pas juridiques. Alors même que les hakamat sont mobilisées par les acteurs internationaux de la consolidation de la paix pour renforcer la protection des droits de l’homme et lutter contre les violences sexuelles et sexistes, l’ordre juridique coutumier n’en bénéficie absolument pas.
Le manque de considération pour le formalisme juridique coutumier, le défaut de qualification de la nature juridique ou culturelle des institutions ou normes coutumières, soulignent le déclassement que le droit international de la consolidation de la paix fait subir au droit coutumier soudanais : il perd sa « fonction factuelle », que lui reconnaît pourtant parfois le droit étatique soudanais, pour ne revêtir qu’une pure « nature factuelle ». Il s’agit là d’une distinction introduite par le professeur Carlo Santulli afin de s’écarter de la proposition initialement formulée par la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire relative à Certains intérêts allemands. Dans son arrêt de 1926, la Cour retint qu’« [au] regard du droit international et de la Cour qui en est l’organe, les lois nationales sont de simples faits […] au même titre que les décisions judiciaires ou les mesures administratives ». Or, il conviendrait mieux d’évoquer la « fonction factuelle » du droit étatique pour le droit international. Car le droit étatique serait bien perçu par le droit international et la pratique juridictionnelle y afférentes comme un ensemble ordonné de propositions, qualités et concepts légaux, bien que, en revanche, ces produits légaux étatiques ne puissent être établis par les mécanismes de connaissance du droit international. Pour les connaître, le droit international doit nécessairement avoir recours aux mécanismes de connaissance du droit étatique auxquels ils appartiennent. Cette requalification permet de mieux cerner la portée de la théorie de la « nature factuelle » que revêt un ordre juridique – pour un autre. Cette théorie nie le caractère légal d’un droit donné du point de vue d’un ordre juridique tiers. Appliqué au Soudan, elle caractérise l’indifférence absolue du droit international de la consolidation de la paix pour le droit coutumier infra-étatique soudanais. Cette indifférence se manifeste toutes les fois que les règles internationales applicables à la consolidation de la paix au Soudan conditionneront l’accomplissement d’une prescription par un acteur international de la consolidation de la paix au constat de l’existence d’un prédicat coutumier donné – c’est-à-dire une institution coutumière, une norme primaire coutumière, un titre foncier coutumier, etc. Une telle condition, qui détermine la réalisation de l’effet prévu par la disposition légale internationale considérée, devrait donner au produit légal coutumier la position du fait dans le syllogisme juridique : si ce fait est constaté, la disposition produit son effet, qui commande à l’acteur de la consolidation de la paix d’accomplir une prescription particulière. Cependant, la pratique de la consolidation internationale de la paix au Soudan niera systématiquement aux produits légaux internes de l’ordre juridique coutumier une telle position logique : ce fait sera considéré comme occupé en toutes circonstances par un produit légal étatique qui n’existe parfois pas encore dans ce droit. En reléguant le droit coutumier infra-étatique à une simple « nature factuelle », la consolidation internationale de la paix se prive des moyens de saisir plus justement les contours de la légalité coutumière. La hakama peut ainsi sembler être ce qu’elle n’est pas, soit une institution coutumière juridique. On peut douter du bien fondé d’un tel pluralisme juridique cosmopolite qui, censé donner aux communautés humaines locales soudanaises les moyens de leurs émancipation juridique, contribue à aliéner leurs facultés juridiques en démantelant les éléments de leurs ordres juridiques préexistants. Il s’agit là d’un questionnement non envisagé par les recherches anthropologiques sur les hakamat contemporaines.
Conclusion
Le pluralisme juridique fondé sur une conception postcoloniale de l’hybridité ou de l’hybridation offre de puissantes facultés d’analyse et de critique de la justice transitionnelle contemporaine, façonnée par un droit international mondialisé et caractérisée par un monisme de valeur et un monisme juridique. Mais les facultés d’analyse et de critique de ce pluralisme demeurent bornées par le présupposé moniste sur lequel il se fonde et leur interdit toute distanciation critique avec ce nouveau droit cosmopolite établi sur une unité ontologique reléguant le droit à une simple épistémologie. Ce pluralisme ignore les modalités préalables du démantèlement d’ensembles normatifs et institutionnels formellement distincts de l’État et de son droit. Il ne paraît pas équipé pour appréhender les techniques par lesquels le droit international – via les acteurs internationaux de la consolidation de la paix – niera entretenir tout rapport avec l’ordre juridique coutumier, alors même qu’il interagit au quotidien avec lui. Cette négation consistera d’abord à faire écran au droit coutumier en imputant toutes ses manifestations à l’État. Ainsi, à la vérité légale coutumière sera substituée celle du droit étatique soudanais, quand bien même ce droit n’est pas en mesure d’établir l’existence du produit légal que le droit international souhaite constater. Ensuite, et à défaut d’une telle substitution référentielle, le phénomène juridique coutumier perdra tout simplement toute consistance, ainsi qu’en témoigne le traitement privilégié que réservent les acteurs internationaux de la consolidation de la paix à la hakama, qui n’est pourtant pas une institution juridique coutumière.
Philippe Gout
Philippe Gout est docteur en droit public de l’Université Panthéon-Assas. Qualifié aux fonctions de maître de conférences à la section correspondante, il est actuellement enseignant-chercheur contractuel à l’inalco, où il enseigne le droit public. Il a auparavant enseigné plusieurs années ce droit au sein de l’Université Panthéon-Assas, et plus récemment au sein de l’Université Panthéon-Sorbonne. Il publie régulièrement dées articles dans des revues ou des ouvrages collectifs juridiques et interdisciplinaires, portant sur le droit international public, le droit international pénal, le droit du contentieux international, le droit des organisations internationales, le droit de l’asile, ou l’anthropologie du droit. Il prépare actuellement la publication de sa thèse, relative à l’appréhension de l’ordre juridique coutumier infra-étatique par le droit international ; l’expérience soudanaise de consolidation de la paix.