M. Stolleis, Le droit à l’ombre de la croix gammée (ENS éditions, 2016)
Pour citer cet article : Gregory Bligh, Recension de Michaël Stolleis, Le Droit à l’ombre de la croix gammée, Paris, ENS Éditions, 2016, Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne en mars 2019 [https://www.droitphilosophie.com/articles/m.-stolleis-le-droit-a-l'ombre-de-la-croix-gammee-(ens-editions-2016)-1795].
Tâche difficile que celle de réaliser la recension critique, dans une perspective philosophique, de travaux d’un historien du droit. Cet ouvrage, composé d’une série de quinze études, porte sur le droit et les corporations de juristes durant la période nationale-socialiste. Les questions du statut du droit nazi ou du traitement judiciaire que l’on doit lui réserver sont devenues de véritables lieux communs de la philosophie du droit, et entrent dans la formation initiale du juriste de nombreux pays (notamment anglo-saxons). M. Stolleis est cependant un historien reconnu du droit public allemand, son propos est donc développé de ce point de vue, et ne fait pas référence aux controverses philosophiques qui ont pu faire rage sur la question – bien que ses analyses apportent à ces controverses de nombreuses données concrètes et portent ainsi des implications parfois très fortes. L’objet d’étude du Droit à l’ombre de la croix gammée impose un regard au croisement des disciplines, et c’est dans cette perspective que nous avons cherché à recenser l’ouvrage. Une partie des contributions porte sur le droit public (Chap. 5-8, 13), mais également sur l’histoire du droit et son enseignement (Chap. 2-3, 14). Un bloc central de contributions porte sur l’institution judiciaire et les magistrats (Chap. 8-12). Les articles sont cependant difficiles sur le plan technique et ne semblent parfois partager que le rapport à l’histoire du droit national-socialiste. Le format du recueil d’articles a en effet pour conséquence qu’il ne se dégage pas nécessairement de cet ouvrage de thèse aisément identifiable. Il est donc indispensable au lecteur de commencer par le tour d’horizon qui sert d’introduction.
Il serait impossible de proposer un exposé complet de l’ouvrage tant les thèmes traités sont nombreux – et parfois relativement autonomes –, et tant le traitement qu’ils reçoivent est riche, non seulement en données empiriques, mais aussi en intuitions quant à la manière d’appréhender doctrinalement une période idéologiquement minée. Cependant, si des cas extrêmes comme le droit nazi ou le droit de Vichy interrogent l’emploi de la notion de « droit » et amènent certains grands juristes à préciser ce qu’ils entendaient par l’emploi de ce terme, il est un peu surprenant que cet ouvrage ne cherche pas à proposer quelques réflexions, même en passant, sur cette question. Bien que l’introduction générale soit très précieuse, le lecteur pourra regretter qu’il apparaisse systématiquement nécessaire de se reporter aux ouvrages classiques sur le droit national-socialiste, tels L’État dual (1941) d’Ernst Fraenkel ou Béhémoth, structure et pratique du national-socialisme (1942) de Franz Neumann, pour mieux saisir le sens de phénomènes auxquels Stolleis ne fait parfois référence que de manière allusive. Nous reviendrons sur ces difficultés plus loin. Il nous semble qu’une lecture attentive de l’ouvrage révèle qu’il ne s’agit pas d’un exposé critique du droit national-socialiste dont aucun domaine ne fait l’objet d’un exposé exhaustif (ou pédagogique). Seul l’essai « Communauté et communauté du peuple – Considérations sur la terminologie juridique à l’époque du national-socialisme » (Chap. 4) présente l’impact de la doctrine nationale-socialiste sur le contenu du droit. Les autres études correspondent, à proprement parler, à un exposé du rôle des juristes (tant universitaires que praticiens) sous le Troisième Reich. C’est là l’objet véritable de l’ouvrage. À cette fin, l’auteur mobilise de nombreux exemples de mesures adoptées sous le Troisième Reich, mais on en retire parfois l’effet d’un catalogue d’actes officiels dont il peut être difficile de saisir le fil conducteur. Le cœur de cible n’est simplement pas le droit positif mais les juristes. Lu de cette manière, Le droit à l’ombre de la croix gammée est un précieux complément aux ouvrages que nous avons signalés.
D’une part, cette perspective de lecture permettrait d’expliquer la différence notable suivante : là où Fraenkel et Neumann partent de cas d’étude qu’ils trouvent dans le droit positif pour mener leur démonstration, le propos de Stolleis est presque exclusivement orienté vers la responsabilité personnelle des professeurs de droit (qui se sont compromis par collaboration active ou passive) ou des magistrats (Stolleis démolit le mythe d’après-guerre du juge livré en pâture à un droit inique qu’il était contraint d’appliquer). D’autre part, cet angle de lecture nous permet de situer cet ouvrage dans la culture juridique et politique allemande d’après-guerre. Il faut en effet, à notre sens, comprendre ce recueil d’études comme une prise de position de Stolleis dans « le conflit des générations » sur lequel il revient à plusieurs reprises. Nous y voyons l’un des véritables fils conducteurs de l’ouvrage.
C’est donc par le problème du conflit des générations que nous commencerons (I), afin de dégager ce que nous estimons être le véritable liant de ce recueil de travaux. Nous chercherons ensuite à en tirer les implications sur le plan de la responsabilité personnelle des juristes (II). Nous traiterons enfin, toujours à partir des intuitions de Stolleis, certains problèmes afférents à la structure de l’ordre juridique national-socialiste (III). Cela nous permettra, sur ces deux derniers points, de confronter le propos de l’auteur à certaines positions théoriques classiques concernant le droit nazi.
I. Le conflit des générations
1. Un effort d’« inventaire »
Le « conflit des générations » est un problème d’autant plus intéressant qu’il a été relativement absent dans notre propre culture disciplinaire nationale en dépit de problématiques similaires. Il faudra attendre, explique Stolleis une vingtaine d’années – autour de 1965, avec la fin de l’ère Adenauer et du miracle économique allemand suivant la reconstruction démocratique du territoire occidental –, pour qu’une jeune génération interroge ce que savaient les plus anciens mais qu’un fragile consensus d’après-guerre avait tu : le scandale de l’accession aux fonctions de hauts fonctionnaires de grands juristes (dont des professeurs d’université) qui avaient occupé une place importante dans les rouages de l’appareil national-socialiste. Le consensus intérieur d’après-guerre laissait place, avec l’apparition d’une nouvelle génération, à l’examen critique des positions qu’avaient précédemment occupées les nouveaux hommes d’influence pour découvrir, dans de nombreux cas, un changement de bord précipité au moment de la défaite. Les études de Stolleis participent à la réalisation de cet état des lieux objectif du rôle des juristes éminents durant la période 1933-1944. Les travaux réunis dans ce recueil acquièrent alors une unité et sont à cet égard passionnants.
Stolleis relève la tension qui existe, nécessairement, entre enseigner sous le régime national-socialiste et chercher à contribuer par son enseignement à la justification du droit nazi et à l’avancement des thèses nationales-socialistes. En tant que publiciste, notre attention s’est tout particulièrement portée sur son essai tranchant, « Dans le ventre du Léviathan. La doctrine du droit public sous le national-socialisme » (Chap. 5). « On chercherait en vain, note Stolleis, des membres de l’Union des professeurs de droit public dans les cercles de résistance active ». Et de poursuivre :
peut-être n’est-ce là qu’un hasard, mais il se peut que ce soit symptomatique d’une catégorie d’universitaires plus proche du pouvoir que d’autres et particulièrement rompue à la relativisation des critères distinguant le « bien » du « mal ».
La doctrine administrativiste et constitutionnaliste sidérée n’a pas su régir à la légitimation d’assassinats (ceux de la Nuit des longs couteaux) par voie législative rétroactive – monstruosité juridique –, ainsi qu’à la multiplication de loi secrètes, qu’elle a donc acceptées en silence, mettant de ce fait un terme implicite à toute activité de l’Union. Les juristes se tournèrent en silence les uns après les autres vers le commentaire de sujets « peu compromettants » – se détournèrent, donc – comme l’histoire du droit, le droit des gens ou la science administrative. L’Union ne se réunira plus jusqu’en 1949, se contentant de désigner après la guerre quelques « brebis galeuses ». Tous les autres – ceux qui s’étaient limités à commenter le droit en vigueur au nom d’une doctrine positiviste – pouvaient « espérer un retour en grâce rapide, peut-être même immédiat, avec sous le bras un manuel démocratique d’enseignement du droit constitutionnel ». Aucun « inventaire détaillé » des positions des juristes, magistrats comme universitaires, ne sera donc dressé après la guerre – question occultée jusqu’au fameux conflit des générations. C’est dans les deux décennies de recherches qui suivront le milieu des années 1960 que les travaux de Stolleis, réunis dans ce recueil, semblent se situer, en participant à cet effort d’inventaire. Lu sous cet angle, l’un des grands intérêts de l’ouvrage serait d’offrir au lectorat francophone un aperçu de la « profusion d’études » sur la doctrine juridique sous le Troisième Reich, sur laquelle Stolleis a ouvert la voie, et qui, comme le note Olivier Jouanjan, « contraste avec l’état de la réflexion des juristes français sur le droit de Vichy ».
Une fois l’ouvrage resitué dans ce contexte, on sera moins surpris, comme on peut l’être à la première lecture, de ne voir Carl Schmitt faire que de très rares apparitions. (i) Peut-être Stolleis voit-il en Schmitt un auteur qui a une œuvre qui n’est pas exclusivement juridique et, partant, un rôle nécessitant un traitement à part, ne pouvant être réduit à une place dans la doctrine publiciste sous le Troisième Reich ? Cependant, comme nous le verrons plus loin, une réponse plus crédible nous semble être simplement que Stolleis n’étudie pas les fondements idéologiques du droit national-socialiste, ni, comme nous l’avons dit, le droit positif nazi à proprement parler. Or, si Schmitt a contribué à ces fondements (rôle essentiel que l’on ne saurait minimiser), sa place dans la doctrine administrativiste ou constitutionnaliste – celle qui publie les manuels qu’étudie Stolleis – est limitée.
Par ailleurs, (ii) cela peut également expliquer pourquoi l’auteur n’étudie pas le Béhémoth de Neumann, alors que cela aurait pu s’avérer fort éclairant pour le lecteur. À plusieurs reprises, Stolleis fait référence aux conflits internes endémiques – les « contradictions irrésolues de l’ensemble du système » – qui traversent le Troisième Reich jusqu’à sa chute, tout en restant évasif sur la question. C’est à cet endroit que l’analyse de Neumann aurait peut-être été précieuse. Son ouvrage Béhémoth cherche précisément à montrer que le régime nazi doit être compris comme une dictature capitaliste monopolistique encadrée par une pensée totalitaire, au sein de laquelle les quatre appareils d’une classe dirigeante fragmentée (parti, bureaucratie, armée, industrie) sont en conflit constant pour se tenir en position dominante. Les instances gouvernantes ne possèdent aucun moyen de coercition unifié et il existe des antagonismes profonds et irrésolus au sein de cette classe dirigeante plurielle. Aucun organe ne monopolise le pouvoir politique et aucun État ne peut se tenir au-dessus de cette mêlée : les organes ne sont liés par aucune obligation juridique. On n’a alors affaire qu’à un règne de compromis passés directement entre membres de ces diverses factions, observés en fait, et entérinés a posteriori par le Führer par voie de mesure individuelle. Il s’agit donc d’une thèse qui décrit la situation d’un « dictateur faible » (ou devrait-on dire lié ?). Or, le dogme fondamental du droit nazi vise précisément à ramener le droit à la volonté du Führer… Que l’on suive ou non l’analyse de Neumann, elle est donc un élément incontournable de l’analyse des « contradictions irrésolues » auxquelles Stolleis fait référence. Mais non seulement ce dernier ne s’étend ni sur ces conflits internes qui mettent en cause les dogmes juridiques fondamentaux du régime (que Stolleis décrit par contre), ni sur les potentielles implications que pourraient avoir ces conflits permanents dans la réduction du « droit » à une concaténation de mesures individuelles, mais on pourra encore être assez surpris que l’ouvrage Béhémoth de Neumann ne soit cité à aucun moment. Cela nous paraît regrettable, parce que c’est également sur ces questions complexes que l’on pouvait attendre un ouvrage consacré au droit national-socialiste.
D’autre part, (iii) si Stolleis fait référence à L’État dual, ce n’est jamais pour entrer en dialogue avec Fraenkel lorsqu’il le cite. Les travaux de Neumann et de Fraenkel portent sur la structure fondamentale du régime, or là n’est simplement pas le propos de Stolleis, comme nous l’avons dit. (iv) Tout ceci nous permettrait également de comprendre pourquoi un juriste comme Karl Larenz, sur lequel Olivier Jouanjan met l’accent en tant que théoricien du droit national-socialiste, ne joue pas de rôle central dans l’ouvrage de Stolleis, ou du moins n’apparaît pas dans un rôle de théoricien (que l’on ne devinerait pas).
2. Deux formes d’implication dans le régime national-socialiste
Le droit à l’ombre de la croix gammée insiste plutôt sur une distinction intéressante. On trouve d’un côté les jeunes professeurs (i) dont l’avancement et l’accès à la chaire dépendra de leurs efforts pour donner des gages idéologiques en peu de temps, alors que cette élite intellectuelle formée à l’université n’est pas sortie des rangs (et n’est donc pas l’alliée naturelle) du NSDAP (et de son anti-intellectualisme). Les figures de Rudolph Huber, de Theodor Maunz et d’Ernst Forsthoff semblent de détacher ici du récit de Stolleis. Ces jeunes juristes profiteront de l’opportunité d’accéder à des chaires nouvellement libérées par le départ des professeurs indésirables (H. Kelsen, H. Heller, etc.), et seront redevables envers le régime national-socialiste. D’un autre côté, (ii) on trouve le soutien de la première heure apporté par de rares enseignants plus âgés, déjà en poste, qui ont contribué à asseoir le succès durant les premiers jours de la prise de pouvoir du parti national-socialiste. Le lecteur est marqué par la figure ambivalente d’Otto Koellreuter qui, en tant qu’opposant actif à la République et prônant un retour à l’autoritarisme, avait affiché son soutien en amont au national-socialisme alors qu’il était déjà titulaire d’une chaire. Cependant, Koellreuter déchantera rapidement après le coup d’État. Le régime n’était pas celui qu’il avait appelé de ses vœux. L’autoritarisme arbitraire et déshumanisant n’était pas ce qu’il avait imaginé, et il devra reconnaître que l’« État de droit national » qu’il avait appelé de ses vœux n’était qu’une illusion.
On assiste alors à un phénomène surprenant. Là où le corps professoral se terre globalement dans le silence en évitant tout sujet sensible et qu’une jeune génération saisit l’opportunité de faire carrière, c’est le soutien de la première heure Koellreuter qui s’autorise quelques critiques du régime en se prononçant par exemple contre la recevabilité des lois secrètes, et en mettant en garde contre la déshumanisation et le déclin de la civilisation européenne. Conformément au style de l’ouvrage, une lecture en filigrane s’avère nécessaire ici. Le cas Koellreuter est porteur d’une note tragique et consternante : n’ayant pas agi par pur opportunisme au départ, il détenait une voix qui lui était propre et qui lui permettra de formuler certaines critiques (bien que provenant de l’intérieur du camp de l’extrême-droite), alors que ceux qui ne devaient leur promotion qu’au national-socialisme n’avaient pas d’autre choix que d’adhérer, ou de marquer leur malaise en s’effaçant dans le silence. On se demande pour cette raison si la masse des juristes universitaires qui ont suivi le mouvement par opportunisme – peut-être sans adhérer personnellement aux thèses nationales-socialistes (c’est bien indifférent) – n’ont pas également joué un rôle délétère étant donné l’absence de toute perspective critique.
Les ramifications à long terme du conflit des générations sont traitées dans l’avant dernier article (Chap. 13) consacré à l’« affaire Theodor Maunz » (1901-1993). Ce professeur de droit public longtemps respecté, commentateur de l’actuelle Loi fondamentale allemande, fut appelé à la chaire à Fribourg-en-Brisgau en 1935 – après avoir subitement inversé les positions qu’il défendait jusqu’alors. Il avait défendu en 1932 la séparation du droit et de la politique au nom de la défense des garanties juridiques de l’individu ; le voici qui insiste, en 1934, dans l’attente de l’accès à une chaire nouvellement libérée suite à la purge des professeurs par trop libéraux, démocrates ou juifs, sur la nature intrinsèquement politique du droit et sur la volonté du Führer comme totalité, la conformité au droit arbitrairement et continuellement redéfini venant alors remplacer la conformité à la loi dans la destruction du droit public subjectif. Maunz qualifie les arrestations par la Gestapo d’actes de souveraineté, soustraits de ce fait au contrôle juridictionnel, et dénonce entre autres choses la « funeste tendance des spécialistes juifs du droit administratif à défendre la doctrine libérale de l’État de droit ». On le retrouve cependant, après la guerre, participer aux délibérations sur la Loi fondamentale, publier un manuel de droit constitutionnel et obtenir un poste à l’Université de Munich en 1952. C’est que, menant une double vie, Maunz a continué d’assister à la messe dominicale dans un village de la forêt noire malgré l’anticléricalisme nazi, ce qui lui permettra de renouer les liens, lorsque le vent aura tourné, avec les chrétiens-sociaux (CSU). En 1964, alors Ministre de l’éducation et des affaires culturelles de la Bavière, il sera pris dans l’inventaire critique du fameux conflit des générations, et la découverte de son passé de véritable promoteur des thèses nazies – et non de simple enseignant sous le IIIe Reich – le forcera à démissionner de ses fonctions politiques pour retourner à sa chaire. Retombée progressivement dans l’oubli jusqu’à l’année de sa mort, cette affaire ressurgit lorsqu’on découvrit avec consternation qu’il avait apporté des conseils juridiques de manière soutenue au parti néo-nazi (Union du peuple allemand), rédigeant également de manière anonyme une contribution à la revue nationaliste Deutsche National-Zeitung. Son passé refit alors surface, avec le scandale de 1964. Une double vie aura été finalement menée par Maunz jusqu’à sa mort. Ce spectacle dont Stolleis rend compte est rendu plus désolant encore du fait de l’incapacité des membres de l’Union des professeurs de droit public à émettre le moindre commentaire, comme si la description objective du droit positif sans autre considération devait s’étendre à la conduite d’un collègue qui s’était gravement compromis – encore et encore.
Notre propre culture disciplinaire éprouvant toujours quelques difficultés à aborder le conflit de générations dont fait état Stolleis tout au long de son ouvrage, c’est par le regard intransigeant qu’il accepte de porter que Le droit à l’ombre de la croix gammée nous a le plus impressionné.
II. Le mythe des juges « victimes » du système
1. La collaboration des juges
L’une des cibles véritables de Stolleis est le mythe des juges comme « victimes du système », livrés « sans défense » (selon la formule de Radbruch) à des lois iniques qu’ils seraient trouvés contraints d’appliquer. Longtemps avait été admise dans les années suivant la guerre la thèse d’un « positivisme juridique » du corps de la magistrature qui avait dû appliquer des lois nazies en vertu de seule leur validité formelle. D’une part, il découle de l’exposé de Stolleis que, le pouvoir souhaitant éviter de donner tout cadre juridiquement contraignant à son action, on assiste à une relative lenteur des évolutions législatives dans un premier temps, puis, dans un second moment, à un abandon final des réformes et un glissement vers un régime d’anti-droit au sein duquel subsistent néanmoins des « îlots de calme ». Ce que l’on appelle le « droit national-socialiste » consiste alors certes en l’adoption de lois nouvelles substantiellement iniques (au contenu antisémite, ou révoquant les garanties fondamentales du droit pénal par exemple), mais également en l’interprétation « sans limites », par l’effet des « clauses générales », des lois antérieures reprises en bloc mais modifiées dans leur application pour les aligner avec la vision du monde nationale-socialiste. Ainsi, d’autre part, Stolleis montre que l’efficacité réelle de l’action politique nationale-socialiste, en dépit de la lenteur initiale des réformes législatives, n’a pu reposer que sur la grande réactivité – la coopération – des membres du corps professionnel judiciaire (et des personnels administratifs), sur lesquels les nazis ont pu compter. Les juges n’étaient donc pas sans défense et ils ont joué un rôle plus actif qu’on ne veut le croire. Bien plus que victimes du système, il faut reconnaître qu’en remplissant leurs devoirs quotidiens, « ils maintenaient en place le système ». Intransigeante, la conclusion de Stolleis en postface de l’ouvrage impressionne : les juristes sont de ces « élites spécialisées », « mallé[ables] sur la plan politique », qui, parce qu’elles prétendent se limiter aux « questions concrètes » de leur spécialité et se dégager de toute autre obligation, « ne développent pas de critères éthiques [sur leur travail] et n’assument plus leur responsabilité à l’échelle de la société ». Or, en tant que rouages de la machine nationale-socialiste, « du fait qu’ils servaient l’État en occupant des fonctions neutres et qu’ils assuraient sa capacité de de fonctionner, ils libéraient ailleurs des énergies destructrices inouïes. »
Stolleis contextualise socialement la position des magistrats, membres de cette élite malléable et volontaire, afin de mieux contrer le mythe du juriste « victime » de son positivisme. Ce serait l’insatisfaction des populations bourgeoises et conservatrices avec le parlementarisme de Weimar, ainsi que la peur du bolchévisme et du déclassement social, qui aurait amené ces élites à accueillir le gouvernement nouveau à bras ouverts, avant de se terrer dans le silence une fois compris, dans la deuxième moitié de la décennie 1930, la nature profonde du régime qu’ils avaient contribué à bâtir. Stolleis évoque ce problème parce que ces élites recoupent largement la corporation des juristes, professeurs de droit comme juges. La figure de Koellreuter s’insère dans le récit de cette désillusion. Mais c’est en grande mesure un échange de bons procédés auquel on assiste, parce que le régime aura besoin de la coopération de ces élites, du moins dans un premier temps, pour maintenir une « façade de normalité ». C’est pourquoi, par exemple, les différents tribunaux administratifs supérieurs ne seront pas dissous et qu’ils pourront continuer d’agir et d’exercer un contrôle très relatif, mais seulement dans les domaines où cela ne dérangera pas le pouvoir. Cela contribuera au maintien d’un voile rassurant pour la bourgeoisie conservatrice en recherche d’autoritarisme, pourvu qu’il se coule dans le moule de la légalité. Elle sera impuissante face à la puissance croissante de l’État des mesures arbitraires. C’est justement à cet endroit qu’il aurait été intéressant de faire entrer en jeu l’outil d’analyse de Fraenkel pour montrer, comme le fait ce dernier, que c’est l’État des mesures arbitraires qui détient le pouvoir de définir et de distribuer les compétences au sein de l’État dual. L’ouvrage de Fraenkel est seulement évoqué pour étayer l’idée selon laquelle droit et mesures arbitraires peuvent coexister. Le problème est que l’on pourrait sans difficulté, sur la base d’une analyse en sociologie de l’administration, en dire autant pour tout État de droit contemporain. Là n’est pas la spécificité de l’État dual selon Fraenkel – nous y viendrons.
Ce thème développé par Stolleis entre malheureusement en résonance avec le constat que dresse le sociologue Alain Bancaud concernant la magistrature sous Vichy. Son regard socio-historique fait émerger une continuité juridique dans notre propre histoire nationale. C’est celle du traitement par l’exception juridique de crises sociales et politiques, du goût pour la justice politique, du recours aux lois rétroactives, ou de l’interprétation extensive des lois pénales par les magistrats. C’est celle de la particularité française d’un droit propre à la force publique en mouvement – le droit administratif – qui n’est pas conçu à ses origines comme un droit des libertés (à l’inverse du droit administratif allemand), que l’État choisit de porter devant ses propres juges recrutés par un concours distinct de ceux qui connaissent des litiges entre particuliers. On se situe alors aux antipodes du Rule of law dont le principe cardinal est que chaque personne – fut-elle agent de la couronne – sera portée devant les juridictions ordinaires pour répondre de ses actes. Cette attitude n’est nullement imposée aux magistrats de l’intérieur du droit, mais se rattache à des données plus larges de culture juridique et politique qu’il faut interroger. Ainsi, écrit Bancaud de manière saisissante, Vichy ne ferait que libérer les pleines potentialités d’une tendance au loyalisme et à la discipline d’État qui serait inscrite dans le corps de la magistrature, étroitement liée à ses origines sociales dans la moyenne bourgeoisie traditionnelle et provinciale. Il est cependant possible de déceler des cas de « résistance civile » d’une minorité de magistrats et d’avocats qui instrumentaliseront la technicité ainsi que les procédures du droit pour parasiter les attentes du gouvernement de Vichy, ou pour acquitter des prévenus dans des affaires d’offenses au chef de l’État – preuve que l’obéissance et la coopération avec le régime injuste sont bien une question de responsabilité individuelle, qui ne permet pas de se cacher derrière les seules validité ou légalité des mesures à appliquer.
2. Le positivisme en question
S’il était permis d’en douter, Stolleis résout la question : il y a bien du droit national-socialiste. L’objet d’étude existe bel et bien. Il ne donne pas d’indication sur la source du mythe du juge victime du positivisme. C’est, de nouveau, bien dommage. Il y a eu en effet un auteur comme Gustav Radbruch pour soutenir qu’une bonne partie de la production législative nationale-socialiste n’est simplement pas du droit. Les lois n’auraient trouvé d’application par le corps de la magistrature qu’en vertu du culte « positiviste » de la loi formelle (ou de la simple forme de la loi), qui oblitère toute capacité critique au sein de la corporation des juristes unis sous le slogan « la loi, c’est la loi ». Le positivisme signifie selon Radbruch (i) qu’une norme valide est valide même si elle est immorale, et (ii) qu’il n’y a donc aucune exception d’invalidité pour injustice si l’on cherche simplement à décrire ou exposer le droit en vigueur, (iii) ni d’exception à l’obligation d’obéissance au droit tant du magistrat que du particulier (sont-ils dans la même position ?). Le positivisme ambiant dans la culture juridique de l’époque serait donc largement responsable de la collaboration à grande échelle de la corporation des juristes et, par extension, de la bureaucratie. Que Radbruch soit conscient de la déresponsabilisation personnelle qui résulterait de son propos pour les individus concernés n’est pas certain : la faute est pour lui celle du positivisme. Or, objecte-t-il, lorsque par-delà les simples défaillances morales de lois ordinaires (qui peuvent tout à fait être valides en dépit de leurs défaillances morales), le législateur n’a pas même cherché à observer la justice ou l’égalité entre les destinataires de la loi et que la loi atteint par là un degré insupportable d’injustice, la loi elle-même perd de ce fait son caractère juridique. D’une manière ou d’une autre (le propos de Radbruch manque de précision), cette loi perd son autorité, son titre à être considérée comme droit. Cela a pour conséquence que les individus – magistrats, notamment – qui se sont fondés sur ces lois pour agir, non seulement n’auraient pas dû, mais ont agi illégalement. Radbruch s’appuie sur les nombreuses affaires soulevées après la guerre par les cas, par exemple, de dénonciation calomnieuse qui mèneront à l’exécution d’autrui pour de simples paroles proférées contre le régime dans un cadre privé – voire dans l’intimité conjugale. Si un retranchement derrière le « positivisme » avait précédemment permis de condamner les victimes, c’est à présent par référence à un standard supra-légal, invoqué pour écarter la loi positive antérieure, que les dénonciateurs seront à leur tour condamnés après la guerre. C’est ce processus que Radbruch relève avec approbation et qu’il cherche à analyser. Il part ainsi d’un phénomène en droit positif auquel il cherche à apporter un fondement conceptuel.
Le problème est que la limite – le critère de distinction – entre une loi simplement immorale et une loi qui en perd son caractère de règle en vigueur n’apparaît pas clairement, problème que Radbruch ne propose pas de résoudre. En effet, lorsqu’il cherche à décharger le citoyen et la magistrature « sans défense », privés depuis trop longtemps des outils de la résistance morale à l’injustice, l’ancien positiviste Radbruch – nouvellement converti au jusnaturalisme – continue à raisonner en positiviste. C’est parce que « si c’est du droit, alors cela doit être appliqué » qu’il est important pour Radbruch de pouvoir conclure qu’un droit profondément inique n’est pas du droit – afin de pouvoir dire par extension qu’il n’a pas à être appliqué. Ainsi, son cœur de cible demeure le point (ii) : l’objet de son raisonnement est la validité du droit positif. Il s’agit de répondre à la question de savoir si telle règle est en vigueur. Ses idées demeurent prisonnières des raisonnements que l’on applique directement au droit positif sans pour autant qu’il ne dispose des concepts et des critères qui permettraient d’expliquer pourquoi une règle cesserait d’être valide. En dernière analyse, le point (iii) ne joue à bien y regarder aucun rôle pour Radbruch : on pourrait selon lui légitimement désobéir à la règle parce qu’on y échappe en cela qu’elle cesse en réalité d’être en vigueur. Mais il ne s’agit plus alors d’un problème de désobéissance.
Loi injuste et responsabilité individuelle. C’est cette forme de jusnaturalisme qui a constitué la cible des attaques de positivistes comme H.L.A. Hart, parce qu’elle porte sur le contenu de la règle (si injuste qu’elle cesse d’être vigueur). Il est simple de résister à cette idée par la dureté : le caractère inique d’une loi ne préjuge pas de sa validité. Qui plus est, comme l’objecte Hart, Radbruch semble n’avoir qu’« à moitié digéré le message spirituel du libéralisme », car on pourrait également exhorter l’individu à ne pas soumettre l’évaluation morale de sa propre situation à la seule question de savoir s’il a affaire à une règle de droit positif – pour faire court : faire tout ce qu’exige la loi quel que soit son contenu. En effet, le point (iii) de Radbruch présuppose qu’il existe une obligation d’obéissance au droit en vigueur. C’est la raison pour laquelle il peut reprocher à une doctrine « positiviste » de ne penser aucune exception à ce devoir d’obéissance en cas de loi injuste. Mais le positivisme signifie seulement, nous dit Hart, qu’il ne faut pas confondre conceptuellement le droit et la morale dans la description et l’évaluation du monde social qui nous entoure. Si l’on prend au sérieux une telle conception, d’une part, alors il ne découle nullement d’une simple connaissance du droit positif qu’il existe une obligation morale d’y obéir. La normativité du droit (comprise comme capacité à guider la conduite) et l’obéissance au droit (la décision de se guider à l’aune de ses règles dans un cas donné) sont des problèmes distincts. Qui plus est, si droit et morale sont distincts, alors il n’y a aucune déférence morale particulière à avoir envers les autorités juridiques et leurs prescriptions (voire envers la valeur des lois – que l’on songe à la conception positiviste de la « bad man theory » d’O.W. Holmes).
Ainsi, le débat, important quoique entièrement négligé dans nos facultés, est de savoir s’il est intelligible de parler d’une obligation d’obéir au droit. Cette question (i) ne peut être résolue par le droit lui-même, car l’individu ne se réduit pas à un sujet de droit. Soutenir que le droit a la signification « objective » d’un devoir-être est indifférent. Cette objectivité n’aide l’individu que dans la mesure où il souhaite connaître correctement le contenu du droit. (ii) Toute réponse doit se trouver en dehors du droit. Une connaissance du droit positif est effectivement (mais seulement) l’une des données d’un problème concret (et non abstrait ou a priori). (iii) La question de savoir s’il existe une obligation d’obéir au droit ne peut être que de nature morale ou pratique. (iv) Cela ne signifie pas, d’une part, que poser la question équivaille à reconnaître une telle obligation morale d’obéir au droit, ni, d’autre part, qu’il soit interdit au juriste positiviste de s’intéresser à la question. Le positiviste cherchera simplement à répondre à la question en distinguant rigoureusement ce qui relève du droit et ce qui relève de la morale. C’est seulement le normativiste kelsénien (ou rossien) qui prétend limiter son point de vue à un objet construit ab initio pour n’y inclure que le droit positif en rejetant au-dehors tout problème moral. Il s’agit là d’un positivisme d’objet d’étude, et non d’un positivisme analytique (comme celui de Hart ou de Raz) qui vise à lever les confusions et parvenir à la clarté. Le positivisme hartien, et sur ce point nous le suivons volontiers, a cette conséquence que si droit et morale sont distincts, alors (v) le droit ne peut jamais supplanter les considérations morales de l’individu face au droit (injuste, mettons) : le droit peut toujours faire l’objet d’un jugement moral. Ce jugement moral repose même sur la séparation du droit et de la morale, car c’est parce que l’on distingue droit et morale qu’il est intelligible de formuler le jugement : « cette règle de droit est trop injuste pour que j’y obéisse ». (vi) D’autre part, la distinction du droit et du droit tel qu’il devrait être est nécessaire pour réaliser une description correcte du droit en vigueur ; mais cela ne préjuge nullement de l’attitude, critique et pratique, qu’il faudra adopter à l’égard des règles de droit. (vii) La séparation du droit et de la morale est alors à double tranchant : une description moralement neutre du droit en vigueur n’indique rien de plus que des règles et des obligations juridiques. C’est à l’individu de décider de la conduite à adopter, mais cette conduite ne résultera pas d’une « décision juridique », quand bien même l’individu choisirait de se conformer au droit. On ne peut se cacher derrière le droit positif pour justifier les décisions que l’on prend.
Il est donc parfaitement erroné de la part de Radbruch de chercher à libérer le juge et le citoyen de l’emprise positive d’une loi injuste afin de l’autoriser à désobéir. Mais on n’a pas besoin d’être soustrait au droit valide pour recouvrer la liberté de désobéir. Stolleis nous rappelle fort justement que les premiers théoriciens positivistes germaniques de l’État, comme Gerber et Laband, seront partisans d’un statu quo politique et social. Cependant, dans la mesure où il existe une tradition distincte du positivisme – celle du libéralisme benthamien dont Hart est issu visant à saper l’idée d’une obligation morale d’obéissance au droit –, le siège du problème auquel répond Radbruch nous semble, bien en amont, dans une attitude d’obéissance au droit positif qui puise sa source dans une certaine culture juridique et politique.
Le problème de la doctrine juridique sous Vichy
Nous ne pouvons, en tant que juriste français, que ressentir un malaise à la lecture du traitement du conflit des générations et du mythe du juge « victime du système » chez Stolleis. Si l’on trouve bien un professeur comme René Capitant qui, ayant quitté sa chaire strasbourgeoise pour rejoindre Alger, a compté au rang de la résistance française, d’autres magistrats et procureurs ont utilisé les procédures et les techniques du droit pour freiner silencieusement ou contrecarrer les directives de l’État français. Liora Israël réalise ainsi l’étude sociologique de la « minorité » d’avocats et de magistrats qui ont pris le risque d’adopter des comportements résistants par des conduites illégales au regard du pouvoir en place. Alain Bancaud dresse quant à lui le portrait socio-historique de la magistrature française majoritaire, notant d’une part, qu’en tant que corporation, elle s’est très largement soumise par « légalisme » à l’État français. Cependant, il note d’autre part que c’est sans doute le même esprit de corps qui a permis à cette magistrature de tempérer certains excès du régime. Force est cependant de constater, pour prendre les cas les plus spectaculaires, que des juristes comme Maurice Duverger ou Joseph Barthélémy (Professeur et Garde des Sceaux sous le régime de Pétain), Georges Ripert, Roger Bonnard (décédé en 1944) n’ont pas été déshonorés après la guerre. Un haut fonctionnaire comme Maurice Papon n’a pas été inquiété jusqu’à la fin de sa vie – on le retrouve, soit dit en passant, Préfet de police de Paris en 1962 au moment de la répression sanglante de la manifestation anti-OAS qui fera huit morts au métro Charonne.
Au sein des facultés de droit, Danièle Lochak montre la manière dont de grands juristes, tels Georges Burdeau et Gaston Jèze, ont contribué à la précision et au commentaire – sans grande passion, certes (la question semble se poser pour ce qui concerne Burdeau d’après les travaux de Lochak) – de certaines des lois les plus haineuses du régime de Vichy, les lois antisémites, en participant à « l’euphémisation », par la technicisation ordinaire, de ces « monstruosités juridiques ». Elle distingue longuement, (i) ceux qui ont adhéré à l’idéologie du régime (Duverger, Bonnard, etc.) et qui ont cherché à faire connaître et appliquer ses lois discriminatoires, (ii) ceux, comme Jèze, dont une tiède approche positiviste a permis de faire la part des choses en traitant toute législation (antisémite, fiscale, routière) avec le même détachement technique de l’expert – ne pas confondre l’être et le devoir-être –, (iii) et les quelques rares qui ont refusé de connaître de l’existence du droit de Vichy dans leurs cours sauf, l’évoquant du bout des lèvres, lorsque c’était nécessaire (Lochak donne l’exemple de Pierre-Henri Teitgen). Le propos de Lochak se concentre sur le second groupe d’auteurs qui, sans adhérer au régime, se sont saisis sans passion de son droit tel qu’il est en contribuant à sa stabilisation. Le positiviste juridique que nous sommes ne peut s’empêcher de voir la justesse de cette critique.
On peut voir ici une invitation bienvenue à l’examen du rôle des juristes. Elle rencontrera cependant une forme étrange d’opposition. Michel Troper s’insurgera contre la mise en cause de l’idole positivisme, et conclura que les commentateurs des lois antisémites sous Vichy, tous autant qu’ils sont, se distinguent du juriste authentiquement positiviste par des options « épistémologiques » différentes. Ils ne se sont pas limités à une pure description des « normes », mais ont tâché de faire ressortir la « ratio legis » de ces lois iniques. C’est cela qui expliquerait la « perversité de la doctrine » sous l’Occupation. En d’autres termes, ces auteurs ont fait œuvre de doctrine. La question se pose cependant de savoir, s’il existe une compréhension et une description du droit – inique ou non – qui puisse se passer de ce travail de fond que Troper entendrait exclure : expliciter les non-dits, réduire les ambiguïtés, éliminer les contradictions, etc. La pure « description des normes » est-elle possible en dehors de ce travail ? Lochak fait ressortir par exemple des questions concrètes de compétences juridictionnelles qui se sont posées en matière de dépossession des biens des citoyens juifs : sans le travail doctrinal qu’elle décrit, la signification des normes juridiques – leur contenu prescrit – n’apparaît pas clairement. En quoi consiste « connaître » le droit sans ce travail doctrinal ? Selon Troper, au contraire, le juriste positiviste se borne à énoncer, par exemple, « selon le droit en vigueur, les Juifs sont exclus de la fonction publique », sans viser ni à expliquer cette norme à la lumière du reste du droit, ni à en clarifier l’interprétation.
Cependant, ce serait se contenter de constater ce que l’on sait déjà en vertu des textes. Par ailleurs, si nous appliquons cette conception en dehors des régimes dictatoriaux, cela correspondrait à réaliser un travail universitaire relativement limité. En effet, Troper s’appuie ici sur une distinction entre le juriste « praticien » forcé de résoudre les contradictions et de mettre de l’ordre dans le droit, et la posture « positiviste » neutre du juriste universitaire (le « professeur de droit »). Mais alors, en période régulière, sous la Ve République par exemple, il ne faudrait apparemment pas attendre ce travail de résolution et de mise en ordre (« l’explicitation de la ratio legis ») du côté des universités dont on ne s’explique alors plus très bien le rôle. Or, (i) si le droit de Vichy prévoit bien que « les juifs sont exclus de la fonction publique », Michel Troper réalise déjà ici un travail qualitatif de clarification et de réduction sur des textes techniques. (ii) Qu’adviendra-t-il ensuite s’il survient de la jurisprudence pour préciser le sens de l’expression « fonction publique » dans l’exemple de « norme » en question ? Ou encore, (iii) s’il existe d’autres règles juridiques dont peut dépendre la signification de la « norme », toutes ces règles pouvant (potentiellement) prendre leur sens les unes vis-à-vis des autres, toutes n’étant d’ailleurs pas (nécessairement) susceptibles d’être interprétées et appliquées par les mêmes autorités ? Dégager la signification de la norme passera par le fait de mobiliser d’autres éléments de l’ordre juridique. On aura alors basculé dans l’activité que l’on appelle la doctrine. Il faudra pouvoir compter sur une connaissance pointue de l’ordre juridique et de son fonctionnement afin de réaliser une description adéquate du droit en vigueur. Dans ces conditions, comment décrire « la norme » dès l’instant où la règle édictée est saisie par la pratique institutionnelle ? Il va falloir faire œuvre de doctrine…
Il nous semble (i) que le véritable choix qui se présente au juriste en de telles circonstances tragiques est celui de participer ou non à ce travail doctrinal, et non de faire, soit un travail doctrinal « pervers », soit de la science du droit positiviste qui s’imposerait comme telle. C’est une question de responsabilité personnelle et non de délimitation d’un objet d’étude. La description « positiviste » de Troper correspond plutôt à la position du juriste qui, refusant de se compromettre, se limite à un exposé lapidaire d’un droit qu’il désapprouve. Or, il y a bien des auteurs qui ont refusé d’apporter leurs compétences à la description du droit antisémite (le troisième groupe identifié par Lochak). Ce faisant, ils ont fait le choix de ne pas se déshonorer – le problème n’est pas de savoir s’ils ont agi en positivistes. Il est alors dommage que le vocabulaire de l’épistémologie et du positivisme ait décentré la controverse de l’importante question de la responsabilité personnelle (cœur du propos de Lochak). (ii) Cela masque également le fait qu’il existe une autre conception du positivisme qui consiste simplement à ne pas confondre conceptuellement le droit et la morale, et ce, entre autres choses, afin d’éclairer la situation morale de l’agent qui va devoir choisir d’obéir ou non à la règle (parfois inique). Il n’est pas fertile à nos yeux de continuer de raisonner en termes de construction d’objets d’étude, sauf à refuser toutes les conversations importantes au motif qu’elles relèvent toujours d’autres domaines d’activité – tantôt de la « doctrine », tantôt de la « philosophie » (morale ou pratique).
III. Structure du droit national-socialiste
Nous avons dit que l’ouvrage de Stolleis évite étrangement d’engager une discussion de fond sur la question de savoir précisément comment il faut comprendre ou qualifier la réglementation parcellaire et instable, mais formellement valide, adoptée par le régime national-socialiste. L’État dual de Fraenkel est cité occasionnellement pour cautionner l’idée que pourraient coexister un « État de normes » (et non un État « légal ») et un « État de mesures arbitraires ». Cependant, la démonstration complexe qui entoure le propos de Fraenkel n’est ni mobilisée, ni discutée. En d’autres termes, ce n’est pas la thèse défendue dans L’État dual à longueur d’ouvrage qui est acceptée, mais la dichotomie – l’outil – qui est reprise.
1. L’articulation du droit « ordinaire » et des mesures arbitraires
Cela ne signifie pas que Stolleis ne fasse aucun usage de l’outil de Fraenkel. S’il part dès les premiers paragraphes de la dichotomie de État de normes / État de mesures arbitraires, il distingue de manière fort intéressante deux périodes dans la vie du régime. S’il est au départ plus pertinent de parler d’« d’îlots d’iniquité » dans un système fonctionnant encore « globalement comme “du droit” », étant donné que la législation de Weimar sera reprise en bloc tout en entrant en tension avec une masse de mesures individuelles arbitraires, il subsistera à la fin des vestiges de droit – « des îlots de calme » – même lorsque le régime sera pleinement déployé. Ce constat est une donnée juridique intéressante que vient verser Stolleis au débat classique sur le droit nazi ; et Stolleis s’interroge sur la question de savoir si le système aurait été obligé de maintenir un minimum de règles juridiques pour se stabiliser. Il demeure cependant malheureusement silencieux quant à la manière dont il faut comprendre la délimitations ou l’articulation de ces îlots d’iniquité ou de ces îlots de calme. Or, le propos de Fraenkel vise quant à lui à décrire la « constitution allemande » de l’époque, et son analyse ne s’épuise pas dans le constat d’une dichotomie État de normes / État de mesures arbitraires, mais cherche à proposer le principe de l’articulation de ces deux domaines. Sur ce point, donc, non seulement Stolleis ne propose pas un engagement critique avec les thèses de Fraenkel, mais il nous a rapidement paru nécessaire de consulter systématiquement en lecture complémentaire L’État dual afin de mieux saisir en quoi pouvait consister cet « État de mesures arbitraires » prenant progressivement le pas sur un État des normes.
En tant que juriste, il ne s’agit pas pour Fraenkel de décrire les situations dans lesquelles les instances dirigeantes agissent directement dans la rue par la voie du parti sans égard pour la légalité – pratique pourtant courante (Neumann nous apprend beaucoup sur cette question). Il fait entrer en contraste les situations ordinaires de la vie courante qui continuent d’être régies par le « droit normal », entrant dans le champ de l’État des normes, et les exceptions à ce droit qui sont continuellement ajoutées en vertu du régime martial déclaré à la suite de la révolution nationale. Toute activité tombant ainsi dans la « sphère politique » échappe alors au droit normal et n’est soumise à aucune limitation juridique. Aussi le droit martial est-il plus adéquatement décrit comme un règne martial ou une domination martiale – devenue permanente –, face à un état d’urgence ou des événements exceptionnels. On trouve ici le domaine du Prerogative State – souvent traduit par « État des mesures arbitraires ».
(i) Le propos de Fraenkel a ceci de fascinant que l’État de prérogative est un phénomène juridique. Il ne décrit pas la situation comme anarchie, mais comme ordre relatif. Les décisions des autorités sont bien entourées d’une régularité formelle (elles ont bien le sceau officiel et expriment l’exercice d’une compétence), mais elles sont libres de toute restriction juridique effective : c’est ici que se situe le caractère arbitraire (et non simplement discrétionnaire) de la décision. Non seulement il n’y a pas de restriction juridique pesant sur la décision, mais le droit organise (dans ce cas) cette absence de restriction. (ii) Si tout État connaît un régime martial ou une législation d’urgence, le national-socialisme a ceci de particulier qu’il n’existe aucune répartition juridique prédéterminée entre le domaine du droit ordinaire et du droit d’exception – ni de maîtrise par l’État légal de cette répartition juridique. Le Troisième Reich ne considère aucun domaine comme politique « par nature » : pas un seul domaine de la vie quotidienne ne peut dès lors inversement échapper au politique et donc au règne de l’État des mesures arbitraires, qui se trouve ainsi soustrait par voie de conséquence au « droit normal ». La sphère privée n’est que « relativement privée et potentiellement politique ». En effet, il est pour Fraenkel essentiel de comprendre que c’est l’État des mesures arbitraires qui maîtrise sa propre compétence, et donc également celle de l’État des normes. Le droit sera suspendu toutes les fois que les autorités décident qu’un traitement politique de la vie privée est nécessaire. (iii) L’État des normes n’est pas à confondre avec un État légal, et doit être compris comme « l’autre » de l’État des mesures arbitraires dont l’existence affecte profondément celle du pouvoir jusque dans sa forme régulière. L’État des normes n’est donc pas un État légal qui aurait été malmené, mais un phénomène spécifique. Non seulement les autorités régulières (qui appliquent le « droit normal ») vont chercher à étendre la portée de leurs compétences discrétionnaires, mais l’existence parallèle de l’État des mesures arbitraires érode progressivement toute possibilité de résistance à une telle extension. Il en résulte une transformation au sein du corps social de ce qui constitue une institution juridique ordinaire soumise à des limites juridiques.
Aucun de ces éléments ne transparaît dans l’analyse de Stolleis, ce qui est fort regrettable, car une fois resituée la teneur du propos de Fraenkel, on s’aperçoit en réalité qu’il ne joue aucun rôle dans les développements du Droit à l’ombre de la croix gammée. Rien ne permet de confirmer ou de falsifier la thèse de l’État dual, de la discuter en somme, à l’appui de ses connaissances pointues d’historien, et du foisonnement de données qu’il apporte à l’appui de ses propres analyses. La description chez Fraenkel de la « constitution » du Troisième Reich, dont la dualité État des normes / État des mesures arbitraires est un aspect, ne permet en rien de mieux comprendre l’apparition d’« îlots d’iniquité » (initiaux) et la survie d’« îlots de calme » (résiduels). Il s’agit même de phénomènes différents. Dès lors que les mesures arbitraires sont organisées en un régime, le rôle résiduel du droit ordinaire ne se réduit pas seulement quantitativement (ce qui est le propos de Stolleis), mais également dans son champ d’application par rapport à autre chose (d’après Fraenkel du moins), ainsi que de manière variable, en fonction de la volonté des autorités de l’État des mesures arbitraires. En fin de compte, Stolleis semble simplement dire que le droit allemand connaît une part croissante de mesures arbitraires dans l’ordre juridique, et qu’il y a une dégradation dans la qualité du droit. Son propos se concentre sur ce qui, chez Fraenkel, correspondrait à l’État des normes, et le constat de l’existence d’« îlots », à différents stades de la vie du régime ne repose nullement pour Stolleis sur une étroite coexistence de deux régimes juridiques au sein d’un « État dual ».
Ainsi, un lectorat de philosophie du droit restera peut-être sur certaines interrogations dans la mesure où nous trouvons ici la seule référence qui aurait permis de penser l’articulation du droit national-socialiste à un niveau plus fondamental. Sans cela, on peut seulement conclure avec Le droit à l’ombre de la croix gammée qu’il subsiste du droit ordinaire parmi les mesures arbitraires. Stolleis n’a ainsi pas pris au sérieux l’hypothèse d’un État dual. Peut-être est-ce de manière consciente : peut-elle l’édifice théorique de Fraenkel n’est-il à ses yeux, tout compte fait, ni crédible, ni nécessaire pour analyser son objet d’étude ? En effet, seul quelqu’un avec une connaissance si profonde de la période examinée pouvait s’en rendre compte. Mais il aurait été cependant intéressant de savoir pourquoi la thèse de Fraenkel n’est pas mobilisée par l’auteur.
2. Un concept de droit malmené ? L’ordre juridique national-socialiste comme cas-limite
Une autre question sur laquelle on aurait pu attendre Stolleis est la question, désormais classique, de savoir si le droit nazi n’est pas un cas limite d’ordre juridique, qui met en cause l’usage même de la notion de droit. L’ouvrage ne propose aucune piste de réflexion sur cette question, mais ce n’est sans doute pas son objet. S’il accepte la notion d’État des mesures « arbitraires », Stolleis ne cherche pas à expliciter ce qu’il entend par le caractère « arbitraire » des mesures en question. Cela fait bien entendu partie de l’analyse de Fraenkel, mais également de celle de Franz Neumann dans l’ouvrage Béhémoth. On attribue parfois à celui-ci la thèse d’après laquelle le droit nazi ne serait pas du droit, or là n’est pas véritablement son propos – du moins pas dans le sens où l’entendrait Radbruch. Nous avons donc regretté qu’aucune prise de position n’ait lieu sur cette question importante. En effet, s’il est très simple pour le positiviste analytique de répondre à Radbruch, les critiques les plus compliquées du positivisme ne se focalisent pas sur la validité des règles juridiques.
(i) Neumann formule une critique qui nous semble plus pertinente du droit national-socialiste d’après laquelle on ne saurait pas parler de droit à proprement parler. Contrairement à Radbruch, Neumann concède qu’il y a dans le système national-socialiste des compétences, des juridictions, des règles donnant une apparence de validité formelle à l’ensemble de la structure. Le droit est cependant selon Neumann « une norme intelligible à la raison ». Seule une règle intelligible par sa forme et son contenu peut être suivie, et même un droit autoritaire permet aux sujets de prévoir la conduite des dirigeants. D’une part, il ne faut pas confondre la stabilité du régime qui permet aux puissants d’organiser leurs intérêts, et l’existence d’un ordre juridique composé de règles suivies par les dominants. D’autre part, Neumann décrit le régime national-socialiste comme le règne des mesures individuelles. Si les membres des quatre appareils de la classe dominante (partie, industrie, bureaucratie, armée) ne passent entre eux que des compromis et font eux-mêmes l’objet de mesures individuelles du gouvernement, l’individu est souvent livré en bout de chaîne à l’arbitraire pur et simple (du patron, par exemple), quand ce n’est pas à des mesures individuelles changeantes. Neumann ne se concentre donc nullement sur le contenu d’une règle, mais bien plutôt sur le délabrement de la structure de l’ordre juridique en un ensemble de mesures individuelles imprévisibles. Dès lors que l’individu n’est plus guidé par des normes intelligibles, mais par un catalogue de mesures individuelles ou de décisions arbitraires, et que les membres de la classe dirigeante ne sont pas liés par des règles juridiques, c’est la notion de l’État et de son droit qu’il faut remettre en cause selon Neumann. Le concept de droit sert-il encore à décrire la réalité à laquelle on a affaire ? Notre grand regret est de ne pas avoir trouvé à la lecture de Stolleis d’étude sur ces problèmes spécifiques.
(ii) Lon Fuller dresse de son côté un constat analogue. Le problème n’est pas de savoir s’il existe des testaments, des contrats passés et des mariages célébrés sous le Troisième Reich. Il accorde ce point d’entrée de jeu. Mais dès lors qu’il existe des domaines entiers de droit qui sont soumis à la possibilité de lois secrètes, rétroactives, de révisions constantes, ou devenant un ensemble décisions d’espèce imprévisibles, il n’est plus certain qu’il y ait un sens à employer le terme « droit ». Si la règle individuelle renvoie bien à un problème de validité, l’ordre juridique n’est pas quant à lui une simple donnée de l’expérience humaine. Il est un fruit d’une activité humaine tendue vers une finalité (purposive activity), qui est celle de guider les conduites au moyen de règles. Même un despote, s’il ne souhaite pas engager une surveillance policière démesurée, doit imposer sa volonté au moyen de l’outil qu’est la règle. Si la volonté n’est imposée que par la surveillance policière directe et la menace, alors l’outil employé n’est plus la règle. Or, guider les conduites au moyen des règles repose sur des contraintes internes qui ne sont pas moralement neutres – cela fait partie du concept même de règle. Les autorités devront s’astreindre à une « morale interne du droit » : il n’est pas neutre de renoncer à la technique de la loi rétroactive, secrète, non-contradictoire, etc. Si ces prescriptions ne sont pas suivies, alors il ne s’agit pas de dire que le droit perd sa validité, mais de constater que, passé un certain point, les actes portant le sceau officiel de l’autorité ne seront pas en mesure de guider les conduites des individus. Qui plus est, concernant le droit nazi, un grand nombre de mesures ne cherchaient pas même à guider les comportements à l’instant même de leur édiction (multiplication de « lois » secrètes ou rétroactives), et des branches entières du droit ne consistaient qu’en une concaténation de mesures individuelles. Le caractère formel de l’acte est séparé de toute conduite que l’on souhaite faire adopter à l’individu, qui n’est alors plus qu’objet de l’acte. Étant donné la coexistence de domaines de droit ordinaire avec le délabrement de l’ordre juridique dans d’autres secteurs pour lesquels on ne peut plus véritablement parler de « droit », Fuller conclut que l’existence d’un ordre juridique « est une question de degré ». Hart répondra quelques années plus tard à cette position, objectant qu’il ne faut pas confondre la notion d’activité humaine tournée vers une fin, comportant donc des contraintes internes, et une activité morale. On n’a pas nécessairement celle-ci du seul fait que l’on a celle-là. Fuller ne justifie pas que la notion de guider les conduites (ou d’une activité tournée vers une fin) mobilise en soi des considérations morales.
(iii) Quoiqu’il en soit, ni Neumann ni Fuller ne développe un argument centré sur la validité des règles, mais sur le sens à appliquer le concept « droit » pour décrire un délabrement général de l’ordre juridique, un règne des mesures individuelles, un recours massif aux lois secrètes ou rétroactives, etc. Si l’on peut effectivement s’opposer à un interlocuteur qui soutient qu’une règle valide ne le serait pas en vertu de son caractère inique – car c’est simplement inexact –, il est plus difficile pour un positiviste de s’opposer à un interlocuteur qui, partant de l’observation de l’ordre juridique tel qu’il est, refuse d’employer le concept « droit » pour le décrire. Le droit national-socialiste devient dans cette analyse un « cas limite » dans lequel la validité de la norme est, à grande échelle, arrachée à sa capacité à guider les conduites. Neumann et Fuller forcent ainsi le positiviste à entrer en débat sur la teneur du concept de droit lui-même. Il ne suffit plus de répondre que c’est un concept séparé de la morale. La question à opposer à ces auteurs est plutôt celle de savoir si, outre une problématique de validité, les défaillances du droit nazi mettent en relief le fait que le concept de droit est un concept moral ? Hart répondra ainsi, par exemple, que c’est bien du droit, mais du droit de très mauvaise qualité : le caractère officiel de l’édiction de l’acte est l’un des critères de reconnaissance de sa juridicité. Mais c’est en révélant le caractère inique de ce droit inapte à guider les comportements que Hart entend mettre l’agent moral face au « dilemme humain » : décider d’obéir ou non, avec les graves conséquences que cela emporte pour lui-même et ses proches.
Pour conclure, Stolleis ne prend pas explicitement position sur ces questions, mais peut-être ce traitement était-il moins courant sur le Continent dans les années 1980 que dans le monde anglo-saxon où la formation des juristes est structurée par le débat Hart-Fuller sur le statut du droit nazi. Nous avons cherché à distinguer son ouvrage, d’une part, de travaux centrés sur le droit nazi et ses traits saillants, et, d’autre part, d’engagements philosophiques avec le droit nazi qui ne sont pas non plus le propos de Stolleis. Tout laisse à penser qu’il considère simplement que le droit nazi était bien du droit (c’est ici qu’une discussion avec Neumann aurait peut-être été intéressante), mais, il se démarque ici, que les juristes sont responsables dans l’attitude qu’ils adoptent face à ce droit. Ce recueil d’articles est tourné vers l’examen critique du rôle des juristes durant la période nationale-socialiste, grand apport de ce livre qui n’est pas couvert par les travaux d’autres auteurs actuellement traduits. Du fait que l’analyse de Stolleis est profondément enracinée dans le conflit des générations, il ressort malheureusement que les mesures juridiques et les décisions de justice semblent par moment énumérées à la manière d’un catalogue. Ainsi, nous aurions peut-être souhaité pouvoir retirer de l’ouvrage une compréhension plus fine des domaines qui, concrètement, constituent ces « îlots de calme » ou d’« iniquité » dont parle l’auteur, et de la manière dont ils coexistent, ou dont l’un prend le pas sur l’autre. C’est ici que le dialogue avec Fraenkel aurait peut-être permis d’y voir plus clair.
Ces quelques remarques perdent cependant leur importance lorsque l’on s’aperçoit de la place qu’occupent ces articles, réunis dans ce recueil, dans l’effort d’inventaire historique d’après-guerre, et de l’exemple qu’ils peuvent offrir d’un juriste portant un regard intransigeant sur le passé de sa corporation et de ses institutions.
Gregory Bligh
Maître de conférences en droit comparé à l’Université Paris Est Créteil (UPEC), laboratoire MIL (Marchés, Institutions, Libertés), membre associé de l’Institut Michel Villey. Ses travaux portent sur des problématiques de philosophie du droit, de droit public et de culture juridique comparée.