La mort au service de la République
L
a IIIe République eût été de courte durée si elle ne s’était fondée sur l’adhésion des cœurs s’unissant en elle. L’idéologie républicaine issue de la défaite de Sedan puis de la crise du 16 mai 1877 fut soigneusement animée et « cimentée » dans l’opinion par les gouvernements successifs. Ils ne se contentèrent pas de la « confiance de lassitude » qu’un peuple abandonne à quiconque lui promet l’ordre et le repos mais cherchèrent à implanter durablement leurs idées dans l’esprit des hommes. Les républicains voulaient que la liberté des Modernes ne dégénérât pas en anomie ; aussi lièrent-ils le spirituel au politique, faisant de la nation, selon le mot de Renan, « une âme, un principe spirituel ».
Le spiritualisme en politique apparaît d’abord comme une méthode d’ordonnancement social. Les traditionnalistes, « prophètes du passé », Maistre, Bonald ou encore Chateaubriand, se fondaient sur la religion catholique pour pallier le désordre révolutionnaire et organiser la société. Cousin subordonne son éclectisme au spiritualisme, « notre vraie doctrine, notre vrai drapeau », qui individuellement, renforce l’âme, et institutionnellement, « conduit peu à peu les sociétés humaines à la vraie république […] que de nos jours en Europe peut seule réaliser la monarchie constitutionnelle ». Comte, qui fut disciple de Saint-Simon, instruit de la puissance organisatrice et pacificatrice de l’Église catholique et sévère envers la « doctrine critique », souhaite la création d’un pouvoir moral autonome, procédant à une « réorganisation spirituelle de la société » par l’éducation.
Cette question des affinités du politique et du spirituel se situe sur un autre plan que celle, purement institutionnelle, du rapport entre l’Église et l’État. Ainsi Montesquieu séparait-il dans son Esprit des lois, l’analyse des « lois dans le rapport qu’elles ont avec la religion […] considérée dans ses pratiques et en elle-même », où il s’attachait aux principes sans souffler mot du clergé, et celle « des lois dans le rapport qu’elles ont avec l’établissement de la religion ». Constant fera de même. Dans cet ordre d’idées, le terme « spirituel » renvoie d’abord à un sentiment qui, bien qu’universel, se rattache à la psychologie des individus. Ses effets ne se cantonnent toutefois pas à l’intimité de la conscience de chacun ; les gouvernants ne peuvent ignorer ce mobile déterminant des actions humaines. Au contraire, il leur appartient de l’ordonner au bien commun. Comte voit dans cette direction spirituelle, fondée sur des principes positifs, le meilleur moyen de résorber les énergiques « penchants antisociaux » prépondérants « dans la constitution de l’homme », d’atteindre l’harmonie sociale et de conduire la société dans son ensemble.
Dans ce « temps des belles morts », le sentiment religieux se tourne principalement vers l’Au-delà. Le culte des défunts, disait Seignobos, est la seule religion qui soit commune à tous les Français, c’est pourquoi les républicains s’efforcèrent de la soustraire à l’Église qui y était fortement impliquée. En effet, l’affectation exclusive de l’aire cimétériale au culte des morts avait fait l’objet d’un combat de longue haleine mené par le clergé afin que les laïcs ne pussent en revendiquer la propriété et qu’il y régnât une paix et un silence religieux. Les prêcheurs et les canonistes avaient fait du cimetière le lieu métonymique de la communauté spirituelle des vivants et des morts. Les fidèles, avait prêché Gérard de Cambrai († 1051), doivent reposer ensemble in sinu matris Ecclesiae. Cette doctrine de l’Église-mère unit dans le sacré espace physique et lieu spirituel, terre des morts et identité collective des chrétiens.
Le lien indissoluble entre terre et identité, dégagé par les théologiens médiévaux, permet de vivifier une idée en l’ancrant dans une réalité sensible. L’unité volontaire, spirituelle, captée dans le monde des faits, est perçue comme la condition sine qua non de la pacification intérieure et d’un avenir meilleur. Renan, Barrès puis, plus radicalement encore, Maurras, rejettent les abstractions métaphysiques, impropres à fortifier le sentiment national. La nation conçue par Renan réunit la possession « d’un riche legs de souvenirs », concrétisé d’abord par le culte des ancêtres, et « le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ». Le « moi » barrésien doit, pour s’épanouir, prolonger ses racines : « pour permettre à la conscience d’un pays tel que la France de se dégager, il faut raciner les individus dans la terre et dans les morts ».
On entend s’interroger sur la concrétisation juridique de cette idée à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ainsi que sur sa prégnance dans la législation moderne, témoignage d’une porosité entre droit, histoire et philosophie politique. Sous l’influence des publicistes de l’époque (Comte, Renan et Barrès notamment), le législateur travailla à unifier la communauté politique, d’abord en agissant sur l’espace, c’est-à-dire le cimetière (I), puis sur les morts, c’est-à-dire les rites funéraires (II).
I. L’unification par l’espace
Sociologues et géographes enseignent que l’espace constitue autant une donnée physique qu’une construction sociale. La composition juridique de l’espace dépend de données sociales, plus spécialement pour notre espèce, religieuses, car « l’existence même la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du monde ». L’obligation juridique de clôturer le cimetière n’est rien d’autre qu’une projection spatiale de la limite entre le sacré et le profane. Symétriquement, sa soumission au régime de la domanialité publique, voulue notamment par Proudhon, Gaudry, Cazalens et Hauriou, a accompagné la mise en place d’une nouvelle représentation de l’espace sacré, reléguant en arrière-plan l’intérêt individuel à sa sépulture, pour donner la priorité au besoin qu’a « la collectivité de posséder quelque part un lieu où les morts sont honorés avec décence et respect ».
L’histoire du cimetière à l’ère de la république est celle d’une longue captation de la puissance unificatrice du fait funéraire, de nature religieuse, à son profit. Au cours du xixe siècle en effet, ce lieu fut perçu comme un espace pacifié (A), puis « institutionnalisé » afin d’unifier la collectivité nationale (B) et, dans ce but, « neutralisé » et fortifié par le législateur (C).
A. Détacher un havre de paix
Dans notre société du xxie siècle, la mort se fait oublier : on emmène le cadavre au cimetière furtivement, sur la pointe des pieds. Ce phénomène de la « mort inversée » ou « interdite » ne date que de la seconde moitié du xxe siècle. Au xixe siècle encore, le cadavre occupait l’espace public : la chambre du mourant même, traditionnel lieu de l’« intimissime », du secret absolu, s’ouvrait aux passants et aux curieux. Par ailleurs, les funérailles engageaient l’ensemble de la communauté : si l’on réservait l’exposition publique aux « grands hommes », la lente procession funèbre du défunt « commun » n’entraînait pas moins de la part du public un instant de recueillement. Le gouvernement, souhaitant vivifier cette pratique, chargea l’Institut de mettre au concours de 1801 la question suivante : « Quelles sont les cérémonies à faire pour les funérailles » ; étant entendu qu’il « ne [devrait] être introduit aucune forme qui appartienne à un culte quelconque ». Les mémoires rendus témoignent de la publicité de la mort. Par exemple, le lauréat, Duval, proposa d’étendre à l’ensemble des morts un rite d’exposition des corps et de disposer sur la porte extérieure de la maison du disparu un symbole correspondant à son statut social afin que nul n’ignore que « dans cette maison un citoyen [avait] cessé de vivre ». Ainsi la mort avait traditionnellement une visibilité dans l’espace public.
Depuis la Révolution, cette exposition est nettement maîtrisée par le pouvoir politique. L’imitation des funérailles civiles de l’Antiquité par le culte du grand homme conduisit à de grandes cérémonies funéraires dont la composante principale, selon M. Ozouf, était le cortège lui-même. Les inhumations de Mirabeau ou de Voltaire montrent cette extension de la sphère étatique et la disparition correspondante de la personne du mort au profit de sa fonction sociale : un agent déclencheur de la fête civique. Le cadavre lui-même devint la pièce maîtresse d’une représentation théâtrale macabre qui donna lieu par ailleurs à une iconographie révolutionnaire saisissante : on songe ici aux tableaux de David des assassinats de Lepeletier et de Marat. Ce spectacle de la mort distingue le cimetière de la voirie : les rituels funéraires dissimulés par les hautes enceintes du cimetière sont neutres ; exercés sur la voirie, ils sont visibles, politisés.
Cette stratégie d’occupation politique de l’espace se retournera contre l’État. Jamais celui-ci n’eut véritablement le monopole de l’activité mémorielle sur l’espace public : il fallait bien que les cortèges funéraires circulent. Sous les régimes autoritaires du premier xixe siècle, les républicains prirent l’habitude de manifester aux côtés d’un cadavre. Le corps avait alors pour fonction de « protéger l’assistance par sa forte charge symbolique ». Par exemple, le 23 février 1848, la fusillade du boulevard des Capucines donna lieu à une véritable « promenade des cadavres » pour enflammer l’opinion. Une compagnie de dragons s’avança vers le cortège pour le disperser mais, confrontée à la clameur appelant au respect des morts, dut faire marche arrière. Les funérailles subversives, qui eurent lieu tout le long du xixe siècle, ont grandement contribué à faire de la voirie un espace politisé, auquel on opposait la neutralité et la paix du cimetière.
De même, les « enterrements civils » pratiqués par les libres penseurs et les radicaux faisait de la procession funèbre un vecteur politique, un cheval de Troie de l’anticléricalisme. L’enterrement du célèbre acteur Talma (21 octobre 1826) servit de modèle : parce qu’il souhaitait recevoir des obsèques civiles, son entourage refusa que l’archevêque de Paris, Mgr de Quelen, lui administrât les derniers soins et levât l’excommunication qu’il avait reçue comme comédien. La mort « à la Talma » connut un développement spectaculaire à partir des années 1860. L’association « Les Solidaires », issue d’un courant républicain émigré sous le Second Empire, commença à organiser des enterrements civils, notamment à Lyon. Les convois se déroulaient en plein jour, sans croix ni curé, pour défier le gouvernement de l’Ordre moral et l’Église. L’absence visible de clerc marquait leur défiance envers une institution dont la doctrine, jusqu’à la Révolution de 1789, faisait de l’enterrement non religieux une flétrissure. De ce point de vue, la pratique ne différait pas des grandes funérailles civiles révolutionnaires – témoin, la panthéonisation de Voltaire. Toutefois, cette vieille technique politique prend alors la forme d’une idée neuve : faire de la mort d’un individu commun – et non plus d’un héros – un acte subversif.
Ainsi, la voirie devint un espace public conflictuel et le respect dû aux morts fut détourné à des fins politiques. Par réaction, la figure du cimetière, espace pacifié, s’en trouva magnifiée. Le domaine funéraire traditionnel, totalisant, qui englobait cimetière, voirie et chambre des mourants, céda le pas au milieu du xixe siècle à une construction spatiale binaire : l’opposition entre la voirie et le cimetière reflétant la dialectique entre paix sociale et conflit. Cela explique pourquoi l’avènement du cimetière moderne s’est accompagné d’une réduction correspondante des autres aires funéraires (voirie, chambres des mourants). Au fond, les réactions sociales à la mort ont été habilement canalisées afin que tout mort repose éternellement au cimetière.
B. L’institutionnalisation du cimetière
Une longue évolution des mentalités à partir du xviiie siècle aboutit à l’institutionnalisation du cimetière à la seconde moitié du suivant.
Dans un premier temps, décence et salubrité des lieux de sépultures devinrent des objectifs de bonne police, relevant des autorités administratives. Elles s’émeuvent en effet de l’état d’insalubrité des cimetières ainsi que l’irrévérence de la population. Étudiant les archives du procureur général Joly de Fleury, J. Thibaut-Payen dresse un tableau effectivement très inquiétant de l’état des cimetières, non seulement du point de vue de l’hygiène, mais encore de la simple décence : on y brisait les cercueils, on creusait au hasard pour trouver de la place et on coupait en morceaux des cadavres pour faire place aux nouveaux. L’espace était ouvert aux bêtes qui y paissaient tandis que les cochons y creusaient. Le « siècle dramatique, disait G. Le Bras, c’est le xviiie siècle. Alors, les préoccupations d’hygiène et d’ordre public incitent à organiser les cimetières et à transporter [la mort] hors des villes ». L’arrêt de règlement du 21 mai 1765 aboutit à la fermeture du cimetière des Innocents en 1780, suivie en 1781 par ceux de la Chaussée-d’Antin (Saint-Roch), de la rue Saint-Joseph (Saint-Eustache) et de Saint-Sulpice, puis, en 1782, de celui de l’île Saint-Louis.
Dans un second temps, la sépulture redevint « un acte religieux, mais d’une religion sans confession ni Église, une religion du souvenir, et à la limite, de formes non chrétiennes de la survie ». Le décret du 23 prairial an XII, qui forme jusqu’à nos jours l’essentiel de l’esprit et de la matière réglementaire du domaine funéraire, synthétise les idées hygiénistes du xviiie et la doctrine quasi religieuse du xixe naissant. Ainsi, des dispositions sanitaires concernant l’emplacement des cimetières et la gestion des sépultures (art. 1 à 9) cohabitent avec celles établissant des concessions (art. 10) et rétablissant les cérémonies funèbres (art. 18). Les considérations d’hygiène et de sacralité sont intimement liées : la décence des lieux de sépulture implique la santé des vivants et le respect des morts. Le décret de prairial, « plus qu’un texte réglementaire, est une sorte d’acte de fondation d’un culte nouveau, le culte des morts ».
Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, l’institutionnalisation du cimetière est consommée. Plus qu’un objet d’administration, il est perçu comme une clé de voûte de la société moderne, ainsi qu’en témoigne l’échec du « projet Méry ». Dès 1864, le baron Haussmann s’émut pour des raisons d’hygiène que la ville ait absorbé des cimetières auparavant éloignés. En outre, le développement des concessions perpétuelles du décret de prairial, l’interdiction des fosses communes en 1850 et, plus généralement, l’accroissement de la population parisienne, inquiétaient l’Administration. Le préfet de la Seine proposa donc l’établissement d’une grande nécropole sur la commune de Méry-sur-Oise, à une trentaine de kilomètres de Paris. Cet immense complexe (on envisageait une superficie de près de 1200 hectares) devait être relié à Paris par voie de chemin de fer.
La population réagit fortement contre cet « exil des morts » et les élites catholiques et positivistes orthodoxes s’unirent pour porter la contradiction à Haussmann. Pour les disciples d’Auguste Comte, « il n’y a pas de Cité sans cimetière » (Dr Robinet) ; tel est, dit Pierre Laffitte, directeur du positivisme, le « principe politique fondamental ». On ne doit pas s’étonner que ce soit l’école positiviste de Laffitte et de Robinet, plutôt que l’obédience Littré, qui se soit le plus fermement opposée au projet Méry, car c’est la pensée morale et religieuse de Comte qui l’a déterminée. Ainsi, dans ses Considérations générales à propos des cimetières de Paris (1874), Pierre Laffitte développe une « théorie positive des cimetières » reposant fondamentalement sur trois idées comtiennes.
On retrouve d’abord le principe de base de la sociologique positive : « le progrès est le développement de l’ordre ». Pour Laffitte, toute modification à une institution sociale ne peut avoir lieu sans la détermination d’un cadre par le pouvoir spirituel comtien (les élites).
Ensuite, l’auteur reprend, en la simplifiant et l’épurant, une doctrine développée à partir de 1847 par son maître Comte, pour qui l’Humanité est « l’ensemble des êtres passés, présents et futurs qui concourent à perfectionner l’ordre universel ». Certains morts, particulièrement honorables, s’incorporent au Grand Être et acquièrent par là-même une immortalité subjective, car les vivants entretiennent leur souvenir, ce qui fait d’eux de meilleurs hommes. « Les vivants sont toujours, écrivait Comte, et de plus en plus, dominés par les morts ». C’est la « continuité » qui consiste, selon Laffitte, « dans l’influence croissante des diverses générations les unes sur les autres ». Aussi le cimetière est-il « une institution fondamentale en ce sens qu’elle est le signe, nullement arbitraire, de la notion de la continuité humaine ».
Enfin, Laffitte s’approprie la doctrine religieuse. Pour Comte, la religion vise à « lier le dedans et relier en dehors », ce qui revient à subordonner les penchants égoïstes de l’homme à ses instincts sympathiques. Sur le plan collectif, la maxime « Vivre pour autrui » domine les actes de l’individu. Or, dit Laffitte, le cimetière fait partie des institutions fondamentales qui, au même titre que la famille, améliorent la situation intellectuelle et morale des membres de la Cité. On mesure alors la dangerosité du projet haussmannien : en éloignant les morts de Paris, il encourage, selon le mot de l’ingénieur Cherdoillet, une « vie d’industrialisme fiévreux » et immorale, qui ignore le culte des morts et abaisse par voie de conséquence la condition morale de l’homme et rompt la continuité sociale.
Cette controverse autour du projet Méry révèle une ambiance générale, terreau fertile des doctrines rationnelles de la continuité d’un Renan ou d’un Taine et de celles d’un attachement à la terre que l’on retrouve chez Barrès, Maurras ou Péguy, chacun en dégageant l’élément le plus conforme à ses sympathies propres. Les républicains français du xixe, écrit C. Nicolet, « sont à la fois beaucoup plus spiritualistes et beaucoup plus positivistes qu’on ne le croit ». Le cimetière est perçu comme une institution sociale pacifiée, éducative, qui attendrit le cœur et fortifie la communauté des hommes ; c’est dire qu’elle conduit la Cité – bientôt la République – à l’unité.
C. La formation d’un espace d’intégration républicain
Le principe de neutralité du cimetière résulte d’abord de la loi du 14 novembre 1881, qui a unifié l’espace cimétérial en abattant tout partitionnement confessionnel, et de l’art. 28 de la loi du 9 décembre 1905 prohibant l’élévation d’emblèmes religieux sur les parties communes du cimetière. En effet, pour que l’égalité dans la mort aboutisse à l’unification de la communauté politique, les républicains ne voulurent pas qu’une division religieuse perdurât dans l’Au-delà. La fonction sociale du cimetière est d’unifier la communauté ; il en découle la soumission de la notion juridique de neutralité à cet impératif politique.
Les premiers débats qui aboutirent à la loi de 1881 révèlent clairement cette priorité. Le rapporteur Rameau, sitôt monté à la tribune, récuse l’assimilation du cimetière à « l’église des morts » et lance :
le cimetière est la maison commune des morts ; le mot d’église doit être remplacé par le mot laïc de commune municipale, parce qu’il s’agit des morts de la commune et qu’il ne s’agit pas de savoir à quelle religion ils appartiennent.
Le partitionnement religieux de l’espace, résume l’orateur, conduit à des enclos bénis et des zones maudites, incompatibles dans leur principe même à la conception républicaine du cimetière. De religieuse, la terre du cimetière est devenue citoyenne.
Cet effet juridique est d’autant plus saisissant que, du point de vue du législateur de prairial et des juristes, les carrés confessionnels sauvegardaient efficacement la liberté des cultes. Ceux-ci, par ailleurs, protestèrent vivement contre la loi de 1881. La jurisprudence administrative suivait la doctrine Chaptal lorsqu’étaient portées dans son prétoire des affaires concernant un refus d’enterrement dans un carré confessionnel.
Le commissaire du gouvernement Aucoc rappelle dans l’affaire Jousseaume (1868) la compétence des autorités civiles en matière de sépulture, mais souligne que le législateur de prairial a voulu protéger le « caractère religieux » des inhumations en autorisant les cultes à « accomplir en toute liberté, dans le cimetière, ses rites et ses cérémonies propres ».
Dans une affaire Hallé (1875), le défunt avait refusé de recevoir les derniers sacrements de l’Église et le maire ordonna son inhumation dans la partie non bénite du cimetière ; application licite des pouvoirs de police du maire jugea la Haute Juridiction. Selon le commissaire du gouvernement David, la liberté religieuse « a droit aux mêmes ménagements et aux mêmes respects que cette autre liberté de conscience qui ne relève que de la philosophie et qui ne se traduit que trop souvent par la négation de toute croyance ». Le maire devait trancher au cas par cas, conciliant « la liberté religieuse, l’intérêt public, le respect dû aux morts, la susceptibilité des familles, et souvent même des raisons de convenances qui rendent nécessaire la désignation de telle ou telle place dans le cimetière ».
L’interdiction des carrés confessionnels, encore en vigueur (art. L. 2213-7 du C.G.C.T.), fait à nouveau l’objet de débat depuis le développement de la communauté musulmane. Selon les préceptes de l’islam, le corps doit reposer la poitrine tournée vers La Mecque ce qui, pour des raisons pratiques, impose un regroupement des personnes de confession musulmane. Deux circulaires du 28 novembre 1975 et du 14 février 1991 recommandent donc aux maires d’user de leurs pouvoirs de police pour créer de facto des carrés confessionnels en regroupant les fidèles musulmans. La dernière circulaire, du 19 février 2008 et les derniers rapports législatifs promeuvent également cette solution. En somme, il existe des carrés confessionnels de fait et, pour déterminer l’appartenance religieuse du défunt, les maires n’ont pas d’autre possibilité que de consulter les autorités religieuses, mais, comme tout ce système est illégal, ils ne doivent rien en dire. Cette remise en cause contemporaine de la neutralité du cimetière s’explique par la prééminence de l’objectif politique d’unité de la communauté politique et, donc, d’intégration. La circulaire de 2008 précise que
si le principe de laïcité des lieux publics, en particulier des cimetières, doit être clairement affirmé, il apparaît souhaitable, par souci d’intégration des familles issues de l’immigration, de favoriser l’inhumation de leurs proches sur le territoire français.
Il est paradoxal de tracer dans le monde des morts des frontières que l’on cherche à abolir dans celui des vivants, sauf si ce partitionnement spatial est conforme à la logique intégratrice. L’incorporation d’un individu à la nation est un objectif ; la laïcité un moyen et non une fin en soi. On ne peut confondre les deux. M. Lecerf affirme clairement cette doctrine devant le Sénat lorsqu’il constate que l’expatriation des défunts de confession musulmane « ne favorise guère l’intégration des populations concernées », avant même d’évoquer le problème de la laïcité. Toutefois, on doute que le législateur se saisisse de la question qui engendrerait un débat national dans un contexte politiquement sensible. D’ailleurs, la loi de 2008 a maintenu le statu quo.
Au fond, dès ses origines et encore aujourd’hui, le cimetière républicain est tourné vers la société des vivants qu’il cherche à souder et non vers la communauté des morts, qu’il doit pourtant protéger.
II. L’unification par le rite
Dans nos sociétés modernes, le rituel a conservé sa fonction sociale traditionnelle : le franchissement d’une limite, le changement d’état. Mêlant habilité politique et héritage positiviste, les républicains captèrent, sur le plan juridique, le moment de transition entre la vie et la mort afin de promouvoir l’union républicaine. Quelles qu’aient été les opinions politiques ou religieuses du défunt, son passage obligé par le cimetière devait l’intégrer à la nation républicaine. C’est ainsi que, dans le domaine funéraire « rituel et droit sont interdépendants ».
Dans un premier temps, les républicains garantirent l’égalité des rites ; c’est l’objet principal de la grande loi sur la liberté des funérailles de 1887 (A). Puis, renforçant pas à pas le rôle de l’État, ils réduisirent l’influence des doctrines religieuses et le rôle des organisations cultuelles. C’est ainsi que se comprend la loi Combes de 1904 attribuant aux communes le monopole du service extérieur des pompes funèbres (B). Enfin, et ce mouvement est encore en voie d’accomplissement, le législateur insuffle dans le rituel funéraire un contenu républicain. Telle est la conséquence immédiate de la loi du 19 décembre 2008 (C).
A. La garantie de la liberté des funérailles
L’adoption de la loi sur la liberté des funérailles, le 29 octobre 1887, conclut un parcours législatif mouvementé, initié plus de sept ans auparavant par la déposition, le 24 mai 1880, d’une proposition de loi relative aux enterrements civils par le représentant de la Drôme, Antoine Chevandier. La modification de cet intitulé s’explique par l’évolution de l’objet même de la loi qui a pris une ampleur insoupçonnée par ses premiers défenseurs. L’intervention législative fut en effet initialement provoquée par deux événements qui avaient profondément ému les gauches républicaines et socialistes.
Le premier concernait les cortèges funèbres organisés en l’honneur de dignitaires civils ou militaires, prévus par un décret du 24 messidor an XII. Un décret du 13 octobre 1863 réglementait dans ses articles 374 et 375 la participation de détachements d’honneur au cortège. Ensemble, ces dispositions fixaient un régime cérémonial sévère et notamment une suite de lieux par lesquels le cortège devait passer et qui incluait l’église. Or, lorsque les ayants droit des députés Desbrousses et Viox voulurent sauter « l’étape religieuse », le général du Barail, alors ministre de l’Intérieur, ordonna aux détachements d’honneur de quitter le cortège, invoquant la violation du décret de 1863 et le droit des troupes à ne pas être associées « à ces manifestations antireligieuses, à ces scènes d’impiété ». Aussi, l’article premier de la proposition initiale de 1880 affirmait-il que tous les citoyens pouvaient prétendre aux honneurs funèbres prévus par le décret de l’an XII.
Le second événement était l’arrêté Ducros du 18 juin 1873, par lequel le préfet du Rhône réglementait les inhumations au sein de la ville de Lyon. Ce décret visait en réalité à neutraliser les effets politiques des enterrements civils, très appréciés des libres penseurs lyonnais, en leur retirant toute visibilité. Il portait en substance que les cérémonies funéraires ayant lieu sans la participation d’un ministre d’un culte reconnu ne pouvaient avoir lieu qu’à des heures crépusculaires (six heures du matin en été et sept heures en hiver) et après déclaration préalable. Ces convois devaient en outre emprunter les voies de moindre parcours et les quêtes faites à leur occasion étaient interdites. Ce règlement souleva de vives réclamations, mais l’Assemblée nationale (séance du 24 juin 1873), puis la Cour de cassation, tranchèrent en faveur de la légalité de cet arrêté. Aussi, l’article second de la proposition de loi interdisait-il aux titulaires du pouvoir de police de restreindre abusivement cette pratique.
Comme tant d’autres, la loi de 1887 est donc avant tout une loi de réaction. Cependant, afin d’« éviter de donner au projet le caractère d’une loi de représailles, l’apparence d’une mesure d’encouragement à des manifestations hostiles aux pratiques religieuses de la majorité de nos concitoyens », selon la formule du sénateur Labiche, la proposition de loi s’étoffa d’un troisième article consacrant la liberté des funérailles proprement dite et autorisant par voie de conséquence la pratique crématoire. « Tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, dispose la loi, peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa sépulture ». C’est ainsi que, subrepticement, la crémation fut légalisée.
Les débats législatifs révèlent une volonté de substituer les idéaux républicains à la doctrine chrétienne. D’une part, l’émotion funéraire ne découle plus du sentiment religieux, mais de la contribution du mort à la « gloire de la patrie ». Le citoyen n’est plus lié à la personne du mort mais à sa mémoire, médiatisée par la nation, réalité spirituelle. D’autre part, et fort logiquement, la loi revient sur la doctrine de prairial et évince la structure familiale, traditionnellement religieuse, au profit des associations politiques. Comme pour la crémation, les républicains ne voulurent point que ce système fût explicite ; ils rejetèrent donc le trop gênant amendement Beauquier au profit d’une formule aussi neutre que générique : en cas de contestation sur les conditions des funérailles, le juge de paix statue sur requête de la « partie la plus diligente ». La méfiance des républicains envers les mères et les femmes, jugées conservatrices, voire « à la botte du curé », et la pratique des solidarités conduisirent à imposer l’association politique comme cellule fondamentale d’exercice de la liberté de conscience, supplantant la famille jusque dans la mort.
Après avoir consacré la liberté des funérailles, le législateur attribua le monopole du service extérieur des pompes funèbres aux communes afin qu’un personnel laïc maîtrise l’ensemble de la cérémonie se déroulant sur l’espace public.
B. La reprise étatique du service extérieur des pompes funèbres
Afin « de faire cesser des spéculations sordides », de fortifier les ressources des fabriques, et – motif plus politique – de réconcilier l’Empire avec les autorités ecclésiastiques, le décret de prairial attribua aux établissements publics cultuels le monopole des pompes funèbres. Les études juridiques du début du xxe siècle montrent un système fonctionnant convenablement, quoique la gauche républicaine aimait rappeler à l’Assemblée les moindres conflits qui surgissaient. En effet, de nombreuses fabriques, notamment dans le département de la Seine et à Lyon, déléguaient la gestion du service à un entrepreneur qui abusait de sa situation monopolistique. Le législateur n’intervint toutefois pas pour ces considérations financières, mais pour des motifs politiques et idéologiques : la gauche républicaine et anticléricale ne pouvait se résoudre à ce qu’un des leurs paie en mourant un impôt aux cultes. Ainsi que le formula F. Rabier, « Gambetta, pour qui le cléricalisme était l’ennemi, Victor Hugo qui refusait en mourant les oraisons de toutes les Églises, Michelet et Renan ont payé en mourant un impôt aux cultes divers qu’ils repoussaient également ».
La loi Combes du 28 décembre 1904 s’insère dans le corps des textes anticléricaux de l’époque. Elle divisa en trois le travail funéraire. Le service extérieur concerne le transport des corps ; il appartient exclusivement aux communes. Le service intérieur comporte les rites funéraires et, accessoirement, le droit de fournir les objets destinés au service des funérailles dans les édifices religieux et la décoration intérieure et extérieure de ces édifices. Enfin, les fournitures libres forment une catégorie résiduelle de prestations ouvertes à la libre concurrence (prestations esthétiques ou d’agrément, accompagnement psychologique, etc.).
Le service extérieur des pompes funèbres pose deux difficultés majeures. La première – la marchandisation de la mort – quoique très antérieure à la loi Combes est toujours d’actualité. En effet, la loi Sueur du 9 janvier 1993 a remis en cause l’existence du monopole communal et ouvert le marché à la concurrence. Le service public des pompes funèbres est désormais de nature industrielle et commerciale. La technique juridique, toutefois, apparut rapidement comme peu appropriée au domaine sensible du funéraire, et le législateur chercha, en 1993 et 2008, à « moraliser » les acteurs financiers. Cette intrusion du marché dans la sphère funéraire est difficilement conciliable avec la logique intégratrice républicaine qui s’articule difficilement avec le recul de l’investissement public et l’augmentation des tarifs pour les particuliers.
La seconde difficulté, féconde sur le plan des principes, mais aujourd’hui dépassée, concerne l’occupation de l’espace public par les agents chargés du service des pompes funèbres. La loi Combes aboutit en effet à ce que seuls les agents communaux, laïcs, occupent l’espace public, tandis que les curés sont relégués dans leurs églises. De la promulgation de la loi à la guerre, le Lebon est hanté par des municipalités républicaines zélées qui cherchent à défendre un inexistant principe de neutralité de la rue. Le curé est libre de faire le trajet de la maison mortuaire à l’église et de l’église au cimetière en transportant ostensiblement le matériel du culte hors de l’église. De même, il est libre de revêtir des ornements sacerdotaux dans les convois funèbres. Le maire ne peut interdire des visites processionnelles le dimanche des Rameaux et le jour de la Toussaint dès lors que cela revient à supprimer des cérémonies traditionnelles se rattachant au culte des morts. De même, il ne peut fermer le cimetière communal pendant quarante-huit heures juste avant les jours des Rameaux et de la Toussaint.
Le fameux arrêt Abbé Olivier condense ce conflit idéologique. Une municipalité prohibe toutes les manifestations ou cérémonies extérieures se rapportant à un culte au motif qu’il appartient au maire d’organiser le service des enterrements. Le conseiller municipal qui avait proposé la mesure estimait en effet que les enterrements religieux blessent les sentiments de chacun « quand elle s’impose à tous en se produisant sur la voie publique » et violent un prétendu principe de « neutralité de la rue ». Le juge refuse cette interprétation systémique et téléologique des grandes lois posant le régime républicain des funérailles et estime que l’intention du législateur de 1904 et 1905 avait été « spécialement en ce qui concerne les funérailles, de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n’y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l’ordre ».
En un mot, le Conseil d’État, dans une suite d’arrêts et d’avis, par sa modération et son libéralisme, a beaucoup travaillé pour l’apaisement des tensions entre républicains et catholiques.
Paradoxalement, la gauche républicaine facilita l’œuvre jurisprudentielle. Ainsi que l’a noté R. Bertrand, elle « semble avoir fait de la neutralisation des cimetières et des pompes funèbres une question de principe » dont les conséquences pratiques furent limitées à défaut de circulaire d’application imposant la démolition des murs de séparation entre carrés confessionnels ou l’enlèvement des signes religieux dans les parties publiques du cimetière. La laïcisation se faisant au cas par cas selon l’anticléricalisme ou le conservatisme de la majorité municipale, la « républicanisation » du rituel funéraire put avancer sans heurts.
C. Les caractéristiques du rituel funéraire républicain
De « vagues souvenirs et nostalgies des comportements religieux abolis » ont survécu à la sécularisation de la mort. La technique rituelle funéraire moderne le montre bien. Comme pour les grandes lois de la fin du xixe et du début du xxe siècle, la création récente d’une procédure d’inhumation obligatoire trouve son origine dans des abus précis, issus cette fois-ci d’une absence de monuments législatifs s’occupant de notre matière.
L’absence prolongée de législation positive s’explique aisément. L’entrée dans la seconde moitié du xxe siècle marque une rupture dans la confrontation avec la mort. Un deuil prolongé et ostensible insupporte désormais nos contemporains. On ne meurt plus chez soi, entouré de ses proches, mais à l’hôpital, seul. Le culte des morts tend à se réduire, peut être aussi sous l’influence de la pratique crématoire, qui exclut le pèlerinage. En un mot, comme l’écrit P. Ariès, la mort est « interdite ». Reflétant l’évolution des mœurs, le funéraire se fait discret dans le Lebon à partir des années 1960 et la pratique de la crémation, qui concerne aujourd’hui près du tiers des défunts, fut longtemps soumise à un régime très libéral.
Le funéraire ne devait pas sommeiller éternellement : la bioéthique, la profanation du cimetière de Carpentras, l’affaire « Our Body » saisirent l’attention des commentateurs et du législateur. Dès les années 1990, mais surtout à l’aube du nouveau millénaire, celui-ci souhaita offrir au respect dû aux morts des garanties supplémentaires. Il s’aperçut alors que de nombreuses urnes cinéraires faisaient l’objet d’un commerce suspect. On les trouvait dans des halles et marchés, dans des brocantes, aux objets trouvés, ou même sur des plages lorsque les flots les y ramenaient. Certaines juridictions permirent le partage des cendres du défunt pour satisfaire des familles se déchirant. Les impératifs hygiéniques étant étrangers aux cendres, les pouvoirs publics n’estimaient pas nécessaire de s’opposer à la mobilité des cendres.
La loi du 19 décembre 2008 condamna ce système. Posant le principe selon lequel, « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort », elle interdit l’appropriation privative de l’urne cinéraire afin d’en garantir le respect. Après la crémation, celle-ci est conservée au crématorium pendant une période qui ne peut excéder un an. Après ce délai de réflexion, les cendres, « dans leur totalité » sont ensuite : (1) soit conservées dans l’urne cinéraire, qui peut ensuite être inhumée dans une sépulture, déposée dans une case de columbarium ou scellée sur un monument funéraire à l’intérieur d’un cimetière ou d’un site cinéraire ; (2) soit dispersées dans un « jardin du souvenir » ; (3) soit dispersées en pleine nature, sauf sur les voies publiques. En cas de dispersion des cendres en pleine nature, la personne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles doit en faire la déclaration à la mairie de la commune du lieu de naissance du défunt. L’identité du défunt ainsi que la date et le lieu de dispersion de ses cendres sont inscrits sur un registre spécial.
Le rituel funéraire contemporain réactualise ainsi les deux composantes traditionnelles des rites sacrés : temps et lieu.
La composante temporelle est communément associée aux rites religieux (veillée mortuaire), mais a profondément évolué à travers les âges. Ainsi, les hommes du xviiie siècle craignaient, presque pathologiquement, qu’on ne les ensevelisse vivants. Aujourd’hui, les autorités s’inquiètent davantage des morts suspects. La crémation peut être retardée afin d’éviter la destruction de preuves. Le législateur de 2008 semble toutefois avoir plutôt opéré un retour aux sources : le cadavre est à nouveau perçu comme étant dans un état intermédiaire ; sa lente décomposition correspond à la période de deuil des proches (phénomène des « doubles-funérailles »). Les procédés techniques qui visent à éterniser le corps (momification, cryogénisation) sont donc prohibés. Inversement, la rapidité du processus crématoire inquiète. Les familles n’auraient pas le temps de « faire leur deuil ». Aussi la loi de 2008 renforce-t-elle les traces laissées par les défunts incinérés.
La composante spatiale du rituel funéraire a ainsi été profondément renouvelée par la loi de 2008. En imposant aux cendres, « dans leur totalité », d’être clairement localisées, le législateur a consacré un principe de traçabilité des cendres, ainsi qu’un principe d’unité du corps inhumé, qui en est le complément indissociable. Ces règles positives dépassent tout idéal de bien-être, elles incluent et alimentent, comme le note Arnaud Esquerre, « une idée de la nation ou, plus exactement, d’une communauté unissant les morts et les vivants, une communauté “mort-vivante” ». « L’intégration à notre sol dans la mort, affirme à l’assemblée le rapporteur Gosselin, est en fait une intégration dans la vie des vivants ».
On ne peut plus explicitement formuler la doctrine républicaine de l’unité spirituelle dont on peut maintenant retracer le parcours. Dans un premier temps, l’État, comme l’a écrit O. Beaud, est venu, « remplacer l’Église comme lieu d’identification collective et se situe, depuis lors, toujours en concurrence avec le pouvoir spirituel qu’il a voulu, en tant que pouvoir temporel, supplanter ». Cette substitution ne put se réaliser effectivement que par, dans un premier temps, la dévalorisation des structures intermédiaires traditionnelles (familles, paroisses) au profit des institutions républicaines (associations politiques, communes). Dans un second temps, ce nouveau lien unissant le citoyen à l’État a été ancré dans une réalité empirique : l’abstraction juridico-politique État apparaît par métonymie, d’abord dans la « petite patrie », puis, plus fondamentalement, dans la terre et les morts.
Une proposition de loi adoptée par l’Assemblée en première lecture et actuellement étudiée au Sénat vise à instituer des funérailles républicaines. L’exposé des motifs pose que « les citoyens qui ne se réclament d’aucune religion se trouvent démunis et attendent de notre République qu’elle leur offre des perspectives pour accompagner les morts ». La commune mettrait gratuitement à la disposition des familles une salle adaptée et un officier d’état civil procéderait à une cérémonie. Le texte, cependant, est muet sur les modalités de celle-ci. Le rapporteur M. Féron a opéré un parallèle saisissant avec les cérémonies de mariage civil ou la pratique du parrainage civil :
Ces cérémonies constituent des rites républicains qui manifestent l’engagement de l’État lors de deux étapes importantes : l’entrée dans la communauté républicaine et le mariage. Ils contribuent ainsi à renforcer le lien social et la citoyenneté, dans une démarche laïque.
Dans la discussion générale, M. Premat cite même Rousseau et se félicite que l’on crée enfin une religion civile.
Selon M. Dutrieux, cette loi porterait gravement atteinte aux principes de laïcité et d’égalité en ce que l’« incroyance » permettrait de disposer d’une salle gratuitement et d’un officier de l’état civil alors que les obsèques religieuses sont par principe « payantes », de même que le service intérieur des pompes funèbres. Toujours est-il que cette proposition est parfaitement conforme au mouvement de remplacement de l’Église par l’État que l’on a décrit. La laïcité est conçue comme une technique de réalisation de l’idéal républicain ; elle doit céder devant lui. Aujourd’hui, le rituel funéraire républicain est laïc. C’est là une conception essentiellement négative. Il n’est pas illogique que le droit positif consacre bientôt un contenu plus substantiel.
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Le cas du cimetière place sous la lorgnette scientifique le « fait religieux ». Il bouillonne d’abord dans ces tréfonds de l’âme « où, comme dit Goethe, la raison n’atteint pas et où cependant on ne veut pas laisser régner la déraison ». Avant l’Église, c’était la communauté politique qui y mettait sa discipline. Elle fit survivre ses morts : les grands orateurs grecs, Périclès, Lysias ou Démosthène, prononçaient à cet effet des eulogies sublimes, revivifiant pour leur audience la belle mort (kalos thanatos) du héros. Même stratégie quand l’Église recula : en novembre 1793, la Commune de Paris décidait que tout enterrement devait être accompagné d’un écriteau portant la formule, « l’homme juste ne meurt jamais ; il vit dans la mémoire de ses concitoyens ».
La sur-vie des morts associe le for intime des consciences et l’unité civique. Elle lie ses sujets à une institution politique dans l’ordre spirituel – nos « Pères » –, mais aussi sur le plan matériel – la « terre de nos ancêtres ». Si l’État s’émeut aujourd’hui de la mobilité des cendres, c’est parce qu’il reconnaît que son existence même dépend de la vitalité de cette association. Toute personne doit reposer dans le cimetière, toute personne doit communier dans le giron national, c’est tout un. Ainsi l’État moderne a-t-il bien assimilé l’héritage des anciens et transfigure encore la tristesse glacée de la mort en ardeur nationale.
Paul Moulin
Doctorant contractuel à l’Université Paris II Panthéon-Assas.