Pour citer cet article : Marc Goëtzmann, Recension de Christoph Kletzer, The Idea of A Pure Theory of Law: An Interpretation and Defence, London, Hart Publishing, 2018, Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne en janvier 2019 [https://www.droitphilosophie.com/articles/c.-kletzer-the-idea-of-a-pure-theory-of-law-(hart-publishing-2018)-1794].

 

Ce compte-rendu du récent ouvrage du philosophe du droit Christoph Kletzer, The Idea of A Pure Theory of Law, entend à la fois souligner le caractère stimulant de certaines de ses réflexions sur la tradition philosophique dans laquelle il s’inscrit et questionner certaines de ses conclusions secondaires.

 

1. Les contradictions d’une certaine théorie pure du droit

Le titre de l’ouvrage, que l’on pourrait traduire par « L’idée de la théorie pure du droit », indique immédiatement l’intention de Christoph Kletzer : il s’agit d’extraire les principes fondamentaux d’une théorie pure du droit, par l’exégèse de la tradition du même nom, qui inclut notamment des auteurs comme Hart, Kelsen et Raz. Kletzer entend justement mettre en valeur la richesse de ladite tradition. Si Kletzer s’éloigne considérablement des conclusions de ceux qu’il se donne comme prédécesseurs, il inscrit son essai dans leur tentative commune de comprendre ce qui, parmi les caractéristiques du droit lui-même, le distingue de la morale. La démarche du livre, ainsi explicitée dans l’introduction (p. 1), revient cependant davantage à tenter de dépasser les contradictions internes relevées par Kletzer dans cette même tradition, avec l’aide d’auteurs comme Noberto Bobbio. Kletzer ne vise donc pas un auteur particulier, mais bien plutôt les problèmes internes à la synthèse qu’il opère lui-même entre différentes positions que l’on retrouve de John Austin à Raz, en passant par Hart et Kelsen. On aurait donc tort de rejeter certaines de ses positions en affirmant qu’il attribue injustement à ces derniers des propos qui n’étaient pas les leurs.

Afin d’atteindre son but et de mettre en lumière « l’idée » propre à une théorie pure du droit, Kletzer oriente son ouvrage contre un modèle, qu’il estime omniprésent : la « demand theory » (p. 12), que nous traduisons comme théorie de la loi comme commandement. Ce modèle considèrerait l’ensemble des règles de droit sous le modèle de l’obligation morale imposée par une autorité à ceux dont elle entend contrôler le comportement (par exemple : « Il est interdit de s’accaparer la propriété des autres »). En d’autres termes, les individus recevraient des ordres, émis par une autorité, qui auraient pour fonction de créer des obligations. La loi trouverait ainsi son origine dans l’expression, par un pouvoir défini, de ce qu’il faut et ne faut pas faire. La traduction de « command » par « commandement » est ici particulièrement pertinente en raison de l’écho biblique du terme et la confusion entre droit et morale qu’il charrie.

Pour Kletzer, le droit ainsi conçu n’est pas réellement distingué de la morale, en ce qu’il se résume à un ensemble cohérent de règles concernant les comportements individuels (p. 15). Les règles de droit ne trouveraient leur fonction que dans le fait de donner des raisons d’agir aux individus. Un tel modèle apparaît pétri de contradictions : l’autorité souveraine est à la fois nécessaire, puisqu’elle est la source de ces règles, et accessoire, puisque le droit peut être saisi comme un ensemble autonome de règles, sans référence à cette source (p. 37). De même, le rôle de la sanction est ambivalent : étant tantôt présentée comme une caractéristique essentielle du droit, elle apparaît à d’autres moments une propriété presque contingente de celui-ci (p. 14, 47-48). Hart est particulièrement visé par cette dernière critique. Enfin, même si c’est un aspect moins important du propos de Kletzer, un tel modèle ne permet pas selon lui d’intégrer les cas-limites que sont le droit international et les modes « primitifs » du juridique, comme le droit coutumier (p. 25, n. 10). Le poids que ce modèle accorde à la souveraineté et à la sanction apparaît dans leur cas comme la raison principale d’exclure ces formes de régulations sociales du droit, et de les rapprocher de la morale. Cette saisie du droit est particulièrement proche du modèle austinien, pourtant négligé par Kletzer.

Comme nous l’avons précisé, c’est principalement la question de la sanction qui permet à Kletzer d’interroger les limites de ce modèle. Le fait de sanctionner apparaît en effet comme fondamental lorsque l’on cherche à expliquer ce qui fait la spécificité comme l’efficacité du droit. Néanmoins, peut-on considérer qu’un système juridique n’est efficace qu’à partir de la sanction, alors que celle-ci signale en quelque sorte un échec, la désobéissance à la règle ? Ce problème est d’autant plus vif lorsque l’on considère que le droit fonctionne sans que les individus soient sanctionnés, ni même sans qu’ils ne soient directement contraints ou menacés. La réalité de la menace de sanctions paraît bien accessoire dans cette mesure et ne permet pas d’expliquer l’obéissance des individus à la règle de droit.

La théorie de la loi comme commandement (demand theory) conclut alors à juste titre au caractère secondaire de la sanction. Ainsi, la proposition « celui qui vole la propriété des autres sera puni » n’est qu’un corollaire de « Ne vous accaparez pas la propriété des autres ». Il semble pourtant nécessaire d’expliquer l’obéissance aux règles formulées à l’encontre des individus. Dans ce paradigme, qui confond ainsi impératifs moraux et lois selon Kletzer, les règles de droits sont considérées comme des obligations qui donnent aux individus des raisons d’agir de telle ou telle manière (p. 16). La règle est alors le moteur de l’action individuelle. Dans le cas présent, concernant la propriété et le vol, l’individu agirait avec en tête la règle : « Il ne faut pas s’accaparer la propriété des autres ». Il apparaît donc impératif de comprendre pourquoi l’individu obéit à la règle de droit et pourquoi il la considère comme une source légitime d’obligation. Si la peur de la sanction n’est pas une explication suffisante, il faudrait alors considérer que l’individu, de la même façon qu’il accepte les principes de la morale, considère les lois comme justifiées, ou comme des sources légitimes de son action (p. 29-31). Il s’agit pour Kletzer d’une exigence trop lourde, impossible à satisfaire. Deux solutions s’imposeraient si l’on n’y renonçait pas : soit fonder les obligations secondaires sur des obligations primaires, au risque d’une régression à l’infini ; soit chercher un principe du droit hors du droit lui-même, notamment dans la morale, geste naturel puisque le modèle de l’obligation en provient.

 

2. La force comme attribut du droit

Afin de dépasser ces contradictions et ces impasses, Kletzer bâtit alors une large partie de sa critique du modèle de la « demand theory » sur le fait que la sanction y apparaît comme un élément périphérique du droit, qui revient cependant le hanter systématiquement. La solution de Kletzer n’est pas de placer la sanction, qu’il considère lui aussi comme secondaire, au centre de la définition du droit, mais plutôt de faire de la force son « attribut » premier (« … force is not an accessory of the law but rather its attribute », p. i). Le droit apparaît donc comme une « formation normative qui ordonne la société en permettant l’usage de la force ou de la violence » (p. 6).

Pour le comprendre, Kletzer nous invite à considérer que le droit ne se résume pas à un ensemble de commandements prononcés par une autorité. Ces commandements sont secondaires, en ce qu’ils émergent comme produits du fonctionnement du droit proprement dit. La fonction première du droit, le « germe » du droit selon ses mots, serait en effet de déclarer légitime l’usage de la force dans certains contextes (p. 25). Par exemple, il peut être légitime de faire usage de la force pour défendre sa propriété, ou d’en appeler à la force de la police, à un état plus avancé des institutions. C’est ainsi que le droit est naturellement efficace : non pas en garantissant l’obéissance à certaines règles préformulées par l’application et notamment par la sanction, mais en déclarant quels usages de la force sont légitimes ou illégitimes (p. 39). Dans ce cadre, le commandement : « ne vous accaparez pas la propriété des autres » serait le corollaire de la déclaration : « l’usage de la force contre ceux qui s’accaparent la propriété des autres est légitime », et non l’inverse. L’obligation de respecter la propriété des autres n’est pas formulée par le droit : elle est ce que l’individu déduit en réaction à la permission données à ceux dont la propriété est lésée de faire appel à la force.

La question de l’efficacité semble alors résolue : il n’est pas nécessaire de comprendre comment les règles de droit peuvent être obéies, ou comment elles peuvent être efficaces, puisque le droit ne fait que canaliser des actions déjà performatives. Le droit ne formule pas, comme la morale, des obligations qui devraient être acceptées comme contraignantes par les individus : il ne fait que sélectionner parmi les usages possibles ou effectifs de la force pour opérer un tri entre ceux qui sont légitimes et ceux qui ne le sont pas. Il n’est plus nécessaire de comprendre comment les individus peuvent considérer les commandements du droit comme contraignants pour leurs actions, car les commandements en question sont secondaires. De même, l’interdiction ne trouve pas sa garantie dans la sanction, mais plutôt dans le fait qu’un certain usage de la force est permis pour contrer un usage de la force qui ne l’est pas. La permission, davantage que l’obligation, devient l’opération caractéristique du droit, dont la fonction est de canaliser la violence pour en transformer certaines manifestations en usage autorisé de la force (p. 72). Toute forme d’interdiction dérive alors d’abord d’une permission, permission d’user de la force contre untel s’il agit de telle manière. Ainsi, la proposition : « il est interdit de faire X » découle en réalité de la déclaration :« il est permis d’user de la force contre ceux qui font X ». Seule la première est caractéristique des opérations du droit, la deuxième n’est qu’une interprétation dérivée. À ce propos, Kletzer convoque en soutien la lecture de Kelsen que propose Stanley Paulson, sur la centralité de la notion d’empowerment dans le droit (p. 55), pour insister sur la nécessité de penser plutôt la permission comme modalité spécifique du juridique. Le problème du caractère contraignant de l’obligation est ainsi dissout, si l’on saisit que, là où le passage de « On m’a ordonné de X » à « Il est obligatoire de X » est irrémédiablement problématique, le passage de « On m’a permis de » à « Il est permis de » n’exige que peu d’efforts de démonstration. L’entreprise de sape de la notion d’obligation par Kletzer semble alors presque entièrement orientée vers la volonté de rendre facultatif l’appel à toute forme de norme supérieure, voire fondamentale (p. 126).

La place de l’État et de toute forme d’autorité dans ce processus se résume à la « schématisation de l’interprétation de la violence » (p. 6). Kletzer se réfère directement à Kant au sujet de cette activité de schématisation : de la même façon que, dans la pensée kantienne, l’imagination, productrice de schèmes, permet au sujet de construire l’objectivité du monde à partir d’un donné qui demeurerait informe s’il n’était pas perçu par une subjectivité, le droit « projette » un ordre à partir d’un donné, en organisant notamment les forces en présence, en en permettant certaines plutôt que d’autres (p. 85). Sans produire un ordre à partir du néant, et loin de simplement le trouver dans le monde, le droit propose un ordre parmi tous les ordres possibles (p. 84 sq.). Entre les formes les plus élémentaires d’autorité et l’État moderne, il n’y aurait donc qu’une différence de degré, caractérisée par la centralisation progressive de cette activité, et notamment par le monopole accru de l’usage de la force par une autorité « identifiée » qui ne se distingue que parce qu’elle est isolée comme telle parmi les « forces sociales » en présence (p. 39). Entre un système « primitif » de droit et des systèmes plus tardifs, la différence tient alors principalement à qui se verra autorisé à user de la force contre un acte violent illégitime. La centralisation se caractérise ainsi par à la concentration graduelle des usages légitimes de la force par l’autorité elle-même, autorité qui en vient à administrer elle-même la force (p. 37-39).

 

3. Le « donné » social, le droit et la morale

Cette conception a le mérite d’établir une continuité entre le droit moderne et des formes distinctes de régulations, comme le droit coutumier ou encore le droit international, tout en proposant une distinction claire entre droit et morale. Kletzer appuie en effet sa réflexion sur un certain nombre de références historiques, anthropologiques ou économiques, qui établissent une continuité entre différentes formes de régulation sociale et le droit, et qui lui permettent de défendre une conception ascendante (« bottom-up », p. 42-43) de la constitution des règles sociales, y compris juridiques. En effet, les règles du droit ne descendent pas verticalement vers ceux auxquels elles s’appliquent, mais relèvent d’un choix opéré à même les choses. Si Kletzer refuse au droit un pouvoir proprement créateur pour lui donner malgré cela la fonction d’organiser le donné, on peut s’interroger sur le statut de ce donné, et sur son degré d’organisation. Est-ce un état de nature caractérisé par l’instabilité et potentiellement la violence ou bien y a-t-il un ordre pré-juridique ? Selon Kletzer, le droit ne fait que s’appuyer sur le régime normatif qui caractérise le donné non ordonné : tout y est permis et rien n’y est obligatoire (p. 69). L’autorité, « force sociale » parmi les autres, se distingue alors par la façon dont elle permet certaines choses préexistantes et en interdit d’autres par dérivation. Une zone d’ombre persiste alors là où une telle autorité n’existe pas, ou pas encore. Pour que le droit international existe, par exemple, le modèle de Kletzer impliquerait qu’il existe une certaine autorité à même de proposer, a minima, un certain ordre, quitte à ce qu’elle ne puisse pas faire usage de la force elle-même pour le faire respecter (p. 25, n. 10). Le fait qu’un ordre puisse émerger des interactions entre les acteurs d’un système, ici des États souverains, sans une tierce partie, n’est pas compris dans ce cadre, mais s’impose peut-être comme précondition pour qu’une autorité se voie au moins confier un tel rôle. Si la conception de Kletzer ne conduit pas à l’exclusion de ces formes de régulation sociale, elle ne rend pas nécessairement compte de toutes leur spécificité, car la référence aux institutions du droit positif perdure.

Il faut néanmoins souligner que, dans un cadre comme celui de Kletzer, l’émergence d’une telle autorité est contingente et que son maintien l’est tout autant. Cette autorité s’autodésignerait comme responsable de l’organisation des rapports entre les acteurs de son système. N’importe quel événement qui conduirait cette « force sociale » à s’imposer sur les autres suffirait à en expliquer l’émergence, une certaine domination physique n’est donc pas à exclure, bien au contraire, car elle expliquerait un premier monopole de la force. Quant à sa persistance, elle peut s’expliquer facilement en ayant recours aux propos de Kletzer lui-même, qui considère que les règles de droits ne tiennent leur validité que de leur inscription dans un processus d’application-interprétation par les acteurs sociaux, et non pas d’une norme supérieure (p. 132). C’est dans la procédure juridique que les règles de droit trouveraient la confirmation de leur propre existence et, derrière elles, l’autorité sa légitimité. Toutefois, notamment à l’étape non centralisée qu’évoque Kletzer, où l’autorité ne concentre pas en elle tout usage de la force, il semble nécessaire que les acteurs concernés puissent reconnaître les permissions qu’elle délivre comme valides et agissent en fonction d’elles. Il ne semble alors pas possible de se séparer complètement de ce modèle de l’obligation comme contraignant d’elle-même les actions des individus. Cela semble nécessaire pour comprendre comment des systèmes primitifs peuvent atteindre une certaine stabilité, constat valable aussi dans les cas où une autorité distincte n’émerge pas ou n’est pas encore dotée du pouvoir d’user directement de la force.

Une analyse du propos de Kletzer sur la distinction entre droit et morale peut permettre de poursuivre dans cette direction. En effet, Kletzer fonde son raisonnement sur la distinction entre les obligations de la morale et les permissions du droit. Selon ses propres termes, les permissions sont en effet à la fois « faibles » et « fortes » (p. 65) : faibles, parce que, contrairement aux obligations, elles laissent le choix aux individus de les utiliser ou non ; fortes, parce qu’il est impossible de résister à une permission, de la violer alors qu’on peut le faire pour une interdiction. De même, la morale et ses obligations sont ouvertes à la critique, alors qu’une simple permission, de fait peu exigeante et neutre moralement, résiste à toute remise en cause de la moralité. Cette séduisante distinction entre les énoncés de la morale et ceux du droit permet à Kletzer d’avancer que le droit est même « immoral » et que toute tentative pour la morale de confier la tâche de faire respecter ses impératifs par les moyens du droit est vouée à l’échec (p. 106). Kletzer ajoute que la loi est silencieuse au-delà de son domaine d’application (p. 102). Ainsi, le droit ne fait que permettre certaines choses et en interdire d’autres par dérivation, mais il ne concerne pas, comme la morale, tous les aspects de toutes les situations possibles. De même, comme il s’agit seulement de permissions, agir autrement que comme il est permis n’est pas couvert par le droit, tant que notre action n’est pas couverte par la permission d’utiliser la force contre nous si nous l’exécutons.

La morale apparaît ici comme un ensemble prédéfini de règles morales dont la portée est universelle, et dont les obligations couvrent l’ensemble des situations possibles. Quand Kletzer rejette le rapprochement entre les énoncés juridiques et les obligations, c’est une telle morale universaliste qu’il semble avoir à l’esprit. On conviendra donc que Kletzer propose une conception très spécifique de la morale tout d’abord, mais surtout des obligations. Si ce que Kletzer dit de la nature d’une obligation par rapport à une permission est juste, il n’apparaît cependant pas en découler que toutes les obligations aient la même nature universaliste que le type de morale que Kletzer dépeint. Il ne semble pas envisager la possibilité d’obligations qui émergeraient des relations spécifiques entre individus, et constitueraient les éléments d’une forme de morale non universaliste, située temporellement. Une telle forme d’obligation apparaîtrait peut-être comme le modèle même de toute norme sociale, qu’elle soit ou non juridique, puisqu’il serait nécessaire que les individus puissent accepter de s’obliger à suivre certaines règles même en l’absence d’une autorité. De telles obligations n’appartiendraient pas en soi à la morale. Si l’on peut donc être convaincu par la façon dont Kletzer rejette la comparaison avec la morale pour comprendre le droit, il n’est donc pas certain que l’on puisse expliquer les origines de la coopération et de la régulation sociales sans avoir recours au concept d’obligation.

 

Marc Goëtzmann
Doctorant, Université Côte d’Azur (Université de Nice Sophia Antipolis).