G. Bligh, Les bases philosophiques du positivisme juridique de H.L.A. Hart (Ed. de Varenne, 2017)
Pour citer cet article : Nicolas Nayfeld, Recension de Gregory Bligh, Les bases philosophiques du positivisme juridique de H.L.A. Hart, Paris, Éditions de Varenne, 2018, Droit & Philosophie, « Recensions », mis en ligne en juillet 2019 [https://www.droitphilosophie.com/articles/g.-bligh-les-bases-philosophiques-du-positivisme-juridique-de-h.l.a.-hart-(ed.-de-varenne-2017)-1798].
La présente recension est consacrée à la thèse de G. Bligh, soutenue le 7 décembre 2016 et publiée un an plus tard par l’Institut Universitaire Varenne sous le titre : Les bases philosophiques du positivisme juridique de H.L.A. Hart. Cette thèse extrêmement volumineuse et riche – presque 800 pages de texte, 44 pages de bibliographie et 3326 notes de bas de page – est la première thèse soutenue en France sur le philosophe du droit H.L.A. Hart, et la publication à laquelle elle a donné lieu est la première monographie en langue française exclusivement consacrée à sa pensée. On ne peut que s’en réjouir : cela fait presque soixante ans que The Concept of Law – l’ouvrage de philosophie du droit le plus lu et commenté dans le monde anglo-saxon et, plus généralement, un classique de la philosophie du xxe siècle – a paru et, malgré la traduction très soignée et relativement précoce de M. van de Kerchove, il reste mal connu et mal compris aussi bien dans les facultés de droit que de philosophie (ce qui s’explique notamment par la suprématie de Kelsen dans les premières et la place marginale de la philosophie du droit dans les secondes).
La thèse de G. Bligh ne porte pas sur tous les aspects de la philosophie du droit de Hart, ce qui serait trop ambitieux étant donné leur variété. Elle n’aborde pas par exemple sa philosophie pénale, sauf de façon très périphérique. Elle se concentre sur la genèse de la pensée de Hart ou, plus précisément, sur la genèse de la théorie du droit exposée dans The Concept of Law. Le magnum opus de 1961 est-il le fruit d’une lente maturation commencée dès l’accession de Hart à la chaire de Jurisprudence, voire dès son retour à l’Université d’Oxford, ou bien marque-t-il une rupture avec ses prises de position antérieures ? Par qui Hart a-t-il été le plus influencé dans la rédaction de cet ouvrage – par des philosophes ou par des juristes ? Deux grandes thèses se dégagent du travail de G. Bligh. La première thèse est qu’il existe une continuité étroite entre le premier corpus de Hart et The Concept of Law. La seconde thèse est que Hart a été fortement influencé par la philosophie dominante à Oxford (mais également à Cambridge) pendant l’après-guerre, la philosophie du langage ordinaire.
L’objectif de cette recension est de revenir sur ces deux thèses et de les discuter. Si la démonstration de la seconde thèse nous semble très solide et difficilement attaquable, celle de la première nous paraît plus fragile.
I. Hart et la philosophie du langage ordinaire
À première vue, il semble évident que Hart a été profondément influencé par la philosophie du langage ordinaire et qu’il n’est ni utile ni nécessaire de le démontrer. Toutefois, cette évidence a été récemment remise en cause par certains commentateurs. L. Green, qui est un spécialiste mondial de Hart et l’auteur de l’introduction et des notes de la troisième édition de The Concept of Law, soutient par exemple de façon polémique que l’ouvrage contient très peu d’analyse linguistique, qu’on n’y trouve pas l’hostilité des philosophes du langage ordinaire envers les « théories » philosophiques et que Hart ne cherche pas à dissoudre les questions de philosophie du droit en clarifiant le sens des mots. La philosophie du langage ordinaire aurait été influente dans ses premiers travaux, elle s’illustrerait avec éclat dans Causation in the Law (ouvrage coécrit avec T. Honoré et publié en 1959), mais pas au-delà.
Dans sa thèse, G. Bligh veut mettre les points sur les i et réaffirmer, contre L. Green ou ceux partageant son point de vue, l’importance de ce courant philosophique pour comprendre The Concept of Law. Pour commencer, qu’est-ce que la philosophie du langage ordinaire ? Il convient de distinguer deux « versions » de ce mouvement intellectuel : celle de Cambridge, qui se développe au moment où Wittgenstein retourne à Cambridge en 1929 ; celle d’Oxford, qui se développe à partir de 1936 sous l’impulsion de Ryle et s’incarne, après-guerre, dans la figure de J.L. Austin. Ces deux versions ont trois grands points communs : 1o le rejet du positivisme logique, 2o la critique des langages artificiels, 3o le déflationnisme. Comme le résume G. Bligh :
Ces auteurs se rejoignent à peu près dans l’idée qu’accorder une attention suffisante au langage ordinaire permettra de « dissoudre » un grand nombre de problèmes philosophiques traditionnels qui ne reposent sur rien de plus qu’un usage purement scolastique du langage.
On ne doit pas réduire, comme on le fait trop souvent, la philosophie du langage ordinaire à la théorie des performatifs ou des actes de langage (qui n’en est qu’un aspect particulier).
Dans une interview donnée à la fin de sa vie, Hart affirme que ses deux plus grosses influences sont dans l’ordre J.L. Austin et Wittgenstein. Mais qu’est-ce qui, chez J.L. Austin et chez Wittgenstein, l’a marqué ? Comme le montre G. Bligh, il s’agit entre autres chez J.L. Austin de la phénoménologie linguistique et chez Wittgenstein du rule-following. Examinons ces deux points successivement.
La phénoménologie linguistique chez J.L. Austin
En France, on connaît bien J.L. Austin pour sa série de conférences How to Do Things with Words et pour son concept de performatif. Cependant, on le connaît moins bien, voire pas du tout pour son empirisme, dont la spécificité est rapidement présentée dans « A Plea for Excuses » (1956). J.L. Austin y affirme que les distinctions du langage ordinaire sont plus solides que celles du philosophe. Pourquoi ? Son explication est évolutionniste : elles ont résisté au test de la survie du plus apte. Mais pourquoi s’y intéresser ? Voici sa réponse :
Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots employer dans quelles situations, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les mots (ou les « significations », quelles qu’elles soient), mais également les réalités dont nous parlons avec les mots ; nous nous servons de la conscience affinée que nous avons des mots pour affiner notre perception, qui n’est toutefois pas l’arbitre ultime, des phénomènes.
Il explique que l’expression de « phénoménologie linguistique » serait plus appropriée que celle de « philosophie du langage ordinaire », dans la mesure où il s’agit d’affiner notre perception des phénomènes (phénoménologie ou science des phénomènes) en partant du langage ordinaire (linguistique). Pour J.L. Austin, on peut en philosophie, comme dans toute science empirique, faire des « recherches de terrain » : le terrain du philosophe, c’est le langage. Il met d’ailleurs en parallèle la physique et la phénoménologie linguistique :
Si nous tombons sur un électron qui tourne dans le mauvais sens, c’est une découverte, un prodige qu’il faut exploiter, non une raison pour abandonner la physique. De même, quelqu’un qui parle de façon véritablement imprécise ou excentrique est un spécimen rare dont il faut faire grand cas.
Évidemment, J.L. Austin nous met en garde contre le fait que le langage ordinaire peut également incorporer des erreurs sur la réalité :
Le langage ordinaire ne peut sans doute pas prétendre à être le dernier mot. Il représente certes quelque chose de mieux que la métaphysique de l’Âge de pierre, à savoir, comme on l’a déjà dit, l’expérience et la perspicacité héritées de nombreuses générations d’êtres humains. Mais cette perspicacité s’est concentrée essentiellement sur les aspects pratiques de la vie. Si une distinction fonctionne bien pour les questions pratiques de la vie ordinaire […], il y a donc certainement quelque chose en elle, elle indique nécessairement quelque chose. Néanmoins, ce n’est pas probablement pas la meilleure façon de régler les choses quand on a des centres d’intérêt plus vastes ou plus intellectuels que ceux de la vie ordinaire. Et, répétons-le, cette expérience est dérivée de sources disponibles aux êtres humains ordinaires à travers la plus grande partie de leur histoire : on ne l’a pas tirée des ressources du microscope et de ses successeurs. Il faut aussi ajouter que toutes sortes de superstitions, d’erreurs et de fantasmes sont incorporées dans le langage ordinaire et parfois même affrontent avec succès le test de survie […].
Ainsi, comme le résume G. Bligh, le langage ordinaire renferme l’expérience des générations passées : les distinctions conceptuelles présentes au sein du langage – qui s’est naturellement développé parmi les hommes – correspondent à des distinctions qu’ils ont eu besoin d’établir entre différents phénomènes, entre différents types de situation.
Selon G. Bligh, lorsque Hart affirme dans sa préface que The Concept of Law est un essai de « sociologie descriptive », il fait implicitement référence à la phénoménologie linguistique de J.L. Austin. En effet, dans sa réponse au professeur Bodenheimer, Hart propose une analogie éclairante pour expliquer pourquoi la philosophie analytique du droit ne s’intéresse pas seulement aux mots : imaginons qu’on demande à un homme, observant à l’aide de jumelles une bataille au loin, s’il s’intéresse à la bataille ou alors à l’image dans les jumelles. Cet homme répondrait qu’il s’intéresse aux deux, qu’il ajuste l’image pour mieux voir la bataille. De la même façon, l’analyse conceptuelle nous permet d’affiner la connaissance de ce dont on parle :
La clarification des concepts ne peut pas ne pas améliorer notre compréhension du monde auquel nous les appliquons. Réussir l’analyse ou la définition des termes ou formes d’expression complexe – ou celles qui provoquent la perplexité – présente certainement quelques-uns des éléments essentiels d’une découverte d’ordre factuel. En effet, lorsque nous élucidons un concept nous attirons l’attention sur les différences et les similarités qui existent entre le type de phénomène auquel nous appliquons le concept et d’autres phénomènes.
Pour cette raison, Hart se demande constamment ce qu’il serait naturel de dire dans telle ou telle situation donnée, de la même façon qu’Austin se demande en permanence « ce que nous dirions quand ». Tout cela est minutieusement et patiemment démontré dans Les bases philosophiques du positivisme juridique de H.L.A. Hart.
G. Bligh explique qu’un aspect important mais peu connu de l’empirisme de J.L. Austin est qu’il cherche à saisir la complexité du monde (« cultiver notre finesse de perception du monde qui nous entoure afin d’en rendre compte dans toute sa richesse »), au lieu de chercher à en expliquer l’ordre caché, au lieu de réduire abusivement le phénomène à observer. Cet aspect est, à nouveau, fortement présent dans The Concept of Law. Hart se passionne pour la complexité du phénomène juridique à laquelle il désire rendre justice ; il s’attache à rendre compte – le verbe « to account for » revient constamment dans The Concept of Law – de la grande diversité des situations auxquelles s’appliquent les termes juridiques.
Le rule-following chez Wittgenstein
Passons maintenant à l’influence de Wittgenstein sur Hart. G. Bligh commence par rappeler qu’il existe un certain nombre de mythologies au sujet des règles. Certains envisagent la règle comme une entité idéale contenant d’emblée tous ses cas d’application. Certains réduisent la règle à des régularités codifiées après coup sous la forme d’énoncés normatifs. Le point de vue de Wittgenstein, résumé dans ce qui suit par G. Bligh, est que ces positions sont confuses :
Comprendre une règle n’est pas une appréhension instantanée de la totalité des applications de la règle – ce n’est pas un problème de connaissance. Les confusions disparaissent lorsque l’on se rend compte que cette compréhension est plutôt une capacité à utiliser les concepts en jeu. Et dès lors que les concepts en jeu sont utilisés dans la formulation d’une règle, la capacité normative de l’individu consiste justement en ce qu’il peut faire usage de cette règle pour guider son comportement, critiquer le comportement des autres et justifier sa propre conduite à la lumière de cette règle.
Le point de vue de Hart est très proche. Pour lui, une règle sociale existe, d’une part, lorsqu’il y a une convergence de certaines régularités comportementales (pratique sociale générale), d’autre part, lorsque la régularité comportementale est envisagée par les acteurs concernés comme un modèle de comportement (point de vue interne). Pour Hart, une règle ne reçoit pas sa normativité de l’extérieur. Une règle ne peut pas exister en étant dépourvue de normativité. Le caractère prescriptif d’une règle est constitutif de son existence.
Dans les développements de Hart sur la règle de reconnaissance ultime, l’influence de Wittgenstein est encore plus palpable. Pour Hart, la règle de reconnaissance ultime (par exemple, ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit) ne peut être ni valide, ni invalide. Pour pouvoir dire qu’elle est valide, il faudrait pouvoir apprécier sa validité au regard d’une règle de reconnaissance située au-dessus d’elle. Or, par définition, il n’y en a pas. La règle de reconnaissance ultime est acceptée ou n’est pas acceptée. En dernière instance, la validité des règles particulières repose sur quelque chose de factuel, à savoir que la règle de reconnaissance ultime est effectivement appliquée, suivie, employée, etc. Comme l’écrit Hart :
la règle de reconnaissance n’existe que sous la forme d’une pratique complexe, mais habituellement concordante, qui consiste dans le fait que les tribunaux, les fonctionnaires et les simples particuliers identifient le droit en se référant à certains critères. Son existence est une question de fait.
G. Bligh met en parallèle ces considérations avec une affirmation de Wittgenstein dans les Recherches Philosophiques : « Dès que j’ai épuisé les justifications, j’ai atteint le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis alors tenté de dire : “C’est ainsi justement que j’agis.” » Ou encore dans De la certitude : « Comme si la justification n’avait pas une fin quelque part. Mais cette fin n’est pas une présupposition non fondée ; elle est une manière d’agir non fondée. » Ainsi, c’est sous l’influence de Wittgenstein que Hart soutient que les fondements d’un système juridique sont sociaux ou immanents et non, comme le soutient Kelsen, transcendants.
Évidemment, l’influence de la philosophie du langage ordinaire sur la pensée juridique de Hart ne s’arrête pas là et s’illustre de nombreuses autres manières. 1o Elle s’illustre par sa tentative permanente de dépasser les dichotomies ou les fausses antinomies (jusnaturalisme/positivisme, utilitarisme/rétributivisme, formalisme/scepticisme, etc.). 2o Elle s’illustre par son approche thérapeutique. (Dans la préface à la seconde édition de Causation in the Law, Hart et Honoré expliquent que leur but dans cet ouvrage était thérapeutique. De plus, Hart évoque constamment les « perplexités » des philosophes dont ils ne parviennent pas à se tirer, en partie parce qu’ils se débattent avec de faux problèmes.) 3o Elle s’illustre par sa condamnation de la violence faite au langage ordinaire. 4o Elle s’illustre, enfin, par son rejet des méthodes traditionnelles de définition des notions juridiques.
Considérant tous ces éléments de preuve, on peut se demander comment l’apport de la philosophie du langage ordinaire à la pensée juridique de Hart a pu être nié. G. Bligh propose une explication fort intéressante : étant donné que la philosophie du langage ordinaire est aujourd’hui non grata dans les départements de philosophie anglo-saxons et étant donné que Hart et The Concept of Law sont admirés, il fallait pour surmonter cette « dissonance cognitive » arracher Hart des mains de l’ennemi, quitte à tomber dans le déni et à déformer la vérité.
II. Le premier corpus de Hart
Passons maintenant à la deuxième grande thèse du travail de G. Bligh. Que désigne-t-il par le « premier corpus » de Hart ? Il s’agit de sept textes que Hart a produits entre 1945 et 1952, c’est-à-dire entre son retour à Oxford pour y enseigner la philosophie et son accession à la chaire de Jurisprudence. G. Bligh qualifie ce corpus d’entièrement méconnu, ce qui n’est pas tout à fait exact, puisque « The Ascription of Responsibility and Rights » (1949) est un article fameux (qui connut dès sa publication un grand succès), notamment en raison du concept nouveau de defeasability qu’il introduit. En revanche, il est vrai que les trois textes sur lesquels G. Bligh choisit de se concentrer, à savoir « Is There Knowledge by Acquaintance ? », « A Logician’s Fairy Tale » et « Philosophy of Law and Jurisprudence in Britain (1945-1952) » ne sont ni cités ni lus. G. Bligh s’en étonne, car selon lui ces textes (en particulier le premier) sont littéralement fondamentaux : ils posent les bases de la pensée juridique de Hart. Le point de vue que nous défendrons dans cette recension est qu’on ne devrait pas s’en étonner, car selon nous ces textes ont une importance intrinsèque et extrinsèque faible. Dit autrement, leur valeur philosophique ainsi que leur influence sur la pensée juridique de Hart sont limitées.
Dans ce qui suit, nous nous appuierons surtout sur l’article que G. Bligh exploite le plus, à savoir « Is There Knowledge by Acquaintance ? » (1949). Hart y attaque la théorie de Russell des sense-data et sa distinction entre connaissance par description (knowledge by description) et connaissance directe (knowledge by acquaintance). Selon Russell, si je me trouve face à une table, j’ai une connaissance directe non pas de la table en tant qu’objet physique, mais des sense-data (dont je ne peux pas douter) par l’intermédiaire desquelles je connais la table en tant qu’objet physique. En revanche, si je lis dans un livre d’histoire que la table autour de laquelle se réunissaient le roi Arthur et ses chevaliers était ronde, j’ai une connaissance par description de cette table.
Hart reproche à Russell de ne pas justifier son affirmation (ou d’autres affirmations semblables) selon laquelle j’ai une connaissance directe des sense-data, mais pas des objets physiques, de faire comme si cette connaissance des sense-data allait de soi, alors qu’elle n’a rien d’évident, notamment parce que les termes qu’elle contient ne font pas partie du langage ordinaire. Selon Hart, Russell illustre une méthode philosophique problématique : il suffirait de plonger en soi et d’observer pour voir que la connaissance est une relation directe entre mon esprit et un objet. Pour Hart, au contraire, on doit se concentrer sur l’usage du verbe « connaître » (ou des expressions contenant ce verbe) et celui-ci montre que la connaissance (au même titre que la propriété au sens juridique du terme) n’est pas une relation à deux termes ou dyadique. Comment expliquer que les philosophes en soient malgré tout convaincus ? Une première explication est ce que Hart appelle la quête de certitude (the search for certainty) : c’est parce que les philosophes partent du principe que la connaissance, pour être authentique, doit être certaine, qu’ils sont attirés par la conception dyadique de la connaissance. Une deuxième explication est l’obsession des philosophes pour la question « Comment le sais-tu ? » : grâce à la théorie des sense-data, je peux fonder la connaissance et éviter le problème de la régression à l’infini des justifications. Une troisième et dernière explication est le désir des philosophes de connaître les choses en elles-mêmes ou telles qu’elles sont.
À première vue, on pourrait se dire que cet article est un article mineur. Certes, Hart tente de dissoudre un (faux) problème philosophique en s’appuyant sur le langage ordinaire ; certes, cet article confirme le fait que Hart s’est beaucoup intéressé à des questions méthodologiques au début de sa carrière universitaire ; certes, Hart met ses connaissances juridiques au service de la réflexion philosophique (voir l’analyse parallèle du concept de connaissance et de celui de propriété au sens juridique du terme). Toutefois, on ne trouve pas l’inventivité, la richesse et la finesse de « The Ascription of Responsibility and Rights », publié exactement la même année ; Hart fait beaucoup de raccourcis historiques (on passe de Platon à Russell en passant par Kant) ou de généralités (notamment sur les philosophes) ; l’article accumule des topoï de la théorie de la connaissance ; la position de Russell est caricaturée (le chapitre V de The Problems of Philosophy est survolé et n’est pas lu de façon charitable, ce qui n’est pas dans les habitudes de Hart) et psychologisée (elle est l’expression d’« espoirs et d’angoisses ») ; l’analyse du concept de connaissance est superficielle ; on a le sentiment que le texte a été rédigé à la va-vite et que Hart ne fait que copier – dogmatiquement et fadement, c’est-à-dire sans la subtilité de J.L. Austin – la philosophie à la mode. Ainsi, il n’est pas surprenant que ce texte soit tombé dans l’oubli et que Hart n’y fasse jamais référence (même implicitement).
Néanmoins, G. Bligh a une perception radicalement différente de ce texte. Selon lui, on y trouve une critique fondamentale de la quête philosophique de certitude et, si on va plus loin, « à travers les travaux de Russell, les critiques de Hart portent en réalité sur le projet cartésien, source moderne de la quête de certitude ». C’est la raison pour laquelle G. Bligh consacre de nombreux développements très nourris à la métaphysique et à l’épistémologie de Descartes. Qu’en penser ?
Premier point, il convient de noter que dans ce long article de 21 pages, il n’y a que 6 occurrences du mot « certitude » (ou de « certain »), dont 4 dans un paragraphe de 25 lignes. Il s’agit donc d’un aspect assez périphérique de l’article. De plus, dans ce paragraphe, il n’est pas question de la quête philosophique de certitude en général, mais plus spécifiquement de la recherche d’une connaissance certaine.
Deuxième point, il nous semble extrêmement périlleux d’affirmer qu’au travers de la critique de l’idée russellienne de knowledge by acquaintance, Hart critique le projet cartésien. N’est-ce pas un raccourci ou une extrapolation hasardeuse ? Tout d’abord, même s’il existe sans doute quelques ressemblances intéressantes entre Descartes et Russell, il existe un gouffre béant entre ces deux auteurs (et sans doute encore plus entre la caricature de Descartes créée par les anglo-saxons au xxe siècle et Russell). Ensuite, comme l’écrit G. Bligh lui-même, « Hart ne nomme jamais explicitement le projet cartésien ». À vrai dire, Hart affirme lui-même explicitement dès les premières lignes de l’article que l’idée de knowledge by acquaintance fait partie du damnosa hereditas légué par Platon, ce qui n’est pas du tout étonnant de la part d’un ancien platonicien. Enfin, même si ex hypothesi Hart critiquait indirectement le projet cartésien, le lien avec la plupart des thèses défendues dans The Concept of Law (sur l’impérativisme, le point de vue interne, le droit naturel, la justice, les règles secondaires, etc.) serait au mieux très lointain.
Troisième point, dire que Descartes est la source moderne de la quête de certitude est très problématique. Les liens de Descartes avec la modernité (idée elle-même problématique) sont complexes : l’hypothèse selon laquelle Descartes serait davantage le dernier des scolastiques que le premier des modernes a une certaine plausibilité. En outre, la quête de certitude chez Descartes est beaucoup plus ambiguë qu’il n’y paraît. Elle vaut surtout pour la métaphysique (à laquelle, selon Descartes, on ne doit consacrer que quelques heures par an). Dans le domaine pratique, elle est exclue, et pour une bonne partie de la physique (de la terre, du feu, des aimants, etc.), on doit se contenter de la certitude morale (que Descartes oppose à la certitude plus que morale ou métaphysique). G. Bligh se défend contre ce type d’accusation en disant qu’il s’intéresse peu au « Descartes historique », mais plutôt au « Descartes analytique ». Mais dans ce cas pourquoi passer autant de temps sur les textes historiques de Descartes, pourquoi convoquer autant d’historiens de la philosophie et de commentateurs de Descartes (dont une minorité, comme Fouillée, Hamelin ou Liard, sont largement dépassés) ?
Selon G. Bligh, un élément de continuité très important entre le premier corpus de Hart et sa théorie générale du droit est la critique de la dichotomie rationalisme/scepticisme. Le scepticisme ne serait pour Hart qu’un rejeton du rationalisme, c’est-à-dire d’une pensée tournée vers la quête de certitude – qu’elle entend résoudre par la construction d’un système – et donnant une place centrale aux données que l’esprit trouve immédiatement en lui-même (c’est ainsi que G. Bligh définit schématiquement le rationalisme).
Selon nous, il est très exagéré de dire que Hart s’attaque à cette dichotomie dans son premier corpus (une phrase ici ou là ne constituant pas une preuve), même si, par ailleurs, il est exact que la critique de cette dichotomie fait partie de son environnement intellectuel et que Hart se méfie de façon générale, on l’a vu, des dichotomies. Hart s’attaque à Russell, tout le reste n’est que conjecture. Supposons toutefois que ce soit le cas. On retrouverait alors cette critique dans le chapitre VII de The Concept of Law, « Formalism and Rule-Scepticism ». Selon Hart, le formaliste (ou le conceptualiste, les deux appellations sont pour lui équivalentes) cherche à figer la signification des règles de droit et à exclure l’interprétation, en définissant leurs termes à l’aide de conditions individuellement nécessaires et conjointement suffisantes. Le sceptique, au contraire, nie l’existence de règles et soutient que le droit consiste dans les décisions des tribunaux et les prévisions qu’on peut en faire. Pour Hart, le scepticisme est parfois une conséquence du formalisme :
Celui qui se montre sceptique quant à la nature des règles est parfois un absolutiste déçu ; il s’est aperçu que les règles ne sont pas tout ce qu’elles seraient dans le paradis d’un formaliste, ou dans un monde dans lequel les hommes seraient semblables à des dieux et pourraient prévoir toutes les combinaisons possibles de fait, de telle façon que la texture ouverte ne constituerait pas une caractéristique nécessaire des règles. La conception que se fait le sceptique de la nature spécifique de l’existence d’une règle peut, par conséquent, consister en un idéal inaccessible et lorsqu’il découvre que cet idéal n’est pas atteint par ce qu’on appelle des règles, il exprime sa déception en niant l’existence ou la possibilité de l’existence d’aucune règle.
Selon nous, ce passage peut difficilement être rattaché aux premières publications de Hart pour les raisons suivantes. Premièrement, l’opposition épistémologique rationalisme/scepticisme ne coïncide pas avec l’opposition juridique formalisme/scepticisme. La figure la plus célèbre du formalisme est Beccaria. Dans Des délits et des peines, il soutient que les juges n’ont pas le droit d’interpréter les lois et qu’ils doivent uniquement faire un syllogisme où la majeure est la loi, la mineure l’action conforme ou non à la loi et la conclusion la liberté ou la peine. Or, Beccaria n’est pas un cartésien, mais un sensualiste pré-utilitariste fortement influencé par Helvétius. S’il défend le syllogisme juridique, c’est parce qu’il s’oppose à l’arbitraire, c’est au nom de l’idéal de sûreté (arguments auxquels Hart, d’ailleurs, n’est pas insensible).
Deuxièmement, Hart rattache explicitement son affirmation selon laquelle le sceptique est un absolutiste déçu à un article de philosophie morale (et non d’épistémologie) de L.G. Miller de 1956, « Rules and Exceptions ». Dans cet article, Miller explique que, pour certains philosophes, le fait que les règles morales aient des exceptions introduit au sein de la morale des incertitudes (affaiblissement de la règle, doutes au niveau de son application, etc.). Pour éliminer ces incertitudes, les philosophes ont imaginé deux solutions, mais aucune ne fonctionne : premièrement, introduire un critère ultime qui, lui, ne connaît aucune exception ; deuxièmement, formuler la règle de façon plus précise. Selon Miller, on doit accepter que la morale ne puisse pas être systématisée et qu’on ne puisse pas anticiper toutes les exceptions, sans pour autant tomber dans le scepticisme. À nouveau, la cible ici n’est pas le cartésianisme, mais plutôt l’utilitarisme.
Troisièmement, s’il fallait rapprocher le chapitre VII de The Concept of Law et le premier corpus de Hart, ce serait plutôt, selon nous, par l’intermédiaire de Waismann. Le passage que nous avons cité plus haut est la suite logique et nécessaire des développements que Hart consacre à la « texture ouverte » du droit, notion qu’il emprunte à Waismann. Or, cette notion est déjà mobilisée dans le premier corpus (à la fin de « Philosophy of Law and Jurisprudence in Britain » (1945-1952)) et dans la réponse au professeur Bodenheimer : Hart affirme déjà que, grâce à cette notion, on peut échapper à la mechanical jurisprudence et expliquer son impossibilité. Entre son retour à Oxford et la publication de The Concept of Law, Hart aurait affiné sa compréhension de cette notion pour lui donner, comme le note G. Bligh, une coloration davantage wittgensteinienne.
En somme, il nous semble que la continuité que G. Bligh établit entre le premier corpus de Hart et The Concept of Law est, par moments, un peu artificielle. En revanche, nous ne remettons pas en question l’indéniable qualité des développements qu’il consacre à la tradition cartésienne « reconstruite » ou aux courants épistémologiques de la première moitié du xxe siècle.
⁂
En conclusion, nous nous demanderons à qui s’adresse cet ouvrage. Il ne s’agit certainement pas d’une introduction à The Concept of Law ou, plus généralement, à la philosophie du droit de Hart. La meilleure introduction à The Concept of Law n’est autre que The Concept of Law, puisque l’ouvrage a été conçu en priorité pour l’étudiant en philosophie du droit. En revanche, il s’agit d’une étude indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la philosophie du langage ordinaire ou à l’épistémologie oxonienne d’après-guerre. Cette thèse permettra également aux juristes de mieux comprendre ce qui oppose (et dans une moindre mesure ce qui rapproche) Hart de Kelsen, ce qui distingue la règle de reconnaissance de la norme fondamentale. Last but not least, elle est une mine inépuisable d’informations pour tous ceux qui voudraient approfondir leurs connaissances sur Hart.
Nicolas Nayfeld
Agrégé de philosophie, Nicolas Nayfeld est doctorant en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et prépare une thèse intitulée « La théorie pluraliste de la peine de H.L.A. Hart » sous la direction de Laurent Jaffro et la co-direction de Jean-François Kervégan.