Il m’a été demandé de dire quelques mots en guise d’introduction sur les destinées de l’autonomie de la volonté. Ces quelques mots seront ceux, non d’un philosophe, mais d’un juriste privatiste.

L’image traditionnelle qui est véhiculée par la doctrine privatiste à propos de l’autonomie de la volonté, au moins si l’on s’en tient à une vision superficielle des choses, est celle du recul, du déclin. L’autonomie de la volonté, après avoir régné en maître au XIXe siècle, au moins dans le domaine du contrat, aurait reculé sous les coups des critiques doctrinales qui lui ont été adressées au début du XXe siècle et de la montée de 1’impératif qui a caractérisé la période de l’entre-deux-guerres et engendré ce qu’il est convenu d’appeler la « crise du contrat ».

Il me semble qu’une telle présentation est doublement contestable. Elle l’est, d’abord, parce que, à considérer le passé, elle repose sur une vision inexacte de la période écoulée. Elle l’est, ensuite, parce que, à considérer l’avenir, il se pourrait bien que se dessine non un déclin, mais un essor de l’autonomie de la volonté. On dira quelques mots du passé et de l’avenir.

Le passé : l’idée que la théorie de l’autonomie de la volonté aurait inspiré les rédacteurs du Code civil est un mythe. Certes, Portalis avait lu Kant et connaissait sa philosophie morale. Mais il n’avait pour celle-ci qu’une révérence limitée puisqu’il écrit à son propos dans De 1’usage et de 1’abus de 1’esprit philosophique : « Tout y est faux car tout y est absolu ». Et il n’est nul besoin d’aller très loin dans la lecture du Code civil pour constater que ses rédacteurs n’ont pas entendu consacrer la toute puissance de la volonté. C’est, en effet, l’article 6 qui dispose : « on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ». Aussi bien trouve-t-on dans l’exposé des motifs du Code, sous la plume de Portalis, une condamnation sans appel de l’autonomie de la volonté. Il y écrit :

« Des jurisconsultes ont poussé le délire jusqu’à croire que des particuliers pouvaient traiter entre eux comme s’ils vivaient dans ce qu’ils appellent l’état de nature, et consentir tel contrat qui peut convenir à leurs intérêts, comme s’ils n’étaient gênés par aucune loi. […] Toutes ces dangereuses doctrines […] doivent disparaître devant la sainteté des lois. Le maintien de l’ordre public dans la société est la loi suprême. Protéger des conventions contre cette loi suprême, ce serait placer des volontés particulières au-dessus de la volonté générale, ce serait dissoudre l’État ».

 

Et l’on sait que les textes emblématiques du Code sur lesquels on s’est appuyé pour y découvrir la manifestation de la théorie de l’autonomie de la volonté, à savoir les articles 1134 et 1165, sont repris pour le premier de Domat, pour le second du Digeste, ce qui montre bien qu’ils n’avaient pas pour ressort la philosophie individualiste. 

En réalité, les recherches historiques qui ont été conduites par les privatistes – et je pense ici essentiellement au mémoire de Véronique Ranouil consacré à la naissance et à l’évolution du concept d’autonomie de la volonté, mémoire élaboré sous la direction du regretté Jean-Philippe Lévy – ont montré que la notion avait été introduite dans le débat doctrinal assez tardivement, vers 1885, par André Weiss, pour fonder la toute nouvelle liberté qui était reconnue aux contractants de choisir, en matière internationale, la loi applicable à leur contrat. Or on sait que cette théorie n’a eu en droit international privé qu’un succès limité, puisqu’elle a été balayée par la théorie de la localisation développée par Henri Batiffol dans les années trente, pour rétablir 1’autorité de la loi sur le contrat, fût-il international. 

C’est dire que, à considérer le passé, la thèse d’un triomphe suivi d’un déclin de la théorie de l’autonomie de la volonté ne rend que très imparfaitement compte de la réalité. L’autonomie de la volonté n’a été reçue que durant quelques années et dans un domaine très limité, celui des contrats internationaux.

 

 

L’avenir : à essayer d’y pénétrer, ce qui ne va pas sans beaucoup d’aléas, le mouvement qui se dessine pourrait bien être celui d’un essor plutôt que d’un déclin de la théorie de l’autonomie de la volonté. 

Au premier abord, il n’est pas évident de discerner un tel mouvement. Si, d’un côté, on peut faire valoir que certains des concepts, tels les bonnes mœurs, qui avaient pour but d’encadrer la volonté ont été réduits à rien par la jurisprudence, on peut, de l’autre, avancer qu’ils ont été relayés par d’autres notions, comme la dignité de la personne humaine qui peut borner efficacement la volonté des individus, comme l’a montré la fameuse affaire du « lancer de nain ». En réalité, il semble bien que l’essentiel soit ici dans les derniers développements de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui a découvert dans l’article 8 de la Convention européenne un droit à l’autonomie personnelle, un droit à l’autodétermination qui est de nature à justifier les atteintes aux droits de l’homme et notamment les atteintes au principe de dignité de la personne humaine lorsqu’elles ont été librement consenties par les intéressés. En extrapolant à partir de cette jurisprudence, certains n’hésitent pas à soutenir, dans une vision postmoderne de notre droit, que chaque individu doit être souverain dans la détermination et la protection de ses droits. 

Dans cette vision, le consentement des individus devient le seul rempart contre les atteintes portées par les autres. Toute limite posée par l’État est une atteinte à la liberté individuelle dès lors qu’elle n’est pas consentie. On s’achemine ainsi vers le règne de la toute puissance de la volonté. 

On trouve, au demeurant, déjà, des manifestations de cette toute puissance dans un domaine qui lui était traditionnellement fermé : la famille. Pour en prendre conscience, il suffit de rapprocher deux visions, celle que brossait Émile Durkheim de la famille au début du XXe siècle et celle qui prévaut aujourd’hui. 

Durkheim écrivait : 

« à partir du moment où des enfants sont nés, […] la physionomie du mariage change totalement d’aspect. Le couple conjugal cesse d’être à lui-même sa propre fin, pour devenir un moyen en vue d’une fin qui lui est supérieure : cette fin, c’est la famille qu’il a fondée et dont il a désormais la responsabilité. Chaque époux est devenu un fonctionnaire de la société domestique, chargé, comme tel, d’en assurer, pour sa part, le bon fonctionnement. Or de ce devoir, ni le mari ni la femme ne peuvent plus se libérer à leur fantaisie, pour la seule raison que le mariage ne leur procure pas ou ne leur procure plus les satisfactions qu’ils en attendaient ».

 

Aujourd’hui, la tonalité est différente puisque, à reprendre la célèbre formule du doyen Carbonnier, « la famille est moins une institution qui vaudrait par elle-même qu’un instrument offert à chacun pour l’épanouissement de sa personnalité ». Poussant très loin cette analyse, loi et jurisprudence ont transformé le mariage en une relation privée entre deux individus qui n’a vocation à se prolonger qu’aussi longtemps que chacun le désire et dont chacun est libre de s’affranchir quand bon lui semble sans se préoccuper de l’autre. Désormais, l’enfant n’a plus à être pris en compte : couple parental et couple conjugal sont dissociés. Peu importe que les parents soient mariés ou non, qu’ils vivent ensemble ou non. Tout cela est devenu indifférent. Le droit ne propose plus aucun modèle en la matière. 

Mais la réalité ainsi décrite n’est rien au regard de ce qui se profile pour la période à venir. Une récente proposition de loi en donne un bon échantillon. Elle prévoit que chaque individu pourra changer de genre sur simple déclaration, accompagnée de trois témoignages attestant de la légitimité de celle-ci, une telle déclaration étant d’ailleurs réversible. La volonté sera alors vraiment toute puissante, puisqu’on lui permettra de nier la nature. 

On enseigne traditionnellement que la meilleure boussole pour prévoir l’avenir est de connaître le passé. En notre domaine, on peut se demander si une telle recommandation est encore valable tant est forte, aujourd’hui, la volonté de gommer l’expérience historique.