Autonomie de la volonté et droit des contrats administratifs.
Archéologie d’un silence
Du droit romain, de Cicéron, du droit naturel, de Duns Scott ou de Saint-François d’Assise, d’Érasme ou de Kant, bref de toutes les philosophies qui se sont intéressées à la volonté humaine, le droit privé français a reçu une nette inclination subjective, individualiste et libérale, fortifiée par la philosophie des Lumières et la Révolution de 1789. La volonté y est définie comme la faculté d’exercer un choix libre et rationnel, gouverné par la raison, déterminé par un but conscient et utilitaire. L’autonomie de la volonté y figure comme modèle philosophique où la volonté trouve en elle-même sa propre loi. L’individu est y perçu comme possédant, de manière innée, de façon inhérente à sa nature humaine, des prérogatives consistant en des pouvoirs juridiques reconnus à sa volonté. Le contractant y est vu comme cet arbitre libre et souverain, seul apte à créer ou modifier dans sa sphère juridique les effets de droit voulus, à égalité avec le législateur. Le contrat, seul instrument rationnel des rapports juridiques entre sujets libres et égaux, y est défini comme un accord de volontés destiné à produire des effets de droit, dans lequel la volonté est l’énergie créatrice de l’effet de droit et impose à la volonté générale un respect sacré de cette sphère d’autonomie. Synthétisé par la célèbre thèse d’Emmanuel Gounot, le dogme de l’autonomie de la volonté est censé expliquer toute une série de solutions du droit contractuel : le contrat comme source du droit, au côté de la loi ; la liberté de contracter ou non ; la liberté de déterminer le contenu d’un contrat ; son effet obligatoire ; son effet relatif et la métaphore de cette forteresse inattaquable par les tiers et à l’abri de toute intrusion du juge ; un engagement qui se forme par le seul échange des volontés, indépendamment de toute forme ou procédure ; une interprétation guidée par la commune intention des parties.
En va-t-il de même en matière d’activité contractuelle des collectivités publiques ? Le lieu n’est pas ici d’exposer le régime vaste et complexe du droit des contrats administratifs. Qu’il suffise de rappeler que les personnes publiques recourent à l’outil contractuel pour mener à bien leurs diverses activités ; que lorsque de tels contrats ont un caractère administratif par détermination de la loi (marchés publics, conventions d’occupation du domaine public) ou de la jurisprudence (clauses exorbitantes du droit commun, exécution même d’un service public), ils relèvent de la compétence de la juridiction administrative et sont alors soumis à l’application d’un régime spécial, autonome, distinct du Code civil et de sa théorie générale des obligations. Ce régime est présenté comme largement dérogatoire tout au long de la vie du contrat : compétence de l’autorité administrative, modes de passation, obligations européennes et nationales pour préserver la liberté, l’égalité et la transparence dans l’accès à la commande publique, sanctions contractuelles, pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général, clauses règlementaires produisant des effets à l’égard de tiers, contentieux singulier se répartissant entre l’excès de pouvoir contre les actes détachables et l’annulation ou l’inexécution du contrat dans le contentieux récemment renouvelé de la pleine juridiction. Dans ce cadre sommairement rappelé, quelle place faut-il accorder à l’autonomie de la volonté ? Intuitivement, on serait tenté d’objecter d’abord que, pour répondre à la question, encore faut-il être certain que le contrat public est bien un contrat.
La nature réellement contractuelle ou non du contrat administratif est l’une de ces vieilles disputes doctrinales qui paraissent insolubles et indiffèrent la pratique. Au cœur de cette querelle, l’autonomie de la volonté devrait jouer un rôle prépondérant, au même titre que la comparaison du contenu des régimes contractuels en cause. N’est-elle pas indissociable de la conception même du contrat que véhicule le droit privé ? Or, les juristes contemporains croient fermement à l’unité profonde des concepts et des techniques juridiques : s’il en est bien un qui transcende la distinction académique entre le droit privé et le droit public, n’est-ce pas le concept ou l’outil juridique du contrat ? De ce que la technique de l’accord des volontés est inhérente à tout rapport juridique bilatéral ou multilatéral, de ce que la notion juridique de contrat (accord de volontés destiné à produire des effets de droit) est commune à toutes les disciplines faisant usage de l’instrument conventionnel, ne faut-il pas déduire que, quel que soit le secteur de la vie juridique où il s’applique, le contrat draine naturellement et nécessairement avec lui tous les présupposés idéologiques et toutes les conséquences techniques qui l’accompagnent : liberté contractuelle, consensualisme, vices du consentement, bonne foi, force obligatoire, effet relatif, – autonomie de la volonté ?
Or, pour cette dernière, il n’en est rien : l’autonomie de la volonté est l’une de ces figures conceptuelles sur lesquelles la doctrine publiciste garde un silence total, suspect pour les uns, salutaire pour les autres. Il existe en effet de très rares études sur le sujet, les uns y voyant avec un peu trop d’empathie doctrinale une réelle clé d’explication du droit des contrats administratifs, les autres restant dubitatifs sur la valeur ajoutée d’une telle réception par le droit administratif français de cette théorie si indissociable du Code civil.
Il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement. Il arrive bien, de temps en temps, aux juridictions administratives de faire des allusions à la volonté dans les contrats publics, sinon même de viser l’article 1134 du Code civil et de dégager alors, à propos d’un contrat de travail, un principe général du droit en vertu duquel toute modification des termes d’un contrat doit recueillir l’accord des deux parties, ou encore de juger dans le contentieux de la récupération des aides sociales qu’une donation, comme tout contrat, peut être révoquée par accord mutuel des parties. Mais ces quelques jurisprudences éparses prouvent-elles vraiment l’adhésion de la juridiction administrative à la philosophie de l’autonomie de la volonté ? Il est encore plus difficile de connaître le sentiment intérieur des acteurs de la vie publique contractuelle. Au moment de conclure un contrat administratif, que ressentent exactement les parties contractantes, que ressentent les collectivités publiques et leurs entrepreneurs ou leurs concessionnaires ? Une réelle sphère d’autonomie où leurs volontés respectives constituent l’énergie créatrice à la source de leurs obligations juridiques réciproques ? Ou bien une terrible sensation d’assujettissement à un acte formaliste dont le contenu objectif a été entièrement prédéterminé par les directives européennes, les lois ou la jurisprudence ? Faute d’enquêtes sociologiques, il serait aventureux de formuler la moindre réponse.
Aussi est-il préférable de se limiter au parcours de l’autonomie de la volonté dans les archives doctrinales de la pensée administrativiste française. En matière d’autonomie de la volonté, il est plus aisé et plus logique de mener des investigations dans les discours juridiques. D’un côté, comme toujours avec la doctrine juridique, même âgée de quelques siècles, l’accès à la source est plus simple et plus immédiat. De l’autre, l’autonomie de la volonté est une construction intellectuelle, nourrie d’une substance philosophique et fruit du raffinement de la pensée civiliste ; comme théorie, elle est susceptible d’avoir plus immédiatement influencé les savants que les juges, d’autant que la juridiction administrative est réputée se méfier de tout dogmatisme, de tout conceptualisme, de toute théorie trop vite coulée dans le marbre d’une jurisprudence qui, pour le bien de la sécurité juridique, n’opère pas des revirements trop brutaux et trop fréquents. Surtout, une telle quête des racines intellectuelles de ce silence permet tout à la fois de replacer avec humilité une théorie civiliste, aussi célèbre fût-elle en droit privé, dans l’univers plus large du droit, et de poursuivre une meilleure compréhension des intuitions, des inventions, des idéologies, des raisonnements ou des préjugés avec lesquels la doctrine publiciste française a pensé le droit administratif. À travers cette tentative d’explication du silence publiciste à l’égard de la théorie de l’autonomie de la volonté, en suivant une littérature juridique qui s’est ici déclinée en trois temps, c’est à une nouvelle introspection de la doctrine administrativiste française que l’on voudrait procéder, en vue d'y glaner peut-être de nouvelles confirmations ou quelques enseignements encore méconnus.
Le temps des anciens
Mentionnons d’abord que ce temps des anciens correspond, pour faire simple, au XIXe siècle : contrairement à une chronologie qui se fonde sur une vision contentieuse de l’histoire du droit administratif et retient la césure provoquée par l’illustre arrêt Blanco de 1873, il nous semble que, sur le fond du droit, il y a moins de différences entre ce qu’était le droit administratif sous le Second Empire et ce qu’il fut dans les premières années de la Troisième République qu’entre ce qu’il fut au XIXe siècle et ce qu’il sera au XXe. Si l’on retient cette première période, qui fut celle où tant le Conseil d’État que les premiers auteurs (Gérando, Macarel, Cormenin, Foucart, Dufour, Batbie, Aucoc, Laferrière, etc.) tentèrent de jeter les bases d’une science du droit administratif, il faut alors se rendre à l’évidence : l’autonomie de la volonté fut une idée totalement ignorée. Mais il n’y a à cela ni mystère ni ingratitude des publicistes à l’égard du droit commun. Le silence tient au moins à deux raisons.
La première est liée à l’autonomie de la volonté elle-même. Pour qu’une construction intellectuelle issue d’une discipline juridique, aussi dominante soit-elle, s’immisce au cœur même d’une jeune discipline balbutiante, encore faut-il que celle-là ait réellement consacré la prétendue construction juridique ; à défaut, l’influence est inconcevable et la réception impossible. Or, la doctrine civiliste est aujourd’hui assez unanime pour avouer que la théorie de l’autonomie de la volonté, telle que formulée par Emmanuel Gounot au début du XXe siècle, n’a jamais correspondu à l’état du Code civil et du droit français au XIXe siècle, et que c’est pour mieux la critiquer que Gounot l’avait idéalisée. Les civilistes incitent ainsi tous les juristes à relire le fameux article 1134 du Code civil qui proclame bien que les « conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites », d’autant que le mot loi n’aurait pas eu dans cet article le sens contemporain qu’on lui prête. Carbonnier, citant Toullier, rappelait que pour les hommes du XIXe siècle, « dans le contrat, toute obligation vient de la loi par le moyen de la volonté de l’homme ». Mais le mieux n’est-il pas de citer Portalis lui-même :
« Des jurisconsultes ont poussé le délire jusqu’à croire que des particuliers pouvaient traiter entre eux comme s’ils vivaient dans ce qu’il appellent l’état de nature, et consentir tel contrat qui peut convenir à leurs intérêts, comme s’ils n’étaient gênés par aucune loi. […]. Toutes ces dangereuses doctrines, fondées sur des subtilités, et éversives des maximes fondamentales, doivent disparaître devant la sainteté des lois ».
Si les administrativistes du XIXe siècle sont restés assez hermétiques à l’influence de leurs homologues civilistes, c’est peut-être, d’abord et tout simplement, parce qu’ils ne trouvaient dans le droit privé aucune glorification particulière de l’autonomie de la volonté.
Mais il est une seconde raison au silence publiciste, et elle est pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du droit administratif une information de premier ordre : si l’autonomie de la volonté fut alors négligée, c’est que le contrat administratif ne fut jamais pensé comme un acte de volonté.
En dépit d’études historiques tout à fait passionnantes sur l’histoire des marchés publics, on doit au professeur Yves Gaudemet d’avoir récemment rappelé que, si l’on veut bien prendre un peu de recul, saisir l’histoire sur sa longue durée et accepter de ne pas regarder le passé avec nos yeux du présent, la pratique contractuelle des collectivités publiques au fil des siècles révèle un enseignement trop souvent occulté : « le contrat administratif n’est pas né contrat ». C’est un fait que, par ses origines médiévales, le contrat public dérive de la corvée pour les travaux et de la réquisition pour les fournitures ; il est vrai que, par ses origines monarchiques, il paraît un ersatz de règlementation et de procédure unilatérale destinée pour l’Administration à s’obtenir le concours de partenaires privés. Aussi bien est-il fort probable que, dans l’esprit du publiciste pourtant formé aux disciplines traditionnelles du droit romain et du Code Napoléon, comme dans l’image que s’en faisait le fonctionnaire du ministère des armées ou le conseiller de préfecture du Second empire, le contrat ne devait guère être aperçu derrière le marché, l’accord de volontés guère entrevu derrière l’acte de soumission. Pour tous, le contrat public n’était pas né comme un acte abstrait et intellectuel, comme le lieu d’une théorie générale qui eût défini par avance et pour l’éternité les sujets de droit et les effets de l’acte en cause. Pour le juriste publiciste de la Monarchie de Juillet ou de la Troisième République, le contrat public n’était pas ce lien de droit générateur d’obligations, ce lieu d’obligations souscrites, résultant d’un accord de volontés et faisant la loi des parties ; c’était, plus prosaïquement, une pratique de puissance publique permettant le pavage d’une rue ou la fourniture de vivres aux hommes et chevaux des armées. Le marché, a fortiori la concession, ces deux grands contrats publics du XIXe siècle, étaient tout à la fois des règlementations et des procédures : des règlementations unilatérales fixant le cadre d’une opération administrative particulière (construire un pont, exploiter un péage) et les obligations de ceux qui y apporteraient leur concours ; des procédures, autrement dit un processus décisionnel, une succession de décisions formelles et écrites, qui permettaient aux collectivités publiques de choisir leur partenaire, à l’image du procédé de sélection alors en vogue qu’était l’adjudication. Certes, au terme de ce processus décisionnel, il fallait l’acceptation du collaborateur choisi : la nécessité d’un accord de volontés n’était pas contestable. Mais, outre qu’il a toujours existé en droit administratif des actes unilatéraux nécessitant l’acceptation d’un administré (cas exemplaire de l’acceptation du fonctionnaire à sa nomination), parler d’accord de volontés ne sous-entendait pas de références idéologiques à l’autonomie de la volonté. Dans l’esprit de tous, le marché ou la concession restait bien ce processus d’attribution d’une mission administrative à un collaborateur de l’Administration, qui proposait une offre, se trouvait engagé par cette offre, mais restait à la merci d’une acceptation puis d’une approbation, et ne discutait en rien le contenu d’obligations unilatéralement déterminées dans un cahier des charges.
De cette conception, notre droit moderne en conserve d’ailleurs quelques stigmates : ce cocontractant qu’on appelle « titulaire du marché », comme si on attribuait des droits à l’entrepreneur, au fournisseur, au concessionnaire, au fermier, comme dans une autorisation unilatérale ; cette habitude de langage conservée dans les tables du Recueil Lebon de parler de « marchés et contrats », comme si les marchés n’étaient pas des contrats ; ce régime des contrats publics qui relève du champ du pouvoir règlementaire, comme s’il ne relevait pas de l’article 34 de la Constitution et de ses principes fondamentaux relatifs aux « obligations civiles et commerciales ». Il ne faut jamais perdre de vue que, tout au long du XIXe siècle, parfois même encore au début du XXe, le marché de fournitures non passé dans les formes et formalités prescrites par les textes n’était pas considéré comme un marché, et rejeté dans le non-droit : c’était bien la procédure qui faisait l’acte. C’est ce passé qui explique, encore aujourd’hui, que le contrat ne naît juridiquement que de la signature de l’acte d’engagement par la collectivité publique ; en d’autres termes, le choix de retenir l’offre d’une entreprise soumissionnaire ne crée pas le contrat, en dépit du fait que ce candidat est, lui, juridiquement engagé par son offre, ce qui constitue un cas original d’engagement privé unilatéral nous rappelant à quel point le contrat public est et demeure un mécanisme par lequel l’Administration s’obtient l’adhésion de candidats consentants. Ni pur acte unilatéral, comme l’eût été une corvée ou une réquisition, ni pleinement contrat, entendu comme accord intersubjectif de volontés destiné à produire des effets de droit, le contrat public tire de son passé une nature mystérieusement hybride. Encore très près du XIXe siècle, Maurice Hauriou n’avait pas pour rien employé cette fameuse formule prononcée pour l’engagement des fonctionnaires : « une réquisition consentie ».
On ne s’explique pas autrement que l’autonomie de la volonté fut ainsi négligée par la doctrine publiciste ; les présupposés de son savoir, en tout état de cause, y faisaient obstacle. Rappelons d’abord, qu’à de très rares exceptions, il n’existe pas au XIXe siècle une littérature juridique spécifiquement consacrée au régime des contrats publics. Par ailleurs, la doctrine de ce temps-là oscille principalement entre deux mouvements.
La grande majorité des auteurs reste fidèle à une approche matérielle du droit administratif, où l’activité administrative est appréhendée par matière, selon une méthode descriptive, dans le cadre de vastes traités à connotation encyclopédique. Il en résulte que le contrat public n’est jamais étudié pour lui-même, pour sa nature de contrat, mais comme mode d’action de l’Administration. Il en découle une étude totalement éparpillée, où la description de la caution de l’adjudicataire a autant, sinon plus, d’importance que le mécanisme juridique par lequel se forme l’accord des volontés : dispersé dans son étude, le contrat public est ignoré dans son essence. Gérando, par exemple, traitait des conventions et marchés dans un titre consacré au « dépenses publiques » ; bien plus tard, Aucoc, pourtant précurseur sur bien des points, continuera de présenter les règles générales applicables aux marchés de travaux publics dans une partie relative à « la gestion des finances publiques ». Entre temps, l’usage sera de traiter des contrats à l’occasion des activités administratives où il en était fait usage. L’exemple de Théophile Ducrocq est instructif : les marchés de travaux publics sont décrits dans le cadre de l’exposé du régime des travaux publics, lequel est abordé à l’occasion de la compétence des conseils de préfecture ; les concessions de travaux publics sont présentées lors de l’étude des chemins de fer, les marchés de fournitures à l’occasion de l’étude des dépendances du domaine public militaire, etc. L’attitude des administrativistes français du XIXe siècle est d’autant plus intéressante qu’ils n’hésitent pas parfois, tel Foucart ou Aucoc, à exposer à l’attention de leur auditoire la théorie civiliste des obligations, et à relater volontiers la définition du contrat, son consensualisme, sa force obligatoire, sa théorie du consentement. Mais cette évocation du droit civil ne prélude pas même à un exercice de comparaison : simplement destiné à situer la jeune science du droit administratif dans l’ensemble plus vaste du droit français, ce rappel de droit civil poursuit une fonction purement ornementale. De ce point de vue, l’exemple le plus instructif est celui de Rodolphe Dareste, pourtant célèbre pour avoir voulu couler le droit administratif dans le moule du Code civil : son chapitre sur le louage ne devient, en définitive, qu’une description comme les autres du régime des travaux publics. Enfin, on retrouve en doctrine la même importance attribuée au processus de passation. Le contrat est si peu pensé comme un acte de volonté que le vocabulaire des juristes en témoigne à lui seul : comme chez Cotelle, il n’est pas rare que le mot « adjudication » soit employé comme synonyme de « contrat » ; que l’on ait préféré parler « d’adjudication de travaux publics » plutôt que de « marché de travaux publics » en dit suffisamment long sur une période où l’on croyait fermement que le contrat public se résumait à la procédure d’élaboration de l’acte de puissance publique par lequel étaient attribués le marché et son cahier des charges.
À l’image d’Édouard Laferrière, la doctrine du XIXe siècle s’est également préoccupée d’une toute autre question : celle de la répartition des compétences juridictionnelles. On sait tout ce que l’on doit au grand légiste républicain en matière de clarification de la compétence de la juridiction administrative. En l’espèce, se fondant sur la distinction entre les actes d’autorité et de gestion, il a légué pour la postérité des formules toujours en usage, séparant les contrats administratifs par détermination de la loi (marchés de travaux publics, marchés de fournitures, baux d’eaux minérales, etc.) de ceux dont le caractère administratif découle d’une qualification jurisprudentielle (concessions par exemple). Admirable classification qui permit d’accueillir au fil des décennies tous les nouveaux cas de qualification législative (par exemple le décret-loi du 17 juin 1938 sur les contrats d’occupation du domaine public) et toute l’évolution des critères jurisprudentiels (clause exorbitante, critère organique, critère du service public). Mais, on s’en doute, dans cette sensibilité doctrinale où l’expression « contrat administratif » désigne, non un contrat d’une nature particulière, mais la juridiction compétente pour en connaître, la question du fondement volontariste du contrat fut totalement ignorée. Sans doute plus globalement la vision contentieuse du droit administratif a-t-elle, ici comme dans d’autres domaines, éloigné la doctrine administrativiste des réflexions plus théoriques sur l’essence et la nature des contrats de la puissance publique.
Le temps des modernes
On serait en droit de s’attendre à un tout autre diagnostic pour décrire la situation de la pensée administrativiste française pendant les trente premières années du XXe siècle, généralement considérées comme « l’âge d’or » du droit administratif, tant en jurisprudence qu’en doctrine. Mais de nouveau, il n’en est rien.
Deux principaux facteurs auraient dû pourtant favoriser le développement d’une théorie de l’autonomie de la volonté en droit administratif : le droit privé et la doctrine allemande. Que la doctrine publiciste française soit restée silencieuse en dit long sur les préoccupations scientifiques qui prédéterminaient en ce temps-là son travail de fabrication d’une science du droit public enfin digne de ce nom.
Les publicistes français du XXe siècle ont toujours reconnu leur dette envers le droit privé. C’est un lieu commun de la littérature juridique, chez Hauriou comme chez Larnaude, Jèze, Bonnard ou Latournerie, d’avouer qu’au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, la jeune science du droit public s’appuya sur la béquille du droit privé pour prendre son propre essor : l’imitation du droit privé était un passage obligé pour prouver aux esprits étroits de la tradition romaniste et civiliste que le droit public avait aussi une substance pleinement juridique. Fort de deux mille ans d’histoire, parvenu à un haut degré de perfection et de sophistication, pourvu de notions et de raisonnements juridiques solidement établis, le droit privé était doté d’une antériorité historique et d’une supériorité technique ; pour accéder à la maturité, pour se dégager de la science politique, de l’histoire ou de la description règlementaire, il parut tout naturel à la doctrine publiciste de s’inspirer du droit privé, quitte à s’en détacher par la suite, ou même à renier de telles origines, quoiqu’un tel reniement fut toujours discret tant la doctrine publiciste, même la plus farouchement attachée à l’autonomisation du droit administratif, n’était pas dupe de ce que la référence au droit privé participait d’une subtile stratégie d’affirmation de sa juridicité. Mandat, tutelle, responsabilité du fait des choses ou d’autrui, obligation : les exemples ne manquent pas pour illustrer cette tentation de l’analogie. Or, de telles racines privatistes auraient dû s’imposer tout naturellement là où le droit administratif partageait avec le droit civil des préoccupations théoriques et des litiges communs, là où l’Administration apparaissait comme créancier, comme débiteur, comme propriétaire, – comme contractant. De l’autonomie de la volonté, pourtant, il ne fut jamais question. Le silence de la doctrine est d’autant plus éloquent que le juge administratif n’hésita pas à la même époque à réaliser quelques emprunts intéressés à la théorie générale des obligations. Certes, de tels emprunts furent limités et purement instrumentaux, destinés à combler quelques lacunes techniques : là où le juge administratif était saisi de contrats atypiques et exotiques, il lui fallait bien résoudre les litiges dont il était saisi en dehors des cadres nettement tracés par les régimes des marchés ou des concessions. On ne s’explique pas autrement que le Conseil d’État ait visé l’article 1134 du Code civil à propos d’un propriétaire voisin d’un champ de tir militaire ou ait mobilisé la théorie des vices du consentement, de l’erreur et du dol à propos d’un contrat d’engagement militaire, de l’achat d’un étalon pour ses qualités de reproducteur ou d’un contrat d’achat de blés américains. Le commissaire du gouvernement Corneille avait bien résumé le but poursuivi par la juridiction administrative, loin de tout présupposé théorique ou de toute intention idéologique : contraint de ramener un contrat atypique à son épure, il écrivait, à propos de l’engagement dans l’armée, qu’il est vrai de dire que, « tout au début des rapports entre l’homme et l’État, il existe un accord de volontés réciproque. Et c’est à raison de cette circonstance que, dans l’affaire Péchin déjà citée, nous avons estimé que l’on pouvait appliquer à cet accord primordial la théorie du droit commun des vices du consentement ». Par ailleurs, en matière d’interprétation du contrat, le juge administratif choisit à cette époque d’adopter une méthode fondée sur la recherche de la « commune intention des parties ». On le voit, la jurisprudence aurait pu offrir des matériaux disponibles pour construire une théorie de l’autonomie de la volonté, même largement « sécularisée » par rapport à la tradition individualiste et libérale du droit civil : la doctrine les délaissa pourtant, les rangeant au rang des curiosités de la jurisprudence administrative.
L’autre grand facteur qui eût dû exercer une puissante influence sur les penseurs administrativistes français est la doctrine allemande, alors si en vogue pour la construction d’une science française du droit public enfin adulte. La pensée allemande, si conceptuelle dans son approche du droit, apportait avec elle ce qui manquait à un droit français plus platement exégétique : un moyen pour le juriste de se représenter mentalement l’acte administratif. De l’acte juridique, la jurisprudence administrative ne pouvait rien en dire sur un plan intellectuel, puisqu’elle secrétait, au pire un amas confus de solutions de circonstances, au mieux quelques distinctions à visée purement opératoire impuissantes à renseigner sur la nature même d’un acte (acte d’autorité/acte de gestion, acte contentieux/ acte de pure administration). Tout à l’opposé, sur le modèle des Gerber ou des Laband, la théorie juridique allemande apportait avec elle deux concepts féconds : la volonté et la personnalité. Un miracle doctrinal naissait : les publicistes français allaient enfin pouvoir unifier et simplifier l’acte d’administration autour d’une définition conceptuelle (un acte de volonté) imputable à une entité collective et impersonnelle, distincte de la personnalité des autorités et agents administratifs qui la composent (la personne morale de droit public). Mieux même : outre qu'elles permettaient de penser l’acte administratif, la volonté et la personnalité assouvissaient des questionnements pratiques, telle la patrimonialisation des biens publics ou l’imputation de dommages-intérêts sur des patrimoines administratifs ; elles offraient des explications enfin rationnelles et de solides supports au développement de la propriété publique ou du droit de la responsabilité administrative. On songe naturellement à Maurice Hauriou qui, dès les années 1890, bâtit sa vision subjective du droit administratif dont il ne se départira pas : c’est ce régime juridique qui conçoit la puissance publique comme l’exercice de droits par d’authentiques personnes morales au moyen de décisions administratives, manifestations de leur volonté ; avec cette présentation si simple, Hauriou réussissait le coup de force d’offrir aux penseurs un moyen de conceptualiser l’acte d’administration tout en satisfaisant la nécessité pratique d’unifier l’application du droit administratif et la compétence du juge administratif autour de la personnalité publique et des manifestations de sa volonté. C’est encore le ralliement plus ou moins profond d’Hauriou, de Léon Michoud ou de Félix Moreau à la théorie de l’organe qui explique le succès d’une vision volontariste : la volonté demeure à la base de tout acte ; elle est exclue des entités collectives, qui ne peuvent avoir de volonté intellectuelle et psychologique propre ; elle justifie que le juriste s’interroge sur le moyen de rattacher à un être moral impersonnel la volonté agissante de ses organes. Mais on doit aussi mentionner Duguit : en dépit d’un puissant objectivisme, fermement attaché au désir d’évacuer de la science du droit toute vision métaphysique, le doyen de Bordeaux n’en fut pas moins fidèle à la définition de l’acte administratif comme acte de volonté. Pour Duguit, l’objectivisme méthodologique a pour mission de favoriser l’identification du droit à partir de la masse des consciences individuelles ; mais féru de psychologisme, s’intéressant aux consciences, à leurs objets, leurs motifs impulsifs et leurs buts, isolant les trois phases de la pensée en action (conception, délibération, décision), Duguit ne chasse nullement la volition de son système, où il définit l’acte juridique comme l’acte de volonté intervenant avec l’intention qu’il se produise une modification dans l’ordonnancement juridique ; la volonté individuelle ne peut certes créer que des situations subjectives conformément au droit objectif, mais elle existe bel et bien, et lorsqu’il y a acte juridique, c’est parce le droit objectif rattache l’effet de droit ou l’ouverture d’une voie de droit à l’expression d’une volonté ; quant à sa classification des actes juridiques, elle reposera bien sur l’opposition entre les manifestations unilatérales et plurilatérales de volonté, au sein de laquelle le contrat sera défini comme un accord intersubjectif de volontés.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, il y eut donc un moment potentiellement favorable pour une pénétration de la théorie de l’autonomie de la volonté, alors si en vogue chez les privatistes au point de revêtir à cette époque-là ses vêtements de mythe. Tout, en droit administratif, eût pu être favorable : n’oublions jamais que, sous l’impulsion des grands maîtres du droit public, c’est toute la théorie de l’État qui fut alors en pleine expansion ; la vision volontariste aurait pu ainsi bénéficier également du renouveau de la doctrine constitutionnaliste désirant rompre avec le mythe d’une souveraineté nationale et d’une loi, expression exclusive de la volonté générale, et souhaitant promouvoir une vue renouvelée de la fonction exécutive qui n’était plus cette action mécanique, automate, a-volontaire et servile que les révolutionnaires de 1789 avaient voulu ériger comme vérité universelle. Et pourtant : l’autonomie de la volonté continua d’être absente des écrits des grands penseurs du droit administratif du début du XXe siècle. Plusieurs considérations expliquent ce silence.
De manière générale, tout, en droit administratif français, fut fait pour brider toute idée trop subjectiviste et psychologique : la tradition objectiviste l’a toujours emporté. Ce triomphe permanent s’explique d’abord par le fait que, au moment de prendre sa physionomie moderne, le droit administratif s’est structuré grâce au contentieux administratif. Or, l’avènement d’une justice déléguée sous la IIIe République conduisait irrémédiablement le juge administratif à rattacher à l’administration active, et non à la juridiction administrative, tout ce qui pouvait ressortir de l’ordre du volontarisme et de l’action psychologique, tandis que le développement sans précédent du recours pour excès de pouvoir poussait à abandonner toute vision subjectiviste de l’acte juridique qui avait tant marqué la distinction entre les actes administratifs contentieux et les actes de pure administration. Dans ce nouveau symbole contentieux de la justice administrative à la française, le juge ne pouvait être que juge de la légalité, et non juge des faits ou des intentions. La préoccupation de jeter les bases d’un droit administratif enfin autonome par rapport au droit privé conduisait également à forcer le trait des oppositions. Désormais, tout opposerait naturellement le droit privé au droit administratif : à la personnalité principalement physique des personnes privées, il faudrait opposer la personnalité exclusivement morale des collectivités publiques ; à la capacité des personnes privées, il faudrait opposer la compétence des autorités administratives ; au mandat du droit privé, il faudrait opposer la théorie de l’organe ; au contrat, emblème des relations privées libres, égales et intersubjectives, il faudrait opposer l’acte unilatéral et objectif comme symbole des modes d’action de l’Administration, s’immisçant même au cœur de ses pratiques contractuelles.
Le système de pensée des auteurs, les édifices spéculatifs dans lesquels ils se sont intellectuellement épanouis, sinon enfermés, n’en ont pas eu moins d’influence. L’institutionnalisme d’Hauriou le conduira à amender profondément sa vision prétendument subjectiviste du droit administratif, le fondement du droit se fixant désormais dans les idées objectives auxquelles tout est subordonné, y compris les volontés agissantes des sujets de droit. Les concepts de personnalité morale et de personnalité publique, à la diffusion desquels Hauriou a tant œuvré, portaient en eux un effet pervers : ils permettaient certes de définir l’acte administratif comme la manifestation de volonté d’une personne publique ; mais, d’un autre côté, ils ruinaient l’idée d’autonomie de la volonté, tant l’activité juridique des collectivités publiques impliquait d’objectiver cette volonté. Comment croire que l’acte d’une entité collectivité impersonnelle pouvait venir de l’énergie créatrice de sa volonté ? Sous l’influence de Jhering et Saleilles, Michoud, pour bâtir son système de la personnalité morale, se ralliera à la définition du droit subjectif comme intérêt juridiquement protégé et non comme pouvoir de volonté ; pour mieux lutter contre les théories fantaisistes de l’analogie biologique ou de l’anthropomorphisme, pour contrer ceux qui prétendaient que les personnes morales avaient une réelle volonté psychologique comme elles avaient une âme et un sexe, Léon Michoud, catholique conservateur, attaché au volontarisme et au droit subjectif, en viendra pourtant à écrire que le fondement du droit ne se trouve pas dans la volonté. Il rejoint ainsi la pensée des juristes objectivistes : que Duguit, Jèze et Bonnard aient admis que l’acte juridique était une expression de volonté n’a jamais fait d’eux des partisans de l’autonomie de la volonté. Tout au contraire, comme pour la personnalité, le pouvoir, la souveraineté ou le droit subjectif, l’école objectiviste de Bordeaux pense que l’autonomie de la volonté est une pure abstraction de juristes métaphysiciens, et qu’elle doit être chassée d’une science du droit régénérée, réaliste et objective ; Bonnard disait de son maître que la science du droit lui devait la négation du volontarisme dans le droit et de la souveraineté dans l’État. De tels auteurs affirment d’abord que la volonté n’est pas l’énergie créatrice de l’effet de droit, mais n’est que la condition de sa réalisation effective, le mécanisme de déclenchement de l’application de la règle de droit ; un effet de droit n’est jamais le fruit immédiat de la volonté, mais le produit dérivé d’une habilitation du droit positif. Mais leur objectivisme est tel qu’ils vont plus loin, à l’image de Bonnard jetant au début des années 1920 les jalons d’une « théorie de la non-autonomie de la volonté », où les effets de droit s’expliquent uniquement dans la conformité d’une manifestation de volonté au but imposé et prédéterminé par une règle du droit objectif. Comme on l’a fort bien écrit, l’autonomie de la volonté n’est pas seulement rejetée parce qu’elle apparaît techniquement inappropriée pour expliquer l’édiction de processus décisionnels complexes par des êtres collectifs agissant au nom d’intérêts supérieurs qui les dépassent ; c’est surtout parce que, au « moment 1900 », « la doctrine administrative pense la volonté au moment où l’homme est rétabli dans sa solidarité. Au crédo « toute loi est en soi un mal » et chaque individu est arbitre souverain, succèdent l’exaltation des besoins sociaux et le désir d’encadrer la volonté ».
Ces facteurs globaux ont incontestablement pesé sur l’appréhension de l’activité contractuelle des personnes publiques. Le meilleur exemple est celui de Duguit. Chez lui, l’autonomie de la volonté ne pouvait être que rejetée. L’admettre, c’eût été considérer que l’État était un contractant souverainement libre. Or, le problème n’était pas seulement de constater que le juriste eût été alors dans l’incapacité de comprendre comment l’acte contractuel fut juridiquement envisageable dès lors que la volonté souveraine de l’État s’imposait nécessairement sur celle de son contractant privé, rendant illusoire toute idée de rencontre des volontés. La difficulté était ailleurs, et elle était plus profonde : si la puissance publique contractait, sa volonté se trouvait subordonnée à celle d’une personne privée ; aussi cesserait-elle d’être souveraine, puisque le propre de la souveraineté est de n’être subordonnée à aucune autre volonté. Or, affirmait Duguit, c’est un fait que les collectivités publiques contractent, exécutent et respectent leurs engagements. Pour lui, c’était donc la preuve que la souveraineté était une idée fausse : si l’État contracte, il n’est pas souverain ; puisqu’il contracte, c’est qu’il n’est pas souverain.
D’autres considérations propres au droit des contrats administratifs ont sans doute également pesé. Dans ce « temps des cathédrales » du droit administratif, l’attention fut surtout portée sur le pouvoir de décision unilatérale, le privilège du préalable, l’exécution forcée, le recours pour excès de pouvoir. Dès qu’elle aborde la matière contractuelle, la doctrine administrative peine à se départir de ses anciennes habitudes : elle continue, comme ses prédécesseurs, de voir dans le contrat le fruit d’une opération foncièrement unilatérale par laquelle l’Administration attribue un marché comme on attribue une autorisation unilatérale, et sur laquelle vient simplement se greffer l’acceptation du soumissionnaire. Ce poids des habitudes est accentué par l’évolution foisonnante de la jurisprudence du Conseil d’État : portant principalement sur les concessions de service public relatives aux grandes industries de réseaux (l’énergie, le transport), les litiges reflètent des solutions où prime un régime largement exorbitant de la théorie générale du Code civil, car entièrement tourné vers la nécessité d’assurer la continuité du service public, fût-il géré au moyen d’un acte à l’écorce contractuelle. Actes unilatéraux détachables du contrat, impérialisme du cahier des charges rédigé et imposé unilatéralement par la collectivité publique, sujétions imprévues, clauses règlementaires créant des droits et obligations au profit des usagers-tiers au contrat, pouvoir de contrôle, pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale dans l’intérêt général et indépendamment des stipulations contractuelles, théorie du fait du prince et admission de la théorie de l’imprévision : tout, dans la jurisprudence administrative, témoigne alors de ce que le Conseil d’État est en train de bâtir un régime qui se superpose aux prévisions contractuelles des parties dans l’intérêt du service public et de ses usagers. On comprend que, dans un tel contexte, il eût été difficile, même pour l’administrativiste de bonne volonté, de soutenir que le contrat public était le fruit du consentement de deux sujets, libres et souverains d’avoir déterminé, par eux-mêmes, le contenu et la force obligatoire de la convention les liant, ou encore qu’il était une forteresse imprenable par les tiers et inattaquable par les juges.
De ce point de vue, Hauriou offre un exemple instructif, lui qui fut sans doute, par goût, formation et tradition, le plus ouvert à la pénétration du droit privé. Dans le Précis du doyen de Toulouse, le régime des contrats administratifs ne fait toujours pas l’objet d’une étude distincte et séparée : le marché de travaux publics, opération de puissance publique, continue d’être traité au titre du régime des travaux publics, lui-même présenté au titre du régime de la réquisition des choses immobilières, tandis que le marché de fournitures est étudié dans un chapitre relatif à la réquisition des choses mobilières ; quant à la concession de service public, sans surprise, elle est présentée comme un procédé de gestion du service public, et plus précisément comme une « opération » dans laquelle se combinent un élément primordial (le statut règlementaire) et un élément subordonné (la signature d’un accord entre le concédant et le concessionnaire). Encore plus exemplaire est l’article que Maurice Hauriou écrivit en collaboration avec Guillaume de Bézin dans la Revue trimestrielle de droit civil en 1903. Consacré à la « déclaration de volonté en droit administratif », cet article tente de montrer que le droit administratif reçoit pleinement cette nouvelle vision de la volonté juridique développée en droit allemand et popularisée chez nous par Raymond Saleilles. Or, cet article est d’abord une pièce supplémentaire à verser au procès de l’autonomie de la volonté : Hauriou n’a de cesse de montrer que l’acte administratif est toujours le produit d’une déclaration formalisée, c’est-à-dire d’un processus décisionnel composé d’actes successifs, écrits, formels, minutieusement règlementés ; pour lui, l’acte administratif est le prototype de la déclaration de volonté, puisqu’une décision administrative exécutoire est par définition une déclaration de volonté. Mais si cet article retient l’attention, c’est qu’il est régulièrement ponctué d’exemples tirés de la matière contractuelle. Et Hauriou d’affirmer que le contrat public, avec ses actes de formation (dépôt du cahier des charges, dépôt des soumissions, adjudication, approbation de l’autorité compétente) et d’exécution (ordres de service, décomptes, etc.), est le type même de l’opération administrative à procédure ; « notre droit administratif, écrit-il, en arrive donc à désarticuler le contrat en une série d’actes séparés » ; « que l’autorité administrative liquide une pension de retraite ou qu’elle passe un contrat, comme le marché par adjudication, elle prend sa décision toujours seule, marchant à pas comptés grâce à la procédure analytique de l’acte ». On comprend qu’avec ce genre de raisonnement, la doctrine administrativiste française du début du XXe siècle ne pouvait laisser aucun espace intellectuel à l’autonomie de la volonté.
Le temps des spécialistes
Le constat est trop banal pour que l’on y revienne : en droit administratif, comme dans toutes les branches du droit, la science du droit se spécialise et se morcelle. Le droit des contrats administratifs n’y a pas échappé, loin s’en faut : il est devenu l’un des rameaux les plus sophistiqués et les plus techniques de ce tronc commun que continue de constituer la théorie générale du droit administratif. On eût pu croire qu’une doctrine spécialisée en ce domaine accordât toute son importance à l’autonomie de la volonté. Quelles que soient les sensibilités, il n’en fut rien et il n’en est toujours rien.
L’autonomie de la volonté, tout d’abord, n’a guère retenu l’attention des fondateurs de la discipline, tout occupés qu’ils étaient à asseoir l’autonomie de cette nouvelle branche spécialisée du droit administratif. Le diagnostic est commun à tous les fondateurs, quelle que soit leur conception de l’autonomie du droit des contrats administratifs.
Les cas de Gaston Jèze et d’André de Laubadère sont instructifs. Tous deux n’ont jamais été des partisans excessifs d’une autonomie radicale du droit des contrats administratifs par rapport au droit privé ; mais ils y ont nécessairement apporté leur pierre. Il ne pouvait en aller autrement : il fallait bien enraciner cette nouvelle matière par rapport au droit privé, quitte à forcer le trait. Gaston Jèze, fondateur de la discipline à travers les trois derniers tomes de ses monumentaux Principes généraux du droit administratif, incarne la figure charnière entre le temps des modernes et celui des spécialistes. Comme les modernes dont il est l’une des figures les plus prestigieuses, comme Duguit dont il est scientifiquement proche, Jèze n’échappera pas, au titre des considérations générales, à une définition de l’acte juridique comme acte de volonté. Mais dès qu’il aborde la systématisation du droit des contrats administratifs, la réflexion volontariste est vite occultée, et ce pour deux raisons. D’une part, l’unité de son apport au droit contractuel tourne autour de l’idée, fort judicieuse, que la spécificité du contrat administratif est fondée, non sur la nature de l’acte, mais sur son but : assurer le fonctionnement du service public. D’autre part, Jèze cherche avant tout à faire la théorie de la jurisprudence, à restituer au lecteur les questionnements propres au droit public, à rester fidèle au matériau contentieux. Les analogies avec le droit privé (vices du consentement, objet, cause) sont vite reléguées en introduction, pour mieux pouvoir exposer ce qui est propre à la théorie générale des contrats administratifs : l’ampleur des prérogatives administratives pesant sur la conclusion, l’exécution et l’extinction des contrats administratifs. Compétence pour conclure, régime de l’adjudication, cahier des charges, modification unilatérale, pénalités contractuelles, résiliation unilatérale, imprévision : autant de thèmes structurant et guidant l’inédite présentation du droit des contrats administratifs que Gaston Jèze faisait pour la première fois à l’orée des années 30.
On retrouve chez André de Laubadère les mêmes préoccupations doctrinales. Auteur dans la seconde moitié du XXe siècle d’un Traité qui continue de faire autorité, sensible comme Jèze à l’idée qu’un contrat administratif est avant tout un contrat, bon connaisseur de la théorie civiliste des obligations, modéré dans son approche de la spécialité du droit des contrats administratifs, André de Laubadère n’en est pas moins conduit à structurer sa présentation autour des problématiques propres à l’activité contractuelle des collectivités publiques : habilitations préalables à la conclusion, règles de compétence et d’approbation, procédures de passation, importance du cahier des charges, équilibre financier, finalité de service public, fait du prince, imprévision, etc. Que ce soit chez Jèze ou Laubadère, il n’existe aucune hostilité de principe à l’égard des bases qu’offre le Code civil ; il n’y a simplement pas de place, toujours pas d’espace intellectuel, pour une réception de l’autonomie de la volonté.
Le rejet sera beaucoup plus radical chez un jurisconsulte comme Georges Péquignot, auteur d’une thèse demeurée célèbre sur la théorie générale du contrat administratif. Impressionné par le phénomène des clauses règlementaires, par le poids des cahiers des charges et des conventions-types imposés aux contractants de l’Administration, par les pouvoirs exorbitants de la puissance publique, Péquignot estimait impossible de voir dans le contrat administratif un accord de volontés libres et égales, producteur de relations intersubjectives. Il y voyait plutôt la manifestation d’une volonté unique capable d’obliger ceux qui consentent à se placer sous son empire. Il en déduisit une nature singulière analogue à l’acte unilatéral, et le souhait d’une ouverture du recours pour excès de pouvoir contre le contrat lui-même. Chez Péquignot, l’autonomie du droit administratif passait donc par l’éradication de l’autonomie de la volonté. Pour mieux asseoir sa théorie, il associa l’autonomie de la volonté aux seuls contrats privés. Surexploitant la thèse de Gounod, présentant une vision mythique du contrat privé, ne voulant voir en droit privé, ni les contrats d’adhésion, ni les clauses pré-rédigées, ni l’élargissement de l’ordre public contractuel, ni les rapports d’inégalité dans le contrat d’assurance ou de consommation, ni la résiliation unilatérale du bail ou du contrat de travail, ni la « publicisation » du contrat privé, ni les contrats forcés et légaux, tout ce dont les Ripert et Josserand s’émouvaient déjà au temps où il écrivait, Péquignot a volontairement forcé le trait. Dans sa construction intellectuelle, il ne pouvait donc y avoir aucune place pour l’autonomie de la volonté, puisque celle-ci était irréductiblement liée au contrat privé et totalement étrangère au contrat public : le premier était fondé sur l’autonomie de la volonté et l’égalité contractuelle ; le second s’articulait autour du service public et tenait plus de l’acte unilatéral que du contrat.
Aujourd’hui, le balancier est parti très nettement en sens opposé. Pour autant, l’autonomie de la volonté demeure absente du discours de la doctrine publiciste moderne. Il aurait pu en aller autrement. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, sous l’impulsion d’auteurs comme Francis-Paul Bénoit ou Roland Drago, des études décisives sont venues traduire un changement de posture doctrinale, qu’il s’agisse de nier l’exorbitance des pouvoirs de l’Administration ou de dénoncer le prisme réducteur de la concession de service public et d’appeler de ses vœux la doctrine à ne plus « étouffer » l’âme contractuelle de tout contrat, y compris du contrat administratif. Depuis lors, la doctrine n’a de cesse de plaider pour l’unité de la technique contractuelle, par-delà l’absurde césure académique entre le droit privé et le droit public. Telle fut l’ambition de la thèse pionnière de François Llorens, entamant un travail de comparaison entre le contrat d’entreprise du droit privé et le marché de travaux publics. Par-delà ce travail technique purement comparatif, l’auteur ne cacha pas l’ambition intellectuelle de sa démarche, devant aboutir in fine à faire douter de nouveau de la pertinence de la dualité de juridictions : « Débarrassée du dogme paralysant de l’autonomie du droit administratif, la comparaison entre contrat d’entreprise et marché de travaux publics y gagne en intérêt. Elle prend même des allures de nécessité ». Depuis lors, la doctrine « contractualiste » française s’est engagée dans un vaste et minutieux travail de rapprochement des régimes, quitte parfois à forcer les comparaisons.
On pourrait supposer que cette entreprise de démystification de l’autonomie du droit administratif et cette plaidoirie en faveur de l’unité de la technique contractuelle auraient dû favoriser une référence à l’autonomie de volonté. D’autant qu’en jurisprudence, deux phénomènes ont conforté l’intuition doctrinale. D’une part, le juge administratif a poursuivi son travail de transposition des conditions de validité des contrats telles que la doctrine civiliste les a léguées, même si la jurisprudence continue de porter sur des contrats atypiques et marginaux, l’erreur devant beaucoup à un contrat de cautionnement et le dol devant tout à la concession funéraire ; il lui arrive toutefois de dire, de manière plus générale, que l’accord des volontés est au cœur du contrat administratif, de tout contrat administratif, y compris de la rencontre de deux volontés concordantes émises parallèlement par des délibérations de collectivités locales. D’autre part, les juridictions françaises ont reconnu la pleine valeur juridique de la liberté contractuelle, y compris au bénéfice des personnes publiques.
Le silence de la doctrine publiciste contemporaine est dès lors riche en enseignements. Il rejoint d’abord un constat plus général et aujourd’hui assez banal : la doctrine administrativiste délaisse les questionnements théoriques au profit d’une quête effrénée consistant à vouloir suivre au plus près l’actualité juridique, l’empêchant de prendre le temps de la réflexion. L’exemple de la liberté contractuelle est instructif : la doctrine s’est épuisée dans le commentaire des péripéties de la constitutionnalisation de la liberté contractuelle, sans se demander s’il était possible et opportun de reconnaître une liberté contractuelle aux personnes publiques. Surtout, l’unité du droit contractuel est arrivée trop tard. Au moment où la doctrine publiciste s’est penchée sur les justifications de la force obligatoire du contrat, la doctrine privatiste remettait en cause le dogme de l’autonomie de la volonté et faisait entrer le droit des contrats sinon en crise, du moins en mutation. Soucieuse de rendre compte de l’utilité publique inhérente à tout contrat administratif, de ses effets à l’égard des tiers et des pouvoirs du juge, la doctrine publiciste s’est enchantée de l’apparition d’une nouvelle conception du contrat : elle adhère désormais pleinement à la pensée de Jacques Ghestin, qui a réhabilité en droit privé les critères de la justice et de l’utilité sociale. Désormais, le contrat n’est plus obligatoire parce qu’il a été voulu, mais parce qu’il est juste : tel est le nouveau credo du droit des contrats qui ne peut que séduire une doctrine publiciste en quête d’un fondement unique, sinon même d’un tronc commun, aux contrats de droit privé et aux contrats administratifs. Le concept de volonté n’est point ignoré, mais il est réduit au rôle de critère de distinction entre l’acte unilatéral et le contrat ; sur le modèle du juge, la doctrine n’est pas loin, du reste, de préférer parler de consentement plutôt que d’accord de volontés, comme pour mieux signifier que le concept juridique de contrat administratif doit désormais être soigneusement distingué du dogme philosophique de l’autonomie de la volonté.
Le parcours de l’autonomie de la volonté dans le droit des contrats administratifs est donc l’histoire d’une rencontre manquée : formalisée et idéalisée trop tard, elle n’a pas atteint une doctrine publiciste du XIXe siècle pourtant encore jeune et balbutiante, qui aurait pu être perméable aux influences civilistes ; remise en cause à la fin du XXe siècle, elle est désormais sans influence sur une doctrine contemporaine croyant fermement à l’unité conceptuelle du droit contractuel mais désormais plus séduite par les idées de justice, d’utilité, de bonne foi et d’équilibre des intérêts en présence. Entre temps, la doctrine administrativiste française du XXe siècle, celle de « l’âge d’or » et du « temps des cathédrales », se sera volontairement désintéressée de l’autonomie de la volonté. Ce silence persistant, cette vision constamment objectiviste du droit administratif français relancent alors les interrogations de toujours, que l’on croyait pourtant obsolètes : et si le contrat public n’était pas un vrai contrat ?