Voilà un programme incongru à plus d’un titre. Qui, d’abord, fait encore aujourd’hui l’éloge de la loi ? Certes, légiférer est toujours considéré comme la seule solution à tous les problèmes, mais le sort d’une loi, une fois qu’elle a été promulguée, est bien plutôt d’être critiquée que d’être encensée. Puis, est-ce le rôle d’un magistrat de se faire apologète de la loi ? Ne lui incombe-t-il pas de se contenter de l’appliquer, sans s’autoriser à la juger, et encore moins à la défendre ou à l’encenser ? 

Pour prendre en compte cette deuxième objection et éviter de se placer dans la situation de prononcer une plaidoirie de la défense, ce dont il serait d’ailleurs bien incapable, chacun son métier, l’auteur de ces lignes ne résumera pas une éventuelle « thèse de l’accusation » et ne rappellera pas les critiques qui sont adressées à ce texte. Sans se situer dans un cadre ni académique, ni polémique, il souhaite simplement, en tant que modeste praticien, dire en quoi l’état actuel du droit de la presse lui paraît adapté, sans s’interdire pour autant de relever ce qui gagnerait à être réformé. 

 

Une loi en constante évolution

 

Sans prétendre dresser un panorama historique de l’état du droit avant la loi, de la genèse du texte puis de son évolution, il faut, dans un premier temps, rappeler que ce texte « historique », cette grande loi des débuts glorieux de la Troisième République, n’est pas une institution figée. 

 

Un texte sans cesse modifié

 

La loi de 1881, aujourd’hui, en 2012, se présente à nous comme le législateur l’a fait évoluer au fil du temps. Pour s’en tenir à une période relativement récente, il faut rappeler qu’elle est aujourd’hui ce qu’en ont fait la loi du 1er juillet 1972, dite loi Pleven, qui a créé les infractions spécifiques de diffamation, d’injure et de provocation dites dans une excessive simplification « raciales » (réprimant en fait ces infractions lorsqu’elles sont commises « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »), la loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, qui a créé le délit de négationnisme, la loi du 15 juin 2000, sur la présomption d’innocence, qui protège spécifiquement de l’indiscrétion de la presse les victimes d’infraction, les mineurs ou les personnes en garde à vue ou en détention provisoire, la loi du 30 décembre 2004, qui a créé les diffamations, injures et provocations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, ou encore, de façon sans doute plus périphérique, mais non moins cruciale, la loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources. L’énumération n’est pas exhaustive.

 

Loin d’être immuable, dépassée, figée dans un XIXe siècle révolu, la loi sur la liberté de la presse, comme d’ailleurs tous les grands textes vivants, ne garde guère de ses origines que des bribes, les bilboquets (dans son article 3, auquel le législateur de 2010 a pourtant mis la main, mais une main tremblante, ou simplement distraite...) ou les myriamètres (dans son article 54, qui lui est d’époque). On y reviendra. 

 

Un texte inséparable de la jurisprudence qu’il a suscitée

 

Le législateur n’est pas seul à faire vivre cette loi. Le juge y œuvre aussi avec constance. On lui doit notamment des créations prétoriennes qui ont largement contribué à ancrer dans la casuistique judiciaire la volonté du législateur de 1881 d’instituer pour la presse un régime de liberté. Bien sûr, il serait outrecuidant de prétendre qu’un tel processus serait particulièrement original. On en trouve l’exemple dans tant de domaines du droit. Mais on ne peut pour autant oublier que des piliers du droit de la presse, comme la bonne foi en matière de diffamation, le régime des nullités de l’acte de poursuite et le caractère irrévocable de celui-ci sont de pures constructions jurisprudentielles. La lecture comparée des articles 53 de la loi et 551 du code de procédure pénale est à cet égard très éclairante : « la citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite » (art. 53) ; « la citation énonce le fait poursuivi et vise le texte de loi qui le réprime » (art. 551). Seule la différence de style (on concèdera, en gage d’objectivité, que c’est à l’avantage du code de procédure pénale) permet de dire quel est le texte de droit commun et quel est le texte spécial. Pourtant, quelle différence de régime, quel laxisme de la jurisprudence de droit commun, quelles exigences de la jurisprudence de presse ! 

Cette œuvre jurisprudentielle, on peut la critiquer. Mais on ne peut nier qu’elle nourrit et précise la loi, qu’elle la fait vivre et lui donne sa chair. On ne saurait surtout sérieusement prétendre qu’elle la trahit ou la dénature. 

 

Une loi qui ne se suffit plus à elle-même

 

Pour autant, même enrichie par les législateurs et les juges successifs, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse n’épuise plus le droit de la presse, si elle en reste indubitablement le navire-amiral. C’est le second point sur lequel il faut insister : ce texte, et on le lui reproche souvent, ne se suffit plus à lui-même. C’est pourtant sa grande chance. 

 

Un monopole battu en brèche

 

On le sait, s’il reste le point d’ancrage des grands principes, de la définition des infractions et de l’essentiel des règles de procédure, ce texte est complété, s’agissant des spécificités du régime de poursuite (notamment sur la question sensible des personnes responsables) comme du régime spécial du droit de réponse, pour les supports de la communication audiovisuelle, par la loi du 29 juillet 1982, et pour l’internet, outre par ce dernier texte qui lui est applicable, par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Des différences subtiles existent entre ces régimes ; la notion de producteur, qui correspond à une réalité précise pour l’audiovisuel, donne lieu à des interrogations nombreuses lorsqu’on tente de l’appliquer à internet. Soyons lucides, on pourrait faire plus simple.

Surtout, ce texte (cet ensemble de textes, devrait-on dire) a trouvé son maître, ses maîtres, plutôt, depuis la dernière réforme constitutionnelle : la convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 10 régit maintenant impérialement la matière, infléchit l’application de la loi nationale, quand elle ne la bouscule pas de façon frontale ; la Constitution, à qui la question prioritaire de constitutionnalité donne enfin toute sa place dans le procès, et qui la bouscule aussi sans ménagement. L’article 36 de la loi (l’infraction d’offense à chef d’État étranger) n’a pas résisté aux coups de boutoir du droit européen. L’article 35, alinéa 5, (l’exclusion de la procédure d’exception de vérité pour les faits de plus de dix ans) a succombé aux assauts convergents du droit européen et du juge constitutionnel

 

Une diversité nouvelle qui vivifie la loi

 

Loin d’être un handicap pour la loi de 1881, cet état de fait pourrait bien être une grande chance, qui garantit la survie de ce texte en facilitant son évolution. Le juge national, sous le regard du juge européen, nourrit ainsi sa jurisprudence traditionnelle de la notion d’équilibre entre droits divergents et d’appréciation au cas par cas sur le caractère nécessaire, ou non, dans une société démocratique de la limite à la liberté d’expression que la partie poursuivante lui demande de consacrer par une condamnation. Ainsi, un équilibre se crée, qui paraît assez harmonieux : l’apport européen tout à la fois favorise l’élimination des archaïsmes, légitime les grandes institutions de la loi, et assouplit l’approche du juge, en corrigeant parfois ce que pourrait avoir de mécanique l’application des critères de la bonne foi, par exemple. Le juge constitutionnel, pour sa part, a pour lui l’autorité absolue de ses décisions, et en cela, il est souvent d’une brutalité (cependant atténuée par la pratique des réserves d’interprétation) qui a le mérite de la clarté, une clarté qui manque parfois au processus plus cahoteux, fait d’allers et retours entre juge national et juge européen, du contrôle de conventionnalité de la loi. 

Dans un ballet assez harmonieux, lorsque le législateur intervient finalement, c’est soit sur injonction du juge constitutionnel (cas qui ne s’est point encore rencontré en droit de la presse), soit pour tirer les conséquences de la stabilisation de la jurisprudence européenne (processus dont l’abrogation de l’article 36 par la loi de 2004 donne un bon exemple). 

 

Un texte, certes rigide, mais équilibré et pertinent

 

Reste, en troisième et dernier lieu, à se risquer à apprécier le fond du droit. Car, il serait un peu court de se contenter de mettre en valeur les capacités d’adaptation du texte, mais plus ou moins à la marge, il faut l’avouer, sans se poser la question de sa valeur intrinsèque. Question éminemment politique, bien sûr, mais qu’un juge peut bien aborder dans une enceinte académique, à défaut de le faire dans un prétoire. 

 

Une loi qu’on voudrait intangible

 

Des défauts, la loi de 1881 en a, bien sûr. Passons sur les archaïsmes déjà évoqués. Ils sont cependant significatifs des limites d’un texte où l’essentiel ne figure pas, de sorte qu’on n’ose guère y toucher, de peur que, sans le vouloir, on conduise à des évolutions jurisprudentielles regrettables. Cela explique largement l’indéniable immobilisme auquel encourage un des principaux protagonistes de l’application de la loi, la presse. L’épisode de l’échec du projet de code de la communication en 1996 en offre un bon exemple. Sous l’égide de la commission supérieure de codification, ce code avait été élaboré à droit constant, pour remédier notamment aux incohérences qui pouvaient découler du phénomène, déjà bien engagé à l’époque, de l’apparition à côté de la loi, de textes spéciaux aux nouveaux moyens de communication. La peur que la réécriture de la moindre virgule vienne mettre à bas des décennies de jurisprudence, comme l’attachement sentimental à ces dix mots « loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse » ont eu raison d’un projet qui aurait, sans nul doute, contribué à réduire une des faiblesses de l’état actuel du droit, sa difficulté à transposer aux nouveaux moyens de communication des concepts peaufinés à une ère où le papier était roi. 

 

Un texte d’équilibre

 

Pour autant, ce relatif immobilisme ne s’explique-t-il pas très simplement par le fait que cette loi est parvenue à un équilibre satisfaisant ? C’est, en effet, une loi qui permet une juste balance entre les intérêts totalement divergents qu’elle doit arbitrer : liberté d’expression, droit de communiquer et de recevoir des informations, d’une part, protection de la réputation des individus, et lutte contre le racisme, d’autre part. 

Ainsi, ceux qui dénoncent les chausse-trappes procédurales de la loi, stigmatisant surtout, au delà des myriamètres ou de l’élection de domicile dans la ville où siège la juridiction (règles qui n’ont rien de crucial, on l’admettra volontiers), l’impossibilité de procéder à une requalification et la précision tatillonne exigée des actes de poursuite, oublient trop souvent que la définition d’infractions précises en dehors desquelles règne la liberté est le seul rempart contre ce qui deviendrait vite une police subjective de la pensée, et qu’il n’est pas exorbitant qu’un prévenu sur lequel va reposer, contre tous les principes, la charge de la preuve, sache au moins précisément ce qui lui est reproché et donc ce qu’il devra prouver.

Et ceux qui veulent remettre en question la courte prescription (dont le champ a d’ailleurs été considérablement réduit par la loi de 2004) n’imagineraient pas qu’on revînt sur la responsabilité pénale automatique et en cascade des différents intervenants à l’acte de publication, institution là encore très largement exorbitante du droit commun, qui en est la contrepartie logique. 

 

Une loi pénale

 

On terminera par ce paradoxe. Quoiqu’on le lui reproche souvent, la moindre qualité de la loi de 1881 n’est pas d’être un texte répressif. Non pas au sens où de lourdes sanctions seraient encourues par ceux qui l’enfreignent : elle prévoit essentiellement des peines d’amende et seules les infractions « raciales » y sont encore punies de peines d’emprisonnement, d’ailleurs rarement prononcées. Mais en ce que le procès de presse reste marqué par l’oralité et la plus large publicité qui sont la marque des enceintes pénales. En cela, le caractère pénal de la loi constitue une garantie démocratique indéniable, qui a d’ailleurs largement irrigué le procès civil de presse, depuis que la Cour de cassation a décidé, de façon heureuse, de lui appliquer toutes les règles procédurales de la loi de 1881, ôtant ainsi tout intérêt pratique à l’action en référé, qui reste en revanche si fréquemment utilisée par ceux qui se plaignent d’atteintes à leur vie privée ou au droit qu’ils détiennent sur leur image, ou encore à leur présomption d’innocence, dans des conditions qui peuvent donner lieu à des décisions hâtives.

 

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L’auteur de ces lignes s’inquiétait pour commencer des paradoxes du sujet qui lui avait été proposé. Mais que vient-il d’affirmer : que la loi du 29 juillet 1881, et plus globalement le droit de la presse dont elle est l’emblème, est un texte souple, adaptable, renouvelé sans être bouleversé par le droit européen et constitutionnel, et pour tout dire, équilibré. Qu’a-t-il donc fait sinon en prononcer l’apologie ?