Les conflits de droits intéressant la liberté d’expression dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
La liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention » ou « la Convention européenne »), malgré sa nature de droit conditionnel et dérogeable, occupe une place primordiale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour » ou « la Cour européenne »). « Pierre angulaire de la démocratie », le statut privilégié dont la liberté d’expression bénéficie se justifie par le fait qu’elle poursuit, outre la défense du droit subjectif de son titulaire, la protection objective d’une valeur essentielle au bon fonctionnement de la société démocratique.
La jurisprudence de la Cour, favorable à la liberté d’expression, apaiserait donc les inquiétudes qui nous étreignent quant aux menaces qui pèsent sur la liberté d’expression. Il faut cependant se méfier des principes généraux qui, répétés à longueur d’arrêts, prennent le doux ton des berceuses, dont le propre est d’endormir la vigilance de ceux qui les écoutent. Au-delà des affirmations de principe, il convient donc de vérifier si la jurisprudence de la Cour européenne assure une protection efficace de la liberté d’expression ou si celle-ci est plus menacée qu’il n’y paraît. Pour ce faire, les conflits de droits constituent un matériau intéressant car ils permettent d’évaluer le poids réellement accordé à la liberté d’expression lorsqu’elle est confrontée à d’autres droits.
La jurisprudence conventionnelle révèle de nombreuses instances de conflit entre la liberté d’expression et la présomption d’innocence, la liberté religieuse, le droit au respect de la vie privée et de la réputation, etc. Or, l’identification progressive des conflits de droits par la Cour a été accompagnée d’une remise en cause du statut privilégié de la liberté d’expression dans la jurisprudence européenne. Ainsi, l’appréhension initiale des conflits de droits par la Cour a entraîné un dérèglement de sa jurisprudence classique de défense de la liberté d’expression (I). Toutefois, l’analyse d’affaires récentes, dans lesquelles la Cour systématise la méthode de résolution des conflits entre liberté d’expression et droit au respect de la vie privée, permet aujourd’hui de constater une revalorisation de l’article 10, marquant le retour à une certaine orthodoxie en matière de protection de la liberté d’expression (II).
I. L’appréhension initiale des conflits impliquant la liberté d’expression
La première tentative de la Cour de traiter de manière spécifique les litiges révélant des conflits de droits ne se concilie pas aisément avec les principes traditionnels de sa jurisprudence relative à la liberté d’expression (1). La prise en compte de l’existence de conflits de droits par la Cour a ainsi entraîné un dérèglement de sa jurisprudence et une remise en cause de la position jusque-là privilégiée du droit à la liberté d’expression (2).
1. L’application délicate des principes de résolution des conflits de droits à la liberté d’expression
C’est l’arrêt de Grande Chambre Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999 qui constitue la première tentative de théorisation de la résolution des conflits de droits. Au paragraphe 113 de l’arrêt, la Cour affirme que la méthode de résolution de ces conflits n’est pas l’application du principe hiérarchique mais la mise en balance des droits et intérêts, c’est-à-dire une confrontation concrète des poids respectifs des droits et intérêts en conflit. La seule différence que la Cour admet par rapport aux autres litiges est la reconnaissance d’une importante marge d’appréciation au bénéfice des États pour résoudre les conflits entre droits garantis par la Convention. Or, cette simple affirmation ne se concilie pas aisément avec les principes classiques de la jurisprudence européenne, notamment ceux relatifs à l’article 10. En effet, la variation de la marge nationale d’appréciation dépend d’un certain nombre de facteurs : la nature du droit impliqué, la complexité ou la sensibilité des activités en jeu, l’existence ou l’absence d’un consensus européen sur le sujet. En matière de liberté d’expression, différents éléments sont à prendre en considération afin de déterminer si l’État a outrepassé sa marge d’appréciation : le statut du titulaire du droit, la nature du discours, le caractère de déclaration de fait ou de jugement de valeur des propos tenus, la gravité de l’ingérence subie, etc. La présence d’un conflit entre la liberté d’expression et un autre droit ne suffit en principe pas à entraîner l’allocation d’une grande marge nationale d’appréciation ; au contraire, la jurisprudence révèle de nombreux cas dans lesquels cette marge d’appréciation est restreinte, particulièrement lorsque le débat porte sur une question politique ou d’intérêt général. Ainsi, ce n’est pas la présence d’un conflit de droits qui influe sur l’étendue de la marge nationale d’appréciation mais les facteurs habituels de variation qui s’appliquent. Toutefois, la Cour a persisté dans cette volonté de reconnaître une large marge d’appréciation en présence d’un conflit de droits conventionnels, ce qui n’a pas été sans conséquence sur la place de la liberté d’expression dans sa jurisprudence.
2. Le dérèglement de la jurisprudence européenne
Le dérèglement de la jurisprudence a été perceptible dans un cas ayant pour particularité d’être un conflit créé par la Cour : il s’agit de l’opposition entre liberté d’expression et protection de la réputation. Ce conflit illustre le mouvement d’intégration de certains intérêts légitimes au sein des droits conventionnels, mouvement qui s’est traduit par une dévalorisation de la liberté d’expression. L’intégration au sein de l’article 8 de la protection de la réputation a posé certaines difficultés. Par plusieurs arrêts, la Cour a décidé d’inclure la réputation dans le concept souple de vie privée, ce qui n’est pas en soi illégitime, mais le poids accordé à cet article dans la jurisprudence récente a souvent été excessif. Si la place privilégiée de l’article 10 n’établit pas une hiérarchie immuable entre ce droit et les autres droits conventionnels, la préférence accordée à cet article se fonde néanmoins sur des raisons objectives, à savoir son rôle dans une société démocratique, rôle dont est dépourvue la protection de la réputation. Certaines affaires ont pourtant opéré un renversement de perspective entre les deux droits, à l’instar de l’arrêt de Grande Chambre Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France du 22 octobre 2007, dans lequel la condamnation d’écrivain, éditeur et directeur de publication pour une fiction s’inspirant de faits réels et mettant en cause le Front National et Jean-Marie Le Pen n’a pas été jugée contraire à l’article 10. Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres arrêts dans lesquels l’opposition entre les articles 10 et 8 s’est conclue au bénéfice de l’article 8, y compris quand la liberté de la presse était engagée sur un débat d’intérêt général, avec de plus parfois la mention de l’attribution d’une grande marge d’appréciation au bénéfice des États. L’enthousiasme de la consécration de la réputation comme élément de l’article 8 s’est ainsi parfois traduit par un mouvement de balancier contraire, au détriment de la liberté d’expression. Toutefois, des arrêts récents permettent d’apercevoir le retour d’une jurisprudence plus conforme aux principes classiques de la Cour.
II. La revalorisation de la liberté d’expression dans les conflits l’opposant à la protection de la vie privée et de la réputation
Dans les arrêts de Grande Chambre Von Hannover c. Allemagne (n°2) et Axel Springer AG c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour, à travers la systématisation des critères de résolution des conflits entre l’article 10 et l’article 8, a permis la revalorisation de la liberté d’expression (1). Toutefois, cette systématisation présente des limites qui semblent difficilement surmontables (2).
1. L’explicitation du cadre de résolution du conflit
La Cour, dans ces deux affaires, conclues au bénéfice de la protection de l’article 10, systématise de manière pédagogique les éléments de résolution des conflits entre les articles 10 et 8, principes présents de longue date dans sa jurisprudence. Elle procède en deux temps. La Cour s’attache d’abord à souligner la présence d’un conflit entre droits conventionnels et rappelle les principes généraux applicables aux articles 10 et 8 ainsi qu’à la marge d’appréciation attribuée aux autorités nationales. L’arrêt Axel Springer AG est l’occasion de confirmer que la réputation fait bien partie de l’article 8, tout en introduisant un élément important pour la revalorisation de la liberté d’expression, à savoir le conditionnement de l’applicabilité de l’article 8 à la présence d’un certain niveau de gravité de l’atteinte portée à la réputation. L’arrêt de Grande Chambre permet ainsi de trancher la controverse relative à l’intégration de la réputation dans l’article 8, tout en minorant le poids de cet article, afin de revenir à une appréciation plus classique des rapports entre liberté d’expression et protection de la réputation, ce que confirme le constat de violation de l’article 10 dans l’arrêt Axel Springer AG. Puis la Cour rappelle que les droits en conflit méritent a priori un égal respect. Il s’agit ici de lutter contre l’attention plus importante que le juge est naturellement porté à accorder au droit du requérant, mais également d’affirmer que l’analyse du litige ne doit pas être biaisée selon qu’il est présenté sous l’angle de l’article 8 ou de l’article 10, la marge nationale d’appréciation devant être la même dans les deux cas. La Cour entend donc traiter de la même manière les obligations positives et négatives.
Dans un second temps, la Cour rationalise l’opération de balance en exposant de manière pédagogique les critères de résolution de ces conflits : contribution à un débat d’intérêt général, notoriété de la personne visée et objet du reportage, comportement de la personne concernée, contenu, forme et répercussions de la publication, circonstances de la prise des photographies, ainsi que la gravité de la sanction, le mode d’obtention des informations et leur véracité pour les affaires jugées sous l’angle de l’article 10. Elle établit ainsi un véritable mode d’emploi à destination des juridictions nationales.
Concernant la marge nationale d’appréciation, la Cour ne fait plus référence à l’attribution d’une grande marge d’appréciation comme dans l’arrêt Chassagnou mais mentionne plus prudemment l’attribution d’une « certaine » marge d’appréciation, ce qui en soi ne veut rien dire de précis. Cette référence s’inscrit dans une politique d’apaisement des relations entre la Cour européenne et la Cour constitutionnelle allemande, relations qui s’étaient tendues après l’arrêt Von Hannover (n°1), la Cour constitutionnelle estimant que la Cour européenne n’était pas la mieux placée pour résoudre les conflits opposant de multiples droits et intérêts. Les juridictions allemandes ayant fait des efforts pour intégrer les principes de la jurisprudence conventionnelle, c’est au tour de la Cour européenne de faire de même. La Cour précise donc que seules des raisons sérieuses l’amèneront à se substituer à la solution retenue par les juridictions nationales en matière de balance entre les articles 10 et 8. Sans affirmer l’allocation d’une grande marge nationale d’appréciation, la Cour ne se rallie pas non plus à la marge d’appréciation réduite qui préside normalement à l’analyse des restrictions à la liberté d’expression quand celles-ci concernent un débat d’intérêt général, alors même que dans l’affaire Von Hannover (n°2), les juges de Strasbourg admettent que l’article de presse et la photographie contestés par la princesse Caroline relatifs à la maladie du Prince Rainier contribuent à un débat d’intérêt général. Il ne faut cependant pas s’inquiéter outre mesure de cette référence à une certaine marge d’appréciation car en la matière les affirmations de la Cour recèlent des limites difficilement surmontables.
2. Les limites de la clarification apportée
Les limites de la systématisation de la méthode de résolution des conflits apparaissent d’abord dans la volonté de traiter de manière identique les obligations positives et négatives. A priori, il n’y a pas de raison de traiter différemment un requérant selon qu’il présente sa cause sous l’angle d’une insuffisante protection de son droit à la vie privée ou pour violation de son droit à la liberté d’expression. Toutefois, cette affirmation, récurrente dans la jurisprudence, de la Cour est contestée en doctrine voire par certains juges européens. Or, il apparaît une différence de rédaction dans les deux arrêts qui n’est pas anodine. L’arrêt Von Hannover (n°2) présente successivement les principes généraux applicables à l’article 8 puis à l’article 10 alors que l’arrêt Axel Springer AG présente les principes généraux applicables à l’article 10 mais ensuite intègre les principes relatifs à l’article 8 dans un paragraphe intitulé « restrictions à la liberté d’expression ». Cette rédaction révèle la persistance des raisonnements classiques. L’arrêt Axel Springer AG maintient le raisonnement fondé sur l’opposition entre droit et restriction (et non sur le conflit entre deux droits), dont on sait qu’il est guidé par le principe de la préférence accordée aux droits. Il n’est pas alors surprenant que l’arrêt constate la violation de la liberté d’expression de la société qui s’était vue interdire la publication d’un reportage sur l’arrestation d’un acteur célèbre de série policière.
La marge d’appréciation laissée aux juridictions nationales dans l’exercice de balance des articles 8 et 10 ne semble alors pas totalement identique dans les deux arrêts. Et de voir alors apparaître la difficulté inhérente à l’application de la marge nationale d’appréciation. En matière de conflit entre liberté d’expression et protection de la réputation, il semble vain d’accorder une quelconque portée à l’affirmation de l’attribution d’une certaine marge d’appréciation qui viendrait limiter le contrôle de la Cour. Celle-ci ne peut échapper à sa fonction, laquelle, dans le cadre de ces affaires, s’apparente il est vrai à celle d’un quatrième degré de juridiction. La Cour est obligée de vérifier l’application des critères de sa jurisprudence par les juridictions nationales. Certes, une prise en compte de sa jurisprudence par celles-ci entraîne une présomption de conformité de la solution qu’elles ont adoptée, mais cette présomption ne peut être irréfragable. D’ailleurs les deux affaires sous examen le confirment. La Cour, à défaut de toujours substituer sa conclusion sur le conflit, substitue nécessairement son analyse à celles des juridictions nationales. Ainsi l’affirmation selon laquelle la Cour ne substituera son appréciation à celle des juridictions internes que pour des raisons sérieuses est vaine, dans la mesure où il est impossible de déterminer les cas dans lesquels la Cour estimera être en présence de ces raisons. D’aucuns pourraient ainsi estimer que l’application de la jurisprudence européenne par les juridictions nationales dans l’arrêt Axel Springer AG n’était pas déraisonnable, en tout cas pas plus que celle de l’arrêt Von Hannover (n°2), et qu’aucune raison sérieuse n’imposait que la Cour substitue son point de vue à celui des juridictions nationales.
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En conclusion, ceux qui défendent la liberté d’expression retiendront, au-delà des limites de la méthode de résolution des conflits de droits, la revalorisation de la liberté d’expression à laquelle ces deux affaires procèdent. Comme le rappellent les juges dissidents dans l’affaire Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal du 11 janvier 2011, « Au moment où les vents sont contraires, … [la] Cour doit plus que jamais renforcer la liberté d’expression qui, loin de constituer une protection ou un privilège, est un des éléments clés de la démocratie ». Avec les arrêts Von Hannover (n°2) et Axel Springer AG, les vents ont peut-être tourné.