L

'intérêt de Marx pour l’anthropologie, qui nourrit ses lectures et ses échanges tout au long des dix dernières années de sa vie, a finalement fait l’objet de peu de recherches et d’études exégétiques en France. Même les grands anthropologues marxistes français, comme Maurice Godelier, se sont plus souvent appuyés sur les fameux fragments anthropologiques que l’on trouve dans les Grundrisse que sur les recherches ultérieures de l’auteur du Capital dans les domaines de l’ethnologie et de l’anthropologie. Il faut dire que la plupart des manuscrits et des textes ne sont pas accessibles en langue française et ne le sont devenus en anglais que dans le courant des années 1970 grâce au projet de publication de Lawrence Krader. Les éditeurs de la mega – collection scientifique de travaux de Marx et Engels en langue allemande – ont d’ailleurs encore un grand travail à effectuer pour finir de retranscrire et d’éditer en allemand les prises de notes de Marx à ce sujet. C’est du reste peut-être à cause du caractère encore inaccessible et très fragmenté des carnets dits « ethnologiques » que le dernier mot anthropologique de Marx a longtemps été celui de Engels dans son ouvrage L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Celui-ci signa le début de nombreux débats sur le « mode de production asiatique », le matriarcat comme structuration originaire des sociétés primitives ou encore sur la genèse de la propriété privée et bien évidemment sur la naissance de l’État moderne. Il nous semble néanmoins intéressant et fructueux de revenir plus précisément sur certains manuscrits ethnologiques de Marx pour reconstruire le travail qu’il entreprit dans les dernières années de sa vie sur des questions qui traversent toute son œuvre mais qu’il détermina différemment selon les différentes périodes et les visées théoriques et politiques qui étaient les siennes. Une telle reconstruction est bienvenue car, d’un point de vue génétique, c’est avant tout l’intérêt de Marx qui inspire Engels et son entreprise anthropologique, mais aussi parce que les remarques et réflexions marxiennes ne sont pas réductibles à la théorisation engelsienne de la famille, de la propriété et de l’État. Se pencher sur les carnets de cette période tardive de Marx permet donc non seulement d’éclairer certaines questions thématiques sous un jour nouveau mais aussi d’interroger le rapport épistémologique de l’auteur à une science humaine qui n’est ni l’économie politique ni la philosophie, mais cette discipline en pleine consolidation dans la seconde moitié du xixe siècle : l’anthropologie.

En nous appuyant sur les « carnets ethnologiques » de Marx et plus particulièrement sur les notes qu’il prend sur les ouvrages de Lewis H. Morgan et de Henry S. Maine, nous chercherons ici à reconstruire certaines pistes quant au rapport théorique de Marx à l’État, rapport conçu au prisme de ces lectures des historiens et anthropologues de son époque. Nous nous limitons à ces deux auteurs parce que les notes que prend Marx sur leurs écrits datent à peu près de la même période – entre 1880 et 1881 – et se retrouvent dans le même cahier de notes (B 146). On voit ainsi Marx réinvestir ses lectures de Maine avec des références à Morgan et l’on décèle plusieurs correspondances entre ces deux prises de notes. Mais si, parmi les textes disponibles à ce jour, nous choisissons de nous pencher sur ces manuscrits plutôt que sur les notes portant sur Kovalevski et Lubbock, c’est aussi pour une raison qui tient à l’objet : c’est dans les notes sur Maine et Morgan qu’on trouve le plus de références explicites à l’État et aux premières sociétés politiques. En étudiant ces manuscrits, il s’avère que l’intérêt de Marx pour la genèse et l’histoire d’institutions comme la famille, la propriété, les modes de production et les organisations politiques, ainsi que pour l’interdépendance de ces formes sociales avec les formations historiques dans lesquelles elles existent, est une constante de sa vie et se prolonge dans sa découverte des écrits d’une science qui se constituait tout juste.

Deux dimensions relatives à l’État ressortent du travail de recherche de Marx sur l’anthropologie. L’une, plus épistémologique, concerne la question des méthodes et des modèles mobilisés par les sciences humaines pour étudier l’État comme institution à la fois récente et en constante évolution. Le problème renvoie ici aux multiples projections, analogies et anachronismes qui traversent les études anthropologiques de l’époque dès lors qu’elles cherchent à rendre compte de sociétés et de cultures situées dans des contextes géographiques et historiques tout à fait différents des sociétés occidentales modernes. Cet écueil épistémologique qui consiste à projeter sa propre subjectivité dans la description des faits étudiés est d’ailleurs tout à fait déterminant dans l’histoire des débats qui anime l’anthropologie comme science, mais il est remarquable que Marx en perçoit déjà les dangers dans ses propres réflexions ethnologiques. Marx voit bien les impasses et les raccourcis théoriques qui escamotent la spécificité des formes d’organisation politique alternatives qui auraient existé ou qui persisteraient dans des formations sociales éloignées d’un point de vue aussi bien spatial que temporel. En tenant compte de cet obstacle épistémologique, il ne s’agit pas pour Marx de construire une narration linéaire qui procéderait de sorte à chercher le « noyau » ou « l’origine » de l’État moderne dans des formes politiques antérieures. Dès lors qu’il est question de structures sociales, de hiérarchies de pouvoir ou d’organisations politiques dans ces civilisations, les interjections et commentaires de Marx n’identifient aucunement le rapport de domination politique aux rapports individu–État ou société civile–État. En ce sens, on peut se demander si, dans les notes de Marx, la recherche de la genèse des institutions étatiques contemporaines ne s’estompe pas au profit d’un intérêt pour d’autres types de tensions, d’antagonismes et de modes d’organisation propres à des formations sociales radicalement distinctes. Dès lors, en quoi un tel déplacement de la focale est-il nourri par un intérêt politique contemporain, étant donné qu’il n’est pas question pour Marx d’étudier les sociétés dites « primitives » comme de simples reliques du passé mais, comme le suggère Krader, de comprendre les changements violents provoqués par l’expansion mondiale du capitalisme à la fin du xixe siècle ?

La seconde dimension qui ressort de ces carnets est étroitement liée à la première : elle concerne la question de l’État à un niveau de théorie politique. Il s’agit effectivement pour Marx de comprendre autrement, et à partir des données de l’anthropologie, l’agencement entre individu et communauté. Ainsi, on voit Marx sonder l’autorité, le droit, la représentation politique ainsi que la décision politique de manière négative, c’est-à-dire en soulignant ce qui, dans nos catégories et notre sens commun politiques, ne vaut pas pour d’autres formes d’organisation sociale. On voit bien que le statut du Prince, la notion d’État souverain ainsi que l’existence même d’une individualité opposée aux institutions sont des réalités historiques et non des principes évidents de la philosophie politique. Ainsi, de manière assez similaire au travail accompli sur certaines catégories de l’économie politique, Marx procède à une dénaturalisation des catégories qui constituent le fond commun de la philosophie politique classique et moderne. La position de Marx à la fin de sa vie sur l’État et son possible revirement sur la question, tout comme sur celle du développement des rapports sociaux capitalistes et du passage nécessaire d’un mode de production à l’autre, a fait couler beaucoup d’encre et demeure controversée et contentieuse.

Lire le « dernier Marx » a longtemps été une pratique aux enjeux éminemment politiques, et ce au-delà de la question de savoir quelle était la position de Marx sur la philosophie politique de l’État, sur les divers régimes politiques et la philosophie de l’histoire. Mais il nous semble que tout en tenant compte de ces querelles d’interprétation sur Marx – le vieux Marx revient-il in fine à une position proche de celle du jeune Marx ? Sa curiosité pour des questions d’ordre ethnologique est-elle avant tout une sorte de lubie romantique de la part du vieux Marx pour les sociétés dites « primitives » ? Une lecture des derniers manuscrits et des dernières lettres de Marx permet-elle de dépasser le programme politique annoncé dans le Manifeste du parti communiste et le Programme de Gotha ? –, la lecture de ces notes devrait nous permettre d’expliciter une certaine systématicité dans la manière de procéder de l’auteur. Ces matériaux sont en effet essentiels pour reconstruire les exigences théoriques et empiriques de Marx puisqu’on voit là qu’il n’est possible ni pour lui, ni pour nous en tant que lecteurs, de nous contenter des gloses et développements sur l’État et les sociétés primitives que l’on trouve dans d’autres manuscrits antérieurs comme les Grundrisse et, plus tôt encore, dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.

Avant de nous engager dans une reconstruction interprétative des notes de Marx portant plus spécifiquement sur l’État, il convient de faire quelques remarques méthodologiques concernant le statut de notre littérature primaire. Ces manuscrits constituent pour l’essentiel des notes de lecture de Marx. Si les notes sur Maine sont celles dans lesquelles on retrouve le plus grand nombre de commentaires, d’insertions et d’interjections de la part de Marx relativement aux autres sources qu’il lit à la même époque, les notes sur Morgan sont quant à elles dépourvues de ces ajouts et semblent manifester un plus grand assentiment voire, tout simplement, une curiosité humble de la part du lecteur. Ainsi, il ne s’agit ni d’un livre abouti, prêt pour une publication éventuelle, ni même d’une ébauche de livre ou d’un manuscrit inachevé comme celui des Manuscrits économico-philosophiques dits de 1844, mais seulement de cahiers de recherche et de notes de travail. Il s’avère donc judicieux de rester prudent et de ne pas tirer des conclusions exagérées. Considérons plutôt que notre lecture sélective cherche à produire une interprétation de la direction possible du travail de Marx sur l’État moyennant son étude des anthropologues et historiens de son époque. Ces précautions prises, nous pensons néanmoins que ces notes sont plus que de simples résumés synthétiques d’autres travaux. Elles nous donnent une indication quant aux données empiriques qui comptaient pour Marx et développent des critiques plus ou moins directes des auteurs étudiés.

I. Société gentilice et institutions politiques dans les sociétés « primitives » de Morgan

Dans un premier temps, à partir des fragments de commentaires, des reprises de citations et de l’emphase que donne Marx à un extrait ou l’autre de la Société archaïque de Morgan concernant la famille, la propriété et la loi, nous nous proposons de reconstruire des éléments de réflexion sur la formation de l’État mais surtout sur les divers modes de gouvernement, pour ne pas parler de « régimes » politiques qu’il redécouvre dans des sociétés non-occidentales, notamment grâce aux écrits de Morgan. Les notes sur Morgan sont les plus extensives dans les carnets ethnologiques de Marx et s’étendent sur plus de 145 pages dans lesquelles on retrouve une quantité significative de matériaux empiriques portant aussi bien sur des cultures de la période que nous appellerions aujourd’hui néolithique que sur les sociétés amérindiennes et aborigènes contemporaines de Marx.

A. Le concept de gens en héritage et le modèle démocratique des Iroquois

Marx fait siennes les hypothèses de Morgan sur la « gens » comme mode d’organisation sociale non-étatique structurant qui, selon l’ethnologue, avait été observé dans de nombreuses cultures primitives. La gens désigne un groupe de parenté et de descendance dépassant la famille et qui lui est antérieure tout en étant souvent, comme c’est le cas chez les Iroquois, dépendante des tribus plus larges et des confédérations qui englobent aussi bien la famille que la tribu. Dans ses notes sur le chapitre II relatives à la « Gens iroquoise » de Morgan, Marx reprend ainsi le texte :

La plus ancienne organisation sociale est fondée sur les gentes, les fratries, les tribus ; ainsi fut créée la société gentilice, dans laquelle le gouvernement se rapportait aux personnes par leurs relations avec une gens ou une tribu. Les relations y étaient purement personnelles.

Si Marx paraît suivre tacitement certains présupposés évolutionnistes de Morgan selon lesquels la gens fut une institution fondamentale partagée par une grande partie de l’humanité dans les sociétés anciennes, une étape qu’elles auraient traversée dans leur évolution, la remarque de Morgan selon lesquelles les relations y seraient « purement personnelles » semble quant à elle, comme nous le verrons, contredite dans les notes sur Maine. Néanmoins, ce qui ressort de manière plus marquée des notes de Marx est l’idée selon laquelle il existe des sociétés « gentilices » ou des nations avant la société politique. En effet, sautant les passages dans lesquels l’anthropologue expose sa philosophie de l’histoire schématique, Marx retranscrit le texte de Morgan plusieurs pages plus loin, pour noter plus concrètement que « nous trouvons des peuples et des nations dans le cadre de la société gentilice et rien de plus. “L’État n’existait pas encore” ».

Cependant, ce qui attire encore plus l’attention de Marx, c’est la forme politique que prennent ces structures de parenté que sont les gentes : « La gens étant une unité d’organisation essentiellement démocratique » et plus loin « la monarchie est incompatible avec l’organisation gentilice ». Par ailleurs, Marx reprend dans ses cahiers de manière très circonstanciée les méthodes d’élection des différents chefs et sachems dans les tribus américaines que décrit Morgan. On y retrouve de nombreux détails concernant la recherche d’accord, la proportionnalité en termes de représentation, de consensus et l’unanimité dans les conseils, ainsi qu’un examen des cas de prise de pouvoir par destitution. Plus loin, Marx retranscrit les principes du conseil de la gens – elle-même subordonnée à la tribu qui à son tour se soumettait à la confédération de tribus – et accentue le fait que « l’assemblée démocratique » était constituée de sorte que « chaque adulte homme ou femme membre avait son mot à dire sur toutes les questions à l’ordre du jour […] ». L’auteur du Capital est captivé par les recherches de Morgan en tant qu’elles révèlent que « les charges des sachems et des chefs étaient électives », qu’en outre on trouve des traces de ces démocraties à de nombreux endroits du continent américain, « preuves qui suggèrent qu’elles l’étaient partout à l’origine ». Il s’agit donc, avec Morgan, de comprendre des proto-organisations politiques en conseils, « assemblée[s] populaire[s] » organisées en gentes, puis de plus en plus reliées en confédérations, mais où – c’est Marx qui souligne – « il est impossible de repérer une société politique ou un État au-dessus des gentes ».

B. La communauté sans État ?

Si Marx prend donc soin de prendre en note un grand nombre de détails retranscrits par Morgan – il va jusqu’à reprendre les différents noms d’animaux qui distinguent les gens iroquoises –, ce qu’il ne recopie pas est tout aussi significatif. En effet, là où Morgan explicite les « obligations réciproques d’aide, de défense et de réparation de torts », Marx se préoccupe des informations suivantes : l’« individu dépendait pour sa sécurité de la gens ; le lien de parenté était un élément puissant du soutien mutuel ; faire du tort à une personne signifiait faire du tort à sa gens ». Mais il ne s’intéresse guère aux phrases qui précèdent et suivent ces citations dans lesquels Morgan affirme que dans « la société civilisée l’État assume la protection des personnes et de la propriété » et que la sécurité prise en charge par la gens « prenait la place ultérieurement tenue par l’État ». Peut-on supposer que l’auteur du Capital s’intéresse avant tout aux données empiriques sur les sociétés dites archaïques tout en ignorant certaines des comparaisons et présuppositions politiques de Morgan sur la fonction de l’État dans les sociétés modernes ? Il semble qu’ici, Marx prenne ses distances vis-à-vis de certains rapprochements hâtifs et raisonnements simplistes mais surtout anachroniques, notamment en ce qui concerne la question de l’État. En ce sens, Marx pose moins la question des formes politiques d’organisation qui anticipent ou prédisent la forme de l’État que celle des alternatives à cette forme d’organisation. Il s’agit, selon nous, moins de comprendre les germes de l’État moderne dans le passé – et donc ses modes d’action, ses pratiques, ses diverses fonctions – que de comprendre des modes de gouvernement aussi bien archaïques que plus récents qui ne se soient pas cristallisés en la forme-État avec ses mêmes échelons hiérarchiques, sa séparation des pouvoirs, son rapport aux territoires et à la nation et sa fonction dans le maintien et la pérennisation des rapports de propriété modernes.

C’est une démocratie non pas au sens seulement électoraliste et représentatif que perçoit Marx, car il s’agit d’une organisation sociale qui mettait l’accent sur l’unanimité et, comme le souligne Morgan, « adopted a method for ascertaining the opinion of the members of the council which dispensed with the necessity of casting votes ». Marx copie Morgan en le tronquant quelque peu : « les majorités et les minorités dans l’action des conseils n’avaient aucun pouvoir » car l’expression du vote ou des opinions ne pouvait être exprimée sans que les sachems trouvent un consensus entre eux. Plus loin, il retranscrit La Société archaïque mais en omettant de nouveau certains détails parlants : « Bien qu’en forme d’oligarchie, ce corps dominant de sachems constituait une démocratie représentative de type archaïque », écrit Marx, alors que Morgan précise qu’il traite de l’oligarchie « en prenant le meilleur sens du terme ». Marx introduit quant à lui le mot allemand « obgleich » (« bien que ») comme pour souligner la dimension négative de cette forme oligarchique malgré son caractère démocratique. Il ignore donc encore une fois les remarques normatives de Morgan qu’il reprend en réajustant et en accentuant certains passages : « Dans ces périodes ethniques, inférieures et intermédiaires, les principes démocratiques étaient l’élément vital de la société gentilice. »

C. Autonomie et démocratie radicale

Cependant, Marx s’intéresse à la forme « archaïque » de démocratie au-delà de ses manifestations chez les Iroquois, car ses lectures sur le sujet s’étendent jusqu’aux sociétés Aztec ainsi qu’au passage de la barbarie supérieure à la civilisation dans les sociétés de l’Antiquité grecque et romaine. Dans ses notes sur le chapitre VII qui porte sur la « Confédération aztèque », le théoricien se penche sur la propriété communale des terres et les regroupements élargis de familles en reprenant l’expression de Morgan selon laquelle ces cultures pratiquaient un « communisme de la vie » (communism in living). C’est là qu’il note, en cohérence avec son attention pour la forme archaïque de démocratie, que chez les Aztèques, qui consolidaient des organisations comme les confédérations (Bund) d’Iroquois, « chaque tribu demeurait indépendante dans son auto-administration locale ». On peut se demander si Marx ne chercherait pas ici, au fil des notes, à comprendre comment se constituait une forme d’organisation politique qui, associée à d’autres formes de propriété, permettrait bien plus d’autonomie pour les membres de sa communauté. En outre, si Marx, comme le soulignent Brown et Anderson, semble avoir été plus conscient que Engels des diverses hiérarchies dans les sociétés primitives, et nuançait souvent dans ses notes l’idéalisation dont ces sociétés faisaient l’objet – en montrant notamment les rapports de forces qui y existaient –, il est certain qu’il a été séduit par les descriptions empiriques de l’anthropologue qui exposaient clairement des formations sociales plus égalitaires. Au-delà d’une démocratie en son sens avant tout politique, ce qui intéresse Marx est une forme de « démocratie radicale » déterminée par des rapports de distribution des ressources parmi les hommes et les femmes de ces communautés. Ainsi, la question des formes d’organisation politique est inextricablement liée – aussi bien dans les notes sur Morgan que dans toutes celles sur les historiens, ethnologues et anthropologues auxquels Marx s’intéresse dans ces années – à celle de la propriété de la terre, de sa redistribution, des diverses formes de propriété collective et de la passation des terres par divers systèmes d’héritages. Avant l’émergence de l’État, Marx reprenant Morgan copie en accentuant :

Tous les membres d’une gens iroquoise étaient personnellement libres, unis dans la défense de la liberté de chacun, égaux en privilège et en droits personnels. […] Liberté, égalité et fraternité, bien que jamais formulées, étaient les principes cardinaux de la gens, et celle-ci constituait le cœur du système social et de gouvernement, le fondement sur lequel la société indienne était organisée.

Si le ton de Morgan eu égard à la société iroquoise a une résonance rousseauiste, il est intéressant de voir que Marx reprend cette formule dans ses brouillons en vue de sa réponse à la révolutionnaire Véra Zassoulitch. En gardant à l’esprit les critiques formulées par Marx dans le Capital concernant l’hypocrisie de certains idéaux bourgeois nés de la société moderne, on peut penser que Marx interprète différemment la substance de cette liberté et égalité qui imprégnait la gens. On retrouve ces valeurs non pas comme émanation idéologique de la forme de l’État moderne et de ses divers modes de gouvernement (plus ou moins républicains), mais comme traduction des pratiques sociales des membres de la gens entendue comme communauté pré-patriarcale et pré-étatique. Ainsi, la gens, sa démocratie radicale et ses pratiques plus égalitaires, représentent une structure de vie commune qui n’est à comprendre ni comme l’origine, ni comme le noyau de la démocratie ou de l’État moderne, mais comme une formation sociale dont les fondements sont radicalement différents.

II. La critique de l’État dans les notes sur Maine

Pour Marx, la lacune la plus importante des Études sur l’histoire des institutions primitives de Maine, c’est justement cette grande découverte de Morgan qu’est la gens. En raison de cette lacune, Marx considère que Maine se méprend tant dans son analyse du statut de la famille à l’ère des institutions dites primitives que dans ses considérations sur la nature de la société politique. En projetant aussi bien la famille que la propriété privée sur ces institutions, Maine ne peut pas comprendre les organisations sociales qu’il cherche à étudier. Quels sont alors le statut et la fonction de la perspective anthropologique sur la gens dans les notes sur Maine, et en quoi celle-ci est-elle déterminante pour l’analyse de l’État ? Nous tâcherons ici de montrer que la référence à la gens permet à Marx de jouer sur deux plans intimement liés : celui, historique, des recherches sur l’émergence de l’État ; celui, théorique, de la modélisation du pouvoir politique.

A. L’institution artificielle de la famille

La lacune de la gens est décriée dès les premières pages des notes que Marx prend à partir de sa lecture de l’ouvrage de Maine. Marx précise que « Monsieur Maine ne pouvait encore s’approprier ce que Morgan n’avait pas encore imprimé ». Il s’agit donc bien d’un manque de connaissance empirique : la distinction que Maine propose entre la famille liée par le sang et les unions plus grandes fondées sur le territoire occupé révèle, selon Marx, que Maine a manqué d’« observer » le « fait » de la gens.

Ignorant la gens, Maine est conduit à projeter des caractéristiques de la famille monogame de son temps sur les institutions indiennes et irlandaises qui comptent parmi les objets de ses Études. Ainsi, Maine qualifie d’« artificiel » le pouvoir de distribution des héritages détenus par les chefs des tribus « celtiques » ou « hindoues ». Ceci suppose que le pouvoir « naturel » serait celui du père de famille. Une telle supposition est pour Marx symptomatique de la lacune de la gens et de la projection sur les sociétés indiennes et irlandaises de cette « famille privée anglaise sur laquelle Maine ne peut, malgré tout, faire une croix ». En effet, « du point de vue archaïque », ce pouvoir du chef de la tribu est tout à fait adéquat à son statut dans la tribu. À ce stade, ce qui est « artificiel », c’est-à-dire ce qui ne saurait en aucun cas surgir de cette institution sociale elle-même, c’est « l’arbitraire » du « pater familias ». Si tant est qu’on puisse, dans ces sociétés, parler d’« héritage », il est organisé selon des normes qui ne sont pas encore celles de lignées patrilinéaires privilégiant l’autorité du père.

Marx n’élude pas pour autant la question de savoir comment l’institution sociale organisée autour de la famille et de la propriété prend forme. Selon Maine, dans les tribus les plus souvent en guerre, il fallait un chef militaire, tandis que quand la guerre se faisait plus rare, c’était la famille propriétaire qui gagnait en pouvoir. C’est ce second cas qui aurait consolidé le droit d’aînesse. Pour Marx, l’établissement de ce dernier ne se fait aucunement avec une telle fluidité. Il est au contraire structuré par un conflit entre deux systèmes de parenté : celui de la gens et celui de la famille. Avec le développement de la propriété qui, d’après Morgan, va de pair avec celui de la production agricole, les individus ayant capté les biens auparavant communs prennent une place de plus en plus importante dans la gens. C’est alors la famille conjugale qui organise la distribution de l’héritage. D’un autre côté, les institutions de la vie commune relèvent encore de la gens. Pour Marx, cette coexistence « conduit nécessairement à une lutte entre les deux systèmes ». Si le droit d’aînesse gagne du terrain, c’est parce qu’il permet d’asseoir la domination du pater familias à la place du pouvoir du clan, et non en raison d’une quelconque « prédisposition naturelle à céder ses biens à sa progéniture masculine ».

La référence à l’antécédence de la gens est donc, pour Marx, le rappel d’un fait historique qui doit servir de point de départ pour la réflexion sur l’émergence de la société politique. C’est parce que Maine projette la famille ainsi que des formes de propriété privée sur la société dite primitive qu’il ne peut saisir la spécificité de la vie en communauté : celle d’une institution où les intérêts individuels ne s’opposent pas encore à la collectivité. D’où le fait que Marx se moque de Maine qui « résume toute la question primitive comme “despotisme du groupe sur les membres qui le composent ». C’est cette projection d’une individualité moderne sur la vie tribale qui, dans un deuxième temps, prive Maine des moyens d’analyser la constitution historique de la distinction entre l’intérêt privé et l’intérêt public. De ce fait, dans la perspective du dernier Marx, Maine ne peut pas non plus saisir le point de bascule qui, dans la communauté dite primitive mais contre celle-ci, fait émerger la propriété privée, la famille et l’État.

B. La critique du « caractère fétiche de l’autorité »

Dans ses notes sur Maine, Marx fait couler beaucoup d’encre sur la douzième des Études de ce dernier. En exposant sa conception de la souveraineté, Maine y présente Bentham et John Austin comme les principaux représentants des « juristes analytiques » dont Hobbes et Bentham seraient les prédécesseurs. Bien que la thèse d’un « retour » du dernier Marx aux préoccupations de sa jeunesse induise en erreur, force est de constater qu’en se confrontant aux conceptions d’Austin rapportées par Maine, Marx renoue, sur ce point, avec l’une de ses premières publications : sa critique de Gustav Hugo. En effet, Austin étudia sous Savigny, un continuateur de l’École historique du droit initiée par Hugo. En outre, au-delà des filiations intellectuelles, la critique de 1842 et celle des notes sur Maine partagent un même objet : le « droit positif ». Les résonances sont plus nettes encore au niveau de l’enjeu de la critique. De même qu’en 1842, Marx présentait Gustav Hugo comme un empiriste vulgaire pour lequel « toute existence s’impose comme une autorité », de même les manuscrits de 1880–1881 attaquent Maine sur un double plan épistémologique et politique. L’originalité de ces manuscrits réside dans leur mobilisation de données et de modèles anthropologiques pour articuler ces deux niveaux.

Marx s’attarde d’abord sur la discussion de quelques définitions centrales que Maine retient de John Austin. Pour ce dernier, la souveraineté doit être conçue comme la situation dans laquelle un ou plusieurs gouvernants rencontrent une « obéissance constante » de la part d’une majorité des membres d’une société. De ce point de vue, on reconnaît une société politique à l’existence, en son sein, d’un pouvoir souverain qui se décline en monarchie, oligarchie, aristocratie et démocratie. En l’absence d’un « humain supérieur déterminé » doté du pouvoir « d’exercer une pression sans limites sur leurs subordonnés ou concitoyens-sujets », c’est l’anarchie qui règne. En ce sens, Maine reprend d’Austin une conception de la souveraineté comme rapport de subordination à un pouvoir ultime. Ce faisant, il adhère aussi à la thèse selon laquelle ce rapport est le prototype du politique au sens où la souveraineté serait la forme fondamentale dont toutes les organisations collectives pérennes dériveraient. Marx donne raison à Maine sur un point spécifique, à savoir le fait de relier cette conception de la souveraineté à « la lecture que Bentham fait de Hobbes », en précisant qu’il faudrait se rapporter au Léviathan.

1. Science et politique

S’étant jusque-là abstenu de développer ses remarques critiques, Marx n’intervient que lorsque Maine contraste l’approche d’Austin et celle de son prédécesseur, Hobbes, en faisant valoir que l’objet de la première serait « strictement scientifique » tandis que celle de Hobbes serait « politique ». C’est ce qui provoque cette exclamation de Marx :

Scientifique ! Exclusivement dans le sens qu’on donne à ce mot dans les têtes imbéciles des hommes de loi anglais, où les classifications et les définitions désormais obsolètes se font passer pour scientifiques. Pour le reste, voir : 1) Machiavel, et 2) Linguet.

Ainsi s’ouvre le volet épistémologique de la critique. C’est « le sens » du terme « scientifique » qui est en jeu. Au-delà d’une discussion définitionnelle, il est question du modèle de scientificité propre à une certaine catégorie de juristes. En quoi leurs « classifications » et leurs « définitions », comme celles des régimes politiques ou encore de la souveraineté, sont-elles « obsolètes » ? Il nous semble que la clé de lecture est dans la référence, dans la suite du même paragraphe, à l’ignorance de Maine en ce qui concerne la « société politiquement organisée » à ses débuts. Cette remarque laisse penser que c’est l’émergence et l’affinement des savoirs anthropologiques qui, en permettant de mieux décrire et analyser les organisations sociales passées et présentes dans leur diversité, rend caduque la focalisation sur la souveraineté en et pour elle-même. Contrairement à la démarche théorique du juriste qui construit son objet selon des critères formels, c’est-à-dire en écartant délibérément les conditions sociales de son existence, les travaux de quelqu’un comme Morgan confirment empiriquement la thèse de Marx selon laquelle un certain pouvoir politique et la représentation de celui-ci doivent, tous deux, être conçus comme les produits d’une configuration sociale historiquement spécifique.

Dès lors, les références à Machiavel et à Linguet semblent indiquer deux failles de la distinction, proposée par Maine, entre le politique hobbesien et le scientifique austinien. « 1) Machiavel » : par cette mention, Marx pourrait, compte tenu du contexte, indiquer l’articulation entre la science et la politique qui caractérise l’œuvre de l’auteur florentin. Le Prince contient des références à un ordre régulier des choses dont la connaissance doit permettre au gouvernant d’agir en conséquence. Si une telle articulation entre science et politique, où la première peut fournir des directives pour la seconde, permet déjà de contrer la distinction arbitraire proposée par Maine, on ne voit pas encore en quoi le statut des lois s’en trouve affecté. D’où, sans doute, la mention de « 2) Linguet », plus précisément Simon-Nicholas Henri Linguet. Dans le premier livre du Capital, Marx cite à deux reprises la formule de Linguet selon laquelle « L’esprit des lois, c’est la propriété », par laquelle il faut comprendre que l’édifice juridique n’existe que pour protéger ceux qui sont propriétaires de la révolte de ceux qui ne le sont pas. Pour Marx, cette analyse de la fonction du droit comme tampon entre deux camps sociaux signifie que les lois dérivent des rapports de production, et non l’inverse, contrairement à l’« illusion juridique » d’un enquêteur comme Sir Frederick Morton Eden. Une telle interprétation de la référence à Linguet est d’autant plus plausible qu’elle est cohérente avec l’analyse, que Marx développe davantage dans ses notes sur Maine, de la souveraineté comme apparition socialement produite. Il faut dire plus : elle prépare cette analyse. L’examen des idées que les juristes se font de la souveraineté conduit Marx à interroger le statut de ce rapport politique dans les formations sociales.

2. L’apparence de la souveraineté

Cette interrogation est plus explicitement nourrie par la fréquentation des textes anthropologiques. Après sa critique du modèle de scientificité des juristes, Marx poursuit :

Hobbes se propose de découvrir l’origine de l’État (gouvernement et souveraineté) ; ce problème n’existe pas pour le juriste Austin ; pour lui, le fait de l’État est plus ou moins donné a priori. […] Le malheureux Maine n’a aucune intelligence du fait que là où des États existent (après les communautés primitives, etc.), c’est-à-dire là où existe une société politiquement organisée, l’État n’est nullement le Prince ; simplement, il donne cette apparence.

Hobbes soulève une question qui n’a aucune raison d’être dans la perspective du juriste analytique. Maine constate que ce récit hobbesien du passage de l’état de guerre à la souveraineté n’a pas de valeur historique. II y voit cependant le début d’une enquête nécessaire sur l’origine de l’État, dont le plus grand mérite serait de retracer les différents stades par lesquels la souveraineté est passée. Sur ce dernier point, Maine avance que notre savoir sur « l’homme primitif » infirme l’hypothèse d’un état de guerre originaire. Dans sa version des faits, seuls les rapports des tribus et des familles entre elles étaient belliqueux, tandis que les rapports entre individus étaient déterminés par le despotisme des lois archaïques dans le cadre de cette unité d’organisation originaire que serait la famille patriarcale. Dès lors, le moteur de la transition vers la société moderne réside moins dans la guerre que dans l’émancipation individuelle vis-à-vis de la communauté. Nous avons vu, dans le point précédent, que Marx reproche à Maine de projeter sur la société dite primitive une opposition entre l’individu et la collectivité qui n’y est pas. Aux yeux de Marx, c’est cette prémisse erronée qui conduit Maine à se méprendre sur le statut de l’autorité politique telle qu’elle se constitue à partir des sociétés dites primitives.

Dans ses notes sur Morgan, les remarques de Marx à propos de la description, par l’historien Mommsen, du conseil des tribus latines préromaines peuvent nous aider à déchiffrer cette critique de Maine. Lorsque Mommsen avance que ces tribus étaient « politiquement […] souveraines », Marx le traite d’« âne ». En ce qu’il présente ces tribus comme si chacune d’elle était « gouvernée par son prince respectif », Mommsen est un « inventeur de princes ». En effet, il remplace le sujet réel du gouvernement, à savoir les chefs de tribus dont la « coopération » avait lieu dans le conseil des anciens, par un prince, c’est-à-dire un supposé « commandant militaire ». Il semblerait que la critique de Maine puisse être lue de la même manière, étant donné que Marx avance par ailleurs, dans ces mêmes manuscrits, que la propriété et les gouvernements tribaux sont collectifs et non personnels. Comme Mommsen, Maine occulte donc les institutions sociales spécifiques que sont la tribu et le conseil. Alors que ce sont ces derniers qui assurent la gestion et l’orientation des communautés, Maine projette le modèle d’une autorité individuelle et surtout séparée de ces institutions sociales. On peut en conclure que pour Marx, ce qui se manifeste comme un fait personnel, sous la figure d’un chef censé détenir le pouvoir, est au fond constitué par l’organisation collective des tribus dans leur coopération : « là où existe une société politiquement organisée, l’État n’est nullement le Prince ; simplement, il donne cette apparence ».

Comment comprendre la constitution de cette apparence ? À qui et comment le pouvoir se présente-t-il comme faisant un avec le prince ? Autrement dit, faut-il comprendre cette analyse dans les termes épistémologiques de « l’illusion juridique » décriée dans le Capital ou s’agit-il d’une critique d’un certain « fétiche de l’autorité » produit par les rapports sociaux qui structurent la réalité ? Il est tout à fait légitime d’interroger de près cette conceptualité du Schein (« apparence ») et de l’Erscheinung (« apparition »), non seulement parce qu’elle joue un rôle central dans la critique de l’économie politique de manière générale, mais aussi et surtout dans la mesure où ces concepts sont développés dans la suite des notes sur Maine.

Pour éclairer l’usage de ces concepts dans les notes en question, nous proposons de partir de la distinction que Marx y développe entre l’économique et le moral. En effet, après ses remarques sur le statut de la souveraineté, Marx en vient à examiner ce que Maine retient de l’interprétation austinienne de la notion de « force » chez Hobbes. Des disciples de Bentham et d’Austin ont ainsi pu affirmer que les souverains « manient la force accumulée de la société par un exercice incontrôlé de leur volonté », au sens où la convergence des actes de subordination individuels feraient d’un individu ou d’un groupe le détenteur d’un pouvoir ultime. Contre ces disciples, Maine avance que cette force est limitée par des « influences » avant tout « morales », autrement dit par les attentes et les jugements des membres de la société quant à la légitimité de telle ou telle mesure ou commandement. Marx insère à ce sujet le commentaire suivant :

cette « morale » montre à quel point Maine n’a rien compris à l’affaire ; pour autant que ces influences, en fait économiques avant tout, possèdent un mode d’existence « moral », ce mode est toujours dérivé, secondaire, et jamais le prius.

Il ne s’agit pas de nier la réalité de l’influence morale sur les actions du gouvernement, mais de préciser que les attentes et les jugements en question sont les effets plutôt que les causes. Ces dernières sont « économiques avant tout » au sens où la marge de manœuvre des gouvernants est déterminée par une certaine organisation sociale structurée autour de rapports de production – vu le contexte, Marx songe peut-être aux rapports entre esclaves et maîtres ou entre serfs et seigneurs. Qu’est-ce à dire ? Une piste de lecture nous est offerte par la suite des remarques de Marx. Ce dernier reproche à Maine de se fixer sur le statut épistémologique du concept austinien de souveraineté – ce serait là une abstraction construite dans une visée typologique. Marx poursuit :

Maine ignore ce qui est beaucoup plus profond : que l’existence apparemment suprême et autonome des États n’est justement qu’une apparence [Schein], et que celle-ci dans toutes ses formes est une excroissance de la société ; de même son apparition [Erscheinung] n’a lieu qu’à un certain degré du développement social, de même elle disparaîtra lorsque la société aura atteint un stade qu’elle n’a pas encore atteint.

Ce passage donne de bonnes raisons de penser que Marx assoit sa critique épistémologique de l’« illusion juridique » sur la critique d’un « fétiche de l’autorité », c’est-à-dire du fait de se rapporter à l’État comme à une entité toute-puissante et indépendante des rapports sociaux. La portée de cette seconde critique est plus large dans la mesure où elle concerne non seulement les analyses des juristes mais la pratique et la conscience ordinaires. En distinguant entre une existence médiatisée – ce qui « est » – et une existence immédiate – ce qui « apparaît », Marx fait valoir que sa propre critique permet de saisir la production historique de la souveraineté, celle-ci se trouvant par-là reléguée au rang d’un phénomène. De même que les chefs de tribus en coopération constituaient le sujet réel du gouvernement entendu comme une institution sociale et non comme un attribut personnel, de même l’État est une « excroissance de la société », autrement dit une institution produite par une différenciation entre les intérêts privés et les intérêts publics. Bien qu’elle n’existe que dans une activité d’arbitrage entre les intérêts privés des individus ainsi constitués, ou plutôt parce que c’est là sa fonction principale, l’État comme « excroissance » est alors cette institution que les individus appréhendent nécessairement comme un pouvoir d’une autre nature que les rapports sociaux qui la soutiennent. Dans un vocabulaire qui ne va pas sans rappeler la critique de la conception idéaliste des institutions politiques dans L’Idéologie allemande, mais selon une conceptualité qui est plutôt celle, plus tardive, de la distinction entre  « contenu » social et « forme d’apparition » superficielle, Marx ébauche ainsi une explication de la séparation même entre l’étatique et le social. Cette séparation est historique – elle correspond à un certain « degré du développement social » qui voit émerger la différenciation entre intérêts privés et publics. Ceci implique aussi qu’elle est transitoire une nouvelle unité des intérêts analogue à celle des communautés « primitives » est appelée à s’y substituer.

C. La communauté, l’individualité et l’État

Dans les lignes qui suivent, cette relativisation historique de l’État est ainsi développée :

Premier arrachement [Losreissung] de l’individualité vis-à-vis des liensnon pas despotiques, comme dans l’interprétation de l’idiot Maine, mais originairement paisibles et rassurants – de la communauté primitive, et donc déploiement encore unilatéral de l’individualité. Mais la nature véritable de cette dernière n’apparaît que lorsque nous en analysons le contenu – les intérêts de celle-ci. Nous trouvons donc que ces intérêts sont communs à certains groupes sociaux et ce sont des intérêts caractéristiques, des intérêts de classe, et donc que cette individualité est elle-même une individualité de classe, ayant à sa base, en dernière instance, des rapports économiques déterminés. Sur cette base se construit l’État, qui les présuppose à son tour.

En prenant soin de ne pas projeter l’opposition entre l’individuel et le collectif sur la « communauté primitive », la famille peut être analysée comme forme transitoire entre celle-ci et la société politique. Le lien entre la réflexion sur la souveraineté et celle sur l’individualité est à premier abord peu évident. On a vu que selon Marx, dans une reprise critique de Morgan, la famille joue un rôle clé dans le processus de la différenciation entre l’individuel et le collectif. La famille contient en germe la première structure économique organisée autour d’un individu, le pater familias. Dans le contexte des notes sur Maine, il y a une nette articulation entre la constitution de l’individualité, d’une part, et la souveraineté, de l’autre, car dans l’analyse de Marx, ils sont historiquement corrélés. En effet, la domination politique est nécessairement fondée sur la constitution d’une classe dominante sortie vainqueur d’un antagonisme comme celui entre les systèmes de la gens et de la famille. Dans une remarque sur l’ouvrage de Morgan, Marx cite un passage de Plutarque sur le fait que l’une des motivations des réformes de la société athénienne entreprises par Thésée aurait été de remporter l’assentiment des « pauvres » et des « faibles ». Marx y voit l’indication empirique d’un « conflit d’intérêts » (Interessenconflict) entre les chefs et les masses de la gens provoqué par une concentration individuelle de la richesse permise par les formes naissantes de la propriété privée et de la famille monogame. Les réformes de Thésée ayant conféré les principales fonctions administratives et religieuses aux Eupatrides, le pouvoir est désormais l’apanage d’une classe constituée à partir des individus les plus riches des différentes gentes. En ce sens, la souveraineté est le pouvoir politique séparé détenu par des individualités émancipées de la gens.

Pour autant, la thèse, dans les notes sur Maine, d’un « premier détachement de l’individualité » n’implique pas que cette dernière soit absente de la « communauté primitive ». Elle signifie plutôt qu’au sein de cette communauté, l’individu n’existe aucunement dans une opposition à l’institution sociale. Ses « liens » avec la communauté sont « paisibles et rassurants » au sens où il est prédestiné à une fonction dans l’institution sociale qui, par ailleurs, lui procure directement les moyens de son travail. Marx ne détaille pas ici en quoi consiste ce « détachement ». Il est cependant légitime de supposer, comme le fait Lawrence Krader, que ce « détachement de l’individualité » correspond à l’émergence de différents rapports de travail non libres, c’est-à-dire au passage des pratiques agricoles des villages et de la gens à une taxation despotique, à l’esclavage de la Grèce antique et au féodalisme. C’est dans le cadre de ces différents rapports d’exploitation que les individus qui bénéficient du surproduit développent des « intérêts » qui leur sont propres. Ces intérêts ne font plus un avec une communauté. Ils sont orientés vers le maintien d’une certaine configuration des rapports de production qui suppose l’existence d’intérêts antagoniques. C’est en ce sens que le « déploiement » de « l’individualité » est « unilatéral ». En s’orientant d’après un intérêt privé, il affirme une position de classe spécifique, ce qui exclut la possibilité même d’aller dans le sens de l’intérêt de la communauté dans son ensemble. On peut penser que Marx précise qu’il est « encore » unilatéral parce que la tâche de la commune à venir sera de réunir les conditions d’un développement individuel qui soit en harmonie avec le développement social. On retrouve ainsi, à ce niveau, l’articulation entre la critique de l’« illusion juridique » et celle du « fétiche de l’autorité ». Si la souveraineté est de l’ordre de l’apparence, c’est qu’elle n’est que la face superficielle de l’organisation économique et sociale qui en constitue la « base », c’est-à-dire la structure qui la fait émerger et se perpétuer. Cette précision épistémologique est cependant inséparable d’une certaine conception qui, à rebours des analyses d’Austin reprises par Maine, considère l’État comme une institution qui se « construit » pour faire exister quelque chose comme un intérêt général là où les « rapports économiques » ne font que renforcer l’antagonisme des intérêts de classe.

Marx se place donc à un autre niveau que Maine : l’enjeu n’est pas de savoir comment forger le concept de souveraineté mais de déterminer le statut de ce qui est qualifié de « souverain ». À propos de la critique du caractère abstrait de la souveraineté chez Austin, Marx émet la remarque suivante :

Cela n’est pas l’erreur de fond ; celle-ci apparaît lorsque la domination politique, quels que soient sa forme particulière et l’ensemble de ses éléments, est comprise comme quelque chose qui serait en dessus de la société, qui ne reposerait que sur elle-même.

On apprend ainsi que la « domination politique », quelque chose comme la privation d’une certaine liberté pour le grand nombre par un individu ou un collectif, doit être saisie comme le produit de certains rapports économiques. À cet égard, le fait que Marx dit de Maine qu’il procède comme un « juriste » ou un « idéologue » est éclairant. En effet, dans le vocabulaire de L’Idéologie allemande, les idéologues sont précisément ceux qui croient en une force propre des idées. Or, Maine tombe sous la coupe de cette critique en considérant l’histoire avant tout comme une histoire de représentations – Marx cite les « opinions, sentiments, convictions, superstitions, et préjugés de toutes sortes » qui, d’après Maine, constituent ces « éléments moraux » dont Austin fait abstraction pour forger son concept de souveraineté. Dans un geste analogue à celui qu’il opérait vis-à-vis de Gustav Hugo en 1842, Marx rejette le concept de commandement promu par Austin.

D. L’archétype et le prototype du politique

Pour contrer cette conception idéaliste de l’État, les textes de Morgan fournissent à Marx des matières primordiales pour sa théorisation dans la mesure où ils permettent de saisir l’État comme une institution sociale. En quoi est-ce la lecture de Morgan qui permet à Marx d’articuler sa double critique épistémologique et politique de Maine ? C’est que la conception de la souveraineté comme prototype du politique est solidaire, chez Maine, d’une présentation de l’autorité du père de famille comme archétype du politique, comme modèle originaire de l’autorité. Or, pour Marx, l’antidote à cette erreur est l’étude anthropologique de la gens, pièce-maîtresse des recherches de Morgan.

Marx développe sa critique de la projection de la famille patriarcale en s’attardant sur un long raisonnement d’Austin cité par Maine. Il s’agit d’une expérience de pensée où Austin décrit une famille de « sauvages » qui, bien qu’isolés, s’organisent autour d’une obéissance au père. Pour ce juriste, le nombre de membres de cette société indépendante est trop faible pour qu’elle puisse être considérée comme « politique ». On aurait donc là « une société à l’état de nature ; c’est-à-dire une société dont les membres ne vivent pas dans un état de sujétion ». Comme ailleurs dans ses notes sur Maine, le ton de Marx se fait sarcastique :

(Quelle profondeur !) C’est de l’eau pour le moulin de Maine, « étant donné que », comme il dit, « la forme d’autorité sur laquelle elle [la société politique] est construite – l’autorité du patriarche ou du pater familias sur sa famille – est, du moins selon une théorie moderne [celle de Maine et de ses consorts], l’élément ou le germe à partir duquel le pouvoir permanent de l’homme sur l’homme s’est graduellement développé […].

La projection de la famille patriarcale sur le commencement des choses est à la fois une généralisation des rapports de genre modernes et une naturalisation du pouvoir. D’une part, nous l’avons vu, Maine conçoit la famille, entendue comme une structure économique organisée autour d’un pater familias, comme l’unité sociale originaire. Cette structure serait la forme spontanée des relations humaines avant l’existence de toute autre institution. La subordination des autres membres de la famille au père se trouve ainsi inscrite dans le tout premier ordre des choses. C’est en ce sens que l’on peut parler de généralisation des rapports familiaux modernes : la « théorie moderne […] de Maine et de ses consorts » rejetée par Marx est celle qui ignore l’existence et l’importance de la tribu comme institution précédant la société politique. D’autre part, si l’expérience de pensée d’Austin est « de l’eau pour le moulin de Maine », c’est qu’elle érige l’« état de sujétion » en caractéristique principale de la société politique. La conception de la souveraineté comme subordination à un pouvoir ultime peut ainsi apparaître comme une forme élaborée de la subordination au pouvoir du pater familias. Dès lors, le conditionnement social de la domination politique disparaît au profit d’une conception du pouvoir comme l’émanation d’un attribut inhérent au patriarche.

Dans les notes sur Maine, Marx se réfère donc à la gens comme à une organisation sociale caractérisée par l’absence d’opposition entre l’intérêt individuel et collectif. D’une part, cette référence permet de reformuler la question de l’émergence de l’État. Il s’agit, non pas tant d’identifier l’origine de celui-ci que d’identifier les antagonismes qui, au sein de la forme antécédente de la gens, constituent les conditions économiques et sociales sous lesquelles un arbitrage entre l’individu et le collectif s’avère nécessaire. D’autre part, la référence à la gens est une prise de position politique contre les chercheurs qui, à l’instar de Maine, généralisent et naturalisent le patriarcat et la propriété privée. S’opposant en ce sens à une anthropologie philosophique tenue pour bourgeoise et coloniale, Marx mobilise des connaissances anthropologiques empiriques tirées de sa lecture de Morgan pour contester tout ancrage de la domination de genre ou de la propriété privée dans le domaine du droit naturel.

Loin d’une enquête sur une supposée origine de l’État, les notes de Marx sur Morgan et Maine prennent donc davantage la forme d’une relativisation critique de l’État en tant que tel. Il s’agit d’une relativisation au sens où la mise en perspective de l’histoire des institutions montre que l’État n’est en fin de compte que l’ensemble des formes données à des transformations plus profondes, touchant principalement aux systèmes de parenté et à la gestion de la propriété. Cette relativisation est critique dans la mesure où elle conduit à une interrogation de la signification même des concepts mobilisés dans les théories de l’État, et en particulier de ceux de démocratie et de souveraineté. L’extension du premier de ces concepts est élargie pour en faire le nom d’une institution avant tout sociale. Quant au second, il est remis en cause par l’insistance de Marx sur la non-existence d’un quelconque pouvoir qui serait au-dessus de tout. Considérée comme une contribution à cette relativisation critique, l’encre que Marx consacre à ces écrits anthropologiques n’est peut-être pas tant une tangente qu’un parallèle relativement au projet d’une critique de l’économie politique. C’est que l’anthropologie, celle de Morgan surtout, permet à Marx d’ébaucher sur le terrain des politistes et des juristes ce qu’il avait entrepris face aux économistes : un exposé des conditions historiques tant des catégories scientifiques que de leurs objets, exposé qui soit en même temps leur dénaturalisation.

 

Camilla Brenni


Camilla Brenni est agrégée et doctorante contractuelle en philosophie à l’université de Strasbourg, attachée au centre de recherche de philosophie CREPHAC. Ses recherches portent sur les philosophies et théories sociales allemandes des xixe et xxe siècles. Elle travaille notamment sur des questions de théorie de la connaissance et d’épistémologie dans les œuvres de Hegel, dans l’histoire du marxisme et chez plusieurs auteurs de la Théorie critique allemande. Elle est également traductrice.

Zacharias Zoubir


Zacharias Zoubir est doctorant en philosophie à l’université Paris Nanterre (Sophiapol) où il prépare une thèse intitulée « Le racisme. Éléments d’histoire et d’épistémologie d’un concept politique ». Ses travaux portent sur les approches philosophiques du racisme et de l’antisémitisme, la théorie sociale et la critique de l’économie politique. Sa dernière publication est un chapitre corédigé avec Karim Murji pour le Routledge International Handbook of Contemporary Racisms (2020).