Si l’on a reparlé récemment du délit d’offense au président de la République et qu’un ouvrage a été publié au titre évocateur De voyou à pov’con, c’est uniquement parce qu’un épisode de la turbulente période sarkozyste de la Cinquième République l’a en quelque sorte exhumé. On a pu lire dans les journaux ou les revues juridiques l’affaire de ce militant du Front de gauche brandissant, à Laval, devant le cortège présidentiel, une affichette sur laquelle était inscrite l’expression de « Casse-toi pov’con » devenue fameuse depuis qu’elle fut employée par le président de la République à l’encontre d’un visiteur du salon de l’agriculture. Ce citoyen en colère contre le président Sarkozy ignorait probablement qu’il encourait les foudres de la loi pour avoir ainsi interpellé le chef de l’État. Le Parquet a cru bon de lui rappeler qu’il existait en France un délit pénal dénommé « offense au président de la République » (parfois appelé aussi offense au chef de l’État), prévu par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881, et l’a poursuivi pour ce motif. Les juges du tribunal correctionnel de Laval l’ont condamné, par jugement du 23 octobre 2008, à « une amende de principe de trente euros avec sursis » alors qu’il encourait une peine maximale de 45 000 euros. Cette condamnation, confirmée par la Cour d’appel d’Angers, est devenue définitive depuis que la Cour de cassation a rejeté son pourvoi le 29 septembre 2009. Le manifestant de Laval a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg pour violation de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, mais la Cour n’a toujours pas tranché cette affaire. 

Quoi qu’il en soit, à l’occasion de l’affaire de Laval, l’opinion publique, informée par la presse, a découvert ou redécouvert le délit d’offense au chef de l’État tombé dans l’oubli depuis 1974, date de l’arrivée au pouvoir de M. Giscard d’Estaing qui renonça à s’en prévaloir comme ses deux successeurs immédiats. Que l’on sanctionne à nouveau ce délit en 2008 est d’autant plus surprenant qu’en sus de sa non-utilisation, qui pouvait faire croire à sa désuétude, la Cour de Strasbourg a déclaré que le délit d’offense au chef de l’État étranger, prévu à l’article 36 de la loi du 29 juillet 1881, était contraire à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme dans le litige ayant opposé le roi du Maroc, Hassan II, au journal Le Monde. Dans un article, celui-ci avait prétendu que le royaume chérifien était le premier exportateur mondial de haschich : la responsabilité de l’entourage du roi était engagée, la bienveillance des autorités dénoncée. Condamné par les juridictions françaises, Le Monde obtint néanmoins gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme (Colombani c. France du 25 juin 2002). À la suite de cette décision, le législateur français a dû supprimer de son arsenal répressif l’offense au chef d’État étranger. Subsiste encore aujourd’hui le délit d’offense au Président de la République (française) qui sera la matière principale de cet article, et qu’il convient donc de présenter un peu plus longuement. 

Ce délit est prévu par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 dont le premier alinéa, tel qu’il a été modifié en 2002, dispose : « L’offense au Président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 est punie d’une amende de 45 000 euros ». Dans sa version initiale de 1881, le délit pénal d’offense était punissable d’une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende dont le montant maximal a sans cesse diminué. Mais, on ne peut pas comprendre cet article 26, et donc le délit d’offense, sans faire référence à l’article 23, auquel il renvoie ; il énumère la longue liste des « moyens » par lesquels le délit peut être constitué. Il s’agit en effet des « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique ». Le dernier moyen de diffusion invoqué par l’article 23 prouve que la loi a su s’adapter aux moyens modernes de communication, mais la lecture de la liste indique aussi que le délit d’offense déborde assez largement le simple cadre de la presse stricto sensu. Une injure publiquement adressée au Président de la République, lors de son passage dans la rue, relève selon la jurisprudence postérieure à 1958 des « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics » et donc de la qualification juridique d’offense : elle est donc pénalement répréhensible. 

Il convient d’emblée de souligner la nature complexe de ce délit particulier, qui relève de ce que les spécialistes appellent le droit pénal spécial (car il n’est pas inscrit dans le Code pénal). Il est à la fois un délit de presse et un délit politique. Parce qu’il est un délit de presse, au sens où il est réprimé par la loi de 1881, même s’il peut avoir été commis par une autre voie que par la publication dans un organe de presse – comme le prouve l’affaire de Laval – il obéit à un régime pénal particulier, différent du Code pénal, et qui est en général plus protecteur pour les prévenus et les condamnés. Mais il est aussi – et très nettement – un délit politique. L’offense a toujours été ainsi conçue, et ce qui valait pour l’offense au roi vaut pour l’offense au président de la République qui est rangée dans la loi de 1881 dans le paragraphe intitulé « crimes contre la chose publique ». De ce point de vue, on a pu assimiler le cri séditieux (article 24 de la loi) et l’offense (article 26 de la loi de 1881) en les traitant de délits politiques au motif qu’il « est en effet impossible [...] d’insulter le Président de la République sans compromettre le prestige même de la République. Et en effet l’insulteur n’aurait-il l’intention de n’atteindre que la personnalité même du chef de l’État, il ne pourrait empêcher le peuple de penser que seul un régime politique pourri a pu porter à la tête du pays un homme qui n’est qu’un satyre ou une fripouille ». La preuve juridique la plus évidente de la nature politique du délit est que la Cour de cassation a refusé, sous la IVe République, d’appliquer la contrainte par corps aux auteurs d’un tel délit en application de la règle valable pour les infractions politiques. Parce qu’il est un délit politique, le risque affleure toujours que la justice rendue soit une justice politique et qu’une menace de dérive autoritaire lui soit associée. 

Ce risque est d’ailleurs accru par une particularité de ce délit : l’offense au président de la République n’est pas définie. En d’autres termes, les conditions d’existence du délit, l’élément matériel de l’infraction, ne sont pas définies par la loi, flou d’autant plus surprenant que le droit pénal moderne repose sur le principe de légalité des délits et des peines, qui suppose une définition préalable du délit s’appliquant au cas d’espèce. Les juridictions pénales ont, au coup par coup, élaboré une jurisprudence permettant de préciser le contenu de la notion. Il résulte de celle-ci plusieurs définitions. On peut en donner une première, très synthétique : « Une offense est ce qui atteint le Président de la République dans son honneur ou sa dignité ». On peut en préférer une autre, plus analytique : l’offense « vise évidemment toutes les injures ou diffamations, c’est-à-dire toutes les allégations d’un fait de nature à porter atteinte à la considération, toute expression outrageante, terme de mépris ou invective, voire même tout terme de nature à mettre en cause la délicatesse ». En réalité la jurisprudence, sous la Ve République, a donné une définition encore plus extensive de ce délit. Ainsi, son application par les tribunaux menace toujours d’être teintée de subjectivisme et donc d’arbitraire. 

La loi de 1881, présentée comme la grande charte de la presse, est le texte qui, en même temps, semble limiter sérieusement la liberté d’expression en prévoyant tout un arsenal répressif composé de ce qu’on appelle les délits ou infractions de presse qui, outre l’offense, englobent également la diffamation, l’injure, ou encore les cris séditieux. Rappelons la logique qui sous-tend cet échafaudage institutionnel : les législations libérales ont renoncé au régime autoritaire de la censure préalable, cette technique relevant de ce que les juristes appellent un régime préventif de police. Elles ont proclamé la liberté au lieu de la censure et, pour garantir cette liberté, elles sont passées d’un contrôle a priori à un contrôle a posteriori, du régime préventif au régime répressif. Il en résulte que les citoyens ont le droit de s’exprimer librement dans la presse, dans l’édition ou dans des lieux publics, sans contrôle préalable – sans censure –, mais c’est à leurs risques et périls. S’ils mésusent de cette liberté, ils encourent une sanction pénale, mais avec toutes les garanties juridiques que confère le procès pénal et que ne donne pas le contrôle préventif de l’administration qui peut être très arbitraire, comme chacun sait… 

Toutefois si le délit d’offense n’a pas bonne réputation, c’est surtout parce qu’il est souvent assimilé à un délit d’opinion. Ses adversaires n’ont pas manqué tout au long de son histoire de dénoncer le risque d’un contrôle politique de l’opinion. On ne compte plus les textes – livres ou articles – dans lesquels l’offense au Président de la République est présentée comme la « forme moderne » de l’ancien crime de lèse-majesté, ce crime étant l’infraction connue pour son arbitraire et à sa propension à dompter les libertés publiques. Tel était déjà le leitmotiv, le fil directeur du chapitre particulièrement caustique que François Mitterrand a consacré aux offenses dans Le Coup d’État permanent, son vigoureux pamphlet contre le régime gaulliste publié en 1964. Le député de l’UDSR se gausse du pouvoir gaulliste qui a poursuivi pour offense un quidam ayant crié « hou hou ! » lors du passage du général de Gaulle remontant les Champs Élysées. 

« Pour ce “hou hou”, la police l’a interpellé, arrêté, questionné, la justice l’a inculpé et condamné. Les mauvais esprits qui apprendront l’aventure l’absoudront-ils en prétendant qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat, sans doute, les indulgents qualifieront-ils sa brève interjection de déplaisante ou pire d’irrespectueuse, mais les honnêtes gens sauront qu’un pays capable de punir “hou hou” de 1 000 francs d’amende est un pays défendu contre l’anarchie, contre le terrorisme, contre le régicide, bref contre l’antigaullisme et surtout contre cet antigaullisme spontané, exclamatif et impudique qui ose se livrer à d’intolérables débordements au beau milieu de la voie publique »

Le délit d’offense au chef de l’État rappellerait trop les sombres épisodes de l’histoire de la justice française et de l’arbitraire royal, le pouvoir politique instrumentalisant la justice pour frapper ses opposants politiques. C’est pour cette raison que, dans les années soixante, se multiplient déjà les propositions de loi visant soit à abroger un délit jugé liberticide, soit à redonner à la Cour d’assises (et donc au jury populaire) la compétence de juger les auteurs des prétendues offenses, alors que, depuis 1944, les offenses au chef de l’État étaient déférées au tribunal correctionnel. Plus récemment, l’affaire du manifestant de Laval a incité le sénateur Jean-Luc Mélenchon à déposer une proposition de loi « visant à abroger le délit d’offense au Président de la République ». Cette proposition de loi reproche notamment au délit d’offense d’être anti-démocratique en ce qu’il confèrerait une protection excessive au chef de l’État : 

« Le caractère exorbitant et arbitraire du “délit d’offense au Président” a encore été bien souligné à l’occasion de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour un délit exactement similaire d’“offense à chef d’État étranger”. […] Dans un jugement rendu à l’unanimité le 25 juin 2002 (dit “arrêt Colombani”), la Cour de Strasbourg a pointé que “le délit d’offense tend à conférer aux chefs d’État un statut exorbitant du droit commun, les soustrayant à la critique seulement en raison de leur fonction ou statut, sans aucune prise en compte de l’intérêt de la critique”. Et elle ajoutait : “cela revient à conférer aux chefs d’État étrangers un privilège exorbitant qui ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui” ».

 

Un tel délit serait donc dépassé car il ne correspondrait plus aux exigences de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour qui a une conception extensive de la liberté d’expression. Celle-ci doit être entendue le plus largement possible car elle contribue à la qualité du débat public, condition essentielle dans un régime démocratique, de même que, symétriquement, ses limitations doivent être entendues restrictivement. En réalité, les raisons pour lesquelles la Cour de Strasbourg a condamné la France dans l’arrêt Colombani sont un peu plus complexes ; les juges n’ont pas prétendu que ce type de délit était en soi contraire à la Convention. Ils ont simplement considéré que ce délit, à la différence d’un délit de droit commun comme la diffamation, n’offrait pas de moyens de preuve suffisants aux prévenus. 

Quelle que soit l’interprétation qu’on fasse de l’arrêt Colombani de 2002, la proposition de loi du sénateur Mélenchon a surtout l’intérêt de développer une critique du délit d’offense au Président de la République, largement inexistante aux débuts de la Ve République. Le Président de la République se verrait conférer un privilège inacceptable : celui d’être défendu par le droit contre ceux qui l’attaquent publiquement au moyen d’un délit spécial. Ce second motif d’anachronisme, au sens où un tel délit serait contraire aussi bien à la liberté d’expression qu’au principe d’égalité devant la loi, soulève une question capitale : les gouvernants et, en particulier, le Président de la République (le chef de l’État) ont-ils droit à une protection spéciale contre les attaques dont ils pourraient être l’objet ? On sait que, en droit français, la réponse est positive alors qu’il existe des pays dans lesquels seul le droit commun (des injures et de la diffamation) s’applique à tous les citoyens, aux gouvernants comme aux gouvernés. Pourquoi, en France, admet-on que le chef de l’État, et lui seul, jouisse d’un tel privilège? La justification a été avancée, en 1965, par l’annotateur anonyme de l’arrêt le plus important sur l’offense ; elle mérite d’être citée un peu longuement :

« Le Président de la République ne saurait être contraint par la loi, pour défendre son honneur, de mettre lui-même en œuvre les procédures ordinaires qui sont à la disposition des particuliers ou des fonctionnaires publics. Ces procédures, même si aucune disposition expresse ne lui interdit de les utiliser, feraient de lui un plaideur comme les autres, et cela ne convient pas à la dignité de la fonction. La défense de son honneur est avant tout chose publique, car tous les citoyens sans exception sont intéressés à ce que rien ne vienne le ternir ».

 

Si la protection est spéciale, c’est parce qu’on considère que le statut du chef de l’État est particulier. Il n’est pas un citoyen comme les autres et, par conséquent, il n’a pas à jouir des mêmes droits que les autres plaideurs ; il peut avoir davantage de droits que les citoyens ordinaires. Si le chef de l’État dispose de plus de droits, en l’occurrence le droit d’être protégé contre des offenses ou outrages, c’est parce que sa défense ne concerne pas seulement sa personne, mais bien davantage : « la dignité de sa fonction » qui rejaillit aussi sur l’ensemble des citoyens et sur la République. De telles considérations expliquent aussi pourquoi, dans la plupart des pays européens-continentaux, le droit prévoit un régime spécial pour protéger contre les attaques de la presse soit un monarque constitutionnel, soit un président de la République. L’offense apparaît alors comme une institution « cousine » de l’immunité pénale en ce qu’elle confère un privilège au gouvernant concerné. Elle a donc aujourd’hui la même mauvaise réputation car le principe d’égalité de tous devant la loi semble l’emporter dans l’opinion publique assez rétive aux subtilités de la théorie générale de l’État. 

On voit par là que la question du délit d’offense au président de la République soulève toute une série de questions intéressantes. C’est une limitation incontestable à la liberté d’expression, et il est notable d’observer qu’elle a été introduite par une grande loi républicaine, la loi du 29 juillet 1881. Pourquoi les Pères fondateurs de la Troisième République ont-ils voulu introduire dans la législation un délit qui apparaît, aux yeux de beaucoup, comme une sorte de continuation du crime de lèse-majesté ? Seule une étude historique peut expliquer ce qui semble une anomalie (I). On montrera ensuite que la réactivation de ce délit pendant la période gaullienne (1958-1969) constitue à maints égards une rupture avec la pratique républicaine antérieure (II).

I. La fausse assimilation au crime de lèse-majesté : recherches sur l’origine du délit d’offense au président de la République

 

Dans le procès fait au délit d’offense par le sénateur Mélenchon dans sa proposition de loi précitée, figure la parenté douteuse de ce délit avec 

« l’ancien “crime de lèse-majesté” qui était une composante importante de l’arbitraire royal. […] Si l’on renonce à la logique arbitraire et monarchique du crime de lèse majesté, rien ne justifie plus que les injures ou les outrages dont serait victime le chef de l’État fassent l’objet d’une incrimination pénale spécifique et plus sévère que celles qui existent en général pour tous les citoyens ».

 

Cette assimilation entre délit d’offense et crime de lèse-majesté est une sorte de lieu commun dans la littérature. Elle est au cœur des passages très polémiques de François Mitterrand consacrés à l’offense dans son ouvrage, Le Coup d’État permanent, où il use de son esprit pour dénoncer le fait que « ce délit très modeste […] se transforme, et que de circulaire en circulaire, de réquisitoire en réquisitoire, de jugement en jugement, il atteint à la dignité supérieure du crime de lèse majesté ». On trouve une telle assimilation également dans l’un des rares manuels de droit constitutionnel où on peut lire : 

« “le délit d’offense” envers le chef de l’État substitué au “crime de lèse-majesté” est constitué, selon l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, par “toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l’occasion tant de la première magistrature de l’État que de la vie privée du Président de la République, même antérieure à son élection, sont de nature à porte l’atteindre dans son honneur ou dans sa dignité, par voie de discours, cris ou menaces proférés, dans des lieux publics ou par des écrits, imprimés, affiches, placards ou photographies distribués, vendus ou exposés publiquement” » .

 

Mais, pour répandue qu’elle soit, cette idée selon laquelle le délit d’offense, tel qu’il est prévu par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse (article 26), serait la poursuite du crime de lèse-majesté dans une époque républicaine, est erronée. On rappellera que, dans l’ancien droit français, le crime de lèse-majesté, transposition particulière du crimen majestatis des Romains, visait à protéger le roi de deux manières selon que l’atteinte constituait une atteinte physique, une rébellion ou une trahison – la forme la plus grave du crime de lèse-majesté au « premier chef » – ou que les faits reprochés étaient des atteintes à l’autorité du roi, sans qu’il y eût de réelle hostilité (injure, écrits diffamatoires) – la forme la moins grave du même crime. Les deux crimes étaient passibles de la peine de mort, mais avec des aggravations dans le premier cas puisque, par exemple, les proches parents pouvaient être frappés, tout comme le cadavre de l’offenseur. Les juristes ont signalé le caractère totalement dérogatoire au droit commun d’un tel crime qui privait l’accusé de défense, qui était imprescriptible, etc.. On rappellera qu’en 1586, un avocat de Poitiers, François Le Breton, fut pendu dans la cour du Palais pour un ouvrage séditieux, plein d’injures contre le roi. On comprend mieux pourquoi Montesquieu prit pour cible le crime de lèse-majesté dans l’Esprit des Lois (XII, 12). Mais si l’horreur de ce crime de lèse-majesté fut rappelée à la tribune de la Chambre des députés, lors des travaux préparatoires de la loi de 1881, il faut préciser que le législateur entendait surtout réagir contre les excès des régimes modernes en matière de presse, ceux du XIXe siècle : à savoir, la Restauration, la Monarchie de Juillet, le Second Empire et la présidence Mac Mahon, c’est-à-dire une époque où avait disparu le crime de lèse-majesté et où il existait seulement les offenses au roi ou à l’empereur. 

Une étude de la genèse de l’article 26 de la loi de 1881 permet de démontrer que ce délit a été paradoxalement conçu de façon libérale par ses auteurs en 1881 et qu’il a été maintenu en tout état de cause sous une forme qui visait à empêcher les excès des régimes antérieurs et ceux de la présidence Mac Mahon, c’est-à-dire les premières années tumultueuses de la Troisième République. 

 

1. Une préhistoire souvent ignorée : 1875-1877 ou l’usage antérieur du délit d’offense par Mac Mahon

 

Il est impossible de comprendre le sens de la loi de 1881, et donc le sens du délit d’offense, qui n’est qu’un élément d’un ensemble bien plus vaste, sans se remémorer les premières années de la IIIe République. On sait que la naissance de celle-ci coïncide avec l’adoption des trois lois constitutionnelles des 24 et 25 février et du 16 juillet 1875. Mais cette constitution n’est qu’un compromis fragile entre les républicains qui veulent établir fermement une République et les monarchistes qui n’ont pas abandonné, malgré la défaillance du comte de Chambord, l’ambition de faire revivre la monarchie en France. La constitution de 1875 est une solution d’attente. L’élection à la présidence de la République du maréchal Mac Mahon, monarchiste convaincu, est l’indice par excellence laissant penser qu’une révision de la constitution dans un sens monarchique est toujours possible. La « crise du 16 mai » 1877 va précipiter l’histoire de la Troisième République en donnant lieu à un affrontement sans merci entre les républicains et les monarchistes : le président de la République exige et obtient la démission du président du Conseil qui avait pourtant le soutien de la Chambre des députés, et il en appelle au peuple en dissolvant cette dernière. Mais cette manœuvre lui sera fatale car, en septembre 1877, le suffrage universel donne la victoire aux républicains qui pourront imposer le chef du Gouvernement. Mac Mahon résiste un temps, faiblement, mais il démissionne en janvier 1879, remplacé par Jules Grévy. Ce dernier, une fois arrivé au pouvoir, commence son mandat par un discours, resté célèbre, dans lequel il déclare de façon solennelle : « Jamais, je n’entrerai en conflit avec la volonté nationale », laissant donc entendre qu’il ne dissoudrait jamais la Chambre basse. On parlera désormais de « Constitution Grévy » pour désigner cet effacement institutionnel de la présidence de la République. Les lois constitutionnelles de 1875 ont désormais changé de sens ; de ce point de vue, quand les auteurs du manuel le plus lu dans l’entre-deux-guerres, Barthélémy et Duez, écrivent « Pour que le Président fût fort, les constituants l’ont entouré de prestige et surchargé d’attributions », ils décrivent certes le texte des lois de 1875, mais la pratique a considérablement modifié, après 1879, le sens de la constitution. Quand le Parlement édite la grande loi sur la presse de 1881, il est déjà en présence d’une présidence de la République autre que celle dessinée par les constituants de 1875 dans la mesure où le Président s’efface devant le Parlement et donc devant le Gouvernement responsable devant le Parlement. 

Si l’on a tenu à rappeler, fût-ce trop brièvement, cet épisode bien connu de l’histoire constitutionnelle de la IIIe République naissante, c’est parce qu’il existe un rapport étroit entre la présidence Mac Mahon et le délit d’offense. En effet, lors de l’épisode de la crise du 16 mai, le pouvoir a massivement recouru au délit d’offense, tel qu’il était prévu dans la législation antérieure, pour réprimer les opposants politiques. On évoque le chiffre impressionnant de 424 condamnations pour offense au chef de l’État au moment de cette crise du 16 mai 1877 et on s’accorde à reconnaître que « la crise du 16 mai 1877 provoqua une extraordinaire recrudescence du délit d’offense, amenant une vague de condamnation à laquelle on n’avait pas assisté depuis les cinq premières années de la Monarchie de juillet et qu’on ne revit par la suite que sous la présidence du général de Gaulle »

Mais plus que les chiffres impressionnants en eux-mêmes, ce qui compte, c’est la nature très politique de cette répression. L’exemple, toujours cité, mais à juste titre tellement il est évocateur, est la poursuite et la condamnation pénale de Gambetta, le tribun républicain qui fut le grand opposant de l’époque. Dans son fameux discours tenu dans un banquet à Lille le 15 août 1877, le chef de l’opposition républicaine avait lancé, à l’adresse du maréchal Mac Mahon, sa fameuse formule : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine […], il faudra se soumettre ou se démettre ». Or, le journal La République française, proche de l’avocat républicain, avait reproduit des larges extraits de ce discours de Lille. Il est poursuivi, ainsi que Gambetta, par le Parquet. Le tribunal correctionnel de la Seine condamne ce dernier à 3 ans de prison et à 2 000 francs d’amende, estimant que l’infraction d’offense était constatée pour les raisons suivantes : « Attendu que cette phrase contient une menace, que la menace est une offense, et que cette offense vise et atteint la loyauté, l’honneur, la dignité et par conséquent la personne du Président de la République ». On admirera le syllogisme que contient un tel raisonnement et on comprend, à la lecture d’un tel jugement, le risque d’arbitraire que peut contenir le délit d’offense quand il est ainsi interprété par les juges répressifs. 

Quoi qu’il en soit, l’affaire Gambetta ne s’arrête pas là car le discours de Lille fut repris par Gambetta dans sa circulaire électorale dans laquelle on pouvait lire : « La France condamnera la politique dictatoriale, elle ne laissera au chef du pouvoir exécutif, transformé en candidat plébiscitaire, d’autre alternative que de se soumettre ». Le texte fut affiché sur les murs de Paris. Cité devant la 9ème chambre correctionnelle de Paris, Gambetta fut à nouveau condamné à 3 mois de prison et 4 000 francs d’amende le 12 octobre 1877. L’affaire fit grand bruit, à tel point qu’on en trouve un écho dans la Correspondance de Flaubert qui exerça sa raillerie contre Mac Mahon : « Est-ce grotesque ? Quel four ! Ce guerrier, illustre par la pile gigantesque qu’il a reçue, comme d’autres le sont par leurs victoires, est-ce assez drôle ? […] L’Ordre moral en effet atteint au délire de la stupidité. Exemple : le procès Gambetta »

En pratique, ces condamnations n’eurent aucun effet car Gambetta, qui avait évidemment fait opposition au premier jugement, puis appel, arriva au pouvoir avant que le jugement pût être exécuté et le nouveau ministère républicain de Dufaure fit abandonner la poursuite du procès. La leçon d’une telle affaire ne fait aucun doute : les procès pour offense lancés par le pouvoir sous Mac Mahon « ressemblèrent davantage à des règlements de comptes politiques qu’à la mise en œuvre d’une répression justifiée ». Le spectre de la justice politique hante toujours les abords de l’offense. 

Si l’on a tenu à rappeler le « précédent Mac Mahon, c’est pour mentionner le fait que les républicains qui élaborèrent la grande charte de la presse, avec la loi de 1881, étaient bien placés pour connaître l’existence de ce danger et le risque d’une dénaturation du procès pour offense en procès pour délit d’opinion politique. Ils étaient bien résolus à ne pas faire de l’offense l’arme politique qu’avait utilisée Mac Mahon ; ils n’entendaient pas créer un délit aussi liberticide que le délit d’offense tel qu’il existait en tant qu’offense au roi, dans la loi de 1819, et surtout dans la loi de 1835, ou en tant qu’offense au chef de l’État dans le sénatus-consulte de 1853 et dans la loi utilisée par Mac Mahon. Certes, comme on le verra, ils étaient divisés en deux camps, ceux qui tendaient à privilégier l’ordre en souhaitant une répression de l’offense, et ceux qui privilégiaient la liberté et craignaient par-dessus tout le retour, avec le délit d’offense, à une sorte de police de la pensée incompatible avec l’ethos républicain. Mais si les premiers l’ont emporté en incriminant l’offense au président de la République, ils ont tenté de le faire en respectant certains principes afin d’éviter de retomber dans les ornières du délit d’opinion politique.

2. La loi de 1881 incrimine le délit d’offense, mais en le limitant

 

Avec le délit d’offense, la loi sur la presse du 29 juillet 1881 semble renouer avec les délits antérieurs en reconnaissant un délit spécial, protégeant une seule personne, le président de la République. Mais l’intention du législateur fut bien d’encadrer au maximum ce délit pour éviter les dérives antérieures d’une interprétation arbitraire d’une telle infraction dérogatoire au droit commun. 

 

L’offense comme un outrage

La première limitation vient de son objet. L’offense est perçue par le législateur comme un « outrage » au Président. On a vu, en introduction de notre propos, que l’offense a pour caractéristique de ne pas être définie dans l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881. On pourrait en déduire, un peu vite, que c’est un délit totalement indéterminé et arbitraire, par conséquent contraire au principe de légalité des délits et des peines prévu par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si c’était le cas, le délit d’offense se rapprocherait dangereusement du délit sanctionné sous la monarchie constitutionnelle et sous le Second Empire. À cette époque, l’offense était considérée comme distincte de la diffamation et de l’injure et pouvait frapper n’importe quel journaliste qui se serait rendu coupable « d’insinuations perfides ou de gauloiseries coupables », ou encore d’un simple « écart de plume ». La Cour des pairs avait condamné un publiciste qui avait osé dire que Louis-Philippe était, « de tous les Français, le plus incapable de sauver la France ». Autrement dit, le respect exigé à l’égard du monarque était tel que « toute atteinte, même légère », à ce respect était considérée comme une offense. Un juriste pouvait résumer le droit en vigueur sous l’empire de la loi de 1819, en disant que de « simples irrévérences de langage ou (des) plaisanteries familières à l’esprit gaulois » pouvaient constituer des offenses. 

Or, c’est explicitement contre cette tradition autoritaire que le législateur de 1881 a voulu se dresser en proposant une autre conception de l’offense. Il ressort de la lecture des travaux parlementaires qu’il a même voulu donner un autre nom au délit pour éviter le mot embarrassant de l’offense qui rappelait de trop mauvais souvenirs : la commission chargée à la Chambre des députés du projet de loi proposa ainsi de substituer le mot d’outrage à celui d’offense. L’intention est clairement établie par le rapporteur de la commission qui qualifie l’outrage de « gradation, […] d’augmentatif de l’injure » et vise à démontrer que l’injure ou l’insulte sont plus graves lorsqu’elles visent le pouvoir ou ses représentants. L’outrage a donc un sens plus précis que l’injure en raison de son destinataire (un gouvernant) et, dans l’esprit du législateur, désignait, selon le mot d’un député, « l’attaque [qui] devient grossière et indécente » et qui aboutit alors à« l’avilissement de la Constitution ». Si le terme d’offense fut finalement réintroduit avec succès par la commission du Sénat, c’est parce que les sénateurs se sont aperçus qu’il fallait trouver un mot spécifique pour désigner l’outrage envers le Président. Il existait déjà un délit d’outrage, celui sanctionné à l’article 29 de la loi de 1881, valable pour différentes autorités, et il fallait un autre mot pour désigner cet outrage spécifique que représente l’attaque disproportionnée à l’égard du Président de la République. L’autre raison souvent évoquée est la place singulière du Président de la République dans l’édifice institutionnel. C’est ce qu’a prétendu, en 1881, le rapporteur de la commission du Sénat, Pelletan, qui a justifié le mot d’offense en disant : « c’est le terme consacré, et par cela seul qu’il est exceptionnel, il convient mieux à la situation exceptionnelle du chef d’État »

On a pu déduire de certains propos historiques la thèse suivante : « on outrage son semblable, on offense son supérieur. Qualifier d’offense l’outrage au Président de la République, ce n’est guère, en quelque sorte, qu’introduire le protocole dans la loi pénale ». Mais une telle interprétation, quoique ingénieuse, a le tort de réintroduire une sorte de vision du crime de lèse-majesté en présupposant que le président de la République aurait une essence supérieure aux autres gouvernants et aux gouvernés. Or, si le législateur de 1881 a entendu protéger le président de la République, il le concevait plutôt comme le premier magistrat de France, et comme une institution largement honorifique méritant le respect, mais principalement parce qu’une telle personne représentait la République, à nouveau instituée en France et toujours menacée. Le Président est certes distinct des autres gouvernants, et il jouit donc, de ce point de vue, d’une « situation exceptionnelle », mais cette différence n’en fait pas un représentant de l’État d’une qualité supérieure comme l’est un monarque, dans un régime monarchique, ou comme prétend l’être le chef d’un régime autoritaire (empereur ou dictateur). 

Quoi qu’il en soit, le rapporteur du projet de loi, Eugène Lisbonne, devait bien préciser que « pour tomber sous le coup de l’article 26, l’offense devait réunir, dans l’application, les mêmes conditions et caractères que l’outrage défini à l’article 29 de la même loi ». Il soulignait que l’outrage est le terme habituellement usité pour désigner les injures visant tous les fonctionnaires publics. Ainsi interprétée, l’offense prévue à l’article 26 couvrirait uniquement les deux cas visés par cet article 29, à savoir la diffamation et l’injure. C’est l’interprétation défendue par Georges Barbier, l’auteur du Traité sur la presse, constamment réédité depuis la IIIe République. Il faut souligner la conséquence libérale qui est tirée de cette acception restrictive du mot d’offense : « le délit […] ne saurait, en aucun cas, être relevé à la charge de ceux qui, usant avec modération et loyauté d’un droit incontestable, se permettent de critiquer, de censurer les actes du Président de la République […] ». Ainsi conçue, l’offense serait très différente de l’offense telle que la concevaient les autres régimes parce qu’elle aurait un champ d’application limité, borné de telle sorte que les abus d’interprétation seraient bannis. Sous l’empire d’un tel article, la Cour de cassation ne pourrait pas interpréter l’offense comme le fit la Cour des pairs en 1831, jugeant alors : « le délit d’offense est entièrement distinct de celui d’attaque […], de diffamation ou d’injures publiques » de sorte qu’il pouvait s’étendre bien au-delà de ces seuls cas pour sanctionner aussi bien l’irrévérence que l’insolence.

Il ressort aussi clairement des débats parlementaires une autre idée essentielle qui est la limitation de la protection contre l’offense au seul président de la République. Sous la IIe République, l’Assemblée nationale était également protégée contre l’offense. Il ressort des débats de 1881 que les initiateurs du projet avaient entendu aussi protéger la République contre ses ennemis potentiels. En effet, le projet initial prévoyait l’incrimination de « tout outrage commis publiquement, d’une manière quelconque, envers la République, le Sénat ou la Chambre des députés » . À la suite d’une intervention de Clémenceau, hostile à cette idée de vouloir protéger la République contre ses ennemis, le mot de République fut enlevé, mais rajouté une seconde fois lors de la séance du 14 février 1881, et enfin supprimé. En effet, un vote par division est intervenu pour différencier, écrit Barbier, « la personne vivante, agissante du Président de la République et ces êtres abstraits ou collectifs qu’on appelle la République, la Chambre ou le Sénat ». Cet exemple prouve que le législateur de 1881 a essayé, autant qu’il a pu, de limiter l’étendue de l’offense qui ne concerne donc pas la République en tant que telle, mais une personne qui la représente, le Président. 

Toutefois, il faut reconnaître que le législateur n’a pas pu entièrement éviter le risque d’arbitraire car la formulation de l’article 26 restait imprécise : l’offense n’était toujours pas définie dans la loi. Ceux qui ont étudié l’offense sous la Ve République ont notamment observé que « le caractère vague [de ce délit d’offense] et […] la signification politique de l’infraction rappelaient étrangement l’idée de raison d’État ». Mais dès l’origine, au moment de l’élaboration de la loi, des opposants républicains à la loi étaient très conscients des dangers potentiels d’un tel délit. Clémenceau, le plus brillant d’entre eux, ne manqua pas d’interpeller de la façon la plus directe ceux qui défendaient l'offense : « M. Le rapporteur a reconnu qu’il n’existait aucune définition de l’offense, mais comme il voulait à tout prix vous faire voter le texte du Sénat, il a essayé de se tirer d’affaire en disant que ce qui constituait l’offense, ce seraient les conditions même de l’outrage […]. Mais ce n’est pas l’opinion du rapporteur qui importe en cette affaire, il n’y a que le texte législatif qui compte ». Il a ici pointé une défaillance de la loi qui ne manquera pas d’être constamment rappelée : il n’y a pas de définition objective de l’offense. Par conséquent, ce délit ne sera pas à l’abri d’une interprétation forcément « subjective » du juge répressif car tout dépend, finalement, de la manière extensive ou restrictive qu’il a de considérer l’offense. 

Cette dernière remarque laisse deviner la question de fond qui a divisé les républicains : la minorité de ceux-ci reproche à la majorité républicaine de vouloir criminaliser des opinions et de recréer un délit d’opinion. Tel était le point de vue de Clémenceau qui était partisan, comme d’autres parlementaires, de ne pas légiférer sur cette question car il était radicalement hostile à toute idée de criminaliser l’expression de la pensée. Il a peut-être subi l’influence des États-Unis, pays dans lequel il a séjourné en tant que journaliste, suivant le procès pour impeachment du président Johnson. Il croit à la libre discussion et, lors des débats parlementaires, il objecte à Jules Simon qu’il convient de « laisser tout attaquer, afin que l’on puisse tout défendre. Car on ne peut défendre honorablement que ce que l’on peut attaquer librement ». La majorité républicaine se défend contre cette accusation en estimant que tant pour l’offense, les cris séditieux que pour les autres délits, elle n’entend pas condamner non pas des opinions, mais des actes. Ainsi, disait Lisbonne, le rapporteur de la loi, « proférer des cris ou des chants séditieux, c’est faire un acte, c’est agir, c’est inférer (sic) dommage à la sécurité publique »

Probablement consciente de cette lacune, la majorité républicaine a certes décidé de conserver ce délit, mais en multipliant les garanties pour que son usage ne fût pas dénaturé et qu’il ne devint pas l’équivalent d’une sorte d’offense au roi. 

 

Les garanties libérales entourant le délit

 

Il existe d’autres éléments dans le système initial de la loi de 1881 qui prouvent incontestablement que l’offense a été pensée dans un sens républicain, visant donc à préserver l’institution républicaine. 

L’élément plus important est le montant de la peine que l’on peut qualifier de relativement faible puisque les auteurs de ce délit encouraient une peine pouvant aller d’un emprisonnement de 3 mois à 1 an, et d’une amende de 100 à 3 000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement. Il suffit de comparer avec les peines encourues pour des délits similaires sous les autres régimes pour apprécier le libéralisme de la loi de 1881. Sous l’empire de la loi de 1819 et du sénatus-consulte de 1853, les accusés risquaient une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement. La pratique pouvait être rigoureuse : on raconte qu’un ivrogne ayant fait du tapage nocturne en hurlant « À bas l’empereur Napoléon III et la famille impériale, j’emm... la famille impériale » écopa en 1855 de cinq ans de prison

À cette relative faiblesse de la sanction s’ajoute le fait que les prévenus peuvent bénéficier des circonstances atténuantes alors que la question était très disputée auparavant en matière d’offense. Même si, en pratique, pour des raisons techniques, elles ne jouent que très rarement, le simple fait que l’on a reconnu en 1881 la possibilité d’y avoir recours témoigne d’une volonté de ne pas réprimer à tout prix les auteurs d’offenses. 

Par ailleurs, une autre garantie libérale du régime juridique réside dans la nature et la composition de la juridiction chargée de trancher de tels litiges. Ici, le délit d’offense épouse le régime des autres délits de presse. Par exception au droit commun, qui ne lui donne compétence que pour les crimes, la Cour d’assises est, selon l’article 45 de la loi de 1881, compétente pour juger du délit d’offense (au président de la République et au chef d’État étranger). Cette compétence, qui n’était pas prévue dans le projet de loi initial, est la reprise « d’un principe, digne du plus pur libéralisme », selon lequel tous les délits de presse doivent être jugés par le peuple, c’est-à-dire par un jury populaire. On considère traditionnellement qu’en matière politique, les citoyens doivent être jugés par d’autres citoyens. Or, comme on l’a vu plus haut, le délit d’offense est un délit politique. 

Il y a ici une ligne de partage très clair, au XIXe siècle, entre les régimes libéraux et les régimes autoritaires, ces derniers ayant toujours tendance à confier la compétence soit aux tribunaux correctionnels, soit à des juridictions spéciales ne comportant pas de jury. Si la loi de 1819 (article 13) attribuait la compétence d’apprécier de ce délit à un jury, la loi du 9 septembre 1835 attribua cette compétence à la Cour des pairs pour toutes les offenses dites « graves ». Si la Seconde République rétablit, par la loi du 27 juillet 1849, la compétence de la Cour d’assises pour tous les délits de presse, faisant ainsi confiance aux jurés pour « prononcer sur l’existence du délit », le Second Empire, au lendemain du coup d’État du 2 décembre, confia immédiatement cette compétence aux tribunaux correctionnels par un décret du 18 décembre 1851. Une telle compétence ne fut pas fondamentalement remise en cause par le décret du 29 décembre 1875 qui, certes, redonna la compétence à la Cour d’assises, mais en conservant de notables exceptions, au rang desquelles figurait le délit d’offense, ainsi soumis aux tribunaux correctionnels

Il faut bien comprendre la portée d’une telle compétence : « comme le délit de l’article 26 restait d’une imprécision fondamentale, en dépit de la succession des textes répressifs et qu’il était impossible de tracer la frontière entre l’offense au chef de l’État et la critique violente de ses actes, l’intervention du jury avait pour avantage de laisser à la décision de citoyens le soin de distinguer la controverse politique de l’outrage proprement dit, et l’attaque passionnée de la déconsidération et du mépris jeté sur la personne du président de la République ». Cette dimension libérale ne doit jamais être perdue de vue quand on réfléchit à la question de l’offense. On retiendra que c’est le propre des régimes autoritaires d’enlever cette compétence et de la donner à des tribunaux correctionnels. La règle n’a pas manqué d’être confirmée sous Vichy lorsque le régime de Pétain a redonné la compétence au tribunal correctionnel par la loi du 10 octobre 1940. Si l’ordonnance d’Alger du Gouvernement provisoire de la République française du 6 mai 1944 a confirmé cette compétence, c’est en raison de la volonté de soumettre l’ensemble des délits de presse à des magistrats professionnels car les gouvernants se méfiaient des jurés

Parmi les autres garanties libérales entourant le délit prévu à l’article 26, il faut dire un mot des conditions de réalisation du délit, des « moyens » et des conditions dans lesquelles il doit intervenir. Ainsi, parmi les éléments de la définition de l’offense, figure, à côté de l’intention d’offenser, la « publicité ». C’est une condition exigée pour qu’il y ait commission d’un tel délit. Dans les réquisitoires des procureurs de la République, sous la Ve République, il est fréquent que le délit d’offense soit ainsi désigné : « offense publique ». Cette condition existait avant 1881, et elle est reprise par l’article 21. Elle implique, par construction, qu’on ne peut pas être accusé d’offense si l’on a émis des opinions désobligeantes dans un lieu privé, par exemple chez soi devant sa famille ou chez des amis. On n’entrera pas dans les détails complexes de la qualification de « publique » pour l’offense, la jurisprudence a inventé des distinctions subtiles pour savoir si et quand un discours peut être, ou non, considéré comme « public ». Il serait naïf de croire que le seul fait de proférer un discours outrageant dans un lieu privé suffit à couvrir la personne contre une poursuite car les juristes, jamais à court d’imagination, ont inventé par exemple la notion de lieu public « par destination » ou « par accident » pour étendre la notion de publicité, tout comme la Cour de cassation a, par exemple, estimé que des propos outrageants proférés dans une salle de bains d’un hôpital étaient de nature « publique »

En outre et surtout, le libéralisme de la loi de 1881 (article 26) se révèle dans l’énumération exhaustive des « moyens de publicité » par lesquels l’offense peut être réalisée. La loi fournit une liste très précise à l’article 23 (précité) de ces moyens et il en résulte que si un moyen est absent, le délit ne peut être considéré comme réalisé. En revanche, dans les régimes autoritaires, les moyens de publicité ne sont pas énumérés de sorte que le pouvoir peut choisir tout « moyen » qui lui semble répréhensible. C’est ce que fit le Second Empire qui interpréta l’article 86 du code pénal pour réprimer toute offense, « sans se soucier des moyens de publicité ». Dans un système libéral, l’énumération ne peut pas être interprétée extensivement. Ainsi, sous l’empire de la loi de 1881, l’offense « par geste » ne figure pas dans cette liste alors qu’il était constitutif, sous les régimes antérieurs à la IIIe République, d’un délit d’offense. 

Enfin, une telle condition de publicité révèle l’importance de la distinction entre vie publique et vie privée. L’offense est passible de poursuite si et seulement si elle est dite « publique » parce qu’elle est une prise de parole pouvant porter atteinte à l’image du chef de l’État et être de ce fait considérée par certains régimes comme préjudiciable à l’État et à la société. Un régime est néanmoins encore plus autoritaire lorsqu’il prétend traquer la parole privée et pénaliser les propos tenus dans des espaces intimes où l’État est censé ne pas s’immiscer. Ainsi, la condition de publicité ne figurait pas dans le Code pénal de l’Empire allemand de 1871 qui incriminait toute espèce d’injure, quel que fût l’endroit où elle était proférée.

Un autre élément de libéralisme gît dans des détails de la procédure qui peuvent paraître très techniques, mais qui éclairent parfaitement l’esprit de la loi. Ainsi, l’offensé, à savoir le président de la République, n’est jamais partie civile au procès. Il n’est pas même à l’initiative du procès qui incombe au seul ministère public (le Parquet) qui met d’office en mouvement l’action publique, sans qu’une demande préalable de l’offensé soit nécessaire. Évidemment, le procureur de la République qui agit ainsi en réfère au procureur général qui lui-même avise le Garde des Sceaux. Par conséquent, dans un procès pour offense au président de la République, il n’y a que deux parties : l’offenseur et l’État qui est représenté au procès par le ministère public. Du point de vue procédural, le président de la République est absent du procès, comme il ressort de la lecture des noms des parties lors de la publication des jugements ou arrêts : tout procès pour offense est ainsi libellé « ministère public contre X ou Y (offenseur) ». 

Toutefois, il ne faudrait pas, par esprit de système, ignorer les autres traits de la procédure qui plaident en faveur de la thèse inverse selon laquelle ce délit comporte un élément autoritaire. C’est surtout dans le domaine de la preuve que l’on trouve des éléments dérogatoires au droit commun. Il est impossible au prévenu de rapporter la preuve de la vérité des imputations, c’est-à-dire d’invoquer l’exceptio veritatis. En d’autres termes, même si l’allégation contient des faits exacts, elle peut être qualifiée d’offensante. C’était le cas jadis pour la diffamation, mais la jurisprudence a atténué la rigueur de la règle en autorisant la faculté de prouver les faits allégués. C’est la preuve que l’offense est un délit spécial qui diffère du délit de diffamation envers les fonctionnaires publics. Une telle règle, dit-on, qui échappe au droit commun, « se justifie par la distinction exceptionnelle du Chef de l’État qui ne saurait descendre dans l’arène judiciaire, et livrer sa personne et sa vie aux débats de l’audience sans compromettre sa dignité »

C’est précisément cette situation exorbitante du droit commun que n’accepte pas la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence relative au délit d’offense au chef d’État étranger, prévu par l’ancien article 36 de la loi de 1881. Elle estime, dans l’arrêt Colombani (précité), que « contrairement au droit commun de la diffamation, l’incrimination de l’offense ne permet pas aux requérants de faire valoir l’exceptio veritatis, c’est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de pouvoir s’exonérer de leur responsabilité pénale. Cette impossibilité de faire jouer la vérité constitue une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, quand bien même il s’agit d’un chef d’État ou de gouvernement ». Comme on a pu le noter, une telle remarque « revient à mettre en cause le particularisme du régime de l’article 36 au regard du droit commun de la diffamation ». Dans un autre arrêt concernant le roi d’Espagne, la Cour européenne a estimé que la position du monarque, censé être neutre dans l’édifice constitutionnel, ne le mettait pas à l’abri des critiques le visant en tant que « représentant de l’État, qu’il symbolise » et elle a donc fait prévaloir la liberté d’expression sur la protection spéciale du Monarque. 

Alors que le droit de la presse a évolué vers plus de libéralisme en raison de la jurisprudence contraignante de la Cour de Strasbourg, qui a une conception plus exigeante de la liberté d’expression, le délit d’offense envers le président de la République est resté à l’écart de cette évolution. On pourrait d’ailleurs prendre d’autres exemples pour montrer la face non libérale du délit d’offense : la difficulté de faire jouer, en pratique, la théorie des circonstances atténuantes, la facilité relative qu’ont le ministère public et les juges de prouver l’intention d’offenser. Quand on ajoute à tous ces traits l’absence de définition du délit (voir supra), on comprend que les garanties libérales énoncées plus haut, et figurant dans la loi, ne sont pas nécessairement suffisantes pour espérer une application libérale du délit. Pour le dire autrement, de telles garanties peuvent être facilement emportées par un pouvoir désireux d’utiliser à son profit le délit d’offense. 

Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de la pratique de l’article 26 de la loi de 1881 sous la IIIe République. On se contentera de faire observer la faiblesse de l’utilisation de ce délit. C’est à peine – dit-on – si une dizaine de procès ont eu lieu entre 1881 et 1904, les procès semblant cesser après la présidence Fallières. Cette situation de la pratique est reflétée dans la doctrine. Dans la seconde édition de leur manuel de droit constitutionnel (1933), Joseph-Barthélémy et Paul Duez notent que « les mœurs ont aujourd’hui changé et [que] le délit d’offense est en train de devenir une curiosité historique ». Une analyse plus fine de la jurisprudence pourrait montrer que la Cour de cassation a d’ailleurs préféré utiliser, dans certains cas, des délits voisins (cris séditieux, outrages à magistrat) et qu’elle a interprété restrictivement l’offense, bornée à l’attaque contre la personne du président. 

On peut maintenant résumer le propos sur la signification qu’il faut attribuer à la genèse et au contenu de l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant le délit d’offense. Au rebours de la présentation habituelle qui fait de l’offense au Président de la République une modernisation du crime de lèse-majesté, il faut souligner l’intention libérale présidant à sa rédaction. En effet,

« on ne saurait donc nier qu’en dépit de sa partielle imprécision sur la définition du délit, l’article 26 de la loi du 19 juillet 1881 était d’essence éminemment libérale. […] Faisant table rase des dispositions restrictives de 325 articles, décrets ou ordonnances, l’intention du législateur était d’abolir toute répression de délits d’opinion et d’effacer les dernières traces des mesures arbitraires héritées du Second Empire. Si une protection spéciale fut maintenue en faveur du Président de la République, sa violation n’était réprimée par l’article 26 que pour frapper un délit qui, à l’époque, ne pouvait être considéré comme un délit d’opinion, puisque le chef de l’État se situait hors du circuit politique ».

 

En effet, après la chute du maréchal Mac Mahon, la présidence devient une présidence faible de sorte que sous la IIIe République d’après 1879, le Président de la République n’était plus censé avoir d’idées et d’opinion politiques. On protégeait seulement sa personne

La leçon d’une étude historique et comparative de l’offense démontre que « le sens donné au mot “offense” par les monarchies constitutionnelles et par le Second Empire, était une définition tournée vers le passé qui faisait davantage référence au crime de lèse-majesté qu’à la protection juridique d’une personne haut placée ». S’il y a eu « républicanisation » du délit d’offense en 1881, c’est bien parce que le législateur a entendu défendre le « premier magistrat de la République » et, par magistrat, il faut comprendre le premier gouvernant, qui est un gouvernant comme les autres, et qui n’est certainement pas un Souverain. À la différence des régimes antérieurs, le chef de l’État « n’était plus un être inviolable et sacré, mais un serviteur de la République ». Il y avait donc une certaine cohérence dans la législation et la jurisprudence qui faisaient que le délit d’offense était peu utilisé sous la IIIe République. C’est précisément cette cohérence que va mettre à mal la pratique des offenses sous la République gaullienne, raison pour laquelle on lit parfois qu’il y a eu une « dénaturation du délit sous la Ve République »

 

II. La réactivation du délit d’offense sous de Gaulle ou la renaissance d’un délit politique

 

Les premières années de la Cinquième République ont vu, entre 1959 et 1968, se multiplier les poursuites et condamnations pour offense au chef de l’État. Bien qu’on manque de statistiques précises sur le sujet, il faut compter par centaines les poursuites et, probablement aussi, les procès pour offense qui eurent lieu à cette époque. Tandis que les avocats des prévenus ont lancé le chiffre de plus de trois cents condamnations pour offense, le ministère de la Justice, la Chancellerie, réduisait ce chiffre à environ une centaine. Dans une des rares études statistiques, Jacques Georgel considère que le chiffre parfois avancé de 350 procès est « effarant ». Il évalue le chiffre de condamnés à 120. Comme l’a justement fait valoir un de ses contradicteurs, il confond les procès et les condamnés car, pour tous les procès de presse, il y a toujours deux prévenus : le directeur de publication et l’auteur de l’article ou du livre qui est seulement le complice du délit. Dans sa thèse, Jean-Claude Broutin estime entre 75 et 85 le nombre de procès pour délits commis par voie de presse et une cinquantaine de procès pour délits par une autre voie que la presse. Le « chiffre authentique est intermédiaire », entre cent et trois cents. La Chancellerie ne semble pas avoir réussi à dresser un état des lieux complet ; il manque un relevé concernant les procès faits en province pour des quidams ayant interpellé le président lors des visites présidentielles. De son côté, la presse n’est pas une source entièrement fiable car elle n’a pas suivi tous les procès ; par ailleurs, elle fait allusion à des poursuites entamées, mais sans qu’on sache si celles-ci ont débouché sur un procès. Quoi qu’il en soit, le nombre approximatif, qui dépasse en toute hypothèse la centaine de procès en l’espace de dix années, est considérable en soi ; il est surtout énorme par rapport aux très faibles chiffres relevés pour les procès sous la IIIe République entre 1881 et 1940 (une dizaine de procès) et sous la IVe République. Une telle différence intrigue et interroge : pourquoi le régime gaulliste a-t-il massivement utilisé le délit prévu à l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881, alors que les Républiques précédentes avaient été très économes dans le recours à l’offense ? 

 

1. L’originalité de la poursuite pour offense sous la Cinquième République

 

Il est certain d’abord que, parmi les facteurs explicatifs du volume du contentieux, figurent les circonstances politiques. En effet, l’importance de la crise provoquée par la guerre d’Algérie, dont l’intensité a polarisé les extrêmes, a placé le général de Gaulle en position délicate notamment par rapport à certains de ses anciens soutiens. Ce lien a été relevé par pratiquement tous les observateurs, tout comme il y a un lien entre cette guerre et la multiplication des saisies de journaux par le pouvoir. Il n’est pas anodin de remarquer qu’un des premiers procès pour offense a concerné un soldat qui, dans le métro à Paris, s’était exclamé publiquement en février1959 : « le général de Gaulle préfère libérer les fellagas et poursuivre les patriotes et les libérer que de laisser tranquilles les vrais Français ». De même, en 1962, un officier radio de la marine marchande fut condamné à quatre mois de prison avec sursis, et surtout subit un mois de détention préventive pour avoir, dans un restaurant à Tarbes, dessiné sur la nappe en papier de sa table un général à deux étoiles pendu à une potence et accompagné de la légende suivante : « Telle est la fin de de Gaulle. Vive Salan ! »

Ainsi ne serait-il pas absurde de suggérer que le procès pour offense aurait constitué l’une des armes de l’arsenal utilisé par le pouvoir pour mettre au pas les opposants politiques. En effet, tous les observateurs ont noté la coïncidence entre l’augmentation des procès pour offense et la violence des propos des opposants à de Gaulle. Alors que l’irrévérence à l’égard du Président de la République sous la IIIe République exista, sous la Ve, « les offenses ont adopté un ton beaucoup plus sérieux et même sinistre : dire du Général de Gaulle qu’il a la passion de faire fusiller les gens(2), insinuer qu’il n’est pas étranger à certains assassinats politiques(3) est infiniment plus grave que de dépeindre Fallières sous les dehors d’un Joseph Prudhomme qui se prend pour Robespierre ». Les attaques de l’extrême-droite ont été, en effet, d’une grande violence. Ses partisans ont eu, à propos de la guerre d’Algérie, « le sentiment être trahis. Aux motifs anciens qui n’étaient pas oubliés, s’ajoute la fureur d’avoir été trompés. Leur déconvenue dégénère en haine véritable ». Le Dictionnaire de Gaulle s’en fait l’écho dans la rubrique sur la « presse d’extrême droite », observant que « la violence des attaques contre de Gaulle attire sur ces journaux des sanctions répétées au-delà même de la période de la guerre d’Algérie. Rivarol fait l’objet de procès à plusieurs reprises ». Il convient de rappeler ici que, lors d’un procès pour offense, l’avocat de Pétain, Me Isorni, revendiqua, au nom de la liberté d’expression, « le droit de haïr ». Ce discours de haine suscite, en réaction, une politique de répression pénale de la part des autorités politiques qui vont utiliser la ressource du délit d’offense au Président de la République. La réponse des tribunaux est donc claire : en condamnant les auteurs de tels discours de haine, ils considèrent que la liberté d’expression ne peut pas autoriser ce que les américains appellent le « Hate Speech » et qu’elle doit être limitée. L’offense est une de ces limites. Sa répression rappelle sa nature politique. On a bien résumé la question en observant que « suivant les contingences politiques, l’offense au chef de l’État est […] tantôt un délit de droite, tantôt un délit de gauche, du moins lorsqu’on s’adresse à la personne publique du magistrat suprême. Sous la Ve République, elle a toujours constitué, à quelques exceptions près, un délit d’extrême-droite »

Le facteur institutionnel a joué également un rôle important. On le perçoit en analysant l’une des rares questions juridiques posées par ce délit d’offense sous la Ve République, qui fut celle de savoir si un tel délit n’était pas anachronique et si l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 n’avait pas été implicitement abrogé par la Constitution du 4 octobre 1958. Sollicitée à plusieurs reprises par les avocats des prévenus de répondre affirmativement à cette question, la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne changea jamais de position et défendit avec constance la thèse du maintien en vigueur de l’article 26, malgré l’importance des changements de circonstances

En effet, l’avènement d’un président gouvernant a considérablement modifié la donne dans la mesure où la critique adressée à la politique gaulliste peut être interprétée, parfois, comme une offense au président de la République si elle s’exprime de façon violente, outrancière ou excessivement moqueuse. Parce que, désormais, le président de la République dirige, de facto, la politique de la France, les occasions de procès se multiplient, les attaques contre la personne étant indissociables de celles contre sa politique. Ainsi, les critiques des adversaires politiques, voire des ennemis, du général de Gaulle se concentrent sur lui. Il y a un phénomène d’action et de réaction avec la nouvelle configuration institutionnelle : la présidentialisation des institutions a mécaniquement pour effet la personnalisation des attaques personnelles contre le chef d’État, surtout dans une période troublée comme la guerre d’Algérie et ses suites. Ceci n’a pas échappé aux observateurs les plus attentifs comme M. Becuwe, l’auteur de la meilleure thèse sur la question : 

« […] L’évolution des institutions républicaines et les modifications apportées à la Constitution de 1958 dans le sens d’un renforcement de l’Exécutif ont contribué à bouleverser le jeu politique traditionnel au détriment des assemblées parlementaires, aggravant par là même les risques de voir le chef de l’État critiqué dans son action ou vilipendé dans ses moindres gestes. Mode de justification pour les inculpés, argument de l’accusation en faveur d’un surcroît de sévérité, la place nouvelle qu’occupe le Président dans la vie de la Nation a été le centre de multiples controverses dont la vivacité permettrait d’expliquer, dans une certaine mesure, le développement considérable des poursuites pour offenses ».

 

Le délit d’offense devient un lieu de cristallisation du conflit politique entre les gouvernants et les opposants politiques. La justice de l’État vient au secours du Président de la République de sorte que l’appareil d’État – du ministère de l’Intérieur qui repère les écrits litigieux, au ministère de la Justice qui fait poursuivre par le Parquet et pour finir à la justice (magistrat du siège) qui condamne les auteurs des offenses – se mobilise pour réprimer ceux qui, en dépassant les bornes de la libre critique, tomberaient dans la pure « licence ». Il y a donc eu un « moment » particulier dans l’histoire de la Ve République où le délit d’offense au chef de l’État a été massivement utilisé et où la justice politique réapparut en partie dans ces procès. 

 

2. Comment renouveler le traitement des offenses au président de la République ?

 

La difficulté est cependant d’apporter du nouveau sur cette question dès lors que deux thèses au moins ont été consacrées à ce sujet. On peut évidemment se référer aux témoignages des acteurs. Mais, sur ce point précis, les mémoires d’hommes politiques sont souvent décevants. Par exemple, dans ses Mémoires, par ailleurs fort riches, Jean Foyer consacre une partie entière de son livre à son activité de « Garde des Sceaux (1962-1969) ». Il n’y mentionne pourtant jamais les questions d’offense au chef de l’État qu’il eut pourtant à traiter personnellement en sa qualité de ministre de la Justice. Il se concentre sur « la répression du putsch d’Alger et de l’OAS » à laquelle il consacre de longues pages et juge peu digne de relever les procès pour offense, affaires évidemment beaucoup moins importantes, politiquement parlant. Plus riches, mais très tendancieux, sont les témoignages des avocats des prévenus, avocats qui furent souvent aussi d’extrême droite comme Jean-Louis Tixier-Vignancour et Jacques Isorni, ou des partisans de l’Algérie française comme Jean-Marc Varaut. Enfin, on a la chance de détenir un témoignage de premier plan avec les souvenirs publiés par André Giresse. Ce magistrat, qui finit président de la Cour d’assises à l’époque mitterrandienne et devint un opposant farouche au Garde des Sceaux de l’époque (M. Badinter) car il était favorable au maintien de la peine de mort, siégea à la 17ème chambre correctionnelle entre 1962 et 1964. Il eut donc l’occasion de rendre la justice sur les affaires d’offenses à de Gaulle. Son témoignage est aussi partial que virulent car il accuse le pouvoir gaulliste d’avoir instrumentalisé la justice au profit de la répression des ennemis du pouvoir. Il mériterait d’être confronté avec d’autres témoignages ou faits, mais il contient certains faits extrêmement intéressants, notamment lorsqu’il se flatte d’avoir obtenu plusieurs relaxes dans les procès pour offense en utilisant la Constitution contre l’article 26 de la loi de 1881

Il existe toutefois une monographie sur le sujet qui est de la plume de l’ancien chroniqueur judiciaire de l’Aurore, Robert Cario : Le Général en correctionnelle. Ce titre est accompagné par un sous-titre ironique, Le Chef d’État le plus offensé du monde. Comme son auteur eut la chance de suivre plusieurs de ces procès, ce livre est une mine d’informations. Il présente un large panorama des affaires jugées, allant bien au-delà des affaires les plus médiatiques, celles que l’on cite toujours, les procès faits à Jacques Laurent, Jacques Isorni (l’avocat de Pétain) ou Alfred Fabre-Luce. Il rend compte des procès ayant eu pour prévenus soit des écrivains, journalistes ou caricaturistes pas toujours connus, soit des hommes de la rue qui, à Paris ou en province, offensèrent publiquement le général de Gaulle. On y apprend, par exemple, que le jeune Faurisson (le futur négationniste) fut condamné en 1962 pour offense au chef de l’État pour avoir proféré des imprécations contre le général de Gaulle lors de son audition par un juge d’instruction pour une autre affaire, juge qui le plaça d’ailleurs sous mandat de dépôt. Enfin, ce livre pallie l’absence de publication de ces décisions judiciaires dans les revues juridiques et constitue parfois une source documentaire de premier plan car le chroniqueur judiciaire rend compte parfois des audiences et donne des détails très significatifs sur tel ou tel procès. 

Toutefois, malgré son indéniable apport, ce livre souffre d’un évident parti-pris anti-gaulliste qui en rend la crédibilité parfois douteuse. Il ne peut pas prétendre, en tout cas, constituer un ouvrage d’histoire selon les canons scientifiques modernes où un minimum d’objectivité scientifique est requis. Cette partialité apparaît évidente dès la préface confiée à un polygraphe d’extrême droite, André Figuéras, dont la prose est aussi lourde qu’agressive. Le titre du livre, Le Général en correctionnelle, est à la fois biaisé et trompeur car il laisse penser à tort que de Gaulle est une des parties au procès, ce qui est juridiquement inexact, comme on l’a vu plus haut. En outre Cario passe souvent sous silence l’identité des personnes poursuivies alors que leur biographie est éclairante. Par exemple, quand il dénonce ironiquement le traitement infligé au livre, Journal d’un embastillé, il omet de préciser que son auteur, CORDAL, est le pseudonyme de Jacques Larroque Latour qui fut emprisonné en raison de sa participation à l’OAS et qui écrivit cet album en prison. Enfin, et surtout, le livre a pour principal ressort la volonté de dénoncer, voire de ridiculiser, le général de Gaulle et le pouvoir gaulliste qui auraient eu le tort de poursuivre systématiquement ses opposants. Se fondant sur les amendes pour offense acquittées par ces divers journaux ou revues, l’auteur considère que la profession des journalistes fut victime « d’une nouvelle inquisition » et il qualifie les juges ayant prononcé certaines sanctions de « censeurs judiciaires de la Ve »

Ainsi, si cet ouvrage a pour grand intérêt de constituer une source documentaire de première main, il n’épuise pas le sujet. Pour avoir une image plus complète et plus objective des offenses sous de Gaulle, il convient de consulter les archives à la fois gouvernementales et judiciaires. De ce point de vue, l’originalité de cette recherche est de se fonder notamment sur les fonds d’archives de la Présidence de la République qui viennent d’être inventoriées (et jamais exploitées), que nous avons été autorisé par dérogation à consulter aux Archives nationales. C’est notamment grâce à cette lecture croisée de ces deux types de sources que l’on peut démontrer la place centrale du Secrétariat Général à la Présidence dans la gestion de ces dossiers parfois politiquement sensibles. La police (la Direction de la Sûreté) attirait l’attention de la Chancellerie sur tel ou tel article ou tel ou tel livre. Le cabinet du Garde des Sceaux saisissait alors conjointement le cabinet du Premier ministre et le Secrétariat Général à la Présidence qui instruisaient, chacun de leur côté, l’affaire grâce à leurs conseillers justice. La Présidence de la République supervisait la politique de « répression judiciaire » (le terme est de Jean Foyer dans une circulaire de 1964 aux Procureurs généraux) sans que l’on puisse exactement déterminer le rôle du général de Gaulle. Une note manuscrite, la seule pour l’instant retrouvée, indique qu’il regrettait la faiblesse des sanctions judiciaires à l’encontre des condamnés. La lecture des archives permet de reconstituer la prise de décision et de contribuer à mieux connaître ce pan méconnu de l’histoire de la justice sous la Ve République naissante.

En guise de conclusion, il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’intérêt d’une telle enquête sur les offenses à de Gaulle. Elle devrait permettre d’exposer plusieurs problèmes qui sont entremêlés. D’abord, il y a un problème juridico-politique qui est celui de la limitation à la liberté d’expression dans la mesure où le délit d’offense, tel qu’il a été interprété sous de Gaulle, revient à ressusciter le délit d’opinion (politique) dont voulait se débarrasser la loi de 1881. C’est une question de libertés publiques si l’on veut. Ensuite, il y a le problème constitutionnel de l’anachronisme d’un tel délit. Dès lors que le Président de la République n’est plus le premier magistrat de la IIIe (qui « inaugure les chrysanthèmes »), mais le Chef de l’État qui décide de la politique de la nation (Ve République), le délit qui punit les offenses n’est-il pas anachronique ? On peut montrer avec de bons arguments qu’une telle thèse était très plausible, mais elle fut rejetée, comme on l’a dit plus haut, par les juges, sans guère de justification. Enfin, le délit d’offense, tel qu’il ressort de nos recherches, est une bonne clé d’entrée pour analyser la nature de la politique menée par le pouvoir gaullien à l’encontre des opposants qui sont considérés comme des ennemis, à savoir les partisans de l’extrême droite (le plus souvent les anciens vichystes ou les anciens résistants devenus tenants de l’Algérie française et de l’OAS). On invoque souvent la guerre d’Algérie pour justifier les nombreuses atteintes faites aux libertés publiques, mais les poursuites pour offense au chef de l’État se sont poursuivies bien après 1962 de sorte qu’il est clair que le régime a entendu combattre judiciairement ses opposants, même après la résolution de la crise algérienne. En même temps, cette histoire révèle la violence de l’opposition politique à cette époque. Face à cette version française du « Hate Speech », les juges ont répondu de la manière la plus claire : on n’a pas le droit de tout dire et, en tout cas, on n’a pas le droit de manquer de respect au Président de la République. La frontière reste cependant très ténue entre le fait d’offenser le Président et le fait de critiquer sa politique. Elle ne fut pas toujours respectée par le pouvoir qui, en certaines circonstances, n’hésita pas à recourir à l’arme pénale pour réprimer non pas des ennemis politiques, mais des simples opposants excessivement irrévérencieux à l’égard du fondateur de la Ve République.