La partition de l’espace, objet de recherche juridique
Une rame d’un métro bondé par des usagers aux regards vissés sur leurs smartphones. Certains travaillent car ils répondent à une injonction professionnelle : hors du lieu de travail et peut-être hors du temps de travail. D’autres vérifient l’état de leur popularité sur tel réseau social où ils exposent les pans de leur vie personnelle qui, ce faisant, quitte le champ de l’intime pour celui de l’« extime », cette partie de soi que l’on expose. D’autres encore lisent un journal qui rapporte qu’un soldat en « opération extérieure » à des milliers de kilomètres a donné à l’ennemi, bien malgré lui, des informations en allumant son smartphone.
Nombre de frontières sont comme effacées dans cette scène. La distinction entre le « travail » et le « non-travail » (ou repos) n’est plus : plus de temps de travail, plus de lieu de travail, il reste toutefois l’injonction du supérieur. La séparation entre la vie privée, lieu du secret, de l’intime et de l’opaque légitime, et la vie sociale, lieu de l’image, de la représentation et de l’échange est dessinée par chaque acteur qui subjectivement décide de ce qui peut être montré. Rien de nouveau, objecte-t-on, la manière de s’habiller lorsqu’on sort de chez soi dit ce que l’on décide de donner à voir de soi, mais il y avait naguère la porte de l’appartement, la photographie sur un support matériel, etc. Les « occasions » de se donner à voir étaient moins nombreuses et plus circonscrites. La distance entre la France et le théâtre d’opérations militaires extérieures se calcule encore kilomètres, mais il ne se mesure plus en heures. La disparition de l’individu singulier qui a choisi le métier des armes derrière le militaire en uniforme doit être repensée s’il peut converser avec son conjoint entre deux salves de tirs ennemis et mettre en danger son unité, mise en danger qui n’a rien à voir avec un mauvais maniement des armes dans l’espace de bataille.
Les nouvelles technologies, le monde ultra-connecté, l’effacement des distances remettent en cause les frontières spatiales qui ont été, depuis le XVIe siècle, autant de balises et d’étais pour penser les catégories juridiques. Pour comprendre comment les relations entre le droit et la partition de l’espace sont affectées, il n’est pas inutile de saisir plus précisément ce en quoi elles consistent. La manière dont le droit pense l’espace est diverse et complexe, elle est puissamment marquée par l’histoire, par les cultures juridiques et par l’utilisation politique que l’on peut faire de l’espace. C’est pourquoi la confrontation des approches et des regards dans les contributions qui suivent entre, d’une part, privatistes et publicistes et, d’autre part, comparatistes de l’espace (la France et le Royaume-Uni) et comparatistes du temps (historiens) est féconde.
L’espace peut être appréhendé en droit de manière descriptive ou objective quand la frontière est recueillie par la norme : la clôture physique de la propriété ou enclosure, la défense d’entrée dans un camp militaire protégé de barbelés, l’usine ou le bureau mentionné dans le contrat de travail. Il en est ainsi également quand elle est tracée par la norme : le zonage administratif en matière d’urbanisme, la limite des eaux territoriales. Mais l’espace peut être conçu de manière plus subjective par les acteurs sans que la référence à la spatialité terrestre soit centrale : la limite que chacun trace de son « extime » ; la stratégie d’activations des actions devant le juge pour injure, diffamation, offense ou outrage, que l’on soit un particulier, une personne « connue » ou encore un dépositaire de l’autorité publique ; la place du tiers ou de l’ordre public dans l’« espace contractuel » que délimitent les personnes privées dans le respect de la loi.
Fatalement, la manière avec laquelle on appréhende l’espace en droit dit quelque chose de la liberté. La frontière juridique qui se superpose à la frontière spatiale permet (permettait ?) d’identifier concrètement les périmètres dans lesquels ni autrui, ni l’État ne peuvent pénétrer (une « forteresse », a « castle ») laissant l’individu en situation de souverain tout puissant dans sa sphère privée. La sécurité juridique provient de la stabilité de la délimitation spatiale. Superposition qui permet aussi, à l’autre extrémité, d’identifier le périmètre du bien public, de l’intérêt général, de la négation de la puissance de l’individu singulier (neutralité, identification par une plaque, un drapeau), bref la sphère étatique. Et entre ces frontières à la fois spatiales et juridiques, un espace qui se définit de manière doublement négative : ni sphère privée de la protection, ni sphère étatique de l’obligation, mais espace public de la civilité ou de la concitoyenneté.
Quand la frontière juridique cesse de coïncider avec la frontière spatiale parce que la norme la dessine ou que les individus la tracent, l’appréhension de la liberté est tout autre. Elle peut se concrétiser à la faveur de procédures (des actions judiciaires), avec la part d’aléa que cela comporte – aléa qui fait entrer dans le droit des exigences comportementales que les Modernes considèrent comme relevant de la morale.
Que l’on regarde la superposition de la partition spatiale et des catégories juridiques comme dépassée ou simplement en mutation, elle reste une clef décisive de compréhension théorique des transformations contemporaines du droit que s’efforcent de tourner les contributions qui suivent.