Ouverture
Je suis heureux et honoré d’animer cette table ronde. Elle nous réunit autour d’un livre important. Important parce qu’il traite d’une question de grande portée. Un livre qui ressemble à première vue à un livre de professeur mais qui se révèle à mon avis le plus personnel de ceux que l’auteur nous a donnés.
C’est un livre compact, tendu autour d’une idée force, le fait que la dialectique classique de la sincérité et de la politesse change de sens et acquiert une nouvelle portée au passage de l’âge classique à celui des Lumières et, en même temps, un livre dont chaque chapitre est une méditation sur un auteur qu’on n’abandonne qu’à regret, tant on y apprend de choses philosophiques et humaines. L’art suprême de l’auteur est de combiner le sens de la systématicité des auteurs, ce qui définit au fond les philosophes, et le sens de leur humanité, de leur œuvre comme proposition d’humanité, solution personnelle aux questions de l’époque, mais aussi aux problèmes de l’existence humaine.
De sorte que ce livre compact est aussi un livre pluriel (si je puis risquer cette inter-intra-textualité). On pourrait dire en effet qu’il y a plusieurs livres en un dans La Politesse des Lumières, plusieurs interprétations d’un même problème suggérées par l’auteur, et qu’on peut dégager par une petite expérience de pensée, en se demandant quel est le chapitre le plus important du livre. Or il y a autant de choix, autant de réponses possibles que de chapitres à la grande question qui donne au livre sa profondeur : est-il possible de retenir quelque chose de l’asymétrie et du ritualisme inhérents à la politesse dans le monde démocratique de la valorisation absolue de l’égalité et du dédain des formes ? Une question qui, loin d’être frivole, donne au livre sa densité : la politesse est en quelque façon, le politique des Modernes, le régime par lequel une société d’individus peut demeurer une société politique (un « peuple », dirait Rousseau), combinant « les lois, les mœurs, les manières », suivant le sous-titre à la Montesquieu du livre.
C’est pourquoi tant de grands auteurs se sont intéressés à la politesse au XVIIIe et au XIXe, non plus seulement en moralistes mais aussi en philosophes. Montesquieu est ici particulièrement net qui fait de la mixité ou de la non mixité un caractère du régime et pas seulement des mœurs. La mixité policée des sexes est une condition nécessaire de la liberté politique. Certains ont conçu le problème plutôt comme une solution (Montesquieu, Kant), d’autres plutôt comme une aporie (Madame de Staël, Stendhal), et c’est pourquoi la primauté accordée à l’un ou l’autre donnera au livre une tonalité différente, mettant en scène pour ainsi dire les facettes de l’ethos philosophique de notre ami, synthèse d’un humien confiant et d’un nietzschéen désabusé (il m’aura appris qu’on peut être l’un et l’autre).
Les Lumières inaugurent une dialectique nouvelle par rapport à l’âge classique, suivant laquelle la politesse est une composante nécessaire de la civilité et non plus une pratique opposée à la moralité, le complément et non plus l’adversaire de la sincérité.
Prenons le chapitre sur Kant. Kant n’est plus sous la plume de Philippe Raynaud une machine à dérouler un système à la fois génial et inhospitalier par sa difficulté et ses exigences exorbitantes (le fameux formalisme kantien). Il met au jour des nuances, des tempéraments où l’on découvre un Kant moraliste et même sociologue, mais sans que cet accent inédit ne contredise en rien le « système », qui s’en trouve au contraire éclairé. La raison pratique est le complément de la nature et non sa négation hautaine.
L’homme est irréductiblement double, liberté et nature, mais les deux ordres du doublet empirico-transcendantal communiquent. La politesse est « une sorte de non vérité qui n’est pourtant pas un mensonge », écrit Kant, « l’effort que nous faisons pour paraître bons finit par nous rendre bons en réalité ». On connaissait l’affinité de Philippe Raynaud avec ce Kant aussi humain que kantien, notamment grâce à sa lecture des textes de philosophie de l’histoire. On découvre ici semblablement un Kant moraliste, un psychologue politique des mœurs. Il restitue à l’Anthropologie du point de vue pragmatique son statut de grand texte à l’égal des trois Critiques, en tant qu’elle déploie l’esprit même du criticisme, une philosophie à hauteur d’homme et non des anges ou de l’être.
J’ai suggéré la pluralité des interprétations du livre suivant le chapitre qu’on considère central. C’est celui sur Stendhal qui m’a le plus profondément touché, dans lequel je me suis reconnu, mais c’est celui sur la géographie des Lumières selon Mme de Staël dont je ferai le centre stratégique du livre, parce qu’il souligne l’importance de la comparaison entre les nations pour la compréhension de la modernité, et parce que la fille de Necker a joué toute son œuvre sur l’aspiration à réconcilier l’ancien monde et le nouveau, jointe à la conscience lucide de l’échec de cette entreprise. De là, la touche mélancolique qu’elle met à ce livre somme toute heureux.
Sommes-nous encore du même monde que celui qui va de Voltaire à Stendhal, le monde de la politesse politique ? L’auteur laisse au lecteur la conclusion de la conclusion, mais on peut craindre que nous ayons quitté ce monde, tant nous sommes devenus hypersensibles au mensonge de la politesse, et aveugles aux ambiguïtés de l’égalité : les carrières ouvertes aux talents mais aussi la compétition effrénée, la décontraction mais aussi l’incivilité, la libération des individus mais aussi la solitude du cœur.