Politesse de la philosophie, dit lui-même Philippe Raynaud. Constituer la politesse en objet pour l’histoire de la philosophie. Reconquérir sa place parmi les questions centrales de la pensée des Lumières, on me pardonnera l’expression et sa tonalité familière, il fallait le faire. Rien n’est en effet plus difficile, en histoire des idées, que de proposer un tableau d’ensemble où les choses sont ramenées à leur juste proportion. C’est particulièrement vrai de ce mouvement intellectuel et historique que sont les Lumières. Il est plus simple de les présenter sous leur jour le plus radical. Le travail a été entrepris de longue date et il se présente désormais dans la littérature anglo-américaine sous le jour assez faussement nouveau du « Radical Enlightenment ». Il fallait au contraire toute la subtilité de Ph. Raynaud pour faire apparaître la facette modérée des Lumières. La prise en compte de la problématique de la politesse, très délicate à bien des égards et très réussie dans son livre, permet de le faire tout à fait remarquablement.

Les Lumières ont entendu réconcilier raison et politesse, avec pour horizon une certaine conception de la justesse morale, de la cohérence morale d’ensemble pour un individu tiraillé entre le fond de son cœur – et ce que celui-ci semble lui dire d’impérieux en matière de morale – et une vie sociale qui lui impose des contraintes de comportement particulièrement lourdes. Le vêtement que je porte, le salut que je fais à mon voisin, la carte que je laisse chez la Princesse de *** en son absence, sont autant de moments de ma vie morale. Assurer l’harmonie des devoirs de société et du devoir moral n’est pas pour autant chose aisée. Comment devenir cet individu idéal, socialement ajusté et parfaitement moralisé, que dessine la culture des Lumières ? Comment devenir cette « personne pleine de raison et de politesse, qui joi[nt] à cela beaucoup de vertu » dont parle Marianne, l’héroïne de Marivaux ?

Le livre nous montre comment politesse et civilité jouent leur rôle dans les efforts visant, de la part des grands esprits du dix-huitième siècle, à construire quelque chose comme une « science civile » à l’usage des Modernes. Cette science civile peut se concevoir sur un mode radical. Ce sera la régénération révolutionnaire, ou bien, sur un registre plus rationaliste, les tentatives pour élaborer une science de la législation. Mais elle peut aussi être comprise dans un sens plus modéré : une science de la civilité. La scientia civilis des Classiques consistait avant tout en un usage politique de la rhétorique. À travers des thèmes comme celui de la conversation, le monde moderne va se poser une question somme toute assez proche, celle des possibilités et des limites politiques de la communication entre les êtres. Comment les individus autonomes et porteurs de droits inaliénables communiquent-ils entre eux et s’entre-gouvernent-ils ? La science civile moderne commence dans les salons, dans la conversation policée, ou dans les loges franc-maçonnes qu’étudia en son temps Reinhardt Koselleck. Ph. Raynaud nous montre bien comment bien des auteurs-phares des Lumières ne voyaient aucun inconvénient à reprendre à leur compte certains aspects de la société passée. La politesse, qualité aristocratique, pouvait ainsi être mise au service d’un projet de transformation de la société qui allait dans le sens d’une appréhension modérée des idéaux modernisateurs. On peut, si on le désire, appeler « bourgeois » ce projet visant à articuler la politesse aristocratique et les idéaux d’égalité et de perfectibilité de l’humanité.

Par le corpus choisi, le livre de Philippe Raynaud se place du point de vue des projections des auteurs les plus significatifs, projections qui ont souvent un caractère quelque peu irénique : réconcilier les temps anciens et les temps à venir, éviter la scission entre différentes forces animatrices du développement historique en cours, ne pas donner à penser que l’empirique et le transcendantal sont irréconciliables. Le grand contre-exemple est évidemment Rousseau, qui n’a nulle intention de réconcilier, mais se propose d’insister sur ce qui est clivant, irréconciliable, douloureux. Mais, Rousseau étant mis à part, le moment de synthèse ainsi (admirablement) décrit dans la Politesse des Lumières chez Voltaire, Hume, Montesquieu, ou Kant, n’a-t-il pas existé surtout dans les projections en question ? La modernité est assez fondamentalement clivante. On voit comment les sociétés ont connu une tension entre l’aspiration à la politesse et d’autres forces transformatrices. Peut-on à la fois, et sans souffrir, être moderne et policé ? Peut-on faire usage du monde tout en se pliant aux usages du monde ? On voit aussi, à travers les différents chapitres du livre, comment les constructions les plus raffinées pour y parvenir pouvaient comporter une sorte de clivage interne, une tension entre une dimension de radicalité qui prend la forme chez Rousseau de la sincérité et chez Kant de l’impératif de véracité, et une dimension méliorative qui pouvait, en effet, consister dans une prise en compte de la politesse. Une fois que ces belles synthèses ont été produites, on peut se demander quelle a été « la suite des évènements », dans leur sillage même. Une fois reformulées, les prétentions de la philosophie moderne (empirisme humien, criticisme kantien, etc.) allaient-elles coexister paisiblement avec les formes concrètes d’existence ayant cours dans la société européenne de la fin du dix-huitième siècle ? Ou bien la philosophie nouvelle était-elle porteuse d’une radicalité trop intempestive pour s’accommoder d’arrangements pacifiques avec de telles figures de la réalité sociale, ces « usages du monde » pour leur part solidement ancrés dans des représentations pré-critiques (par exemple dans les métaphysiques dogmatiques du passé) ?

À titre de discussion du livre, je vais examiner rapidement ces tensions du point de vue de la société anglaise, pour apporter un regard complémentaire de celui offert par Ph. Raynaud dans son livre au sujet de cette intéressante nation, et, pour la philosophie, du point de vue de Kant.

 

 

I. L’Angleterre et la politesse

 

Philippe Raynaud nous décrit, en particulier à travers Hume et Montesquieu, une Angleterre qui est presque un contre-modèle. Elle n’accèderait que péniblement à la haute civilité, dont le type est français. Elle tendrait même à s’en éloigner tandis que, de son côté, la France aurait cheminé en direction de la Modernité. On repense aux propos bien connus de Montesquieu dans le chapitre vingt-sept du livre XIX de l’Esprit des Lois. Montesquieu y montre que les peuples qui n’ont pas le temps d’être oisifs n’ont pas de temps pour la politesse. L’Angleterre incarnerait cette corrélation entre absence d’otium et moindre propension à la civilité. Symétriquement, il existerait par ailleurs un lien entre oisiveté, politesse et gouvernement absolu, dont la France est évidemment l’exemple. La réaction que cela m’inspire, et qui ne cherche nullement à contredire tout ce que dit d’excellent Ph. Raynaud à ce sujet, est qu’il ne faut pas sous-estimer le fait que les Anglais d’après la Glorieuse Révolution se sont compris eux-mêmes comme des êtres de haute civilisation, des gens qui n’ont pas à rougir de la qualité de leurs manières. Pour reprendre le mot connu de Blackstone, les Anglais du XVIIIe siècle se perçoivent comme « un peuple policé et commerçant » (a polite and commercial people). Le projet même du whiggism dominant au XVIIIe siècle était de mettre fin à la guerre civile. C’est fondamentalement un projet pacificateur et cela passe par un effort de civilisation de soi-même. Introduire une conversation policée et des mœurs plus douces s’imposait de ce point de vue dans une société où devaient désormais coexister une aristocratie ouverte et un camp républicain qui avait à la fois marqué beaucoup de points pendant le dix-septième siècle et fini par perdre la partie en raison même, peut-être, de son fonds de culture puritaine. La politesse est alors une des clés de la société anglaise : on le voit dans la mise en œuvre d’un code assez précis de manières sociales, dans l’intérêt pour les modes, pour les grandes maisons qui ne sont cependant pas véritablement des châteaux (Wimpole Hall pour Lord Hardwicke ou Houghton Hall pour Robert Walpole), dans les portraits de Gainsborough et dans la poésie de Pope, ou bien encore dans la « Vie des poètes » de Samuel Johnson. Cette vision des choses culminera avec les romans de Jane Austen, puis avec les mœurs victoriennes, qui peuvent se comprendre comme un alliage singulier de politesse et de puritanisme. Ce projet n’est pas étranger à la sorte de proposition politique que formule l’Angleterre moderne. De ce point de vue, on est tenté d’être sceptique lorsqu’on lit sous la plume de Montesquieu – dans ses Pensées, comme le rappelle Ph. Raynaud (p. 69) – que « les Anglais sont occupés ; ils n’ont pas le temps d’être polis ». Leurs occupations mercantiles et leur activité politique intense ne les détournent nullement du projet, voire même de la conviction, d’être un peuple « poli » tout aussi bien que « commerçant ». Et de la même manière, il est permis de se demander si Hume aurait porté le même jugement négatif sur la politesse anglaise s’il avait écrit en 1780 plutôt qu’au début des années 1740. Il persiste certes en Angleterre une imprégnation des mœurs (et du gouvernement) « gothiques », qui agissent comme un contrepoids à ce désir d’être poli ou policé. Mais on pourrait dire la même chose de la France, où la politesse est un des projets, une des tendances de la vie morale nationale, interagissant toujours avec d’autres inclinations « médiévales », « barbares », « gothiques » ou « naturelles ».

 

 

II. Les politesses d’Emmanuel Kant

 

J’ai trouvé le chapitre sur Kant très impressionnant, notamment dans la manière dont il relie la question de la politesse et l’histoire de la transformation des idées morales de Kant, au carrefour des positions de Rousseau et des empiristes. Je m’aventure ici en terrain miné, car il est notoirement difficile pour le non-spécialiste de parler de Kant, et certainement plus périlleux encore d’en parler face à Philippe Raynaud. Son chapitre sur Kant réhabilite admirablement la politesse au nombre des grands thèmes anthropologiques de cet auteur. Par exemple, j’ai été très sensible aux développements contenus dans le livre sur les « apparences permises » de la bonne éducation qui sont de « belles non-vérités » parce que, sans être vraies, elles ne sont pas pour autant mensongères : ainsi de la femme qui se farde, ou qui dissimule certaines insatisfactions intimes par crainte de paraître inférieure (p. 161). Chez Kant, ces développements me semblent déployer quelque chose comme une phénoménologie du social, comprise comme le lieu où les apparences ne sont pas nécessairement trompeuses et peuvent jouer un rôle un peu comparable à celui de l’extériorité dans la doctrine du droit : la politesse joue ainsi le rôle d’un gouvernement des apparences nécessaires, de même que le droit ne doit régir que les actions extérieures. Au fond, la politesse est alors, comme le droit, un des moyens de satisfaire à l’impératif de « sortir de l’état de nature ». La politesse est même de ce point de vue plus efficace que le droit, précisément parce qu’elle serait à même de rentrer dans la sphère de l’intériorité où le droit, qui s’en tient à la régulation des comportements extérieurs, ne pénètre pas. Elle peut en effet, dit Kant, créer des dispositions intérieures favorables à la moralité. Il me semble intéressant de se demander en quoi consistent de telles dispositions, en cernant d’un peu plus près le statut de la politesse chez Kant.

Lorsque Kant dégage les conditions de possibilité d’une raison pure pratique, on ne voit pas quelle place la politesse pourrait se voir attribuer. Elle appartient au domaine de ce qui se produit dans la vie sociale, ou dans les dispositions naturelles des individus, et donc dans la sphère de l’expérience et du sensible. La moralité ne peut pas s’y enraciner. Les impératifs de politesse ne contiennent rien qui puisse déterminer de manière nécessaire la volonté. La politesse peut faire l’objet de mes maximes. Mais en me conformant aux exigences de la politesse, je n’aurai pas pour autant soumis ma volonté aux commandements de la loi morale. La politesse peut me permettre de me conformer à la loi morale, mais elle ne me permettra jamais d’agir par devoir, au sens du moins où ce mot signifie chez Kant la nécessité d’agir par respect pour la loi morale.

Il n’en reste pas moins que la politesse occupe une place dans la pensée morale de Kant, parce que celle-ci ne contient pas seulement une démonstration de l’existence d’une raison pratique déterminant de manière nécessaire la volonté. Elle contient aussi une analyse de la dimension anthropologique de la vie morale des individus, ainsi qu’une philosophie de l’histoire qui sert notamment à expliquer comment, via des dispositifs tels que le « mécanisme de la nature », une réconciliation peut s’engager entre la loi morale et les déterminants sensibles de la volonté qui, sans jamais permettre d’agir par devoir, ne sont pas non plus nécessairement incompatibles avec lui.

Ph. Raynaud insiste ainsi sur le fait qu’il ne faut pas exagérer la scission entre philosophie de la raison pratique, anthropologie et philosophie de l’histoire chez Kant. La politesse ne serait « incompatible avec le devoir » que si le rigorisme était un ascétisme ou si l’impératif assertorique du bonheur contredisait l’impératif catégorique. Or ce n’est en rien le cas. Ainsi la politesse n’implique pas le mensonge, du moins pas nécessairement. Lorsque Kant pousse son examen au delà de ce que requiert la stricte formulation du devoir par le moyen de l’impératif catégorique, il le fait en disant, par exemple dans la Doctrine de la vertu, qu’il faut joindre les « grâces » à la « vertu » et que c’est là « un devoir de vertu ». La politesse retrouve là son sens étymologique, parce qu’elle peut être mise au service de la cité et de la sociabilité au sein de celle-ci. Mais la différence avec le bonheur, c’est que la nécessité d’être poli ou policé ne peut pas être comprise sur le registre de ce que Kant appelle une nécessité de nature. On le fait sous l’empire d’une normativité hétéronome issue des formes empiriquement déterminées de la vie sociale. Autrement dit les prescriptions de la politesse ne sont manifestement pas des lois qui émanent nativement du for intérieur du sujet moral. Les exigences et les pratiques de la politesse ne peuvent être appréhendées dans un premier temps que comme des figures de la moralité positive (dans le langage de J.S. Mill) ou de la Sittlichkeit (dans le langage de Hegel). Se pose ensuite la question de leur internalisation par le sujet moral, et de la profondeur de l’ancrage qu’elles peuvent alors trouver en lui.

On rencontre ici encore la problématique difficile du devoir de vertu chez Kant. Le devoir de vertu est précisément là pour permettre une concrétisation empirique du devoir. La politesse n’entretient pas (et ne peut pas entretenir) de relation nécessaire (apodictique) avec la loi morale et avec le devoir proprement dit, de sorte qu’elle ne peut trouver sa place dans l’éthique que sur le registre de la convergence souhaitable entre le sensible et l’intelligible, entre le sentiment et le devoir. On sait que chez Kant cette convergence se fait en particulier sur le mode de la vertu comprise comme progrès, comme rapprochement asymptotique (« infini », dit Kant) des maximes de l’homme naturel avec l’idéal de la moralité. « La courtoisie (politesse) [...] les salutations [...] et toute la galanterie de cour [...] conduisent progressivement à des manières de penser qui y sont réellement conformes ». Dans le bref appendice de la Doctrine de la Vertu (§ 48) consacré à « l’affabilité et à la bienséance », la politesse semble ainsi (assez implicitement, mais de manière claire) être placée au service du « progrès infini des maximes » dans lequel, à en croire un passage célèbre de l’Analytique de la Critique de la raison pratique, consiste la vertu. Les bonnes manières donnent bien « une belle apparence de vertu » qui ne s’expose pas au reproche du manque de véracité (on ne ment pas en étant simplement poli). Elles « contribuent à l’intention vertueuse », dit Kant dans la Doctrine de la Vertu, en rendant la vertu « aimable ». La politesse peut alors servir – et ce n’est pas trivial – à aiguiser notre réceptivité au devoir, notre sensibilité à la loi morale. Elle travaille, dit Kant, à la « promotion extérieure de la moralité ». C’est ce qu’on pourrait appeler la fonction apologétique de la politesse, fonction que Kant reconnaît à sa juste valeur mais dont j’ai l’impression que lui-même ne s’exagère pas l’efficace. Le chemin conduisant de cette « promotion extérieure » vers la création de nouvelles « dispositions intérieures » à la moralité est un chemin problématique, non une route clairement dessinée.

Contribuer à la vertu ? Lui tenir lieu d’auxiliaire ? Le compliment ainsi fait à la politesse ne comporte-t-il pas en lui-même ses propres limites ? La lecture de l’appendice sur les « vertus de société » dans la Doctrine de la Vertu pourrait le donner à penser. Outre que le passage est assez bref, on ne peut qu’être frappé par toutes les concessions faites à une vision péjorative de la politesse (« certes, ce ne sont là que des dehors ou des accessoires » ; « elles rendent la vertu au moins aimable », « ils ne comptent il est vrai que pour de la menue monnaie »). Dans d’autres textes, Kant emploie assez souvent, de la même manière, des formules assez réservées vis-à-vis de la politesse, comme lorsqu’il affirme qu’elle sert à rendre l’homme « sinon meilleur moralement, du moins plus civilisé ». Et, pour en revenir à la Doctrine de la Vertu, le passage qui clôt le § 48 (les devoirs de sociabilité ne sont pas dus à celui qui est vicieux, du moins lorsque son vice est une source de scandale) laisse imaginer ce que pourrait être une autre lecture (plus rousseauiste ?) de la politesse en vertu de laquelle celle-ci peut aussi très facilement glisser sur le versant du mensonge, de la fausseté, voire de la promiscuité coupable avec le mal.

Il n’y a peut-être pas qu’une seule variété de politesse chez Kant. Il y a l’affabilité, la bienséance, l’humanitas æsthetica, et le decorum, la convenance, les dispositions conciliantes… Il y a la politesse dans l’usage ordinaire du monde et la politesse qui fait partie du « grand monde » sur lequel Kant décide de jeter le voile ou de livrer des observations péjoratives. Toutes ces variétés s’enracinent dans l’empirique et le phénoménal, un territoire porteur d’indétermination morale, tant que la raison ne se présente pas pour dicter à la volonté des principes nécessaires. Ces différentes manifestations de la politesse, toujours hétéronomes, peuvent donner à la volonté des maximes de différentes sortes : les unes bonnes, les autres mauvaises. Mais il est au pouvoir de l’être moral de faire prévaloir les premières sur les secondes en se livrant au « plus grand usage empirique possible de sa raison ». C’est peut-être aussi ce que donnent à penser les réflexions sur la politesse que Kant livre dans un de ses textes les plus tardifs, les Propos de Pédagogie de 1803, où la place réservée à la politesse et aux bonnes manières mériterait une enquête qu’on ne peut ici qu’esquisser. Mais il est permis de remarquer que la politesse est loin de se situer au premier plan parmi les buts pédagogiques préconisés par Kant. Si l’enfant doit être exercé à forger de bonnes maximes, il ne doit pas nécessairement être exposé aux bonnes manières des adultes, car « une société policée lui est un fardeau ». Et si on lui apprend les convenances, c’est à la rubrique de la « prudence mondaine » et en vue, soit de percer l’hypocrisie des autres, soit d’en jouer en sa propre faveur, donc sur le registre de l’habileté et non de la moralité. La convenance y est comprise comme « art de l’apparence ». Elle est traitée séparément de la « bienséance » et de la « disposition conciliante », qui sont, comme dans les passages positifs de la Métaphysique des mœurs, considérées dans leur relation immédiate à la vertu.

La pensée de Kant reste centrée sur l’intériorité morale. Les pratiques morales, ancrées dans l’intersubjectivité, telle que la politesse, ne sont pas clairement cartographiées dans la métaphysique des mœurs. Ce qui me semble aussi aller dans ce sens, c’est ce qu’on pourrait appeler le « travail de l’œuvre » kantienne. On pourrait défendre le point de vue selon lequel le traitement « objectif » réservé à l’œuvre de Kant par la postérité a consisté dans l’accentuation du clivage entre le volet de la philosophie pratique et le volet de l’anthropologie et de la philosophie de l’histoire. Deux siècles après la mort de Kant, sa philosophie de l’histoire nous convainc peut-être moins que lorsqu’elle a été formulée. Si le « mécanisme de la nature » devait nous aider à être à la fois de plus en plus moraux et de plus en plus polis, il n’est pas tout à fait certain qu’il ait fonctionné comme annoncé. Par contre, la philosophie pratique, lue d’une manière assez rigoriste, a imprégné décisivement la psyché moderne, ou du moins elle lui fait écho d’une manière saisissante. Elle semble donc moins datée. Kant fait partie de l’histoire (philosophique) de la politesse, mais le kantisme a certainement aussi joué un rôle dans l’histoire (philosophique) de la défaite de la politesse. Encore aujourd’hui, par exemple, l’usage moral de notre temps – souvent assimilable de ce point de vue à une sorte de kantisme de tous les jours – nous conduira à renoncer à telle ou telle règle, pratique, formule de politesse si elle semble malmener nos conceptions intuitives de ce que requiert la dignité de notre interlocuteur. Et s’il nous reste de la politesse, c’est soit comme un fossile du monde ancien, soit sous la forme d’une politesse moralisée, convertie aux exigences de la morale nouvelle. L’exacte politesse que nous devons à nos contemporains consiste souvent à renoncer aux formes traditionnelles de la courtoisie ou de la civilité héritées des temps passés. On sera plus poli, selon les canons de la moralité de notre temps, en féminisant le nom de métier d’une collègue de travail (« Madame la présidente ») qu’en respectant les formes prescrites par le Dictionnaire de l’Académie (« Madame le président »).

 

Il aura fallu le livre de Ph. Raynaud pour nous donner à comprendre que cette défaite de la politesse, qui est un aspect de l’allergie de la psyché moderne vis-à-vis des « belles apparences » du monde ancien, n’était nullement acquise d’avance et n’est d’ailleurs pas une défaite totale. La Politesse des Lumières démontre qu’une pensée de la politesse était présente chez les plus grands penseurs et qu’elle était compatible avec leur vision, voire parfois qu’elle en était un des principaux ressorts. Le livre complique le jeu. Il place la philosophie face à son dilemme : être du côté de la rupture (la nécessaire impolitesse face à un monde immoral) ou du côté de la réconciliation (faire sa place à la politesse comme nécessité de civilisation).