Je suis infiniment reconnaissant à l’Institut Michel Villey d’avoir organisé cette table ronde. L’Institut Michel Villey est depuis longtemps pour moi plus qu’un centre de recherches : un lieu privilégié dans lequel la recherche scientifique n’exclut ni le souci civique ni les manières civiles, et où la discussion ne cesse pas d’être rigoureuse quand elle prend l’apparence de la conservation. Les contributions de Philippe de Lara, Denis Baranger et Claude Habib illustrent admirablement cette heureuse rencontre entre l’« érudition » et la « conversation », qui aurait sans doute charmé David Hume, et elles disent si bien ce que j’ai cherché à faire dans La Politesse des Lumières que je ne peux guère qu’ajouter quelques remarques marginales à ces lectures si attentives et si généreuses qui montrent parfaitement quelle était l’intention de mon livre sans négliger aucun des moments de l’argumentation.

Philippe de Lara met d’emblée en lumière l’« idée-force » de La Politesse des Lumières : « la dialectique classique de la sincérité et de la politesse change de sens et acquiert une nouvelle portée au passage de l’âge classique à celui des Lumières ». Il décrit avec beaucoup de générosité mon projet, qui était bien de restituer la « systématicité des auteurs » sans oublier la « proposition d’humanité » dont leur œuvre est porteuse, et il saisit parfaitement pourquoi, dans ce contexte, il était important de restituer à un auteur comme Kant sa dimension trop oubliée de « moraliste », de « sociologue » ou même de « moraliste politique ». Il insiste à juste titre sur la dimension essentiellement « dialogique » de ma présentation de la réflexion des Lumières, qui explique pourquoi il est possible de donner de ce livre des interprétations différentes « suivant le chapitre qu’on considère central ». Il pose pour finir une question majeure, à laquelle il donne une réponse point trop optimiste : « Sommes-nous encore du même monde que celui qui va de Voltaire à Stendhal, le monde de la politesse politique ? ». Il fallait peut-être un philosophe qui fût aussi un musicien pour composer cette « ouverture » dans laquelle on trouve les principaux thèmes que développent ensuite avec bonheur Denis Baranger et Claude Habib.

 

I. De l’Angleterre à Kant

 

Denis Baranger met l’accent sur un point important quand il note que, là où les courants les plus récents de la recherche mettent volontiers l’accent sur le Radical Enlightenment, j’ai souhaité tout à fait délibérément « faire apparaître la facette modérée des Lumières ». J’ajouterai que ce choix ne signifie pas que j’ai proposé une vision accommodante d’un projet dont d’autres voudraient au contraire restituer la force « subversive », car il me semble au contraire que, paradoxalement, nous avons peut-être plus à apprendre de la subtilité des Lumières modérées (qui sont du reste fort diverses) que d’un héritage « radical » dont l’essentiel se retrouve depuis longtemps dans l’opinion commune de la plupart des sociétés démocratiques. La « modération » des Lumières modérées est sans doute « bourgeoise », mais elle ne se réduit nullement à une politique du « juste milieu » comme celle que décrit Stendhal dans Lucien Leuwen. Elle garde quelque chose de l’héritage aristotélicien (où la médiété est plus un sommet ou une ligne de crête qu’un compromis) et, surtout, elle correspond ici à un moment très particulier. Comme le dit très bien Claude Habib, j’ai choisi d’étudier le phénomène à son apogée, quand s’est épuisée la « controverse ancienne entre l’idéal mondain et l’idéal religieux », mais ce moment est aussi celui où, si « la politesse française est alors une donnée de fait pour les observateurs », elle est également l’objet de regards multiples qui sont loin d’être toujours favorables.

La période considérée est celle qui commence avec Voltaire et, surtout, avec Montesquieu et elle a un charme propre, qui a été merveilleusement décrit par Valéry dans sa Préface aux Lettres persanes : « Alors, entre l’ordre et le désordre, règne un moment délicieux. Tout le bien possible que procure l’arrangement des pouvoirs et des devoirs étant acquis, c’est maintenant que l’on peut jouir des premiers relâchements du système ». Mais elle présente aussi un intérêt philosophique particulier qui vient de ce que ce « moment délicieux » est aussi celui où les enjeux moraux et politiques des discussions sont parfaitement définis sans être brutalement simplifiés comme ce sera le cas avec la Révolution. Or, c’est précisément pour cela que j’ai choisi de mettre l’accent sur les lieux communs de la comparaison entre la France et l’Angleterre, dans laquelle la première est la nation polie par excellence, là où la seconde incarnerait la « corrélation entre absence d’otium et moindre propension à la civilité ». Denis Baranger remarque à ce sujet que ces lieux communs ne doivent pas faire oublier que « les Anglais d’après la Glorieuse Révolution se sont compris eux-mêmes comme des êtres de haute civilisation, des gens qui n’ont pas à rougir de la qualité de leurs manières » et qu’ils se sont perçus, selon le mot de Blackstone, comme un peuple à la fois « policé » (ou plus simplement « poli ») et « commerçant ». Je ne conteste nullement ce point, et c’est du reste pour cette raison que je tiens les doctrines anglaises et écossaises de la sympathie, notamment celle de Shaftesbury, pour un moment décisif dans l’histoire des doctrines modernes de la civilité et de la politesse (La Politesse des Lumières, p. 19-20) qui correspond à quelque chose de profond chez les premiers penseurs whigs (p. 23). Mais il me semble aussi que la belle synthèse de Shaftesbury, dans laquelle la civilité et la politesse prennent naturellement place dans l’extension virtuellement cosmopolite de la sociabilité humaine, ne suffit pas à rendre compte de toutes les harmoniques d’une discussion qui devient plus riche lorsqu’elle prend en compte les dissonances qui naissent du possible conflit entre les bonnes mœurs et les bonnes manières, entre la politesse et la moralité – ou entre la logique sociale et la sincérité. En fait, c’est la pensée anglaise qui, à partir d’un certain moment, a elle-même choisi de retourner contre la France la reconnaissance générale dont la politesse française était l’objet en Europe, comme on peut le voir par exemple que dans les Lettres à son fils de Lord Chesterfield, où celui-ci se sent obligé de la défendre contre les accusations d’immoralité dont elle était l’objet dans son pays. Inversement, lorsque Hume, voulant faire une comparaison équitable entre la quasi-République anglaise et la monarchie civilisée française, propose une évaluation favorable de la politesse et des vertus voisines comme la galanterie, il participe pleinement (tout Écossais qu’il est) aux débats anglais de son temps. La mise en relation entre la politesse des Français et la corruption de leurs mœurs devient ainsi un topos de la culture anglaise assez prégnant pour s’imposer aux patriotes américains (qui sont évidemment des Anglais), pour influencer négativement un John Adams dans son action diplomatique en France, avant que Benjamin Franklin ne vienne corriger ses erreurs ; cette sensibilité anti-française restera très présente dans la culture des États-Unis, qui prendront sur ce point comme sur d’autres le relais de la Grande Bretagne. J’ajoute que je me garde bien de prétendre que, dans cette affaire, la France représenterait seule la « modernité » : ceux qui, comme Hume ou Montesquieu, consentent à reconnaître une certaine valeur aux manières françaises ne prétendent rien faire de plus que corriger le point de vue dominant, en disant que, même si la voie anglaise des mœurs et du marché fait de l’Angleterre l’incarnation naturelle du monde moderne, il existe aussi une voie française vers la liberté, dont la politesse se trouve être la source d’une manière qui, pour les contemporains, est littéralement paradoxale.

Denis Baranger soulève également une intéressante question à la fois historique et philosophique à propos des analyses très subtiles que Kant consacre à la question des manières et de la politesse. Tout en m’accordant que Kant fait à la politesse une place plus importante qu’on ne le croit généralement, il suggère que cette « phénoménologie du social », dont il reconnaît l’intérêt, reste en deçà de la véritable philosophie morale et que, de toute manière, le « travail de l’œuvre » kantienne est allé (à juste titre ?) dans le sens de la « défaite de la politesse », puisque « le traitement “objectif” réservé à l’œuvre de Kant par la postérité a consisté dans l’accentuation du clivage entre le volet de la philosophie pratique et le volet de l’anthropologie et de la philosophie de l’histoire » : « Kant fait partie de l’histoire (philosophique) de la politesse, mais le kantisme a certainement aussi joué un rôle dans l’histoire (philosophique) de la défaite de la politesse ». Je ne suis pas certain de pouvoir le suivre sur ce point, et il me semble que sa présentation des positions kantiennes ne rend pas pleinement justice à la place (certes mineure) que la politesse occupe dans l’œuvre de Kant, à l’intersection de la philosophie morale, de l’anthropologie et de la philosophie de l’histoire.

L’argument décisif est le suivant :

Contribuer à la vertu ? Lui tenir lieu d’auxiliaire ? Le compliment ainsi fait à la politesse ne comporte-t-il pas en lui-même ses propres limites ? La lecture de l’appendice sur les « vertus de société » dans la Doctrine de la Vertu pourrait le donner à penser. Outre que le passage est assez bref, on ne peut qu’être frappé par toutes les concessions faites à une vision péjorative de la politesse (« certes, ce ne sont là que des dehors ou des accessoires » ; « elles rendent la vertu au moins aimable », « ils ne comptent il est vrai que pour de la menue monnaie »). Dans d’autres textes, Kant emploie assez souvent, de la même manière, des formules assez réservées vis-à-vis de la politesse, comme lorsqu’il affirme qu’elle sert à rendre l’homme « sinon meilleur moralement, du moins plus civilisé ».

Il me semble que, dans ce passage, Denis Baranger ne tient pas suffisamment compte de la structure rhétorique de l’argumentation de Kant. Lorsqu’on dit qu’une chose est « certes » légère, mais néanmoins non négligeable, ce n’est pas pour insister sur ses limites, mais on contraire pour montrer que, contrairement aux apparences, elle a bien une importance réelle. C’est d’ailleurs le même procédé qu’utilise Denis Baranger pour montrer que les mérites réels de la politesse n’empêchent pas qu’elle reste une chose très secondaire lorsqu’il s’agit de « dégager les conditions de possibilité de la raison pratique ». J’accorde bien volontiers à Denis Baranger que si « la politesse peut me permettre de me conformer à la loi morale », « elle ne me permettra jamais d’agir par devoir », mais il me semble néanmoins que toute l’argumentation de Kant dit que, contrairement à ce que pourraient croire certains lecteurs (trop sensibles sans doute à l’enseignement de Rousseau), la politesse contribue à l’émergence de la moralité dans le monde sensible et que, sous certaines de ses formes, elle participe de la vertu. C’est ce que dit le texte de la Critique de la faculté de juger auquel Denis Baranger fait allusion, dans lequel Kant montre, contre Rousseau, que, même s’il ne suffit pas à rendre l’homme moralement meilleur, les progrès des arts, des sciences et des manières « gagnent beaucoup de terrain sur la tyrannie du penchant sensuel et préparent ainsi l’homme à une maîtrise dans laquelle seule la raison doit avoir le pouvoir » : la liberté morale ne se réduit certes pas à la maîtrise des passions, mais elle peut difficilement se concevoir sans elle et c’est en ce sens que la politesse contribue à l’émergence de la moralité. De la même manière, il me semble que, comme le dit Kant lui-même, la « menue monnaie » n’est en rien de la « fausse monnaie » et que malgré toutes ses (apparentes) concessions à la vision « péjorative » de la politesse, son éloge des « vertus de société » est assez fort, puisque celles-ci « renforcent pourtant le sentiment de la vertu elle-même » et « contribuent donc bien à l’intention vertueuse » en rendant la vertu aimable. Ainsi, même si les « vertus de société » ne représentent qu’une petite partie de la vertu et du devoir, « ajouter les grâces à la vertu » n’est pas seulement une exigence sociale mais bien « un devoir de vertu ».

Il me semble donc que, dans le dilemme que pose Denis Baranger, Kant n’est en rien « du côté de la rupture (la nécessaire impolitesse face à un monde immoral) », mais qu’il se place au contraire résolument « du côté de la réconciliation (faire sa place à la politesse comme nécessité de civilisation ». Il n’est du reste pas certain que le « travail de l’œuvre » soit toujours allé dans le sens de la « défaite de la politesse » et on pourrait sans trop de peine montrer que, par exemple, « le kantisme de tous les jours » qui inspirait l’École de la IIIe République combinait sans trop de peine l’éloge philosophique de l’autonomie de la volonté dans les lycées avec une politique délibérée d’inculcation de la politesse dans les classes populaires dont l’objet tout à fait explicite était bien d’aider les enfants du peuple à surmonter « la tyrannie du penchant sensuel » pour les « préparer ainsi à une maîtrise dans laquelle seule la raison doit avoir le pouvoir ». Il n’en reste pas moins que Denis Baranger met avec profondeur l’accent sur une difficulté réelle, qui est aussi au centre du propos de Claude Habib : nous ne sommes plus dans le monde des Lumières, parce que nous ne pouvons plus avoir la même confiance dans les effets de ce qu’Elias appelait le procès de civilisation, et c’est pour cela que la « radicalité » nous semble plus naturelle que les « vertus de société ».

 

II. Que reste-t-il de la conversation des Lumières ?

 

Les familiers de l’Institut Michel Villey, qui se souviennent du Colloque sur la « civilité classique » que nous avions organisé ensemble, savent que Claude Habib et moi partageons depuis longtemps un même intérêt pour les questions philosophiques, morales et littéraires posées par l’histoire de la civilité et des discussions dont celles-ci a été l’objet à différents moments du développement de la « modernité ». C’est donc avec beaucoup d’émotion et de reconnaissance que j’ai écouté son exposé, qui exprime mieux que je ne saurais le faire les sentiments et, peut-être, les soucis qui sont à l’origine de notre commune passion pour de grands textes trop souvent méconnus par nos contemporains, qui ne perçoivent plus dans les « manières » que de vains artifices parce qu’ils ne comprennent plus les liens qui les unissent aux mœurs et aux lois. « La liberté », dit-elle, « est devenue la valeur inconditionnelle des sociétés modernes, tandis que la politesse, dont nous avons perdu le sens plein, fait pauvre figure : méconnue dans sa réalité effective, elle est synonyme de perte de temps, bonne pour les nostalgiques et pour les vieilles gens, entièrement inadaptée à l’âge de la vitesse, de la communication de masse et de la mondialisation ». C’est pour cela sans doute que certains critiques, qui n’étaient pas vraiment des lecteurs, ont voulu nous enfermer dans un rôle qui n’était pas le nôtre, en présentant nos travaux comme une simple expression savante d’une vaine deploratio temporis acti, quand ils ne nous dépeignaient pas comme de sombres agents d’on ne sait quelle violence symbolique dont le but secret aurait été l’exclusion de la jeunesse. Sans s’attarder à réfuter ces accusations absurdes, elle décrit merveilleusement le projet qui était le mien, et dont la réalisation, au demeurant très imparfaite, doit beaucoup à son œuvre propre : je n’ai pas cherché à restaurer les pratiques ou les idéaux d’un monde irrémédiablement disparu, mais j’ai voulu restituer une dimension méconnue des Lumières, celle de la conversation de quelques grands esprits « autour d’un sujet qui fut commun mais qui a cessé de l’être ».

Le charme des œuvres étudiées dans La Politesse des Lumières vient de ce que la politesse était alors « la pratique d’une société jeune qui prenait plaisir à la mixité polie et ne s’attendait pas à disparaître ». Inversement, le mépris ou le dédain dont les manières sont l’objet aujourd’hui nous en apprend beaucoup sur la société contemporaine, dont Claude Habib se montre comme toujours une observatrice aussi brillante qu’avisée. Elle décrit comment, dans un monde d’où l’inégalité n’a nullement disparue, l’excellence « n’est plus comprise pour ce qu’elle était » parce qu’« elle n’apparaît plus comme un but honorable, mais comme une prérogative de caste — un avantage indu, plutôt qu’un effort sur soi ». Elle analyse l’inversion des valeurs qui fait que le « charme » n’a plus de légitimité que dans la « visée érotique ». Elle montre comment, aujourd’hui, le loisir s’ajoute au travail pour laisser à l’homme contemporain aussi peu de temps à perdre dans les « courbettes » mais aussi dans la relation à autrui que leur activisme économique n’en laissait aux Anglais de Montesquieu. Cette analyse de tout ce qui nous éloigne des Lumières lui permet par contraste de montrer tout ce que nous pouvons gagner à nous replacer à un moment où les « valeurs » modernes n’étaient pas encore devenues des évidences et où les conventions n’empêchaient nullement la liberté de penser : la subversion rousseauiste a d’autant plus de sens que Jean-Jacques lui-même n’était pas resté insensible à la civilité aristocratique, et la « saisie des traits nationaux » chez les plus grands esprits du siècle n’entraînait aucun chauvinisme. Contre la simplification contemporaine, Claude Habib voit dans le rappel de la conversation des Lumières une invitation à enrichir notre propre expérience morale : « Se rattacher au passé, ce n’est pas chercher, plus ou moins vindicativement, à le réinstaurer. Enseigner la politesse, cela ne consiste pas à s’évertuer à l’inculquer : enseigner la politesse, c’est comprendre ce qui l’inspirait, pour avoir chance d’y aspirer soi-même. L’essentiel est d’entrer dans la conversation ». Je ne vois pas de meilleure conclusion à notre propre conversation.