Les règles du jeu démocratique chez Norberto Bobbio
Généalogie d’un choix
L’opposition entre deux types de démocratie. L’identification de la démocratie à un ensemble de règles du jeu résulte avant tout chez Norberto Bobbio de son choix en faveur d’un mode spécifique de définition de celle-ci, à savoir une définition formelle. Conformément à la structure essentiellement dichotomique de son mode de pensée, Bobbio envisage en effet deux définitions du concept de démocratie : une définition formelle, qualifiée aussi de procédurale, et une définition matérielle dite également substantielle. Dans le premier cas, la démocratie s’appréhende comme un ensemble de règles du jeu, comme un univers procédural sur le fondement duquel il est possible de prendre des décisions de contenus divers. Elle est une méthode pour adopter des décisions. Dans le second cas, elle se caractérise par un certain contenu. Elle est inspirée par ce que Bobbio considère être les idéaux des premiers démocrates, et que se sont ensuite réappropriés les États socialistes, « in primis l’égalitarisme ». Bobbio situe l’opposition entre ces deux modes de définition dans la différence de rapport qu’ils établissent entre les fins et les moyens. La démocratie au sens formel détermine un « certain ensemble de moyens » – des règles procédurales – indépendamment des fins. La démocratie au sens matériel privilégie « un certain ensemble de fins », en particulier l’égalité, « indépendamment de la considération des moyens adoptés pour les atteindre ».
Influence et cheminement. La préférence de Norberto Bobbio pour une définition formelle ne s’est pas imposée d’emblée. Elle est le produit d’un cheminement intellectuel qui commence à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui est inséparable du contexte historico-politique dans lequel l’auteur a évolué. Au sortir de la guerre, la démocratie est ainsi avant tout pour l’auteur un régime politique opposé en tout point au fascisme. Elle est porteuse d’un idéal de liberté et de justice, valeurs structurantes du Partito d’Azione dans lequel le jeune Bobbio s’était engagé. Dans ses premiers cours universitaires, il propose alors une définition qu’il qualifie lui-même de substantielle :
L’État démocratique est celui dans lequel est réalisée, avec la plus grande adéquation au modèle idéal, la liberté dans la coexistence, c’est-à-dire la coexistence des êtres libres, et donc il est celui qui se rapproche le plus de la réalisation […] de l’idéal de justice.
Mais, progressivement, la démocratie n’apparaît plus tant, dans les définitions formulées par Bobbio, comme un régime politique mû par un idéal de justice que comme un certain mode d’organisation du pouvoir établi par des règles plus ou moins observées. L’optimisme de la volonté de l’auteur, initialement stimulé par l’espoir suscité par la chute du fascisme, se voit au fil du temps rattrapé par un pessimisme de la raison que l’observation de l’exercice quotidien du pouvoir au sein même des États construits sur des fondements démocratiques – entre tous l’Italie – n’aide pas à surmonter.
Sur le terrain conceptuel, la lecture de Kelsen a significativement influencé cette évolution des cadres de pensée de Bobbio. Le maître autrichien est lui-même très réceptif aux travaux contemporains de Schumpeter pour qui la démocratie n’est rien d’autre qu’une méthode au moyen de laquelle les élites se font concurrence pour accéder au pouvoir. Ainsi conçue, elle devient, comme le formule alors Bobbio, « un système de règles qui permettent l’instauration et le développement d’une coexistence libre et pacifique » des individus en société.
Cette association de la démocratie à un ensemble de règles du jeu, autrement dit à une méthode de décision, constitue la charnière centrale des diverses versions de la définition de la démocratie proposées par Bobbio. Par exemple, dans Il futuro della democrazia, la démocratie est « un ensemble de règles (primaires ou fondamentales) qui établissent qui est autorisé à prendre des décisions collectives et quelles sont les procédures » à suivre. Dans Destra e sinitra, « la méthode démocratique » est définie comme un « ensemble des règles qui permettent de prendre des décisions collectives à l’issue de débats et d’élections libres qui ne font pas recours à l’usage de la violence ». Ou encore, au cours de son autobiographie, l’auteur oppose à la définition substantielle qu’il proposait au sortir de la guerre une définition qu’il qualifie de formelle et selon laquelle la démocratie devient « un ensemble de règles qui organisent la coexistence libre et pacifique des individus dans la société et qui permettent de prendre des décisions collectives en assurant le plus large consentement de leurs destinataires ».
En tant qu’ensemble de règles du jeu, la démocratie n’existe que par le droit. En d’autres termes, les règles du jeu démocratique sont pour Bobbio des règles juridiques. Dès lors, comme le souligne Luigi Ferrajoli, si, en tant que lecteur de la Théorie pure du droit, Norberto Bobbio n’éprouve aucune difficulté à admettre que tout système juridique n’est pas nécessairement démocratique, en revanche la démocratie s’établit par le droit. Elle n’existe pas sans le droit, non seulement parce que les États qui s’en réclament sont soumis au droit, au gouvernement des lois par opposition au gouvernement des hommes, et sont en ce sens des États de droit, mais aussi parce que la démocratie s’identifie à un ensemble spécifiquement ordonné de règles juridiques.
Avantages attendus. Bobbio attend plusieurs avantages du choix opéré en faveur d’une définition formelle et minimale de la démocratie. Ce choix doit tout d’abord favoriser la formation d’un accord entre le plus grand nombre d’interlocuteurs afin de poser un point de départ stable pour discuter. L’auteur était particulièrement préoccupé d’engager – et de ne pas rompre – le dialogue avec les communistes italiens, notamment sur la qualification des régimes politiques des États de l’après-guerre. Le caractère minimal de la définition proposée devait permettre de ne pas écarter trop rapidement du label démocratique certains régimes, tout en restant intransigeant sur la présence d’un nombre réduit de critères simples et précis. Au moyen de cette mise en forme analytique des critères de classification des régimes, l’alternative doit être simple : ou un régime est démocratique, ou il ne l’est pas. On évite ainsi que la démocratie devienne un « concept élastique » et n’englue dans des débats sans fin auxquelles mènent des définitions de concepts abstraits par d’autres concepts abstraits tels que, classiquement, « la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple ». Enfin, comme le considérait également Hans Kelsen, une définition formelle de la démocratie présente l’intérêt de ne pas prédéterminer le contenu socio-économique des choix politiques opérés dans son cadre. Les règles du jeu démocratiques n’établissent « pas ce qui doit être décidé mais seulement qui doit décider et comment ». Là encore, l’enjeu n’est, à l’époque, pas des moindres à l’égard des États socialistes.
Le choix délibéré de Bobbio en faveur d’une définition de la démocratie par des règles du jeu le conduit à consacrer de longs développements sur leur identification et leurs implications (I). En rester à une présentation formelle de la démocratie ne rendrait toutefois que partiellement compte d’une pensée plus riche et complexe. Bobbio ne détache en effet jamais la forme d’organisation du pouvoir qu’est la démocratie d’un ensemble de valeurs (II).
I. De la démocratie formelle à la démocratie représentative
Une fois le principe du choix pour une définition formelle établi, restent à identifier les règles constitutives du jeu démocratique (A). On pourrait disserter longuement sur les diverses conséquences de chacune d’elles, ainsi que sur les modes d’exercice du pouvoir qu’elles favorisent. On s’attachera ici plus particulièrement à montrer qu’elles impliquent, chez Bobbio, une démocratie de type représentatif (B).
A. L’identification des règles du jeu
Bobbio définit le plus souvent la démocratie au moyen de six règles : 1) l’égalité devant le suffrage (tous les citoyens doivent jouir des mêmes droits politiques) ; 2) l’égalité de l’exercice du suffrage (« une tête, une voix ») ; 3) la liberté du vote (tous les électeurs doivent être libres de voter selon leur propre opinion) ; 4) le pluralisme (tous les électeurs doivent pouvoir choisir entre des partis politiques proposant des programmes distincts et alternatifs) ; 5) la décision à la majorité (est réputé élu le candidat, ou adoptée la décision, qui réunit le plus grand nombre de votes) ; 6) la possibilité de l’alternance (la minorité d’aujourd’hui doit pouvoir devenir la majorité de demain). Il existe entre ces règles une forte interdépendance. L’alternance au pouvoir n’est possible que par le multipartisme qu’offrent le pluralisme et la libre concurrence entre les groupes politiques pour accéder au pouvoir. Elle est également favorisée par le vote à la majorité et par le suffrage universel qui permet à un nombre élevé de citoyens d’opinions diverses de pouvoir s’exprimer...
Dans certaines publications, l’auteur se réfère également à trois règles supplémentaires sans préciser leur statut exact (corollaires, compléments surabondants ou nécessaires ?) au regard des précédentes : 1) l’élection directe ou indirecte par le peuple des membres de l’organe suprême, c’est-à-dire « celui auquel est assignée la fonction législative » ; 2) l’élection directe ou indirecte par le peuple des administrations locales ou du chef de l’État ; 3) la confiance du parlement ou du chef d’État élu par le peuple envers le gouvernement.
Si l’on devait hiérarchiser les règles présentées par Bobbio, les plus importantes seraient sans doute celles relatives à l’égalité du suffrage, caractérisant aussi son universalité. Autrement dit, comme beaucoup de penseurs politiques depuis le XVIIIe siècle, Bobbio identifie avant tout la démocratie à l’institution du suffrage universel. Cette préséance accordée aux règles instituant le suffrage universel se révèle au moins à deux indices.
Tout d’abord, Bobbio a ardemment soutenu l’extension maximale du droit de vote en faveur de tous les individus, quels que soient leurs appartenances religieuses, ethniques, leurs couleurs de peau ou encore leurs sexes. À cet égard, il affirme souvent le caractère imparfaitement démocratique des régimes qui contiennent toutes les règles du jeu sans avoir accordé le droit de vote aux femmes. La seule restriction qu’il accepte à l’exercice du droit de vote est celle de la majorité d’âge.
Surtout, la présence du suffrage universel tient à ce que ce dernier conforte le caractère démocratique d’autres règles qui ne sont pas spécifiques à ce type de régime. Cela est tout particulièrement vrai de la règle du vote à la majorité. Pour Bobbio, celle-ci est en effet nécessaire au fonctionnement démocratique dans la mesure où elle offre un mode non violent de décision, de désignation des gouvernants et, in fine, de résolution des conflits. Elle constitue le meilleur moyen pour obtenir une décision de la part de personnes d’opinions différentes. Elle permet d’atteindre un consensus partiel là où le consensus intégral n’est pas possible. En ce sens, elle s’avère plus efficace que la règle de l’unanimité et moins démagogique que le vote par acclamation. Pour autant, Bobbio relève que la règle de la majorité n’est pas propre à la démocratie. Elle est un procédé technique de décision auquel peut avoir recours tout type d’organisation du pouvoir, qu’il soit aristocratique ou autocratique. Elle peut ainsi s’accommoder d’une restriction du corps électoral (exclusion des plus pauvres, des femmes, des étrangers…) ou d’un système de voix pondérées en fonction de l’âge, de l’ancienneté ou encore d’un nombre de parts sociales détenues, si l’on envisage par exemple le cas des sociétés par action. Par ailleurs, d’autres techniques de décision peuvent coexister dans un régime démocratique : le tirage au sort, le contrat, la négociation, le compromis. Enfin, le règne de la majorité peut dégénérer en tyrannie. C’est alors précisément dans l’extension maximale du suffrage universel en tant que garantie de la plus large expression de la pluralité des opinions coexistant dans une société donnée que Bobbio situe, avec la préservation des droits de la minorité politique, le meilleur remède contre la possible tyrannie de la majorité.
B. La configuration des règles du jeu : la démocratie représentative
Pour Bobbio, dans une démocratie, le titulaire du pouvoir souverain ne peut être que le peuple, entendu comme l’ensemble des citoyens. Le peuple consent et participe aux décisions auxquelles il est soumis, soit directement, soit indirectement au moyen de mécanismes assurant sa représentation. Bobbio aborde fréquemment la distinction entre l’expression directe de la volonté du peuple et son expression par la représentation à partir de l’opposition classique entre la démocratie des Anciens et celle des Modernes. En revendiquant sa filiation avec les grands libéraux du XIXe siècle tels que Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou John Stuart Mill, il se situe du côté des Modernes et défend ardemment la démocratie représentative. Il la considère comme la seule compatible avec les libertés auxquelles aspire l’homme moderne. La démocratie représentative n’est donc pas une forme dégénérative de la démocratie directe, mais un mode d’exercice du pouvoir à part entière qui ne peut être évité à l’échelle des États de la fin du XXe siècle. Y généraliser la démocratie directe constituerait pour Bobbio un leurre, « sauf », envisage-t-il de façon visionnaire au milieu des années 1970, « à faire l’hypothèse (que je n’exclus pas voir un jour arriver) d’un immense ordinateur avec lequel chaque citoyen, en restant à la maison ou en allant au plus proche terminal, puisse transmettre son propre vote en appuyant sur un bouton ».
En attendant que la technologie transforme les modes d’expression et de participation des citoyens, Bobbio dénonce à l’adresse des nostalgiques de l’agora et de l’idéal rousseauiste, le « fétichisme » de la démocratie directe. Il s’appuie, pour s’en convaincre, sur deux principaux arguments. Le premier, prosaïque, est celui de la dimension des États. Bobbio rappelle que Rousseau lui-même était convaincu que la démocratie directe des Anciens ne se répèterait plus, car celle-ci prospérait dans le cadre idéal de petites communautés caractérisées par la simplicité des mœurs, l’homogénéité des fortunes et l’absence de luxe. Or, les États contemporains, formés de sociétés complexes et pluralistes, apparaissent aux antipodes de ce modèle. Le second argument au moyen duquel Bobbio défend la nécessité de la représentation repose sur la division du travail qu’exigent les sociétés contemporaines. Le citoyen ne peut assurer concomitamment l’intégralité des tâches qui s’imposent aujourd’hui à lui. Il ne peut convenablement faire fructifier ses intérêts particuliers et se préoccuper quotidiennement de l’intérêt général.
La conviction du caractère inéluctable du recours aux mécanismes représentatifs ne conduit toutefois pas Bobbio à exclure toute possibilité de démocratie directe. Si les fondements conceptuels de la démocratie directe et de la démocratie représentative sont distincts, il n’existe aucune impossibilité technique à faire coexister au sein d’un ordre juridique donné les procédures de décision associées à chacun des deux types de démocratie. Bobbio n’est pas hostile au référendum abrogatif tel qu’il a été institué en Italie, ni à l’idée d’une « représentation par mandat » qui serait une forme intermédiaire entre la démocratie directe et la démocratie représentative. En revanche, il estime impossible, voire « insensé », qu’une démocratie à l’échelle des États contemporains fonctionne exclusivement, ou même essentiellement, sous une forme directe. On aboutirait tout particulièrement sur le plan éthique à la négation même de la condition humaine. On instituerait un citoyen total, « un citoyen du matin au soir », dont tous les intérêts seraient réduits à ceux de la cité. L’homme serait tout entier absorbé dans sa qualité de citoyen ; les sphères publiques et privées seraient confondues, ce que ne peut admettre le libéral qu’est Bobbio.
En conséquence, dans les démocraties contemporaines, les citoyens ne votent pas pour décider eux-mêmes mais pour élire qui pourra décider pour eux. Dans cette perspective, Norberto Bobbio accorde aux partis politiques un rôle essentiel. La convergence de ses analyses avec celles de Hans Kelsen est sur ce point saisissante. Le maître autrichien, également grand partisan de la démocratie représentative, a souvent insisté sur l’importance des partis politiques dans les démocraties modernes. Dans La Démocratie. Sa nature – Sa valeur, il établit même un rapport de proportionnalité en vertu duquel l’importance des partis politiques « est d’autant plus grande que le principe démocratique reçoit une large application » : « la démocratie est donc nécessairement et inévitablement un État de partis ». Pour Kelsen, les partis assurent une fonction de médiation essentielle entre le citoyen isolé et l’élu qui exercera le pouvoir en son nom. L’auteur est lui-même très influencé, on le rappelle, par Schumpeter qui oppose à la conception classique et idéaliste de la démocratie comprise comme « la réalisation du bien commun à travers la volonté générale », une approche concurrentielle selon laquelle la démocratie est une méthode qui permet, par des élections libres, la compétition entre des élites pour accéder au pouvoir politique. Autrement dit, dans un régime démocratique, le soi-disant gouvernement « par le peuple » est un gouvernement par des élites que le peuple est réputé choisir librement et pouvoir contrôler.
Cette analyse est entièrement reprise par Bobbio. Pour ce dernier, les partis politiques sont des entités médiatrices au sein desquelles les élites s’organisent et captent l’expression de la volonté des citoyens. Sans eux, cette expression serait diluée, atomisée ; le fonctionnement des institutions s’en trouverait paralysé. Bobbio se nourrit non seulement des travaux de Kelsen, mais aussi de ceux de la science politique très féconde en Italie au début du XXe siècle. Il s’inspire notamment des théories de la classe politique et des élites proposées par Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto en les intégrant dans une perspective démocratique opposée à leur instrumentalisation fasciste et nazie qu’il dénonce virulemment. Bobbio accorde à Mosca et Pareto le mérite d’offrir une leçon de réalisme politique. L’apport de la théorie des élites est selon lui d’attirer l’attention sur le fait que « dans toute société, de tout temps, sous tous les climats et sous toute forme de régime, qu’il soit monarchique, aristocratique ou démocratique, le pouvoir est toujours resté entre les mains de quelques-uns ». S’il ne va pas jusqu’à faire sienne la thèse de Piero Gobetti selon laquelle « le processus de genèse de l’élite est nettement démocratique », Bobbio attire l’attention sur le fait que « ce sont toujours des groupes restreints qui dirigent la politique : la différence entre une politique conservatrice et une politique démocratique ne réside pas dans la présence ou non d’une minorité gouvernante, mais dans la diversité de la formation et de l’inspiration de ce groupe restreint ».
L’exercice du pouvoir par des élites n’est donc pas le signe pour Bobbio d’une dégénérescence de la démocratie qui s’abîmerait inexorablement dans l’aristocratie. Face à l’inévitable formation de partis d’élites partant à la conquête du pouvoir, Bobbio estime que le défi démocratique consiste à trouver les moyens de préserver le pluralisme d’opinion que les partis expriment, à rendre possible leur alternance au pouvoir et à assurer leur contrôle par le peuple, notamment en organisant régulièrement des élections.
II. Sur la nécessité et la suffisance des règles du jeu
Les règles du jeu associées à une définition formelle de la démocratie étant dégagées, quel statut Bobbio leur confère-t-il ? Sont-elles nécessaires ? Suffisantes ? L’auteur adopte sur ces questions des positions souvent tranchées que la lecture globale de son œuvre conduit toutefois à nuancer. D’un côté, la qualité constitutive que Bobbio confère aux règles du jeu démocratique est affirmée avec plus ou moins de force selon les contextes discursifs (A). D’un autre côté, les règles procédurales qui caractérisent la démocratie ne peuvent être détachées de toute considération axiologique (B).
A. L’exigence variable de l’observation des règles du jeu
Bobbio a souvent souligné le caractère constitutif des règles du jeu démocratique. Des règles sont dites constitutives lorsqu’elles permettent l’identification d’un « jeu » et déterminent ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire dans le cadre de celui-ci. Elles se distinguent des règles régulatrices ou stratégiques relatives aux comportements et aux actions qu'elles rendent possibles. Autrement dit, les règles régulatrices ne définissent pas le jeu considéré, mais envisagent comment jouer le mieux possible.
Dans un article intitulé « Quali alternative alla democrazia rappresentativa ? », publié une première fois en 1975 et reproduit dans Quale Socialismo ?, Norberto Bobbio affirme nettement que « l’inobservation de l’une des règles suffit » pour qu’un État « ne soit pas démocratique (ni vraiment, ni en apparence) ». Ce passage a été repris avec quelques variations terminologiques – le mot « gouvernement » remplaçant notamment celui d’« État » – dans la Teoria generale della politica devenue l’opus de référence sur cette question. Pourtant, dans d’autres publications, Norberto Bobbio se montre plus nuancé. Dans le Dizionario di politica, il reconnaît « qu’aucun régime historique n’a certainement observé conjointement l’ensemble de ces règles. Pour cette raison », nous dit-il, « il paraît plus juste de parler de régime plus ou moins démocratique ». Et il précise : « il n’est pas possible d’établir combien de ces règles doivent être observées pour qu’un régime puisse être dit démocratique ; on peut seulement affirmer qu’un régime qui n’en observe aucune n’est certainement pas un régime démocratique ». Cette apparente divergence d’appréciation entre les deux textes peut être analysée de plusieurs manières.
La première est l’hypothèse d’une pure contradiction. Cela est suffisamment rare chez Bobbio pour le relever mais aussi pour en douter. On peut alors envisager l’idée d’une rapide évolution de la pensée. Il est toutefois difficile d’en être assuré en raison de la proximité chronologique des deux textes.
La divergence pourrait également résulter de ce que les conclusions du Dizionario di politica sont tirées sur le fondement de neuf règles tandis que celles formulées dans « Quali de alternative alla democrazia rappresentativa ? » le sont à partir de six. Bobbio se montrerait moins intransigeant sur la présence des neufs règles que sur celles des six de base, surtout si l’on considère que les trois règles supplémentaires constituent des prolongements des premières.
On peut aussi prêter attention à la différence du statut et du contexte discursif des deux textes. Dans le Dizionario di politica, la tonalité est nettement théorique. Il existe peu de difficulté, dans cette perspective, à envisager un écart entre la formulation d’une modélisation et ses manifestations concrètes. L’auteur rappelle d’ailleurs souvent la nécessité de ne pas confondre l’idéal et la rozza materia (la matière brute), en l’occurrence la démocratie idéale et la démocratie réelle, distinction structurante chez Bobbio. De son côté, l’article « Quali alternative alla democrazia rappresentativa ? » a été publié une première fois dans une revue politique Mondoperaio, puis une seconde fois – on le rappelle – dans le recueil Quale socialismo ?. Il prend corps dans un débat avec la gauche italienne sur l’avenir du socialisme et sur sa possible conciliation avec la démocratie. Il est concevable, dans ce contexte, que Bobbio ait pris en considération les éventuelles instrumentalisations politiques de ses écrits. Il peut ainsi préférer insister sur la nécessité de chacune des règles afin de couper court aux discussions dilatoires sur l’identification et le nombre des règles dont la présence serait finalement requise pour rester dans le cadre du jeu démocratique.
L’apparente contradiction des positions de Bobbio sur la nécessité de chacune des règles du jeu démocratique peut enfin être reliée aux ambigüités du concept d’« observation » et, corrélativement, de celui d’« inobservation » qui apparaissent dans les deux textes. Bobbio ne se contredit que si l’on suppose que le concept d’observation est utilisé à chaque fois dans le même sens, et que celui d’inobservation l’est dans un sens exactement opposé. Or, pour ne se limiter qu’à ce dernier, l’inobservation d’une règle admet au moins trois significations différentes entre lesquelles Bobbio ne paraît pas fixé. Le concept d’inobservation peut tout d’abord signifier qu’une des règles du jeu démocratique fait défaut – elle n’est pas énoncée – dans un système normatif donné. Ce sens semble être celui qui prédomine dans l’article « Quali alternative alla democrazia rappresentativa ? » et dans la Teoria generale della politica. Le concept « d’inobservation » peut également désigner une situation dans laquelle toutes les règles constitutives sont énoncées mais où elles ne sont pas, ou pas pleinement, appliquées ou respectées. Dans ce cas, le déficit démocratique ne provient pas de l’absence de certaines règles du jeu mais des joueurs, en l’occurrence, des décisions et des actes adoptés par les gouvernants. C’est en sens qu’il est possible de comprendre l’invitation formulée dans le Dizionario di politica à « tenir compte du possible écart entre l’énonciation » du « contenu » des règles du jeu « et le mode sur lequel elles sont appliquées ». Le concept d’« inobservation » peut enfin renvoyer à une situation où toutes les règles du jeu démocratique sont formulées mais avec plus ou moins d’exceptions et de limites. En ce sens, comme Bobbio le précise à propos des libertés associées au jeu démocratique (liberté d’expression, d’opinion, d’association…), « le positionnement des limites dans un sens ou dans un autre détermine le degré de démocratie d’un système. Là où les limites augmentent le système démocratique est altéré ».
Une conclusion s’impose donc : la nécessité de chacune des règles constitutives s’apprécie chez Bobbio en fonction des contextes discursifs. Le constat est emblématique de ce que les réflexions de l’auteur sur la démocratie s’inscrivent dans plusieurs registres appelés à s’imbriquer : le registre analytique de la distinction froide et rigoureuse des concepts, le registre de l’évaluation des régimes réels, le registre du débat politique…
B. L’impossible détachement des valeurs
L’affirmation réitérée du choix de Bobbio en faveur d’une définition formelle de la démocratie pourrait laisser penser que les règles procédurales du jeu qu’il promeut sont suffisantes pour identifier une démocratie. Or là encore, la pensée de l’auteur se révèle être plus complexe qu’il n’y paraît. Celui-ci affirme en effet sans ambages dans « Quali alternative alla democrazia rappresentativa ? » : « pour qu’un État soit “vraiment” démocratique, l’observation des règles ne suffit pas ». La compréhension de l’approche bobbienne de la démocratie serait donc tronquée si l’on s’arrêtait à l’énumération minimaliste de règles sans envisager les valeurs sur lesquelles elles reposent et sur la base desquelles elles peuvent être complétées. Bobbio l’explique clairement dans Il futuro della democrazia : les règles constitutives du jeu démocratique « qui concourent à la formation de la décision » présupposent nécessairement « des règles préliminaires » qui permettent le fonctionnement correct des mécanismes procéduraux. L’auteur inclut au nombre de ces dernières les droits à la liberté, liberté d’expression, d’opinion, de réunion, d’association. Il se réfère également souvent aux « droits de l’Homme » en général comme présupposé démocratique, et comme limites à l’exercice du pouvoir. Bobbio l’a ainsi maintes fois répété, la démocratie est inséparable des valeurs exprimées par les droits de l’Homme et des idéaux pacifistes : « Droits de l’Homme, démocratie, et paix sont trois moments nécessaires d’un même mouvement historique : sans droits de l’Homme reconnus et effectivement protégés, il n’y a pas démocratie ; sans démocratie, il n’y a pas les conditions minimales pour la résolution pacifique des conflits qui surgissent entre les individus, entre les groupes et entre ces grands groupes que sont les États ». Les concepts de paix, de démocratie et de droits de l’Homme sont donc indissociables : chacun conditionne la réalisation de l’autre.
Dans la mesure où le concept de démocratie se détache difficilement de l’adhésion à certaines valeurs, l’insistance de Bobbio à défendre une définition formelle pourrait sembler contradictoire ou schizophrène. Il n’en est rien, du moins si l’on comprend que cette défense est d’abord une façon de se démarquer des définitions matérielles de la démocratie promues par les régimes socialistes de l’époque, qui prédétermineraient, selon Bobbio, les politiques socio-économiques que devront mettre en œuvre les gouvernants. À l’inverse, on l’a relevé (supra), définir la démocratie par des règles procédurales présenterait l’avantage de laisser ouverts les choix politiques à venir. Pour autant, il est difficile de ne pas voir que le lien établit par Bobbio entre les droits de l’Homme détermine aussi partiellement le contenu des décisions politiques, dans la mesure où il interdit certaines options. En ce sens, la démocratie se convertit en un État de droit, concept qui, contrairement ici à la position kelsénienne, n’est pas pour Bobbio tautologique. Si ce dernier, comme son maître autrichien, estime que tout État est nécessairement défini par le droit et que la démocratie s’identifie par la configuration de règles spécifiques, il envisage la paix et les droits de l’Homme comme des limites spécifiques à l’exercice des pouvoirs de l’État. Cette orientation permet de le compter parmi les penseurs précurseurs du concept contemporain d’État de droit, à ceci près que Bobbio n’a jamais accordé au contrôle de constitutionnalité un rôle central dans la construction et la diffusion de celui-ci.
La définition de la démocratie par des règles du jeu chez Bobbio n’est en définitive pas strictement formelle : elle est mixte. Essentiellement formelle, elle est aussi partiellement matérielle. Les valeurs qui la sous-tendent ne visent pas à subordonner les choix politiques à un idéal égalitariste mais limitent le champ des possibles en imposant, à ceux qui sont appelés à exercer le pouvoir, le respect d’un noyau dur de droits et libertés. Bobbio n’est d’ailleurs pas sans lui-même admettre le caractère composite de la démocratie idéale. « L’unique point que les uns et les autres pourraient convenir », conclut-il notamment à l’entrée « Democrazia » du Dizionario di politica, « est que la démocratie parfaite – jamais encore dans aucun lieu réalisée et donc utopique – devrait être à la fois formelle et substantielle ».
Malgré tout, Bobbio ne cessera jamais d’affirmer le caractère formel de ses définitions de la démocratie. Cette tendance n’est pas sans lien avec l’importance des enjeux qu’il attribue à l’opposition entre les deux modes de définitions elle-même. On l’a souligné, Bobbio associe les définitions matérielles à l’idéal égalitariste du socialisme. En homme de gauche, il pourrait faire sien ce lien tissé entre le projet socialiste et le projet démocratique. Mais le social-libéral qu’est Bobbio reste soucieux de ce que la promotion de l’égalité ne se réalise pas au détriment des libertés. Or, l’auteur estime n’avoir jamais historiquement repéré d’État socialiste véritablement démocratique, c’est-à-dire, de son point de vue, respectueux des libertés. Voilà qui confirme, si besoin en était, que l’abord analytique des modes de définition de la démocratie proposés par Norberto Bobbio tout comme son choix en faveur d’une définition formelle se révèlent difficilement dissociables du contexte historique et politique dans lequel il a bâti ses réflexions.